Chapitre XV

CHEMINS DE FER ET P.T.T.


La réorganisation des grands services de communication et de circulation était des plus urgentes. On la commença dès que le gouvernement eut été annihilé.

L’incapacité administrative de l’État avait été si notoire que la gestion autonome, par les groupes intéressés, apparaissait, — même pour des hommes qui voyaient la révolution avec antipathie, — comme la solution logique, et seule plausible. Cette transformation des anciens services publics fut simplifiée par leur forme même et, pour chacun d’eux, le personnel y procéda avec une relative facilité. Il n’y eut qu’un objectif, les adapter aux besoins pour lesquels ils étaient créés, de manière à obtenir le maximum de rendement avec le moindre effort.

Dans le service postal, télégraphique et téléphonique, ce fut, naturellement, la fédération syndicale des P.T.T. qui eut charge de la besogne de refonte. Tandis que les communications étaient rétablies sommairement, un congrès de tous les services était organisé et des commissions de révision administrative recevaient de lui mandat de procéder à l’épuration du personnel. Les chefs indignes, incapables, parasitaires, furent balayés ; après quoi, ces commissions, s’inspirant de toutes les indications qui leur parvinrent, avisèrent à une réorganisation qui substituait la compétence à l’autorité. Les ingénieurs, les spécialistes, les administrateurs et, en un mot, les hommes de réel savoir, — en quelque ordre que ce soit, — ne furent ni dédaignés, ni méconnus ; ils furent mis à même d’utiliser leurs compétences. Cela changea du temps passé, alors que l’intrigue et le « piston » étaient autrement prisés que le savoir.

Cette préalable besogne heureusement terminée, l’on s’occupa de la simplification du service. La paperasserie qui, dans l’ancien système parasitaire, s’était follement développée, fut réduite à la plus simple expression. Il en résulta un allégement tel que le travail réel put être effectué mieux et plus vite — et avec un personnel moindre. Naturellement, ces commissions de révision ne tranchèrent pas seules et ne décidèrent pas arbitrairement de la réorganisation. La division des services facilita la tâche. Une fois le plan d’ensemble élaboré, ce furent les intéressés qui, dans leur rayon d’action, dans leur groupe ou leur section de travail, s’occupèrent de la refonte et de la réorganisation du service. Par cette méthode, il n’y eut pas d’étouffement des initiatives et, grâce à cette coordination des efforts communs, aiguillés dans une direction convergente, il put être obtenu une unité de fonctionnement, jamais encore réalisée.


Ce que firent, en l’occurrence, les postiers, — et ce qui se fit dans les différents services publics, — ne fut que la répétition de ce qui s’opérait couramment, pendant la révolution de 1789-93. Seulement, à cette époque reculée, c’était dans le cadre militaire, et non dans le cadre social, que la révolte se matérialisait en actes significatifs.

C’est ainsi que, dans les premiers jours d’avril 1791 — sous le règne de Louis XVI — le régiment d’Auvergne, en garnison à Phalsbourg, destitua tous ses officiers et les remplaça par des hommes de son choix. Un témoin oculaire nous a laissé le récit de l’opération :


« Vers une heure de l’après-midi, le régiment, conduit par ses sous-officiers, se range en carré sur la place d’Armes. Les officiers nobles étaient au café, à boire et à jouer. Les tambours battent, trois briscards sortent des rangs et l’un d’eux tire un papier de sa poche et lit. Il intime au sergent Ravette de sortir des rangs. Celui-ci s’avance, l’arme au bras, et le vieux soldat lui dit : « Sergent Ravette, le régiment vous reconnaît pour son colonel… » Ensuite, continuant à lire, il désigne successivement le lieutenant-colonel, le major, les capitaines, les lieutenants, etc.

« Les officiers nobles, que ce spectacle avait attirés et encolérés, voulurent s’interposer. Le nouveau colonel, d’un ton sec, leur dit : « Messieurs, vous avez six heures pour évacuer la place… » Après quoi, le régiment rentra à sa caserne… et, le lendemain, plus un des anciens officiers n’était en ville. »


Cette épuration militaire était de même ordre, — quoique dans une sphère d’action différente, — que celle à laquelle procédèrent les postiers de la nouvelle révolution. II s’avère ainsi qu’il y a, dans les tactiques révolutionnaires, une persistante identité qui se retrouve à des époques différentes, modifiée seulement par la diversité du milieu.


En même temps que la fédération des P.T.T. menait à bien la réorganisation matérielle des services, elle élucidait et solutionnait le délicat problème des rapports avec le public. Le système qui fut adopté, — la gratuité du transport des correspondances et des communications télégraphiques et téléphoniques, — était en germe depuis longtemps ; il avait été entrevu, même dans la société bourgeoise, qui s’y était acheminée progressivement. En effet, n’était-ce pas la presque gratuité que l’affranchissement à dix centimes pour les lettres à destination des colonies ? Et n’était-ce pas un communisme relatif que d’exiger même taxe pour une lettre taisant quelques kilomètres que pour une transportée au delà des mers ?

Avec la gratuité, le mécanisme des services se trouva réduit aux seules fonctions utiles ; il fut dégagé du travail de comptabilité et de toute la complication qu’entraînait le système monétaire. Cette transformation eut le résultat qui avait été constaté antérieurement, chaque fois que furent abaissés les tarifs de correspondance : il y eut augmentation du trafic. Mais, parallèlement à cet accroissement, il y eut une baisse considérable, qui était la conséquence de la suppression du commerce, des affaires de l’agio.

Donc, désormais, il n’y eut que les correspondances avec les pays étrangers qui restèrent soumises aux pratiques du système monétaire, aux formalités d’affranchissement ou de paiement des taxes ; à l’intérieur, l’envoi de lettres, de télégrammes, de même que les communications téléphoniques, s’effectuait sur la présentation de la carte syndicale de consommation.


Naturellement, la communisation des services des P.T.T. impliquait une réciprocité, qui mit son personnel à même de suffire à ses besoins. Il y fut pourvu au Congrès de la Confédération du travail, où se décidèrent les questions d’ordre général et au cours duquel les propositions de communiser complètement, sur l’heure, les grands services publics, les P.T.T., les chemins de fer, et autres, furent discutées et approuvées.

Comme corollaire de cette décision, il fut convenu que le personnel des services communisés recevrait des « cartes » et des « carnets de consommation », lui permettant de faire face à ses besoins.

L’opération révolutionnaire, qui transforma si radicalement le service des communications — qu’on peut qualifier de réseau nerveux de la société, — se renouvela, à peu près identiquement, pour le fonctionnement des chemins de fer, — qu’on peut comparer au réseau artériel et veineux.

Le syndicat des travailleurs de la voie ferrée se substitua aux Compagnies particulières et à l’État, prenant possession des gares, du matériel roulant et des ateliers de fabrication et de réparation. Cela fait, tout comme pour le service postal, des commissions élaborèrent les mesures utiles afin d’établir un fonctionnement aussi parfait que possible. On avisa à l’unification des réseaux, à la suppression des budgétivores, à l’épuration du personnel, à l’élaguement de toute la superfétation bureaucratique, paperassière et de folle comptabilité. Ces diverses mesures permirent de verser au service actif un nombre considérable d’employés, précédemment immobilisés à des besognes oiseuses et superflues.

Le transport des voyageurs, ainsi que celui des marchandises, fut gratuit et, pour faire face à leurs besoins, les employés reçurent, comme leurs camarades de la corporation postale, « cartes » et « carnets de consommation ».

Cette gratuité des transports n’était, en fait, que l’extension à tous d’un privilège jusqu’alors réservé aux grands personnages de l’État, aux députés et autres notabilités, ainsi qu’à certaines catégories de fonctionnaires et aux employés de chemin de fer. Certes, aux premiers moments, cette possibilité de se déplacer à sa guise, sans bourse délier, fut une source d’abus. Tant de déshérités de l’industrie, — surtout parmi la population féminine, — n’étaient jamais sortis de l’ombre de leur usine, n’avaient jamais vu une montagne ou une plage, tant de paysans n’avaient jamais baguenaudé à la ville, que la passion de voyages qui empoigna les uns et les autres était excusable. Mais, les inconvénients qui en résultèrent furent moindres que le bénéfice moral : le malaxage des citadins et des paysans fit tomber bien des préventions et la joie de voyager prouva aux plus obtus que la Société, dont l’ère s’ouvrait, était supérieure au capitalisme.