Comment l’Allemagne a su se faire payer/01

M. Lewandowski
Comment l’Allemagne a su se faire payer
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 200-216).
COMMENT L’ALLEMAGNE
A SU SE FAIRE PAYER
LILLE ET LES CONTRIBUTIONS DE GUERRE

Parmi toutes les formes de l’oppression qui a pesé pendant la guerre sur nos régions envahies, il en est une, imparfaitement connue, qu’il nous semble opportun de rappeler aujourd’hui, pour en tirer de salutaires enseignements. Comment l’Allemagne a-t-elle pratiqué le système des contributions de guerre, comment a-t-elle pressuré nos villes au mépris de toutes les conventions internationales ? Telle est l’histoire d’hier que nous voudrions brièvement retracer, — à l’usage de ceux qui pourraient aujourd’hui se laisser émouvoir par la détresse financière des vaincus.

Nous n’ignorons pas que le système des contributions est prévu dans tous les codes militaires, qu’il est vieux comme la guerre, c’est-à-dire comme le monde, et qu’il représente même un progrès sur le pillage et le butin, depuis qu’il a été réglé par une législation internationale. Cette législation avait été codifiée à La Haye, en 1907, et les articles suivants en ont été signés par les principales Puissances, dont l’Allemagne.


Art. 46 § 2. — La propriété privée ne peut être confisquée.

Art. 47. — Le pillage est formellement interdit.

Art. 48. — Si l’occupant prélève dans les territoires occupés les impôts, droits et péages, établis au profit de l’État, il le fera, autant que possible, d’après les règles de l’assiette ou de la répartition en vigueur, et il en résultera pour lui l’obligation de pourvoir aux frais de l’administration du territoire occupé, dans la mesure où le gouvernement local y était tenu.

Art. 49. — Si, en dehors des impôts, l’occupant prélève d’autres contributions en argent, ce ne pourra être que pour les besoins de l’armée ou de l’administration du territoire.

Art. 50. — Aucune peine collective, pécuniaire ou autre ne pourra être édictée contre les populations à raison des faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables.

Art. 52. — Nulle réquisition en nature ne sera imposée, sauf pour les besoins de l’armée et à condition qu’elle soit en rapport avec les ressources du pays. Les prestations en nature devront autant que possible être payées au comptant, sinon constatées par des reçus.

Art. 53. — Seul le numéraire appartenant à l’État sera susceptible d’être saisi.

Art. 56. — Les biens des communes seront traités comme des propriétés privées.


Ces stipulations sont conformes à l’esprit et à la lettre du code rédigé par le grand Etat-major allemand en 1902, qui détermine ainsi les contributions de guerre :


Les contributions de guerre (Kontributionen Kriegsschätzungen) consistent dans la levée forcée de sommes plus ou moins grandes aux dépens du pays occupé. Elles se distinguent des réquisitions en ce qu’elles ne servent pas à la satisfaction d’un besoin immédiat de l’armée, et que, par conséquent, elles peuvent n’être justifiées que fort rarement par les nécessités de la guerre.

Si nous croyons devoir rappeler ces textes, c’est pour bien marquer, dès le début, que tout l’effort de la civilisation tendait à établir dans la guerre, d’un commun accord, certaines règles que l’Allemagne s’était engagée à respecter, en signant les conventions internationales.

Or, dès le début de l’occupation, à Lille, le commandement allemand définissait ses intentions nouvelles. Le 13 décembre 1914, le Bulletin de Lille, publié sous le contrôle de la Kommandantur, informait la population que « l’autorité allemande pose nettement qu’elle entend lier la question du ravitaillement de la Ville avec la question des contributions. »

Pour montrer également, par un autre exemple, ce que pèse, au regard de l’autorité allemande, la Convention de La Haye, voici le texte d’une proclamation du commandant de la place d’Halluin, en date du 30 juin 1915. Il s’agit de contraindre, par la violence, des ouvriers français à fabriquer des sacs à terre et à travailler dans les tranchées, c’est-à-dire à des prestations en nature, qui les obligent à travailler contre leur propre pays.


Les événements qui se passent sont connus de tous. C’est la conception et l’interprétation de l’article 52 de la Convention de La Haye, qui a créé les différends entre vous et l’autorité militaire allemande. De quel côté est le droit, ce n’est pas à nous de le discuter, parce que nous ne sommes pas compétents, et nous n’arriverons jamais à nous entendre sur ce point-là. Ce sera l’affaire des diplomates et des représentants des différents États, après la guerre.

Aujourd’hui, c’est exclusivement l’interprétation de l’autorité militaire allemande qui est valable, et en raison de cela, nous demandons que tout ce dont nous avons besoin pour l’entretien de nos troupes soit fabriqué par les ouvriers du territoire occupé.

Je puis vous assurer que l’autorité militaire allemande ne se départira, sous aucune condition, de ses demandes et de ses droits, même si une ville de 15 000 habitants en devait périr.

Les mesures introduites jusqu’à présent ne sont qu’un commencement, et chaque jour, il y aura des mesures plus sévères jusqu’à ce que notre but soit atteint.

C’est le dernier mot et le bon conseil que je vous donne ce soir : Revenez à la raison, et faites en sorte que tous les ouvriers reprennent le travail sans délai ; autrement, vous exposez voire ville, vos familles, et votre personne même aux plus grands malheurs.

Aujourd’hui, et peut-être encore pour longtemps, il n’existe pour Halluin ni préfecture, ni gouvernement français, il n’y a qu’une seule volonté, et c’est la volonté de l’autorité allemande.


C’est ainsi que l’Allemagne ne reconnaissait plus d’autres lois que sa seule volonté, et c’est contre cet arbitraire que nos cités envahies opposèrent, dans une lutte de tous les jours, une patriotique résistance.


I

Pour cette étude, nous avons pris la ville de Lille comme centre de notre enquête et exemple de martyre fiscal, non seulement parce qu’elle est la capitale du Nord, mais aussi parce qu’elle a été le quartier général de l’organisation allemande, la Kommandantur d’où partaient les instructions pour toutes les mesures d’oppression dans les régions envahies. C’est là aussi que nous pouvons admirer, dans ce drame continu de la résistance, les grandes figures de nos administrateurs pendant la guerre, le maire de Lille, M. Delesalle, le préfet, M. Trépont, et son remplaçant, M. Anjubault, le premier adjoint, M. Crépy-Saint-Léger, le receveur municipal M. Wellhoff. L’évêque de Lille, Mgr Charost, dans cette défense financière, a tenu à mettre son autorité morale au service de la municipalité. Nous ajouterons à cette liste les chefs d’industrie, dans leur lutte contre les réquisitions, et les directeurs des maisons de banque, aux prises avec leurs séquestres, pour sauvegarder les intérêts de leur clientèle, tous étroitement unis dans un même effort afin d’éviter que l’on passe de la contribution à la réquisition, puis à la spoliation, et maintenir une certaine activité locale des affaires. Nous voyons là, dans toute sa beauté, le courage calme, la fermeté devant les menaces, la défense pied à pied contre les prétentions des envahisseurs, jusqu’au moment où les victimes de cette lutte vont expier leurs vertus civiques dans les camps de concentration [1].

Le système des contributions de guerre a fonctionné dès le premier jour de l’occupation, au milieu du flux et du reflux des opérations militaires. Le 11 septembre, les Allemands frappaient à la caisse et la ville de Lille était imposée d’une première charge de 252 000 francs par le commandant du 55e régiment de la Landwehr prussienne, en raison d’un article paru dans la Croix du Nord et jugé injurieux pour les officiers allemands.

Après la période d’accalmie qui suivit la bataille de la Marne, nous arrivons aux jours tragiques du commencement d’octobre, pendant lesquels Lille, sans défense, doit subir les horreurs d’un bombardement et d’un incendie qui détruisirent plusieurs quartiers. Le 12 octobre, la Ville étant définitivement occupée, commence le régime de terreur sous lequel vécut, pendant quatre ans, cette vaillante cité, devenue l’un des sièges de l’organisation allemande en pays envahis.

Avant le 1er novembre, la Ville avait déjà versé 1 300 000 francs et, sous le coup de nouvelles demandes, exposait à l’autorité allemande que toutes ses disponibilités étaient épuisées et qu’elle ne pouvait espérer aucune recette. On lui répond en la frappant d’une contribution de guerre de 8 millions, à régler sans délai et sans discussion : ordre du général gouverneur von Heinrich.

Le 5 novembre, le maire, M. Charles Delesalle, adresse à ses concitoyens un émouvant appel pour leur exposer la détresse de la Ville et solliciter leur généreux concours. Il s’agit, en effet, de réunir cette somme en espèces, or et argent, ou en billets de la Banque de France, contre lesquels la Ville remettra des bons communaux, qui deviendront la seule monnaie courante pendant l’occupation.

Sur ce premier appel, la Ville obtient le tiers de la somme exigée, mais il faut éviter atout prix les sanctions dont la première serait la violation des biens privés. Pour ce nouvel effort, une grande voix se fait entendre, celle de l’évêque de Lille qui adresse à ses fidèles une lettre pastorale, magnifique exemplaire d’union sacrée. Cette lettre est lue en chaire, à chacune des messes dans toutes les églises et chapelles publiques où elle reste ensuite affichée.

Cela se passait en novembre : ce n’était qu’un commencement. Le 10 décembre, la scène s’élargit et ce n’est plus seulement Lille, ce sont les communes de la région lilloise qui sont invitées à payer. Ces villages n’ont plus aucune ressource et il est fait à l’autorité allemande un exposé lamentable de leur situation après les dévastations causées par le passage des troupes d’invasion. Les maires font observer que la plupart des cultivateurs ne vivent que des secours qui leur sont distribués par la commune. Les représentants des centres industriels ajoutent que, par suite des réquisitions opérées sur les matières premières, les usines ont dû cesser tout travail.

Le gouverneur von Heinrich leur répond par un excellent conseil et la menace très précise d’une sanction. Voici son ukaze ;


La plupart des communes de la banlieue de la forteresse de Lille ont déclaré ne pouvoir payer la contribution de guerre, vu qu’il n’y a pas de fonds dans ces communes. Il faut cependant que le paiement se fasse et pourra, de toute façon, se faire, si les communes veulent employer leur crédit. L’emploi du crédit étant difficile pour une commune seule, sera facile aussitôt que les communes, à l’exception de Lille, se syndiqueront pour faire l’emprunt. Chaque commune faisant partie du syndicat devra prendre la responsabilité de l’emprunt. Le syndicat devra veiller également à ce qu’il y ait, dans la banlieue, des moyens de paiement, par délivrance de bons qui seront garantis par le syndicat même.

Ensuite, le syndicat sera chargé de soigner, par l’intermédiaire de l’autorité allemande, le ravitaillement des communes, ainsi que de régler la question du charbon. Avant que je prenne des mesures de rigueur pour la rentrée des contributions, je veux donner aux communes l’occasion de créer volontairement un syndicat de ce genre.

Je me réserve de procéder contre les communes qui n’auront pas donné leur adhésion au syndicat ; en particulier, il sera impossible de faire à ces communes des livraisons en vivres et en charbon.


Devant cette injonction, les maires de 32 communes de la région se réunissent à la mairie de Lille, et repoussent à l’unanimité la suggestion allemande. Le syndicat intercommunal en question ne peut se constituer qu’avec l’approbation formelle du Gouvernement français, et seulement pour des travaux d’utilité publique. Le syndicat qui se créerait sans cette autorisation n’aurait aucune valeur légale, et, dans ces conditions, il serait impossible de trouver des emprunteurs, l’emprunt n’étant gagé sur aucune garantie.

Le paiement de la contribution ne s’exécute que très incomplètement. Aussi le gouverneur allemand de Lille s’impatiente et recommande un autre moyen plus grave, qui atteint cette fois la propriété privée. Voici l’injonction adressée le 23 janvier 1915 à la ville de Saint-André :


On dit que les habitants ne peuvent faire davantage et que, justement, les riches se sont enfuis. Ces derniers ont cependant en général des dépôts d’argent dans les banques, et c’est à la Ville de se rapporter à ces biens. Rien n’empêche aussi de vendre des objets d’art ou des papiers de valeur pour racheter la contribution de guerre, au cas où il y aurait manque absolu d’argent liquide. Le produit de cette vente viendra en déduction de la somme des contributions de guerre.


Retenons ce conseil, qu’à notre tour nous pourrions donner à l’Allemagne pour payer les frais de l’occupation dans la région du Rhin : réquisitionner ses litres étrangers, ou se faire de l’argent avec les œuvres d’art des musées de Berlin, de Dresde ou de Munich...

Devant l’attitude des communes sans ressources qui se refusent à sortir de la légalité, le général von Heinrich annonce l’entrée en vigueur du système des sanctions. Communication est donnée de cette décision au préfet du Nord, par une lettre pleine de nouvelles menaces, non plus contre les biens, mais contre les personnes :


J’ai le ferme soupçon que vous encouragez les communes dans leur résistance passive. Je vous impose le devoir d’exercer sur les communes toute votre influence, afin qu’elles remplissent leur obligation vis-à-vis de l’autorité allemande, ponctuellement et totalement.

Si au 12 février 1915, les sommes arriérées ne sont pas payées par les communes, je procéderai contre vous.

J’ai menacé les communes mêmes de leur défendre l’importation de charbon, si les sommes échues ne sont pas versées au 12 février 1915.


A cette sommation le préfet du Nord répond par une protestation contre l’illégalité des mesures proposées, et revendique toute la responsabilité de cette résistance passive. Pour avoir soutenu les communes dans leur lutte contre la solidarité qu’on voulait leur imposer, en vue du paiement de leurs contributions et amendes, M. Trépont, préfet du Nord, est enlevé de Lille et emprisonné en Allemagne, dans une forteresse.


II

La sanction contre les communes récalcitrantes a été exécutée et, en plein hiver, tout combustible leur est refusé. Mais ce régime de terreur ne peut faire sortir l’argent là où il n’y en a pas. Aussi, l’effort de l’autorité allemande porte-t-il, à partir de cette époque, sur la ville de Lille qui, en raison de sa population plus dense et de son crédit, va être pressurée jusqu’à ses dernières ressources. C’est une contribution de 1 500 000 francs par mois, à raison de 300 000 francs tous les cinq jours, qu’elle est appelée à fournir, sous peine d’être aussi privée du charbon et des vivres nécessaires à sa subsistance.

Il ne suffit pas à la Ville de s’endetter en créant des bons communaux pour ses paiements, il faut encore qu’elle recherche l’argent allemand, les monnaies d’or et d’argent, les billets de la Banque de France, qui doivent entrer pour une part de moitié ou d’un tiers, suivant le cas, dans le règlement de la contribution. En principe, l’argent allemand, seul, a force libératoire et, lorsque les réserves en monnaie d’or et d’argent ou en billets de la Banque de France sont épuisées, le Gouverneur fait savoir qu’il n’accepte les bons de Ville qu’à titre d’acompte, et à raison de leur pouvoir d’achat en marks allemands.

Ce système instaure donc une nouvelle pénalité, les communes étant obligées de subir les conséquences de la dépréciation de leurs bons, par rapport à la monnaie allemande. Elles sont condamnées à l’inflation forcée, sans pouvoir faire appel à la pitié de l’Europe, comme le fait actuellement l’Allemagne, en présence de la dépréciation de son mark.

Dès les premiers mois de 1915, l’oppression financière, déjà si lourde, prend encore d’autres formes, avec une marche accélérée. Pour la malheureuse cité, en partie détruite, constamment bombardée, la situation devient chaque jour plus critique. En moins de six mois d’occupation, Lille a déjà versé au delà de 17 millions de contributions, soit environ 100 francs par tête d’habitant, et subi des consignations et réquisitions pour un chiffre de 200 millions.

Au gouverneur von Heinrich qui exige des paiements en espèces, le maire répond : « J’ai épuisé tous les moyens en mon pouvoir, le tonneau est vide et il m’est impossible de le remplir. » Le Gouverneur se borne à confirmer, par une lettre du 29 juin 1915, que les paiements doivent, coûte que coûte, s’exécuter. Voici son ultimatum :


Il n’y a pas le moindre changement pour ce qui concerne votre obligation ; je me sens, bien au contraire, obligé d’annoncer, de la façon la plus précise, que je vous rendrai responsable, vous, aussi bien que toute la population, d’une cessation éventuelle dans ce sens.

C’est à vous de trouver un moyen pour obtempérer à mon ordre, de la manière la plus exacte. En tout cas, un des modes à votre disposition est de vous procurer les espèces, par l’intermédiaire de l’administration allemande, dans les Banques des pays neutres.


Sur cette suggestion d’avoir à se procurer de l’argent, au besoin dans les pays neutres, le maire fait savoir qu’il ne s’estime nullement autorisé à recourir à cette négociation, d’abord parce qu’il n’a aucune garantie à offrir à des banques étrangères pour solliciter un emprunt, ensuite parce que tout contrat de ce genre serait sans valeur, les délibérations du Conseil municipal étant de nul effet, si elles n’ont pas été ratifiées par le ministre de l’Intérieur.

A partir de juillet 1915, s’ouvre une phase encore plus douloureuse dans les rapports entre la Ville et l’autorité allemande, celle qui conduit de la menace à l’exécution. Les contributions et amendes restant à payer s’élevaient, pour l’ensemble des communes de la région lilloise, à 20 millions de francs, auxquels viennent s’ajouter 9 millions de marks, soit 11 200 000 francs, à prélever par la Vie armée, pour les dépenses d’ordre purement militaire. — Nous signalons, en passant, l’odieux de ce dernier prélèvement, qui fait de cet argent français une sorte d’arme combattante, retournée contre des Français, et cela en violation des lois de la guerre, même de celles qui furent consignées dans le code du grand Etat-major allemand.

C’est alors que, franchissant la barrière qui sépare la propriété publique de la propriété privée, le haut Commandement allemand décrète que, pour la garantie de ces sommes, toutes les communes du territoire occupé par la VIe armée, et tous les administrés de ces communes, seront solidaires. Comme mesure préparatoire pour les contraindre au paiement, il ordonne de mettre sous scellés les fonds et valeurs, appartenant aux administrés de ces communes, et contenus dans les coffres et caisses des principales banques du territoire occupé.

Puis, il invite les municipalités et les banques à lui faire une proposition pour assurer, dans le plus bref délai, le paiement, non seulement des sommes réclamées, mais encore des contributions qui pourraient être imposées, dans un avenir prochain, et cela de telle façon que cette garantie puisse donner entière satisfaction à l’armée.

En même temps, les banques sont prévenues qu’elles ont à fournir à l’autorité allemande une liste faisant connaître : 1°) les espèces et billets de banque (non pas les bons communaux) dont elles disposent ; 2°) leurs avoirs à l’étranger ; 3°) les coupons échus et détachés et ceux qui restent encore à détacher jusqu’au 1er octobre 1913.

Ainsi, comme résultat de cette nouvelle procédure de violence, il est établi, pour le présent et l’avenir, le principe, non seulement de la solidarité entre toutes les communes de la région occupée, mais aussi entre tous les particuliers, qui en répondent sur leurs biens et valeurs, qu’ils soient ou non déposés dans les banques.

Devant l’extrême gravité de cette situation et la menace de nouvelles violations de la propriété privée, toute résistance devient vaine. Force est donc qu’une entente s’établisse entre les communes et les banques de Lille, Roubaix, Tourcoing, Douai, Valenciennes et Cambrai, pour arriver à des combinaisons d’emprunt qui permettraient aux communes de se libérer du poids de leur contribution, et d’arrêter les mesures de coercition, dont la plus redoutable était l’ouverture des coffres-forts des banques et des particuliers, entraînant la paralysie générale des affaires.

Sous cette contrainte, et tout en protestant contre le principe de la solidarité, les maires acceptent de se porter forts pour toutes les autres communes et de garantir aux banques les avances demandées. Celles-ci devaient être remboursées dès que la Banque de France aurait repris son fonctionnement, deux tiers en monnaie française, un tiers en bons des villes de Lille, Roubaix, Tourcoing, les banques devant, en effet, avoir besoin, à ce moment, de tous leurs capitaux pour assurer la mise en marche du travail dans les usines et faciliter la reprise du commerce et de l’industrie.

Sans attendre le résultat de ces conférences en vue de donner aux communes de la région la possibilité de payer leurs contributions arriérées, le commandant supérieur de la VIe armée, von Hartz, dont l’intervention alterne avec celle du gouverneur de Lille, von Heinrich, s’avise d’un procédé plus expéditif. Les banques avaient été invitées à fournir les listes de leurs valeurs (argent comptant, créances à l’étranger et coupons). Le commandement supérieur en demande la remise effective, avec cette nouvelle prétention de faire valoir ces créances pour le compte de la Commission des maires et des banques. Les sommes qui rentreront, ainsi que l’argent comptant à payer, seront inscrites au crédit de la commune, lors de la remise, et il en sera tenu compte, au moment du paiement des contributions futures.

Cette invitation, comme d’ailleurs les menaces, étant restée sans effet, il importait cependant de trouver une solution. Une somme de 16 millions n’avait pas encore été réglée et s’augmentait chaque jour d’une amende de 100 000 francs. De plus, les six grandes villes de la région : Lille, Roubaix, Tourcoing, Douai, Cambrai et Valenciennes, avaient été déclarées solidairement responsables, conjointement avec les banques régionales et succursales d’établissements de crédit parisiens. Leurs coffres avaient été mis sous scellés, de même que les dépôts de titres des particuliers qu’ils couleraient, de Italie sorte que toute l’activité commerciale se trouvait ainsi arrêtée, en un moment où la misère physique et morale était à son comble.

Le salut vint de la Société générale de Belgique, qui accepta de consentir un emprunt de 16 millions de francs, pour le règlement des contributions arriérées. Cette opération visait un double but que, dans un sentiment de gratitude, nous devons rappeler :

1° Venir en aide aux villes et à leur population, dans les circonstances critiques où elles se trouvaient et leur donner un témoignage de sympathie et de cordiale solidarité, en leur permettant de faire face au paiement qui leur était demandé pour des contributions arriérées, dues par les communes du Nord qui se trouvaient hors d’état de payer ces contributions ;

2° Libérer les banques de la saisie-arrêt pratiquée sur leurs coffres-forts, leurs dépôts de titres, leurs coupons, espèces et avoir, à l’étranger, en provoquant la main-levée sans restriction aucune, de cette saisie-arrêt.

Les conditions de l’emprunt, précédées de cet exposé des motifs, comportaient un engagement solidaire des banques des six grandes villes et une remise en garantie de coupons échus, à concurrence de la moitié de l’emprunt, soit 8 millions. Cette convention fut définitivement signée le 19 septembre 1915.


III

Après cet immense effort pour liquider les arriérés des contributions de guerre, le 29 septembre de la même année, le rouleau compresseur se remet en mouvement, et la ville de Lille est invitée à payer, pour le mois d’octobre, non plus 1 500 000 francs, comme précédemment, mais 1 800 000, avec la mention suivante : « Au cas où les versements ne seraient pas effectués en bon argent, la Ville ajoutera à chaque paiement un change de 5 pour 100. » C’est donc la dépréciation voulue des bons communaux qui est officiellement organisée.

Des charges nouvelles s’abattent, chaque mois, sur la malheureuse cité, en plus, bien entendu, des réquisitions et autres procédés de spoliation. Si elle proteste et crie à l’injustice, elle reçoit des réponses du genre de celle-ci, émanant du Bureau des réquisitions, en date du 29 octobre 1013 :


En réponse à votre lettre du 27 courant, j’ai à vous informer que les réquisitions en question ont été examinées et trouvées correctes.

Personne ne conteste que le poids en tombe sur le commerçant individuel. Cependant, comme il s’agit d’une guerre préparée depuis très longtemps par ses ennemis et imposée à l’Empire allemand, ce sont donc les dirigeants de la France qui en portent la responsabilité. D’ailleurs, aucun homme sensé n’est d’avis que si nos ennemis, Anglais et Français blancs et de couleur, avec leurs jolis alliés les Russes et les Japonais et d’autres peuples sauvages, avaient envahi L’Allemagne, il y aurait eu des réquisitions organisées.

C’est encore en cela que parait la supériorité absolue de l’Allemagne civilisée sur les autres Étals et que les autorités allemandes Comme en tout, ont introduit de l’ordre dans la question des réquisitions.

Et si même les bornes, ce qui n’est pas le cas ici, avaient été dépassées, ce ne serait qu’une des manifestations inévitables de la guerre. Et comme cette guerre, enfin, n’est que le résultat du sentiment de vengeance attisé depuis quarante-cinq ans par les Français, les commerçants des territoires occupés par nous n’ont qu’il s’en prendre à ceux qui les ont précipités dans la ruine, au lieu d’en accuser les autorités allemandes.

Cela dit, l’incident est clos.


... Or, tandis que la Ville ploie sous le poids des charges financières et des réquisitions, que l’angoisse est dans tous les cœurs sous le coup des listes d’otages, des emprisonnements, et des envois dans les camps de concentration, l’autorité allemande veut qu’on s’amuse ! Le général von Grævenitz, chef de la Kommandantur, expose au maire de Lille, par une lettre du 11 septembre 19165 que le théâtre doit être remis en état d’exploitation. Les travaux seront exécutés aux frais de la Ville par un directeur allemand, avec lequel la municipalité devra s’entendre à ce sujet. Le général ajoute que les acteurs sont au service de l’armée allemande, et ont le droit au logement — payé, bien entendu, sur le budget communal...


A des exigences toujours croissantes s’ajoute, à chaque échéance, celle de la modalité du paiement, pour lequel l’autorité allemande s’efforce d’exclure les bons de la Ville, seule monnaie que la municipalité puisse avoir à sa disposition. Au fur et à mesure des émissions, la valeur de cette monnaie, sans contre-partie métallique ou en billets de banque, tendait forcément à se déprécier, par suite de l’excès de circulation. Vers le milieu de l’année 1917, le montant des bons créés par la ville de Lille représentait déjà près de 300 millions de francs.

C’est dans ces circonstances que la Ville, contrainte à payer en « monnaie d’Etat, » c’est-à-dire en argent allemand, est invitée à mettre la main sur les coupons payables en francs belges, en marks allemands ou autres monnaies étrangères, en supportant même, au besoin, une prime de 15 p. 100 et au delà ce qui revenait finalement à donner au Gouvernement allemand des moyens de change pour continuer la guerre [2]. Peu importait de savoir si la municipalité, privée de ses ressources, était rendue incapable de payer ce qu’elle devait acheter en Belgique ou en Hollande pour son ravitaillement.

Le maire élève aussitôt une protestation démontrant l’impossibilité à laquelle se heurte une pareille prétention : il y a longtemps que l’argent français a disparu et, quant à l’argent allemand, il est introuvable, pour la raison péremptoire qu’il était interdit aux troupes occupantes de payer en marks, et cela afin de leur donner précisément l’avantage de régler leurs achats en bons de Ville dépréciés. De même, il était défendu aux populations indigènes d’exiger le paiement en monnaie allemande en or, en argent ou en billets de banque. (Avis du 18 mai 1916.)

On voit, dès maintenant, combien nous sommes loin de la Convention de la Haye et du Code militaire du grand Etat-major allemand qui proportionnaient les prélèvements pour contributions aux ressources du pays occupé. Du fait de son bombardement et de l’explosion de la poudrière, la Ville a subi des dégâts considérables, s’élevant à plusieurs centaines de millions. Elle a été vidée par les réquisitions de presque tout ce qu’elle contenait : aucune industrie, aucun commerce ne s’y exerce plus. L’entretien des quatre cinquièmes de la population est à la charge de la municipalité, qui n’a aucun moyen d’action pour assurer le ravitaillement, en dehors du bon plaisir de l’autorité allemande. Or, après vingt mois d’occupation, les contributions prélevées dépassent cinq fois le budget municipal.


IV

Pendant l’année 1917 et jusqu’à la fin de la guerre, le fardeau devient de plus en plus écrasant pour la Ville qui sent que désormais toute résistance est impossible et qu’il faut à tout prix éviter les sanctions mises en mouvement par la Kommandantur. N’oublions pas qu’à ce moment, les prises d’otages, les envois dans les camps de concentration, les évacuations forcées de femmes et de jeunes filles étaient les procédés courants employés par l’autorité allemande pour imposer sa volonté.

Lille, déjà grevée d’un ensemble de charges de plusieurs centaines de millions, doit faire face, en avril 1917, à une contribution de 24 500 000 francs, dont la moitié payable de suite, avec la mention que, pour chaque jour de retard, l’amende sera portée à 400 000 francs, et en maintenant le principe que la Ville est solidairement responsable, avec toutes les communes du territoire occupé, de la totalité imposée à cette zone. Ainsi les sommes qui ne seraient pas versées, en temps voulu, par l’une d’elles devraient être perçues entièrement auprès de chacune des autres communes, ce qui pouvait porter, éventuellement, la contribution jusqu’au chiffre de 28 millions.

Trois mois après, c’est une nouvelle somme de 33 millions qui est requise, dans les mêmes conditions, pour couvrir les frais d’entretien de l’armée et de l’administration du territoire occupé, cette somme payable dans un délai de deux mois, avec amende de dix pour cent pour chaque jour de retard.

C’est le coup de grâce. A la date du 13 juillet 1917, le maire expose au Conseil municipal cette situation, en faisant ressortir que la Ville est sous la menace de nouvelles mesures de rigueur atteignant la santé publique, les biens des particuliers, leur liberté et leur existence même. Toute résistance serait infailliblement brisée par l’autorité allemande, qui ferait subir des représailles implacables à une population hors d’état de supporter de nouvelles souffrances physiques ou morales, après trois années d’occupation étrangère.

La protestation du maire, adressée au général von Grævenitz, résume toute cette douloureuse histoire, dans un raccourci émouvant, qui montre le poids des charges sous lequel succombe la Ville, les sanctions dont elle est menacée, et la situation dans laquelle elle se trouve, au point de vue du paiement des nouvelles contributions.


A peine venons-nous de vous verser le solde d’un impôt forcé de 24 millions que vous nous réclamez le versement d’une nouvelle somme de 33 millions.

Durant la première année de l’occupation, alors que la Ville était encore en possession d’une grande pai lie de ses ressources, vous lui avez réclamé, sous diverses formes, la somme de 28 millions. Durant la seconde année un total de 30 millions.

Et pendant la troisième, quand la Ville est dans la plus extrême détresse, que son commerce est anéanti, ses magasins fermés et ses industries détruites, vous doublez le tribut et l’élevez à la somme de 60 millions.

De pareilles exigences, sans cesse croissantes, sont aussi exorbitantes qu’injustifiées et contraires à l’esprit et à la lettre de la convention de la Haye, ainsi qu’au commentaire qu’en a fait le grand État-Major allemand lui-même.

Pour finir, vous nous menacez des sanctions les plus rigoureuses en cas de résistance à vos volontés, et notamment d’une amende de plus d’un million par jour de retard.

Dans ces conditions, s’il n’y avait en péril que ma sécurité personnelle et celle de quelques notabilités, je n’hésiterais pas à répondre par un refus formel à des exigences qui m’apparaissent comme un abus de la force et une violation du droit.

Mais il y a en jeu le sort d’une population anémiée par trois années de souffrances, que je ne me sens pas le courage d’exposer à de nouvelles rigueurs.

En conséquence, je viens vous déclarer, au nom du Conseil municipal, dont je suis l’interprète, que la ville de Lille, courbée sous l’oppression, isolée du monde extérieur, ne pouvant en appeler devant aucun tribunal de l’arbitraire auquel elle est soumise, payera la nouvelle contribution aux dates indiquées, mais qu’elle payera le couteau sous la gorge.


La réponse à cette protestation ne tarde pas. La Kommandantur fait savoir qu’à partir du 1er janvier 1918, le groupe de Lille aura à fournir 92 millions de francs, dont 65 millions à la charge de la Ville, toujours, bien entendu, sous la même condition de solidarité avec les autres banques de la région et amende de 10 pour 100 par jour de retard.


Le mot de la fin est dit par l’autorité allemande qui, voyant se dresser devant elle la protestation du monde civilisé, s’efforce de voiler cette longue série de violences et d’injustices :


La Kommandantur est chargée de vous faire savoir que la Ville et ses représentants responsables doivent s’attendre à la peine la plus rigoureuse, si elle se livre encore à des critiques inconvenantes des ordonnances des autorités allemandes.

De plus, j’attire l’attention sur les graves conséquences auxquelles s’expose l’Administration municipale si elle n’empêche pas que sa protestation contre le nouvel impôt forcé ne soit transportée en fraude vers l’étranger, neutre ou ennemi, et publiée dans la presse de ces pays. Ceci serait considéré comme un acte hostile envers le pouvoir occupant et serait puni avec toute la rigueur des lois de la guerre.

(Lettre au maire de Lille, du 3 décembre 1917.)


Pour montrer l’écrasement financier de la ville de Lille, les chiffres ont leur éloquence. Le total des contributions de guerre et amendes qu’elle a supportées pendant toute la durée de l’occupation s’est élevé à la somme de 184 357 241 francs. Pour faire face à toutes ces charges et à son ravitaillement, la Ville a émis un montant de 381 417 093 francs en bons communaux dont l’Etat français a dû, lors de l’armistice, assurer le remboursement.

Un dernier trait complétera ce tableau de Lille sous l’occupation. Les Allemands ne se sont pas contentés d’obtenir de la municipalité les contributions de guerre, grâce à des procédés de menace effective et par la crainte des sanctions. Ils n’ont pas hésité à employer les moyens extrêmes, la violence contre les personnes et l’effraction. C’est ainsi qu’au mois de juillet 1915, devant le refus du Receveur municipal, M. Wellhoff, de verser aux autorités militaires une somme de 375 000 francs pour la confection en Allemagne de 500 000 sacs à terre, que n’avaient pas voulu fabriquer des ouvriers français, la Kommandantur a incarcéré M. Wellhoff, lui a enlevé les clefs donnant accès à la salle des coffres, et a commencé à procéder à l’ouverture de ceux-ci, à l’aide du chalumeau à gaz oxydrique. Alors seulement, après avoir résisté deux jours durant, l’Administration municipale, se rendant compte que l’opération serait terminée en quelques heures, dut se résigner à ouvrir les coffres avec les clefs, afin d’éviter leur détérioration totale et de préserver les locaux d’autres dégâts possibles.

Nous pourrions continuer encore, pièces en mains, ce long historique de l’oppression financière pendant l’année 1918, noter bien des incidents, soulever de nouvelles indignations. Il nous suffit d’avoir montré, par des chiffres, des faits, des précisions, ce que furent les procédés de l’autorité allemande pour faire payer, par la violence, à toutes nos régions envahies, un montant d’impôts, amendes et contributions qui a été évalué, dans l’ensemble, à 2 milliards et demi de francs. Nous retiendrons notamment que l’Allemagne conquérante s’était placée délibérément au-dessus des lois internationales, des règlements de la Conférence de La Haye et de son propre Code militaire, alors que, cependant, elle ne pouvait invoquer les nécessités de la guerre en campagne, puisqu’il s’agissait d’une occupation de quatre années, scientifiquement organisée.

Une fois de plus, nous constatons donc que l’Allemagne a créé le droit du plus fort et, si nous ne pouvons pas lui appliquer, en 1922, le système de Lille puisque, pour nous, le droit prime la force, et qu’il est convenu qu’aujourd’hui nous sommes en état de paix, nous pouvons au moins remettre les faits sous ses yeux, afin de lui rappeler comment elle sait se faire payer. L’exemple de Lille montre, d’une façon saisissante, les armes forgées par l’Allemagne en vue de tirer des milliards d’une région dévastée : c’est dans cet arsenal qu’elle aurait certainement puisé ses moyens de contrainte pour nous faire régler, jusqu’au dernier centime, les frais de la guerre, si elle avait été victorieuse.


Maurice Lewandowski.


  1. Pour cette étude, faite d’après des documents officiels, nous avons mis à profit les obligeantes communications de M. Crépy Saint-Léger, et les renseignements recueillis par M. Louis Gigon, qui, tous deux, ont vécu les grandes heures de Lille tous l’occupation allemande.
  2. C’est également le métier que l’on voulait imposer aux Banques par l’entremise de leur séquestre. Là encore, on rencontre les mêmes exigences et les mêmes résistances, qui ont mérité à certains directeurs d’être envoyés en Allemagne dans des camps de concentration.