Comment fut élaborée la Charte d'Amiens

Eugène Marty-Rollan
Librairie Syndicale (VIp. 5-26).



Comment fut élaborée la Charte d’Amiens




Le 20 novembre 1933, notre bon camarade Marty-Rollan, alors secrétaire adjoint de la C.G.T, avait fait, aux camarades qui suivaient le cours oral d’histoire du mouvement ouvrier, à l’Institut supérieur ouvrier, une causerie sur la « Charte d’Amiens » à la discussion de laquelle il s’était trouvé mêlé.

A la demande de nombreux correspondants, nous en publions le texte qui, sous une forme à la fois objective et vivante, relate un moment essentiel du mouvement syndical ouvrier.

Les vieux militants auront plaisir à revivre cette époque ; les jeunes prendront connaissance avec profit de ces pages d’histoire, écrites avec toute la foi d’un bon militant trop tôt disparu.

Nous nous bornons à les faire précéder de la courte introduction historique qui est indispensable.




Comment la question fut posée

Le syndicalisme, aux termes de l’article constitutif de la C.G.T., se propose de « grouper tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat » ; il s’assigne donc un but de transformation sociale.

Dès lors, se pose le problème des rapports entre le syndicalisme et les autres mouvements de transformation sociale, en particulier les mouvements socialistes politiques.

Nous avons déjà montré comment, dès le Second Empire, on n’était pas d’accord sur le rôle qu’il convenait d’assigner au syndicat.

Les Marxistes lui reconnaissaient :

dans le présent, la tâche de formuler des revendications immédiates ;
dans l’avenir, une valeur de rassemblement et d’agitation.

D’accord avec les Marxistes sur le rôle actuel du syndicat, les proudhoniens n’étaient plus d’accord sur le rôle d’avenir : pour eux, le syndicat n’a pas seulement un rôle destructif ; il ne doit pas seulement travailler à jeter bas le régime économique et politique ; il doit aussi permettre de construire un régime nouveau.

Dès que l’activité ouvrière reprend, après la tragique interruption de la Commune, les mêmes courants reparaissent.

Le courant marxiste est représenté par Jules Guesde. Si, en 1876, il se félicite de voir le Congrès ouvrier de la salle « d’Arras » « se distinguer de tous les partis politiques existants, en excluant de ses délibérations tout ce qui n’était pas travailleur manuel, délégué de travailleurs également manuels » [1], Jules Guesde pense bien que cette attitude n’a pas sa raison d’être à l’égard du mouvement politique qui se propose l’émancipation de la classe ouvrière ; bien plus, c’est d’eux qu’il attend la création du parti nouveau ; au congrès de Lyon, en 1878, Dupré, secrétaire de l’Association des tailleurs parisiens et Ballivet, mécanicien de Lyon, se font les défenseurs du collectivisme ; ils ne recueillent que 8 voix sur 177 ; mais l’an suivant, au Congrès de Marseille (1879) où siègent côte à côte 106 délégués de groupes professionnels et 24 délégués des groupes d’études marxistes, ils l’emportent par 73 voix contre 27 et font décider la création de la Fédération du Parti des Travailleurs Socialistes de France.

Les non collectivistes refusent de siéger au Congrès du Havre, en 1880 ; mais ils ne savent pas s’organiser, alors que sentant la nécessité de concessions, les Guesdistes décident de créer, en 1886, à Lyon, la Fédération des Syndicats et Groupes corporatifs de France.

C’est seulement à partir de 1887 que les éléments hostiles à la politique s’organiseront dans les Bourses du Travail, et ce n’est qu’en 1892 qu’ils constituent un organisme national, la Fédération des Bourses. C’est son esprit qui pénètre peu à peu l’organisme confédéral constitué en 1895 — et surtout après 1902. Mais la question devait être traitée avec ampleur.

Un des grands arguments contre la liaison du syndicalisme avec le parti socialiste, ç’avait été l’absence d’un parti socialiste unifié : à la fin du XIXe siècle, on ne comptait pas moins de cinq tendances organisées en parti :

1° Le Parti Ouvrier Français, avec Jules Guesde et Paul Lafargue.

2° Le Parti Socialiste Révolutionnaire (blanquiste) avec Edouard Vaillant.

3° Le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, avec Jean Allemane.

4° La Fédération des Travailleurs Socialistes (Brousse).

5° Les Socialistes indépendants groupés, ceux-là, non en parti, mais autour du journal « La Petite République », derrière Millerand et Jaurès.

Or, en 1905, ces diverses tendances décident de constituer un parti socialiste unifié ; certains éléments comme Millerand, refusent de le rejoindre, mais les principaux militants, naguère rivaux, sont désormais unis. La question se pose ; elle se pose d’autant plus que la participation de Millerand comme ministre du Commerce (chargé des questions du Travail) au cabinet Waldeck-Rousseau constitué en juin 1899 semble annoncer une prochaine montée des socialistes aux responsabilités gouvernementales. N’est-il pas indiqué pour le mouvement syndical de s’assurer certaines garanties et certaines réalisations ?

La question fut posée au Congrès d’Amiens par la Fédération du Textile, dont le secrétaire, Victor Renard, de Roubaix, était de tendance guesdiste. Dans son Congrès national de Tourcoing, la Fédération avait décidé (par 45 voix contre 23) d’entretenir des relations constantes avec le Parti Socialiste, soit par un organisme permanent, soit par des délégations temporaires. Cette décision avait provoqué une vive émotion parmi les militants de la minorité ; le syndicat de Reims, en particulier, dont le secrétaire était Dhooghe, avait fait savoir qu’il ne pourrait rester adhérent à la Fédération si la décision était maintenue. Prenant les devants, la Fédération du Textile décida de poser la question d’ensemble au Congrès Confédéral d’Amiens en octobre 1906 sous le titre suivant : « Rapports entre les syndicats et les partis politiques ». Elle ne fut discutée qu’après de vives protestations de délégués qui réclamaient le vote de la question préalable. Commencés le 11 octobre dans la séance de l’après-midi, les débats furent clos sur ce point le lendemain soir par le vote du texte resté célèbre sous le nom de « Charte d’Amiens », que reproduit la conférence de Marty-Rollan (pages 22-23).



COMMENT FUT ÉLABORÉE
LA CHARTE D’AMIENS

par E. MARTY-ROLLAN




Il y a trente ans, les hommes qui étaient à la tête du mouvement ouvrier syndical et, parmi eux, Victor Griffuelhes, alors secrétaire de la C.G.T., essayaient d’en traduire l’esprit et le caractère, en se refusant de renfermer l’action ouvrière dans les limites d’une morale ou dans les cadres d’une conception dépendant d’une politique quelconque. Ils se refusaient à donner raison à ceux qui rattachaient les origines du mouvement ouvrier aux principes posés par la conception anarchiste, comme à ceux qui s’appliquaient, au contraire, à trouver ces origines dans la conception socialiste.

A leur sens, le mouvement ouvrier était le résultat d’une longue pratique, créée bien plus par les événements que par tels ou tels hommes. Aucune marche régulière ne s’observait dans cette longue pratique, caractérisée par des incohérences, jalonnée par des contradictions. « Il en est ainsi, disait particulièrement Griffuelhes, parce que le mouvement ouvrier n’est pas le produit d’une action exercée en vertu seulement de principes, mais d’une vie chaque jour renouvelée et modifiée. »

Ainsi, dans le mouvement social d’émancipation ouvrière, pouvaient se distinguer deux courants : le courant politique, le courant économique.

Courant politique. — On peut, grâce à la propagande électorale, conquérir les pouvoirs publics, et élaborer un droit nouveau.

Courant économique. — Grâce à l’organisation syndicale, on peut modifier les conditions de travail et d’appropriation des biens dans la société présente, et finir par régler tous les rapports sociaux dans le cadre même de la profession et de la production. Deux courants déterminant deux systèmes.

Le syndicalisme français était acquis au second système. Les statuts de la C.G.T. proclamaient une entière neutralité politique :

« La C.G.T. groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. Nul ne peut se servir de son titre de confédéré ou d’une fonction de la C.G.T. dans un acte électoral politique quelconque. »

Ainsi, la C.G.T. refusait son adhésion aux partis politiques. Mais, au delà des besognes quotidiennes de la défense professionnelle, au delà du corporatisme, la C.G.T. affirmait une doctrine du syndicalisme se suffisant à lui-même et suffisant à lui seul à transformer la société.

Pouget, secrétaire aux côtés de Griffuelhes, écrivait :

« Le syndicalisme néglige les opinions qui sont fugaces et changeantes, pour ne retenir que les intérêts de classe du prolétariat…, le but qu’il poursuit a un caractère de fixité et de permanence, sur lequel sont sans influence les relativités du présent, non plus que les divers aspects des différents régimes politiques. »

A l’époque, les militants, à la tête de la C.G.T., proclamaient que :

1° Le syndicalisme ne considère plus l’individu en tant que citoyen, il le prend en qualité de producteur ;

2° La déclaration des Droits de l’Homme ne suffit plus à résoudre les problèmes de la société contemporaine, il y faut une charte du travail, instituant à la fois une représentation des producteurs et une organisation de la production.

Par suite de l’approche de l’Exposition de 1900, le mouvement syndical a grandi, surtout à Paris. Le Pouvoir s’efforce de l’attirer à lui. Par des manœuvres habiles, le Gouvernement espère arriver, par la mainmise sur les Syndicats, à opposer la classe ouvrière groupée politiquement. Le Gouvernement veut devenir le maître absolu de l’action syndicale, grâce à une série de mesures législatives. Toutes ces tentatives de subordination ne tardent pas à provoquer un mouvement de répulsion chez beaucoup de militants. Il y a une vie syndicale agissante qui va s’efforcer de placer, de plus en plus, au premier plan les moyens de lutte, qui sont du domaine exclusif de la classe des travailleurs.

Quand nous aurons ajouté que déjà, vers 1898-1899, s’était marquée la réaction de la classe ouvrière contre l’influence déprimante de l’action politique sur les Syndicats, nous aurons fini de recréer l’atmosphère sociale dans laquelle se tint le Congrès d’Amiens.

Car c’est au Congrès, qui se tint du 8 au 14 octobre 1906, à Amiens que les Syndicats ont formulé leurs principes sociaux dans une déclaration qu’on désigne sous le nom de « Charte d’Amiens ».

La C.G.T. était alors composée de 61 Fédérations, comptant 2.399 Syndicats. La Fédération des Bourses comptait 135 Bourses, comprenant 1.609 Syndicats. Ce Congrès d’Amiens fut et reste l’un des plus intéressants Congrès de la C.G.T. Il y avait inscrit à son ordre du jour une très grosse question qui en était le clou. A cette époque, on distinguait, dans les Congrès syndicaux, une question principale qui devenait le clou du Congrès. La question ainsi formulée : « des relations entre les Syndicats et les partis politiques », fut le clou du Congrès d’Amiens.

Entrons dans le Congrès qui se tient dans une sorte de salle de spectacle de quartier, et suivons la discussion. C’est Renard, secrétaire général du Textile, qui est à la tribune. C’est un homme dans la force de l’âge, plutôt gros, aux traits puissants. Il n’a pas besoin d’enfler sa voix pour qu’elle porte. Son expression est imagée, pleine de saveur. Il est l’auteur d’une proposition d’accord entre les deux formes d’action. Renard reconnaît que la politique n’a pas donné de grands résultats. Mais pourquoi le reprocher aux candidats qui ont milité pour qu’elle donne quelque chose ? Et chez eux, dans le Nord, elle a donné quelque chose. Renard tient à le dire : « Nous comptons dans le Nord 315 Syndicats, 76.000 syndiqués, 12 Coopératives fédérées avec 30.000 membres, 300 groupes avec 8.500 cotisants, des conseillers municipaux un peu partout, 8 députés, 105.000 électeurs socialistes. Si on savait faire ainsi converger l’action, on obtiendrait de grands résultats. »

Et Renard présente sa résolution :

« Le Comité confédéral est invité à s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes ou permanentes, avec le Conseil national du parti socialiste, pour faire plus facilement triompher les principales réformes ouvrières. »

Et comme des sourires ironiques se font jour à la pensée de la bonne volonté et de la bonne foi politiciennes pour aider au triomphe des réformes ouvrières, Renard s’écrie : « Oui, rien ne pourrait résister à la Confédération unie au parti socialiste. Sans doute, il y a des traîtres dans le parti socialiste. Briand, par exemple, a monté le coup, pendant quinze ans, aux ouvriers les plus révolutionnaires. Mais on ne peut pas être plus sûr des hommes dans le mouvement syndical que dans le mouvement politique. » Il ajoute : « Ce n’est pas parce que mon fusil peut péter par la culasse, que je ne dois pas m’en servir, car, 99 fois 100, il partira dans la direction de l’ennemi. »

La théorie de Renard est combattue par Bousquet, secrétaire de la Fédération de l’Alimentation. Bousquet est doué d’un véritable organe de tribun populaire. Avec un brun de démagogie, son éloquence directe fait vibrer les auditoires. Sa parole chaude, puissante, soulève, entraîne la foule. Pour Bousquet, le Congrès vu les articles fondamentaux de la C.G.T., doit se prononcer catégoriquement contre tout rapprochement. Que dit Bousquet, en substance Ceci : « La politique est impossible dans le Syndicat où les camarades viennent, les uns par intérêt, les autres par éducation. Si on y faisait de la politique, les militants seuls resteraient. Le parti socialiste n’est pas essentiellement un parti de classe, comme l’est le parti syndical qui n’accepte que des salariés. Le parti socialiste comprend des patrons, et les ouvriers ne peuvent faire alliance avec lui. L’action antimilitariste est, non pas politique, mais économique. Les ouvriers ne haïssent l’armée que parce que, dans toutes les grèves, il la trouvent devant eux. Ils ne veulent pas de révolution politique, parce qu’ils ne feraient que changer de maîtres ; mais ils rêvent une révolution économique. Les Syndicats ne doivent pas se courber devant la légalité, car ils ne sont pas des organisations de conservation sociale, mais de destruction capitaliste. D’ailleurs, le souci des socialistes pour la C.G.T. se manifeste tardivement ; ils l’on assez combattue. Et ils ne s’inclinent aujourd’hui que devant sa puissance. Les ouvriers doivent avoir de la méfiance pour cette sollicitude intéressée. »

Niel, syndiqué du Livre, secrétaire de la Bourse du Travail de Montpellier, et qui jouit d’une autorité certaine dans les milieux ouvriers, est hostile à la proposition du Textile.

Niel est un orateur d’une éloquence chaude et prenante. Il pousse à fond l’étude des moindres questions, et ses arguments, qui ont toujours de la valeur, sont vigoureux et subtils.

A la tribune, des petits papiers soigneusement numérotés et assemblés devant lui, couverts de son écriture fine, Niel fait tout d’abord de l’histoire :

« Vieille question que celle qui se présente. Le manifeste communiste d’Engels et de Marx l’avait déjà posée, en proclamant la nécessité de l’action politique, et c’est cette opinion que la lutte politique est supérieure à tous les autres moyens d’action que l’on retrouve dans toute l’histoire du marxisme et dans toute la vie du guesdisme. Dans les statuts de l’Internationale rédigés sous la dictée de Marx, en 1865, à Londres, il est dit que les travailleurs doivent se servir de l’action politique, et cette affirmation amène dans l’Internationale tellement de conflits que cette Association en meurt.

« De 1876 à 1886, les Congrès ouvriers sont exclusivement politiques, c’est le triomphe du guesdisme. De 1886 à 1895, les Syndicats s’étant multipliés et fédérés, tiennent des Congrès économiques ; mais leur esprit, grâce aux guesdistes qui veulent absolument subordonner l’action syndicale à l’action électorale, est surtout politique. Ceci amène une nouvelle scission, a Nantes, en 1894.

« En 1896, se tient à Londres le Congrès historique où furent aux prises les politiciens et les syndicalistes. On se rappelle avec quel dédain Guesde, lui-même, traitait les Syndicats à ce Congrès : Pour faire un Syndicat, ce n’est pas difficile : il suffit d’acheter un timbre en caoutchouc de 25 sous.

« C’est la même question qui se représente aujourd’hui ; sauf que la Confédération a pris de l’influence et de l’autorité. On ne peut plus la dédaigner. On n’ose pas l’attaquer. On veut l’absorber, en subordonnant l’action économique à l’action politique et les syndicalistes aux gens qui siègent au Palais-Bourbon. »

Et voilà Niel, pris entièrement par son sujet, qui aborde, au fond, la question :

« L’ouvrier, avant d’être un citoyen, est un salarié. Il y a l’unité de vue sur le terrain économique ; il n’en est pas de même sur le terrain politique. Le syndicalisme groupe tous les ouvriers, qu’ils soient catholiques ou socialistes et défend leurs intérêts identiques. Pour défendre leurs salaires, ils marcheront tous d’accord. Il faut chercher ce qui unit et non ce qui divise. La politique divise les ouvriers, le syndicalisme les groupe vers le même but. Le socialisme politique aveulit les ouvriers, en leur faisant croire qu’ils ne peuvent rien obtenir que par l’Etat ; le syndicalisme les libère de ce fétichisme et leur apprend qu’ils ne doivent compter que sur eux-mêmes.

« D’ailleurs, avec quel parti politique les ouvriers devraient-ils faire alliance ? Avec celui qui a le même idéal. Sans doute, mais cela va bien à dire pour les ouvriers fervents syndicalistes. Il n’en est pas de même de ceux qu’il faut maintenir dans les Syndicats et qui, à la première alerte, les abandonneraient, préférant leurs convictions politiques déjà anciennes à leurs conceptions syndicalistes encore flottantes. Il faut encore compter avec les syndicalistes anarchistes, fort nombreux, qui abandonneraient la Confédération traînée à la remorque du parti socialiste, politique qu’ils ne sauraient endurer.

« Mais si l’union est impossible, l’état de guerre entre socialistes politiques et syndicalistes, et entre socialistes politiques et anarchistes doit être supprimé ? Il ne faut pas que les chefs de la Confédération continuent à être traités comme ils l’ont été par le Réveil du Nord (journal de Basly) de repris de justice et professionnels du cambriolage. Chacun doit être libre de penser à sa guise et de combattre à sa façon ; mais tous les syndicalistes, tous les socialistes, doivent cesser de s’injurier, de se mépriser, de se combattre.

A son tour, Merrheim monte à la tribune. Merrheim, secrétaire de la Fédération de la Métallurgie, est un des dirigeants les plus actifs de la Confédération générale du Travail. C’est une petit bout d’homme à l’esprit extraordinairement puissant, plein de passion et plein d’une verve mordante qui par instants fait songer à de la rage. Travailleur acharné, plein de facilité et d’une élocution remarquable qui s’élève souvent à de grands mouvements d’éloquence.

Merrheim se lance tout de suite à l’attaque : « Pour montrer combien la double action politico-syndicale avait donné de résultats tangibles. Renard a dit : Nous avons 315 Syndicats, 76.000 syndiqués et il a conclu en disant : Voilà ce que nous avons fait. Or, il faut défalquer de ces chiffres au moins 130 Syndicats jaunes. A Tourcoing, notamment, il y a 119 Syndicats jaunes. Les syndicalistes politiques du Nord ont-ils le droit de les compter à leur actif ? Ce ne sont pas cependant des organisations de lutte prolétarienne, puisqu’elles combattent les socialistes du Nord, autant sur le terrain politique que sur le terrain économique. Si l’on prend le chiffre des syndiqués par organisation, de nouvelles erreurs se manifestent. Les deux Syndicats de mineurs sont comptés pour 8.000 membres et ne payent à leur Fédération unifiée que pour 900 membres, ce qui fait une différence sensible. Le Syndicat du Textile de Roubaix qui est compté pour 6.200 adhérents, n’en a, en réalité, que 3.000 à prendre les chiffres exposés au dernier Congrès de Tourcoing, et ces chiffres ne peuvent être suspectés, puisqu’ils ont servi de base pour le vote proportionnel. Renard avait-il encore le droit de dire : « L’Unité la plus complète est réalisée sur ce terrain : syndical, coopératif et politique ». Indépendamment des Syndicats jaunes, il y en a d’autre, tels ceux du bassin de Maubeuge, dont la plupart sont des Comités électoraux d’un député radical. Dans le bassin d’Anzin, où il y a plus de 30.000 ouvriers de la métallurgie, on trouve bien trois députés socialistes, mais seulement 600 syndiqués, et ils le sont à des organisations qui ne suivent pas la tactique politico-syndicaliste. Les guesdistes sont glorieux de leurs cathédrales. Belles façades, mais c’est tout. Roubaix proclamée « La Mecque » du socialisme, est une cité de souffrances et de misères ! Il est peu de villes où l’on trouve des salaires aussi bas. Ainsi, à Roubaix, pour l’article « robes », quel est l’ouvrier qui pourrait dire au long d’une année qu’il gagne, en le tissant, neuf francs par semaine ?

Et Merrheim avec force déclare en s’adressant aux guesdistes : « Je prétends que c’est la conséquence de votre tactique. Est-ce que le Syndicat textile de Roubaix ne compte pas des maçons, des chaudronniers, en un mot, des hommes de toutes les corporations, sans que jamais le parti ait essayé de la grouper dans leurs Syndicats respectifs ? Les guesdistes veulent faire du Syndicat un groupement inférieur, incapable d^agir par lui-même. Les syndicalistes affirment au contraire, que c’est un groupement de lutte intégrale, révolutionnaire, et qu’il a pour mission de briser la légalité. Les ouvriers n’ont pas à porter leurs désidérata aux députés qui sont incapables de leur donner complète satisfaction.

Il n’y a que deux classes : celle des exploités et celle des exploiteurs. Entre les deux, il reste toujours l’Etat, qui, avec des baïonnettes, sert de tampon entre les deux classes et empêche la classe ouvrière d’obtenir satisfaction.

Keufer est secrétaire de la Fédération du Livre. Il n’est pas pour la proposition d’accord du Textile. Mais avec lui, la tribune retentira d’un autre son de cloche. Esprit observateur et plein de modération, il fera remarquer qu’en présence de la faiblesse des organisations syndicales, l’intervention des Pouvoirs publics — de la loi — est nécessaire pour protéger les faibles, qu’on ne peut se dispenser de l’action légale ; et il basera son opposition sur le caractère de neutralité susceptible de lui rallier toutes les forces ouvrières, que le Congrès constitutif de Limoges, en 1895, avait donné à la Confédération générale du Travail. Keufer se prononça ainsi : « L’expérience a prouvé qu’il fallait renoncer à une entente permanente ou temporaire entre la Confédération et le parti socialiste. Chacun de ces organismes a son terrain d’action délimité. Leur action sera convergente et non commune, ni subordonnée. Et pour aboutir à cette action parallèle, l’entente officielle n’est pas nécessaire. Les membres du parti socialiste ont l’obligation, en raison des principes qu’ils professent, d’être les défenseurs des intérêts ouvriers.

« D’autre part, la Confédération doit observer une sincère neutralité vis-à-vis de tous les partis et s’abstenir de faire de l’antimilitarisme et de l’antipatriotisme. Ce sont là des opinions et tous les salariés doivent pouvoir s’abriter dans les Syndicats, sans que leurs convictions philosophiques aient à en souffrir. La Confédération n’est pas une Eglise qui peut prétendre imposer un dogme. Personne, pas plus les anarchistes que les partisans d’autres doctrines, ne peut affirmer l’infaillibilité de leurs conceptions ? La sociologie — objet de tant de controverses — les lois si compliquées qui gouvernent les phénomènes sociaux, ne peuvent pas être invoquées avec la même certitude scientifique que les lois de la mécanique ou de la physique. Ne pas respecter la neutralité absolue, c’est semer la division dans les rangs ouvriers.

Keufer avait élevé le débat et donné un sens profond à la neutralité dans l’organisation syndicale. Keufer s’attire des répliques. Ce fut Broutchoux, mineur de Lens, jeune syndicaliste. Il tint à déclarer sans vouloir faire profession d’antipatriotisme ni d’antimilitarisme que les syndiqués deviennent antimilitaristes lorsque, dans les grèves, ils trouvent toujours l’armée en face d’eux. « Le Syndicat est un bien piètre instruments, dit Broutchoux, s’il doit se confiner dans la légalité ». Ce fut Latapie, un des trois secrétaires de la métallurgie, qui ne veut dans le syndicalisme, ni anarchisme, ni socialisme politique, qui vient déclarer « qu’il n’y a pas que des anarchistes et des socialistes à la Confédération Générale du Travail, mais qu’il y a encore et surtout des syndicalistes. Le Syndicat peut avoir pour but immédiat la législation du travail, la réparation des accidents du travail, la diminution des heures de travail, le repos hebdomadaire ; mais son but final est la suppression du salariat ».

« Les camarades, dit Latapie, doivent savoir que, dans le Syndicat, il peut y avoir des opportunistes, des radicaux, des socialistes, des anarchistes, des croyants ou des athées. Mais qu’il y a d’abord des exploités ». Après Latapie, ce fut Coupat, de la Fédération des Mécaniciens, qui profita de la question de neutralité dominant un instant les débats pour demander avec une certaine âpreté (Coupat est syndicaliste modéré) si on allait obliger les Syndicats à adhérer à la méthode libertaire qui est celle des dirigeants de la Confédération. Coupat dénonce : « Dans les bureaux de la Voix du Peuple, organe de la Confédération, que voit-on sur les murs ? Une affiche du Père Peinard montrant son derrière au corps électoral. Dans le journal il est question des « cabotins du Palais-Bourbon » (n° du 23 septembre 1906). Si le Congrès approuve ces violations formelles de la neutralité, il doit le dire très nettement. Mais on rend l’organisme confédéral impossible pour les militants syndicalistes, qui ont confiance dans le bulletin de vote. La Confédération, pour être puissante et remplir le rôle d’émancipation qu’elle s’est dévolu, doit être ouverte à tous ».

Griffuelhes, secrétaire de la Confédération Générale du Travail, un des secrétaires de la Fédération des Cuirs et Peaux et qui fut un moment Secrétaire de l’Union des Syndicats de la Seine, vient à la tribune mettre le point final à la discussion ouverte par la proposition d’accord de Renard, du Textile. Griffuelhes ne fait pas de bruit à la tribune, il y évolue avec aisance, avec une parole pleine d’onction et un souci d’apporter des précisions qu’il conserve jusqu’à la fin. Griffuelhes est très avisé et très fin. On peut dire de Griffuelhes qu’il ne se laisse pas gouverner, mais qu’il gouverne. Mais que dit-il à la tribune ? Il reproche aux syndicalistes modérés de faire de la politique, bien qu’ils s’en défendent. Et il rappelle : « Lorsque Millerand accepta d’être Ministre de la République bourgeoise, parut une déclaration signée de Keufer, Baumé, Moreau, en faisant suivre leurs noms de secrétaires d’organisations, et approuvant son acte. Est-ce que pareille déclaration ne constitue pas un acte politique ? Puis à l’Union des Syndicats de la Seine, on vint proposer d’offrir un banquet à Millerand. N’était-ce pas encore un acte politique Griffuelhes déclare s’y être opposé. On manœuvrait alors pour introduire l’influence du gouvernement au sein de la Bourse du Travail ; et c’est en raison de cette tendance qu’est venu l’essor de la Confédération Générale du Travail.

« Au lendemain de la grève sanglante de Châlon, les membres de la Commission de la Bourse du Travail reçurent pour eux et leurs familles une invitation à une soirée du Ministre du Commerce ; deux jours après, une nouvelle invitation — de Galliffet celle-là — pour un carroussel.

« Que voulait-on ? Nous domestiquer, dit Griffuelhes. Nous fûmes deux à protester et nous finîmes par faire voir clair aux camarades. L’explosion de vitalité de la Confédération date de ces événements. Il y eut une coalition de guesdistes, de blanquistes, d’allemanistes et d’éléments divers pour isoler du pouvoir les Syndicats. Cette coalition a sauvé la Confédération. L’unité morale ne peut se faire que contre le pouvoir et en dehors de lui.

« Il faut reconnaître que ce n’est pas l’influence anarchiste, mais bien l’influence du pouvoir qui entraîne à la division ouvrière. Exemple : les mineurs. La désunion ouvrière fut la conséquence de la pénétration du pouvoir. En 1901, on s’opposa à la grève pour ne pas contrarier l’œuvre socialiste de Millerand-Waldeck-Rousseau et on dut s’apercevoir ensuite qu’on avait été trompés, mais la désunion entre les grévistes et ceux qui refusèrent de les suivre était accomplie. De même pour les travailleurs municipaux qui se divisèrent entre partisans et adversaire d’une organisation soumise au pouvoir. Il ne peut y avoir qu’antinomie complète entre ceux qui regardent vers le pouvoir et ceux qui combattent le pouvoir. L’accroissement de la Confédération a suivi une marche parallèle à l’accentuation de son caractère de lutte. Il n’y a donc pas lieu de modifier une tactique qui a donné de bons résultats.

« Entre les deux méthodes de la Fédération du Textile et de la Fédération du Livre il y a la bonne méthode qui ne soumet pas la Confédération aux groupements politiques, comme le Textile ; qui ne limite pas l’action au rayon purement corporatif, comme les Unions anglaises et comme le Livre. »

Et Griffuelhes dépose un ordre du jour dans le sens de son discours. Cet ordre du jour avait été rédigé par lui, entouré de ses amis à l’issue d’un déjeuner au buffet de la gare d’Amiens. Cette rédaction avait suscité de vives discussions en recherche de pensée et d’expressions. Il fut adopté par 834 voix contre 8 et un bulletin blanc. Ce fut la Charte d’Amiens ; en voici le texte :

« Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la C.G.T.

« La C.G.T. groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ;

« Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;

« Le Congrès précise sur les points suivants cette affirmation théorique :

« Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. ;

« Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le Syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ;

« Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait de tous les travailleurs quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le Syndicat ;

« Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté, pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le Syndicat les opinions qu’il professe au dehors ;

« En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté. Sa transformation sociale. »

Dans tous les milieux où l’on se préoccupe de transformation sociale, où l’on observe et où l’on suit le mouvement social, on s’accorde à reconnaître que la Charte d’Amiens doit être considérée comme renfermant tous les principes du véritable syndicalisme.

L’action syndicale ainsi éclairée marque l’opposition entre la société actuelle et la future organisation des producteurs ? Il faut bien observer et retenir que ce n’est pas un désir de destruction qui pousse le syndicalisme, mais un besoin de réorganisation. On a ainsi reconnu que la notion d’intérêt professionnel va s’étendre peu à peu et, partant de la défense corporative, de l’amélioration des conditions de labeur et d’existence des travailleurs, aboutir à l’organisation de l’ordre public, de la production économique, de la paix internationale.

Au fond et en réalité, la Charte d’Amiens définit un syndicalisme qui se considère comme un organe de rénovation complète de la Société. La Charte d’Amiens était qualifiée de révolutionnaire par tous les syndiqués. Mais les uns la voyaient révolutionnaire en pensant à la transformation accomplie, les autres la voyaient révolutionnaire en pensant à la violence des procédés qui pouvaient conduire à cette transformation.

C’est la Charte d’Amiens — et par là nous finirons de conclure — qui a donné au mouvement ouvrier syndical, au syndicalisme, cette définition exacte et acceptée par tous :

« Le syndicalisme anime l’action de défense et d’éducation ouvrière. Il est un grand mouvement humain. Ce mouvement humain entraîne tous les êtres. Il contient en lui toutes les aspirations de justice du présent, toutes les réalisations de l’avenir. Il correspond pond au progrès social en ce sens qu’il fait entendre aux travailleurs et à l’opinion publique que le but de la Société est le bonheur commun, que le but du travail humain est d’élever les conditions de vie et d’augmenter les ressources des collectivités. »



  1. Jules Guesde. Çà et là. Autour du premier Congrès ouvrier, p. 106. (Rivière, 1914.)