Comment connaître Jean-Jacques ? A l’occasion du deuxième centenaire de sa naissance

Comment connaître Jean-Jacques ? A l’occasion du deuxième centenaire de sa naissance
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 872-905).
COMMENT CONNAÎTRE JEAN-JACQUES ?
A L’OCCASION DU
DEUXIÈME CENTENAIRE DE SA NAISSANCE

« Oui, je ne crains point de le dire, écrivait Rousseau à l’archevêque de Paris ; s’il existait en Europe un seul gouvernement éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu des honneurs publics à l’auteur d’Emile, il lui eût élevé des statues. » Les mânes de Rousseau doivent sentir une grande paix : les statues ne lui sont plus refusées aujourd’hui ; elles lui manqueront moins que jamais en cette année du bi-centenaire. Ce n’est pas seulement le Panthéon qui va le présenter dans sa gloire officielle à l’admiration de la foule : il n’est si petit bourg où il ait passé quelques heures de son incertaine existence, qui ne se sente travaillé du désir honorable de le camper en bronze ou en marbre sur la place publique. Cependant que, devant ces statues neuves, les représentans d’un « gouvernement éclairé, » et aussi les représentans du peuple, des ministres, des députés, des présidens de comité, des conseillers municipaux, — qui s’attardent peut-être plus volontiers sur les premières pages des Confessions que sur le Gouvernement de Pologne, — célèbrent abondamment Jean-Jacques, en formules générales, d’une inexactitude souvent éloquente[1], d’autres admirateurs, plus obscurs, travaillent sans bruit à lui élever le seul monument qui soit digne de lui : le monument de sa véridique histoire. C’est de ceux-là que je voudrais parler ici, dire ce qu’ils ont fait, et ce qui leur reste à faire.


I

Personne, — et j’espère, ce disant, ne surprendre aucun lecteur, — n’a jamais mieux parlé d’un grand écrivain que cet écrivain lui-même, si réservé, si maladroit ou si méfiant qu’il ait été. Aucune étude faite du dehors, pour perspicace qu’elle soit, ne saurait valoir le témoignage intégral qu’il s’est rendu à lui-même, plus ou moins consciemment, volontairement et diffusément, je veux dire le texte complet, exact et scrupuleux de son œuvre. Ce témoignage manque encore à Jean-Jacques. Depuis près de cent ans, la Collection complète de ses œuvres ne s’est ni grossie ni améliorée. Brunetière avait accepté, voilà quelque trente ans, de diriger une édition nouvelle : il semble bien avoir reculé devant les difficultés de la tâche. Elles sont nombreuses, comme on va voir ; mais il est grand dommage qu’elles aient rebuté cet admirable travailleur, et qu’elles aient découragé jusqu’ici tous ceux qui auraient été tentés de prendre sa place. Ouvrez aujourd’hui encore le recueil le plus récent des Œuvres dites complètes de J. J. Rousseau ; vous n’y trouverez qu’un texte très incomplet et très insuffisant ; on y chercherait vainement, par exemple, des pages aussi curieuses que Le Nouveau Dédale, aussi essentielles que le Morceau allégorique sur la Révélation ; et il serait impossible d’y démêler ce qui appartient, dans chaque œuvre, à l’édition originale et à l’édition posthume de 1782. Les Confessions sont, sans aucun doute, un document privilégié pour connaître Jean-Jacques, sa vie et son caractère ; mais il en existe plusieurs rédactions[2] ; le texte définitif comprend des élémens de diverses époques ; des notes extravagantes ou tragiques ont été ajoutées par Rousseau aux heures de pire détresse morale. Il serait bon, pour la pleine intelligence du texte, que ces différentes parties fussent distinguées et datées. Si sincères que soient les Confessions, en dépit du maladif orgueil qui semble en fausser même les plus cyniques aveux, il y a une « confession, » sinon toujours plus sincère, du moins plus sûre, c’est la « confession » des Lettres. Celles de Rousseau ne valent certes pas celles de Voltaire pour la richesse ou l’agrément. La plupart pourtant, même les plus travaillées ou les plus guindées, sont d’une ingénuité, d’un élan, d’une émotion, où l’homme se révèle tout entier. Je me demande si les recueils les moins incomplets de cette Correspondance nous en livrent plus de la moitié, j’entends des lettres aujourd’hui connues. L’histoire des œuvres de Rousseau est écrite presque tout entière dans ses lettres à son éditeur Marc-Michel Rey : le volume qui les contient est épuisé. — Pour pénétrer dans la vie intime de Montmorency, de Motiers, et de Wootton, pour connaître surtout les premières impressions de Rousseau et toutes sincères, ses lettres à Mme de Verdelin sont précieuses par la confiance abandonnée de « leurs longs verbiages, » par leur enjouement, par « leur style tendre jusqu’à la familiarité : » il faut les aller chercher dans un recueil déjà ancien, et introuvable aujourd’hui, L’Artiste de 1840. — Les dix dernières années de Jean-Jacques, — non pas l’angoissante tragédie, qui se déroule dans le profond et l’obscur de son âme, et qui n’affleure au jour que par intervalles, — mais la vie extérieure et si paisible en apparence, le train-train quotidien de ce petit ménage ouvrier, si propre et si rangé, dont les plus gros soucis sont des soucis de linge ou de cuisine, et qui n’a pas d’événemens plus considérables à enregistrer qu’un bon repas avec des amis, une chanson fredonnée sur l’épinette, les comptes avec la « coquetière, » le déménagement des poules qu’on ne veut pas abandonner, la promenade dans les champs, d’où l’on revient les mains pleines de fleurs pour l’herbier, — toute cette idylle d’une sénilité attendrie, est contée avec un grand charme d’innocence dans ses lettres à Mme Boy de la Tour et à Mme Delessert, sa fille ; mais ces lettres[3] forment deux recueils séparés, et l’un d’eux a eu un tirage très restreint. — Nulle part, je crois, Rousseau n’a su trouver des mots plus heureux pour exprimer son dédain de la métaphysique, son besoin d’une « vérité morale, » et ce que nous appellerions aujourd’hui son « pragmatisme, » que dans ses lettres à Dom Deschamps ; mais elles sont, en quelque sorte, perdues dans un livre d’Emile Beaussire sur Les antécédens de l’Hégélianisme. — Les pages les plus ardentes peut-être qu’il ait jamais écrites, celles aussi qui lui font le plus d’honneur, et qu’il est difficile de lire sans être remué, celles où le besoin d’aimer, et surtout d’être aimé, s’exhale et s’exalte en appels émouvans, d’une incontestable noblesse, sont réservées aux seuls lecteurs de la Comtesse d’Houdetot par M. Hippolyle Buffenoir : et j’ai grand’peur qu’ils ne soient moins nombreux que je le voudrais. — Depuis bien des années, un éminent érudit genevois, dont tous ceux qui savent les travaux, savent aussi l’exactitude et la sûreté, recueille toutes les lettres éparses de Jean-Jacques, inédites ou déjà publiées. Il les date, les classe, et prépare ainsi une édition générale de la Correspondance. Sont-ce les scrupules d’un travailleur trop exigeant pour lui-même et décidé à ne livrer au public qu’un ouvrage impeccable, ou les hésitations d’éditeurs trop prudens, qui retiennent jusqu’ici l’œuvre à peu près achevée dans les cartons de M. Théophile Dufour ? Je ne sais. Il faut désirer que toutes les difficultés soient enfin surmontées, et que M. Dufour nous fasse bientôt largesse de ses trésors. Mais si, comme je l’espère, l’entreprise doit aboutir, le reste de l’œuvre n’en paraîtra que plus misérablement édité, — indigence qui, je le crains, doit durer longtemps encore.

Et cependant les « rousseauistes » ne sont plus isolés aujourd’hui ; ils peuvent mettre en commun leurs recherches et leurs découvertes. Depuis 1905, la Société Jean-Jacques Rousseau existe. Sous la direction de lettrés excellens, très genevois par l’amour de la cité, très européens par la culture, elle a su réunir de partout les bonnes volontés et les compétences. Elle a constitué des Archives, où elle offre au travailleur, à portée de la main, la richesse de ses livres, de ses manuscrits et de ses fiches. Elle publie chaque année un recueil élégant et solide, où les textes inédits abondent, où les études de détail jettent la lumière sur telle et telle partie de la vie et de l’œuvre, où les plus avertis et les plus dévoués des bibliographes signalent inlassablement tout ce qui s’est publié, de par le monde, sur Jean-Jacques, documens nouveaux et vieilles erreurs, propos intelligens et radotages. Il semblerait, qu’avec un effort si soutenu et si bien discipliné, tous les espoirs fussent permis. Mais, tandis que la Société des études rabelaisiennes publie le premier volume des Œuvres de Rabelais, la Société Jean-Jacques Rousseau, sa contemporaine, n’a encore que des chances lointaines de pouvoir faire un jour pareil cadeau à ses membres. Voici pourquoi ; et ce « pourquoi, » peut-être mélancolique, aura du moins cet avantage de nous faire pénétrer plus profondément dans l’intimité de Rousseau.

Lui, qui a si fort maltraité la littérature et les gens de lettres, il appartient pourtant à la corporation ; il y appartient par son respect quasi dévotieux pour les moindres exercices ou fantaisies de sa plume. Peu d’auteurs ont plus écrit que Rousseau, — au moins pendant les dix années de sa grande production, — je veux dire : ont mis plus d’encre sur plus de papier ; et bien peu, pas un même peut-être, n’a conservé aussi scrupuleusement tous les témoins de sa vie littéraire, les plus humbles brouillons comme les belles copies à main reposée. De tous ces manuscrits, il a pu, en un jour d’affolement, à la veille d’être arrêté, en laisser brûler quelques-uns par le maréchal de Luxembourg ; mais, plus tard, à toutes les étapes de sa vie errante, s’il s’est séparé sans regret d’un petit mobilier qui gênait sa liberté d’ambulant, si, à Wooton, las désormais d’intellectualisme, il s’est résigné sans crève-cœur à vendre sa bibliothèque, il s’est toujours bien gardé de détruire ses manuscrits ou de les semer sur les grands chemins. Lorsqu’il fut expulsé de l’ile Saint-Pierre, et que Leurs Excellences de Berne lui accordèrent vingt-quatre heures pour plier bagage, il confia précipitamment ses papiers à son ami Du Peyrou. Une partie vint le rejoindre en Angleterre, une partie resta chez Du Peyrou, à Neuchâtel. Deux mois avant sa mort, étant encore à Paris, il remit à Moultou, son disciple, quelques pièces particulièrement précieuses ; mais les manuscrits qui restèrent, à sa mort, entre les mains de Thérèse, constituaient encore, semble-t-il, un lot considérable. On croit deviner ce qu’en fit Thérèse : elle en fit des cadeaux imprudens ou intéressés. Rien des cahiers de notes furent alors dispersés, et ont aujourd’hui disparu. Il ne semble pas non plus que les héritiers de Moultou aient conservé intégralement et que Rousseau avait confié à son ami. Ainsi réduits et dépareillés, les manuscrits de Jean-Jacques forment encore une masse imposante. A Paris, la Bibliothèque de la Chambre des députés, qui a pu recueillir partiellement les papiers provenant de Thérèse ; à Neuchâtel, la Bibliothèque municipale, héritière de Du Peyrou ; à Genève, la Bibliothèque publique, à laquelle des donations successives ont apporté pièce à pièce presque toutes les richesses de Moultou, sont aujourd’hui les principaux centres des documens rousseauistes ; et le travailleur, qui les voit s’étaler devant lui pour la première fois, éprouve en leur présence autant de découragement que de plaisir.

C’est en effet un taillis bien embroussaillé que les manuscrits de Jean-Jacques. Si plusieurs de ses cahiers de brouillons ont disparu ou ont été détruits, il en reste encore près d’une douzaine, et très touffus, où le chercheur a tout loisir de faire des découvertes et de s’égarer. — Sauf, je crois, le second Discours, toutes ses grandes œuvres sont encore là, écrites de sa main. Pour telle page de La Nouvelle Héloïse, nous pouvons lire aujourd’hui encore quatre rédactions autographes, parfois très différentes ; telle page de l’Emile s’offre à nous en cinq états. Que faire devant ces trésors peut-être surabondans ? Ni la Julie, ni même l’Emile ne sont, il me semble, un de ces livres uniques et inépuisables comme les Pensées, dont on publiait naguère le fac-similé intégral ; mais, pour la richesse du fond ou l’importance historique, on peut, sans injustice, les comparer aux Essais. Irons-nous en réclamer toutes les variantes, parfois inextricables en leur pullulement, comme on nous donne aujourd’hui celles de Montaigne ? Et, quand bien même le public serait tenté de les réclamer, qui serait assez courageux ou assez naïf pour s’atteler à pareille besogne ? Et quel éditeur accepterait, le cas échéant, de coopérer avec le bon travailleur idéaliste qui l’entreprendrait ? Il existe à la Bibliothèque de Genève un gros manuscrit de Rousseau en trois volumes sur les Institutions chimiques[4] : c’est un texte inachevé, mais très soigné, et tout prêt pour l’impression ; et il s’en faut de beaucoup qu’il soit sans intérêt ; mais ici encore les bonnes volontés des éditeurs se sentiront-elles pas défaillantes ? J’ai rappelé l’inestimable valeur documentaire des lettres de Rousseau ; mais, pour bien des lettres qui sont déjà publiées, voici que je retrouve les minutes, toutes raturées, dans un cahier de brouillons, parmi des comptes de ménage et des notes de lectures. Si un travailleur aussi patient que M. Théophile Dufour a pu identifier toutes ces minutes, lui demanderons-nous pourtant de publier une correspondance intégrale de Rousseau, esquisses et textes définitifs ?

Mais, d’autre part, qui voudrait se priver de tous les renseignemens et de toutes les confidences que gardent ces manuscrits pour qui sait les interroger ? Car, où trouverait-on de plus précieux témoins, et dont le témoignage sur Rousseau fût plus sincère, plus direct ou plus intime ? Les manuscrits des grandes œuvres sont, en quelque sorte, des manuscrits vivans. Sans même en faire un examen minutieux, l’amateur du passé, qui les feuillette, croit assister au travail de Jean-Jacques et participer a ses réflexions. Telle demi-page est restée blanche pendant quelque temps ; Rousseau l’a emportée en promenade dans les bois de Montmorency : la formule qu’il cherchait lui est venue en marchant. Il s’est assis sous un arbre, a écrit au crayon les phrases qu’il avait tournées et retournées dans sa tête, puis, rentré au logis, u repassé à l’encre ces mots qui lui avaient été soufflés par la forêt. Le manuscrit en témoigne encore » — Dans les cahiers de brouillons et les recueils de notes, nous tenons Jean-Jacques tout vif, le Jean-Jacques qui se divertit humblement aux soins du ménage, et le Jean-Jacques idéaliste qui s’évade vers sa chimère. Voici, dans un même cahier, des listes de blanchissage et des extraits de Strabon, les comptes de M. J. J. Rousseau « avec Mme Le Febvre, sa boulangère » et les premières ébauches des Lettres de la Montagne. Les listes de blanchissage reviennent fréquemment dans ces cahiers ; l’auteur de la Julie les a calligraphiées d’une plume aussi élégante que les lettres amoureuses de Saint-Preux. De place en place, dans ces relevés de chemises et de bonnets, apparaît l’écriture informe et l’orthographe déconcertante de Thérèse. On fait souvent la lessive dans le petit ménage de Jean-Jacques. « L’homme de la Nature » n’est pas un raffiné, mais il est méticuleusement propre ; il a pu renoncer au luxe des dentelles, mais non à la blancheur du linge. Voici encore, fraternisant dans un même recueil, des a Passages de l’Écriture » qui ont touché Rousseau, des versets d’Isaïe qu’il a sentis « très beaux, » et un petit lexique de cuisine anglaise, pour aider Thérèse dans ses achats à Wootton : « Currants and raisins of the sun, A bushel of apples for baking, Liver of veal-foye de veau, Leaks-pourreaux, etc. » Puis, tout d’un coup, parmi ces archives quotidiennes, où alternent le ménage et la philosophie, au bas d’une page, quelques mots, des chiffres, une statistique, en apparence tout impersonnelle, mais qui trahit l’angoisse inapaisée de la conscience :

Paris 1758.
Morts 19 202
Baptêmes 19 148
Mariages 4 342
Enfans trouvés 5 082

Pas un mot de commentaire ; mais ces chiffres ne sont-ils pas à eux seuls tout un plaidoyer ? Ce que Jean-Jacques a fait, tout le monde le faisait autour de lui : plus d’un quart des enfans baptisés entrent à l’hospice où il a déposé les siens. Dans ces quelques lignes incolores, nous le surprenons en quête d’apologie toujours renouvelée pour la faute qui ne s’oublie pas. Mais quoi ! « l’homme de la Nature » se résignera-t-il à n’avoir pour excuse que d’être « comme tout le monde ? » L’argument a été abandonné, mais le remords subsiste. Un autre manuscrit, le premier brouillon d’Emile, nous le laisse deviner, et nous permet, en quelque sorte, d’en suivre le travail intérieur. Il avait d’abord écrit, oubliant un instant le vide tragique qu’il s’était fait à son foyer :


Ceux qui n’ont point réfléchi sur le cœur de l’homme ne sont frappés que de l’importunité, des tracas, des pleurs des enfans : je le crois bien, ils ne savent plus ce que c’est qu’être pères : la douce illusion de la nature n’a jamais fasciné leurs yeux ; au sourire d’un enfant, leurs entrailles ne se sont jamais émues ; sa petite main n’a jamais caressé leur visage ; ils n’ont jamais vu l’œil d’une mère se baisser sur celui qui tient à son sein, et son bras en tenir un autre à côté d’elle. gens durs, entrez dans la chambre d’une véritable mère au milieu de sa famille ; et, si vous en ressortez sans être émus, je n’ai plus rien à vous dire[5].


En recopiant son brouillon, il a compris, sans doute, que, plus tard, pour ceux qui sauraient le grand secret de sa vie, cette page deviendrait un réquisitoire contre lui, et le plus dur de tous ; il l’a donc sacrifiée ; mais, ne voulant pas laisser à d’autres le soin de l’accuser, il a soulagé sa conscience dans le manuscrit suivant par cet aveu, qui ne supprime certes pas sa faute, comme il avait l’ingénuité de le prétendre, mais qui, en quelque façon, l’allège : « Lecteur, vous pouvez m’en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères et n’en sera jamais consolé. »

Il est rare que la confidence des manuscrits soit aussi intime. Le plus souvent Rousseau s’y montre l’esprit plus libre ; et c’est aux seuls jeux de l’esprit que nous assistons. Je n’entends point par là que le cœur en soit absent ; au contraire, la plupart de ses théories ne sont d’abord que des poussées de sentiment ; il va aux idées en homme d’instinct, à qui la réflexion est odieuse et qui a vécu au dedans de lui la fameuse maxime : « La réflexion est un état contre nature et l’homme qui médite est un animal dépravé. » Ses premières formules sont presque toujours des formules excessives, et qui dépassent la pensée confuse impliquée dans son sentiment ; il est obligé d’arriver par des retouches répétées à des formules, non pas modérées, mais moins outrancières. Par exemple, il fera dire d’abord à son Vicaire : « Que m’importe ce que deviendront les méchans ? je ne prends aucun intérêt à leur sort ; » plus tard, il se contentera d’y « prendre peu d’intérêt. » La douce Julie prêche contre le célibat ecclésiastique ; la première esquisse de son sermon est d’une violence indécente : « Voyez ces prêtres téméraires qui font vœu de n’être pas hommes. Pour les punir d’avoir tenté Dieu, Dieu les abandonne à leurs mœurs corrompues ; leur feinte continence les mène aux plus infâmes débauches ; ils se disent saints et sont déshonnêtes ; je comprends qu’ils s’abaissent au-dessous des brutes pour avoir dédaigné l’humanité. » Dans l’édition originale tout ce réquisitoire est adouci.

Nous pouvons ainsi, grâce à ces manuscrits, suivre, comme à la trace, les fluctuations sentimentales de Jean-Jacques durant son travail, et assister à des évolutions décisives. L’exemple le plus significatif nous est fourni par la Profession de foi du Vicaire savoyard. Le texte du premier brouillon est beaucoup plus conforme au tempérament profond de Jean-Jacques. Le spectacle de la nature, la voix de la conscience, tels étaient les deux seuls maîtres auxquels le Vicaire faisait d’abord appel. Point de discussions subtiles, et d’une philosophie technique. Les dissertations qu’il a insérées plus tard sur la sensation, la matière et le mouvement sont encore absentes. Ainsi allégée, la Profession du Vicaire avait une allure plus émouvante, plus populaire, et, en un certain sens, plus « rousseauiste, » quoique toute cette métaphysique laborieuse et candide témoigne à sa façon de l’effort courageux, tenté par Rousseau, pour se mettre en règle, une bonne fois, avec les difficultés proprement intellectuelles du problème de Dieu. Sous sa forme première, la Profession était aussi moins agressive, et nous montrait peut-être moins nettement jusqu’où pouvait conduire le rousseauisme religieux. Certes, ce n’était point l’œuvre d’un « philosophe ; » et les « philosophes » en titre y étaient déjà malmenés ; mais ces déclamations contre la philosophie et les philosophes, traditionnelles chez les moralistes, restaient chez Rousseau d’une généralité imprécise. Aucune allusion à l’Encyclopédie, à Diderot, à Helvétius, à d’Holbach. Rousseau sent déjà autrement qu’eux, mais l’amitié qu’il leur garde rend encore discrète l’opposition qu’il leur fait. Sa critique de la Révélation trahissait un théiste respectueux, qui pourtant ne semblait pas vouloir se laisser attendrir par la « sainteté de l’Evangile. » Mais le texte définitif est d’un tout autre ton : les u philosophes » sont devenus des « philosophistes, » qu’il attaque âprement. Il ne les nomme pas ; mais les citations qu’il en fait les rendent reconnaissables ; plus ils sont injustes pour le christianisme, plus il multipliera envers Jésus les témoignages d’admiration et de tendresse. Il écrit en marge de son brouillon : « Parler de la beauté de l’Evangile, » amorce du grand développement, où il lancera la formule célèbre : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » Ainsi les deux rédactions, sans se contredire, disent pourtant des choses un peu différentes, avec un accent surtout très différent. C’est qu’entre elles deux un déchirement s’est produit dans la vie de Jean-Jacques. « Trahi » par ses amis, il a rompu publiquement avec eux. C’est en 1758 qu’il insère dans la Lettre à d’Alembert la cruelle citation de l’Ecclésiastique, qui dénonce à tous la forfaiture de Diderot. Mais cette « trahison » est, en un certain sens, une libération, et lui permet d’être pleinement lui. La Profession de foi, commencée par un ami des Encyclopédistes, est devenue finalement un réquisitoire contre eux. La comparaison du premier brouillon avec les rédactions ultérieures nous rend sensible, dans la pensée de Rousseau, ce mouvement d’affranchissement.

Il faut pourtant reconnaître que, chez ce « penseur, » les hésitations de « pensée » sont rares. Tout entier au sentiment qui l’emporte, il ne connaît, pour aller au but, d’autres incertitudes que celles de l’expression. Il nous apparaît, dans ses manuscrits, comme un des artisans de style les plus consciens et les plus tenaces que notre littérature ait produits. On le voit se relire sans cesse, faire chanter la musique de ses phrases, se donner à lui-même des conseils et des approbations. Par exemple, sur une page déjà imprimée de La Nouvelle Héloïse, il écrit, à une nouvelle lecture : « Trop de participes en ant ; » sur un brouillon d’une lettre de Saint-Preux : « Plus simplement, sans exclamation, et finir par les idées de la mort ; » ou encore, dans le plus ancien manuscrit d’Emile : « Retranscrire tout ce discours, et le mettre mieux en ordre, mieux raisonné ; » et il ajoute avec un sourire de complaisance : « Ce discours peut être rendu fort beau. » Il écrira même au bas d’une lettre de Julie cet aveu d’un artiste amoureux de son œuvre : « Je ne la relis jamais sans plaisir. » Je ne voudrais pas transformer Rousseau en un Flaubert ; et les premiers brouillons de Rousseau, si raturés qu’ils soient, si horrifiques même qu’ils apparaissent de place en place, n’offrent pourtant pas l’inextricable fouillis des premiers manuscrits de Bouvard et Pécuchet ou de Madame Bovary. Néanmoins, ils témoignent d’un art très volontaire, et qui est rarement satisfait du premier jet. L’éloquence de Rousseau, pour tumultueuse qu’elle soit, est une éloquence savante et disciplinée. Ses émotions s’expriment d’abord lourdement, avec une gaucherie embarrassée. C’est par des concentrations et des allégemens successifs qu’il arrive à trouver, pour ses ironies, ses ardeurs ou ses amertumes, cette brièveté nerveuse, cette flamme aiguë qui les rend conquérantes. On s’aperçoit aussi que, dans ses élans les plus instinctifs en apparence, il garde un souci très vif de l’harmonie. Que de fois les point se changent en pas, et les pas en point, pour faire une phrase plus ronde et mieux (‘équilibrée ! Souvent, du reste, il y a dans ces hésitations autre chose qu’un scrupule d’art : c’est l’incertitude maladive d’une volonté impuissante à se fixer. On le voit effacer pour reprendre, effacer et reprendre encore, pour revenir, après dix tâtonnemens, à sa première formule. Les manuscrits de Rousseau, à une époque où il n’est pas encore le malade des dernières années, trahissent déjà son aboulie.

Mais cet admirable écrivain français n’est pas un écrivain parisien ; il reste genevois par quelques rusticités et quelques incorrections[6]. Tantôt il s’en pare, et fait sonner très haut son parler étranger, tantôt il semble en avoir honte et ne demander qu’à polir sa phrase suivant les meilleures recettes de Paris. La prononciation, surtout, si changeante alors, et soumise au caprice de la mode, l’irrite et le met mal à l’aise. Quoiqu’il fasse, il n’a jamais le ton du jour ; il écrit dans un de ses carnets avec mauvaise humeur : « La langue française se sent des inclinations de ceux qui la parlent ; tout est mode et air jusque dans la prononciation ; » et il enregistre mélancoliquement quelques-unes de ces difficultés imprévues où l’étranger qu’il est a eu le déplaisir de chopper : « Mots dont j’ai vu changer la prononciation ; CharoIois, Charolès, — secret, segret, — persécuter, perzecuter, — registre, regitre. » Ainsi, quand Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, s’amuse à souligner les helvétismes de ses deux amans, ce sont là, en apparence, badinages d’un pédant un peu lourd ; dans le vrai, ce sont des manifestations d’orthodoxie grammaticale, où il met à la fois un peu de coquetterie et beaucoup de sérieux. De Paris, il entend bien n’avoir ni la vie, ni les mœurs, ni les plaisirs ; mais, pour la langue de Paris, cet artiste scrupuleux hésite : il lui fera, sans doute, rendre un autre son, mais il commencera par la respecter et par la servir.

J’en ai dit peut-être assez pour faire soupçonner à ceux qui les ignoraient encore ce que les papiers de Jean-Jacques réservent à ses historiens. Mais ils gardent encore d’autres richesses. Rousseau, qui nous a conservé ses propres manuscrits, nous a conservé aussi ceux qu’il recevait, et les plus intéressans de tous, les lettres des autres. Depuis 1756 environ, depuis le jour où le projet d’écrire ses mémoires se précisa dans son esprit, toutes les lettres qui intéressaient par quelque côté sa personne ou son œuvre vinrent former des liasses méthodiquement classées, dossier immense, qui subsiste encore presque intégralement, un peu effrayant, lui aussi, par son énormité, mais où il reste tant à prendre ! De ces lettres, il en est de touchantes, malgré leur ridicule, comme celles de Daniel Müller, ce bon Suisse, qui fit exprès le voyage de Motiers pour voir le grand homme, et à qui Thérèse, grincheuse, ferma vilainement la porte ; il en est de divertissantes, comme celles de Mme Jaquéry, la vieille dame d’Yverdon, qui s’obstinait à exiger un autographe de l’homme célèbre, et qui mélangeait, dans ses suppliques, les tendresses admiratives et les sommations aigrelettes : « Pourquoi ne m’écrivez-vous pas ? Vous avez bien écrit à M. le Baillif, qui a fait voir votre lettre à toute la ville, à qui vous avez moins d’obligation qu’à moi, puisque je m’intéresse plus véritablement pour vous que lui, sûrement ; » il en est de délicieuses, en leur français malhabile et ingénu, comme celles de Mary Dewes, la gentille Anglaise, dont les jeunes grâces charmaient l’amertume de Jean-Jacques dans l’exil de Wootton.

Ce sont là de menues curiosités biographiques. Le véritable intérêt de cette correspondance est ailleurs. S’il y a quelque chose de plus étonnant peut-être que la vie et l’œuvre de Jean-Jacques, c’est l’action qu’il a exercée sur les âmes de son temps. Ces lettres en demeurent pour nous les irrécusables témoins. On en a publié quelques-unes, celles qui portaient les signatures les plus célèbres ; et, de fait, elles sont les plus importantes pour l’histoire proprement littéraire. Mais, pour comprendre aujourd’hui l’espèce d’incendie moral qu’il a propagé dans les cœurs, des lettres plus humbles, anonymes, ou signées de noms inglorieux et même inconnus, sont, à mon gré, plus démonstratives :


Mon cher maître, écrit à Jean-Jacques le jeune pasteur Roustan, je tâcherai de suivre les pas de Jésus-Christ et les vôtres... C’est en lisant et relisant votre chère lettre, que j’appelle un commentaire des Béatitudes, que je m’efforcerai de donner à mon âme une trempe à l’épreuve de l’adversité. Non, grand Rousseau, vous n’êtes point inutile à la terre ; il est encore des mortels dont les yeux vous suivent dans votre désert et dont le courage s’anime, en voyant la manière dont vous soutenez le combat. Veuille le Dieu des compassions adoucir enfin vos douleurs, verser son baume dans votre âme, vous donner dès ici-bas un avant-goût des plaisirs qu’il réserve à ses bien-aimés ! Veuille-t-il augmenter le nombre de vos disciples et me mettre parmi eux !


Et ceci est écrit par un « disciple » qui a le cœur conquis, sans adhérer pourtant à la doctrine ! On sait que Rousseau songea un instant à réunir en volume toutes les lettres qui lui avaient été envoyées sur La Nouvelle Héloïse[7]. Comme il est dommage qu’il n’ait pas réalisé son projet ! Et comme nous comprendrions mieux, si nous avions ce recueil, la fièvre d’enthousiasme et d’exaltation dont frissonna toute la France sentimentale au contact de Julie et de Saint-Preux ! « O toi, par qui je commence de vivre, écrit à Jean-Jacques l’un de ces dévots obscurs, reçois les prémices de ma nouvelle existence ! » Jeunes hommes et jeunes femmes, ils sont légion ceux qui lui disent le même merci en des lettres inépuisables et délirantes. Comment toutes ces invocations de disciples et ces déclarations d’adoratrices n’auraient-elles pas encouragé Jean-Jacques à aller jusqu’au bout de sa pensée ? Et ne seraient-ce pas elles qui l’auraient enhardi jusqu’à oser les plus impudens aveux des Confessions ?

Mais il y a peut-être, dans ce dossier épistolaire, des paroles plus émouvantes que les paroles de reconnaissance, que les actions de grâces, si lyriques qu’elles soient ; ce sont les appels des âmes en détresse, qui se tournent vers Jean-Jacques comme vers le Sauveur du siècle. Nombreux sont les supplians, les inquiets, les tourmentés, qui étalent devant lui « leur âme déjà malade. » « Ayez pitié d’elle, monsieur, lui écrit la jeune Henriette, et montrez-moi la route qui peut conduire au bonheur, au moins à la paix du cœur... Apprenez-moi à vivre, monsieur, c’est-à-dire apprenez-moi les moyens qui peuvent me rapprocher le plus du bonheur. » N’est-elle pas symbolique cette plainte de jeune fille ? N’est-ce pas la plainte du siècle malade, en quête du remède qu’il ne sait où trouver ?


II

Au reste, il ne faudrait pas imaginer, — ai-je besoin de le Dire ? — que ces manuscrits de Jean-Jacques nous livreront quelque grand secret insoupçonné. Si utiles ou révélateurs qu’ils soient, il ne faudrait pourtant pas que la séduction de leur nouveauté fit négliger les grandes œuvres maîtresses où Rousseau a mis le meilleur de lui-même : c’est là qu’est son secret, si toutefois il en a un. Mais ces grandes œuvres, comment les lire ? Comment les lire, quand on ne veut pas tant les admirer ou les combattre que les connaître telles qu’elles sont ? Les panégyriques de Jean-Jacques abondent, et aussi les réquisitoires contre lui. Pour ce genre de travaux, beaucoup d’ardeur servie par un peu d’éloquence ou d’esprit suffira. Essayer d’expliquer le système de Rousseau par ce qu’on croit être ses prolongemens, est une méthode tentante peut-être, mais périlleuse. Il me paraîtrait beaucoup plus sûr, quoique, sans doute, plus ingrat, de demander cette explication aux devanciers de Rousseau, à ceux qui ont été, en quelque sorte, ses engendreurs spirituels.

Un esprit agile, instable et sociable comme Voltaire, lit des livres en foule et se les assimile ; il en profite, mais n’en est point touché ; et, d’ailleurs, ses vrais maîtres c’est la société qui le choie et qui se complaît en lui ; ce sont ces femmes du monde, élégantes, hardies, tout ensemble sérieuses et frivoles, ces aristocrates libertins, si intelligens jusque dans le plaisir, ces jouisseurs, pour qui le luxe est encore un art. Rousseau, Genevois, autodidacte et solitaire, est bien davantage l’homme de ses livres, j’entends des livres qu’il a lus. « Le Français, disait-il, lit beaucoup, mais il ne lit que les livres nouveaux, ou plutôt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu’il les a lus. Le Genevois ne lit que de bons livres ; il les lit et les digère ; il ne les juge pas, mais il les sait. » Rousseau a lu ses livres en Genevois, lentement, sérieusement, cherchant, de bonne foi, à se laisser faire par eux. Souvent, il est vrai, les fréquentations philosophiques, les invitations de la littérature contemporaine lui ont mis entre les mains des livres troublans, qui révoltaient sa conscience ou les préjugés de son cœur. Alors, il se sentait mal à l’aise, sans trouver immédiatement l’argument intellectuel qui devait rétorquer le sophisme. Il copie, par exemple, un long passage d’Helvetius qui l’inquiète et le déconcerte, sans qu’il puisse voir encore comment il le réfutera, il se contente d’écrire au-dessous du texte : « N. B. — A bien examiner. » Et, de fait, il l’examinera plus tard ; mais soyons sûrs que l’effort lui aura coûté, car la réflexion lui est pénible, et son premier mouvement est toujours de se dérober devant une discussion logique. Cependant il est des cas, — quelques très rares cas, — où la fuite intellectuelle lui paraîtrait une intolérable lâcheté, qui compromettrait le repos de sa vie. Il faut alors faire tête à l’adversaire, se défendre pied à pied, et tâcher de le mettre à bas. Il avait ainsi, sur ses vieux jours, annoté un Montaigne, que nous avons malheureusement perdu ; il nous reste, du moins, son Helvetius, dont les notes marginales attestent encore aujourd’hui son honnêteté de lecteur. Parfois aussi, dans ses cahiers de brouillons, nous le voyons copier telle anecdote ou maxime, et les faire suivre d’un m (traduisez : moi), pour introduire une réflexion personnelle : voilà ce que les autres disent, voici ce que moi je pense, et, surtout, je sens. Mais, le plus souvent, il se contente de copier sans commentaire ce qui lui parait le plus remarquable dans le livre qu’il a entrepris. C’était, si nous l’en croyons, une vieille habitude, car, à Turin déjà, l’abbé Gaime « lui faisait faire des extraits de livres choisis. » Il continua plus tard ; et l’auteur d’Emile copiait des « morceaux choisis » comme un collégien appliqué. Il copie du Montaigne, du Vauvenargues, du Marivaux, du Haller, soit ; mais il copie tout aussi diligemment trois grandes pages d’un sermon du jeune Moultou sur le luxe. Rien ne prouve mieux, semble-t-il, la candeur et l’ingénuité foncière de cette intelligence. Malheureusement, de ces cahiers d’extraits, si précieux pour le commentaire de Jean-Jacques, aucun de ceux qui nous ont été conservés ne parait remonter au delà de 1750 ; ils nous font connaître ses lectures à une époque où, sans être encore pleinement lui-même, il avait déjà la plupart de ses idées. Ce qu’il serait infiniment désirable de retrouver, ce serait ses cahiers de jeunesse, car c’est alors qu’il a fait les lectures décisives. S’il a beaucoup lu à Genève, étant adolescent, si même ces premières lectures ont pu laisser en lui des formules et des images durables, ce n’en étaient pas moins des lectures de fortune, où il épuisait au hasard la bibliothèque de sa mère et la boutique de la Tribu. Plus tard, à Paris, devenu, « pour son malheur, un homme de lettres, » il parcourra bien des livres que ses relations ou les caprices de la mode lui imposeront. Mais le jeune homme des Charmettes s’est fait une bibliothèque choisie ; méthodiquement il a voulu demander aux livres, à quelques « bons livres, » la connaissance de l’univers et la règle de la vie. Ces livres qu’il a, pour ainsi dire, découverts, que souvent il s’est à grand’peine procurés, et qu’il lit dans la solitude, sans que rien s’interpose entre lui et eux, deviennent, en quelque sorte, ses amis, ses maîtres, et presque des accapareurs de sa conscience. Les conseils qu’il en reçoit tombent dans une âme ardente, perpétuellement vibrante, où toutes les impressions sont des émotions, et qui prend toute chose, la vie comme les idées, les idées plus encore peut-être que la vie, non pas seulement au sérieux, mais au tragique. Pour une âme comme celle-là, les lectures sont des événemens, et les plus importans de tous, ceux dont la répercussion se prolonge davantage. Le Jean-Jacques d’alors, c’est celui qui, à une méchante représentation d’Alzire par une troupe de province, est ému jusqu’à perdre le souffle, jusqu’à suffoquer de palpitations ; c’est celui qui avouait que « la lecture des malheurs imaginaires de Cleveland, faite avec fureur et souvent interrompue, lui avait fait faire plus de mauvais sang que les siens ; » c’est celui dont les écrits de Port-Royal troublaient la sécurité, et qui, pour avoir lu trop souvent « qu’il y a peu de gens qui soient sauves, » se persuadait qu’il serait damné. Qu’on relise le Verger des Charmettes, cette épitre médiocre d’un poète malhabile, mais qui se raconte si complaisamment, j’allais dire : si innocemment ! On verra que la petite maison des Charmettes, où l’imagination populaire se plaît bien gratuitement à reconstituer je ne sais quelle idylle plus ou moins faisandée, n’abrita au contraire qu’une studieuse retraite. Jean-Jacques s’y montre déjà tout amoureux des champs, des bois, des ruisseaux et du soleil levant, mais plus encore affamé de bon savoir. Il nous en offre un répertoire méthodique ; et l’épître finit en catalogue. Rien, dans cette bibliothèque, qui soit de pur divertissement ou de badinage ; c’est la bibliothèque d’un esprit grave, en quête surtout d’idées, et plus encore de sentimens. Il faut, d’ailleurs, reconnaître qu’elle est singulièrement éclectique ; et elle l’est à dessein. À cette époque de sa vie, Rousseau cherche sa conception du monde à travers celle des autres, il l’avoue dans les Confessions. Et, sans doute, il n’a jamais été un « disciple servile ; » et, quand, plus tard, Dom Joseph Cajot, bénédictin, écrira ses Plagiats de J.-J. Rousseau, ce pamphlet de pédant à courte vue prouvera peu. Il n’en est pas moins vrai que c’est dans son « magasin d’idées, » comme il disait lui-même, que Rousseau a puisé presque toutes celles dont il a fait la fortune. Précisément, parce qu’entre vingt et trente ans, il était sans système, sans philosophie, il n’en était que plus docile à tous les vents de l’esprit. Sa sensibilité impétueuse a accueilli avec transport telle idée que lui présentait un livre, peu connu parfois, et dont il expérimentait tout à coup au dedans de lui la vérité profonde. Il nous a raconté, en une page célèbre, comment, sur la route de Vincennes, dans une minute inoubliable, il eut brusquement la révélation, à la fois délicieuse et troublante, de tout son système. Je ne crois pas me tromper en affirmant que cette révélation suprême avait été précédée par d’autres révélations partielles, oubliées plus tard, mais qui gardaient leur action secrète, et qui, en se coordonnant, l’ont acheminé peu à peu vers la doctrine de sa maturité. Ouvrez, par exemple, ce Claville qu’il citait à Mme de Warens, et dont le livre, ignoré aujourd’hui, avait alors grand succès. Le livre s’intitule : Traité du vrai mérite de l’homme, considéré dans tous les âges et dans toutes les conditions avec des principes d’éducation propres à former les jeunes gens à la vertu. Est-ce qu’un titre comme celui-là n’est pas déjà le sommaire de tout ce que Rousseau veut faire de sa vie ? Certes, l’ouvrage n’est pas génial, mais il contient les principes les plus vénérables de la morale traditionnelle, que Rousseau tiendra à honneur de défendre plus tard ; et c’est déjà une maxime de Rousseau que cette affirmation de Claville : « Point d’honnête homme sans religion. » Claville prêche, lui aussi, « la fausseté de la plupart des vertus humaines, » la nécessité de la morale du cœur, la félicité de l’homme qui « resserre son existence en lui-même. » Représentons-nous Jean-Jacques méditant sur ce manuel de vertu, et rêvant à cette exhortation :


N’attendez pas que la vicissitude des temps et la révolution des choses ramènent le règne de la droiture et du bon cœur. Le siècle d’or et l’esprit bienfaisant ne reparaîtront plus chez les hommes. Il naît seulement de temps en temps quelque âme privilégiée pour perpétuer dans le monde l’idée de ce qu’était la Nature dans sa pureté. Ha ! qu’il vous serait glorieux d’avoir une âme telle qu’on pût dire de vous que vous êtes comme chargé d’en haut du soin de justifier les intentions du Créateur quand il fit le monde, en montrant par votre vertu quelle était celle des premiers temps.


N’est-ce pas là tout le programme de Jean-Jacques, de celui qui prêchera le « retour à la Nature, » en étant lui-même « l’homme de la Nature ? » D’autres, — et ils étaient alors nombreux, — auront lu cette page ; ils l’auront lue comme une invitation théorique, qui conduit au pays des Chimères, et ils auront passé outre ; mais un lecteur comme Jean-Jacques, qui suffoque en écoutant Alzire, et que les infortunes de Cleveland mettent en « fureur, » se sera arrêté sur ces lignes prophétiques, et y aura trouvé, dans l’émoi de son cœur, l’appel impérieux du devoir. C’est par ces illuminations fragmentaires et répétées, dont parfois d’humbles livres ont été les instrumens, que Jean-Jacques est arrivé à la pleine conscience de sa mission.

Car, dans cette bibliothèque de jeune homme, ce ne furent pas les livres aujourd’hui les plus célèbres qui ont été le plus souvent maniés, et dont l’action fut le plus efficace. Rousseau ne nous a-t-il pas dit lui-même que son livre de chevet, à cinquante ans passés, comme à vingt-cinq ans, ce fut les Entretiens sur les sciences du Père Lami ? Non seulement le Père Lami lui traça son plan d’études, lui apprit à lire avec méthode, et plume en main, mais il le fit regarder plus haut que l’acquisition immédiate du savoir : Il « lui apprit à regarder Dieu dans ses études, » à prolonger par la perspective de l’éternité le spectacle de cette vie ; il lui fit voir que le monde, « infecté » et « pestiféré, » n’offrait qu’une « confusion de misérables qui tombent les uns sur les autres, » où l’homme épris « de vérité et de justice » ne peut être que malheureux ; il lui fit enfin comprendre que la régénération de l’âme n’est possible que dans le silence de la retraite. — Le Traité de l’opinion, du marquis de Saint-Aubin, est aujourd’hui, à ce que je crois, un peu délaissé du public. Celui pourtant qui s’offrira le divertissement méritoire de lire ces six in-douze compacts, restera étonné de tout ce que Jean-Jacques lui doit. C’est dans cette encyclopédie historique et philosophique, beaucoup plus que dans celle de Diderot, qu’il puisera une bonne partie des faits dont il étalera sa doctrine. — « Le Spectateur me plut beaucoup, écrit-il dans les Confessions, et me fit du bien. » Je le crois sans peine. Addison était sensible et pieux ; il traitait avec éloquence et gravité les grands lieux communs où se complaît la méditation humaine ; il montrait la Providence dans les prodiges de l’instinct et la nécessité de la vie future dans les injustices d’ici-bas ; il vantait les bienfaits de la religion, source de tout vrai bonheur, dénonçait la fourberie des bigots, et négligeait les mystères du dogme pour exalter la morale, où résidait, selon lui, l’essentiel du christianisme. C’était un Vicaire savoyard, plus timide et moins conséquent. — Voici encore le Spectacle de la Nature, de l’abbé Pluche, un des livres les plus populaires du XVIIIe siècle, un de ceux que Rousseau, jeune précepteur, regardait comme indispensables dans toute éducation, précisément parce que ce livre avait été un des maîtres de la sienne. C’est le bon Pluche, qui a entretenu dans son âme cette admiration attendrie pour les merveilles de la nature et pour leur auteur, cette défiance à, l’égard des philosophies systématiques, cette foi robuste en l’infaillibilité du sentiment.

Parfois, et jusque dans les plus petits détails de la vie et de l’œuvre de Jean-Jacques, on voit réapparaître une réminiscence inattendue de la bibliothèque des Charmettes. Faut-il croire, avec Brunetière, que, si Rousseau a pris un jour l’habit d’Arménien, c’est qu’un personnage de Marivaux, dans les Effets surprenans de la sympathie, s’était travesti de la sorte ? La chose est douteuse, sans être impossible. Voici, du moins, qui me parait moins douteux. Lorsqu’il a voulu, dans sa Lettre à d’Alembert, proclamer publiquement sa rupture avec Diderot, et les causes de cette rupture, s’il a eu recours à ce texte singulier de l’Ecclésiastique, c’est qu’il se rappelait l’avoir lu dans le Spectateur, précisément au sujet de l’amitié. Détails insignifians, qui pourtant manifestent la richesse profonde de cette mémoire et le réveil mystérieux de certains souvenirs. Mais il est chez Rousseau des souvenirs moins précis et pourtant plus significatifs : En lisant Cleveland, écrit-il à vingt-sept ans, « j’observais la Nature, »


Qui se montre à mes yeux touchante et toujours pure.


Voilà ce qu’affirme Jean-Jacques bien longtemps avant d’avoir un système conscient et d’avoir osé formuler explicitement le fameux principe : « L’homme est naturellement bon. » C’est que ce principe, l’abbé Prévost l’a déjà formulé, moins théâtralement peut-être que le fera Rousseau, mais avec une aussi ferme assurance : « J’étais persuadé, dit Cleveland, que les mouvemens simples de la Nature, quand elle n’a point été corrompue par l’habitude du vice, n’ont jamais rien de contraire à l’innocence ; ils ne demandent point d’être réprimés, mais seulement d’être réglés par la raison. » N’est-il pas, d’ailleurs, ce Cleveland, comme une première esquisse de Jean-Jacques, un privilégié de la douleur, qui ne parvient jamais à s’insensibiliser contre elle, ni par l’acceptation, ni par la lutte ?


Les malheureux, dit-il, peuvent être communément distingués en deux classes : l’une, de ceux qui succombent en quelque sorte sous le poids de leurs misères, qui y deviennent quelquefois moins sensibles, par cette raison même qu’ils n’y résistent point... L’autre classe est de ceux qui se roidissent contre le malheur et qui parviennent aussi de cette manière à en diminuer le sentiment... Pour moi, je puis me placer dans une troisième classe, et je suis peut-être le seul individu de ma malheureuse espèce. J’ai combattu toute ma vie contre la douleur, sans que mes combats aient jamais pu servir à la diminuer, mon âme ayant toujours eu assez d’étendue pour être capable tout à la fois et de l’effort qu’il faut pour résister à l’infortune et de l’attention qui la fait sentir.


Cleveland ne sera plus « le seul de sa malheureuse espèce, » lorsque Jean-Jacques aura vécu. Jean-Jacques sera encore un héritier de Cleveland, lorsqu’il prêchera le Dieu de la Nature et du cœur, dont l’univers et la conscience sont les temples. Aurait-il songé à mettre sa théologie en discours et à lui choisir un cadre romanesque, si Prévost n’avait pas conduit Cleveland chez les Abaquis, pour les convertir à la religion naturelle ? Mais ici Prévost n’était pas seul. Depuis la fin du XVIIe siècle les romans théologiques s’étaient multipliés. Les Sévarambes, Jacques Amassé, la Terre Australe, Séthos, Les Naufrages des îles flottantes, d’autres encore, avaient été fort goûtés ; et les romanciers, en quête de succès, étaient sûrs de l’obtenir, s’ils glissaient parmi les aventures de leur héros les discours d’un vieux sage qui, dans quelque île déserte, avait su retrouver la simplicité des lumières primitives, ou ceux d’un voyageur philosophe, exilé chez de « pauvres sauvages superstitieux, » qui se bornait discrètement à leur prêcher un déisme simplifié. Le bon Marivaux lui-même, dans ses Effets surprenans de la sympathie, avait cru nécessaire de convertir les sauvages de je ne sais quelle ile à la Religion naturelle. La Profession de foi du Vicaire savoyard, un des romans théologiques du XVIIIe siècle, en différera peu pour le fond.

J’ai cité plusieurs fois Marivaux parmi ces éducateurs de Jean-Jacques. Il faudrait le citer encore. Si mondain, ou plutôt si sociable qu’ait été l’auteur de l’Épreuve et de Marianne, si raffinés que fussent son esprit et son style, il y avait pourtant chez cette âme religieuse, sensible, susceptible et irascible, chez cet ennemi des philosophes libertins, et de Voltaire en particulier, de quoi faire comme un devancier préraphaélite de Jean-Jacques. Son Spectateur français, son Indigent philosophe donnent souvent l’impression d’un Rousseau adouci et estompé ; ce serait même, par endroits, du Rousseau authentique, si, tout d’un coup, la phrase ne devenait trop spirituelle, ou si l’éloquence ne tournait court brusquement. Que de fois, en parlant des riches, des faux savans, des esprits forts, il trouve des paroles émues et vibrantes, auxquelles Jean-Jacques fera écho !


Malheur à qui rompt ce contrat de justice, dont votre raison et la mienne, et celle de tout le monde, se lient, pour ainsi dire, ensemble, ou plutôt sont déjà liées, dès que nous nous voyons, et sans qu’il soit besoin de nous parler. Contrat, qui m’oblige même avec l’homme qui ne l’observe pas à mon égard, parce que ce n’est pas une loi conditionnelle et particulière faite avec lui, loi qui serait inutile, impuissante, et malgré laquelle notre corruption reprendrait bientôt son empire féroce. Non, c’est une loi de nécessité absolue, passée pour jamais avec l’humanité, avec tous les hommes ensemble, et par tous les hommes en général, qui l’ont tous ratifiée, et qui la ratifieront toujours.


Assurément il s’agit ici de la loi morale, et non du contrat social, au sens strict du mot ; mais comment ne pas remarquer que nulle part la théorie du Contrat, telle que Rousseau la formulera, du contrat nécessaire, qui lie obligatoirement chacun à tous, ne se trouve pressentie avec autant de force et de précision que dans cette page du Spectateur français ? Soyons sûrs que Rousseau, qui a lu le recueil, et qui en a fait des extraits, n’a plus oublié cette conception.

Il serait ici trop long et fastidieux de conduire le lecteur de Rousseau à toutes les sources où celui-ci a puisé, parfois sans le savoir, sources presque toujours proches de lui, et où la plupart de ses contemporains s’étaient abreuvés, eux aussi. Ce serait un voyage sans charme de remonter à Grotius et à Burlamaqui, pour y retrouver les théories politiques de Jean-Jacques, à Richardson et à sa Clarisse Harlowe pour y pressentir l’art de la Nouvelle Héloïse, à l’Histoire des voyages pour s’y familiariser avec la fainéantise délicieuse de l’homme primitif, à Turrettin, Marie Huber ou Abauzit pour apprendre d’eux comment on peut rester fidèle au christianisme en sacrifiant ses dogmes. La démonstration serait pourtant facile, et beaucoup de travailleurs s’y emploient aujourd’hui[8] : les idées les plus rousseauistes en apparence retrouvent ainsi leurs légitimes ancêtres. Pour me borner à un seul exemple, si, parmi les paradoxes de Rousseau, il en est un auquel son nom soit indissolublement lié, et dont tous ceux qui ont fait de l’ironie à ses dépens, de Voltaire à Palissot, l’ont regardé comme le théoricien responsable, c’est l’éloge de la vie sauvage et l’invitation à « retourner à la Nature. « Je pense n’étonner personne en rappelant qu’il n’est pas dans la littérature française de thème plus classique depuis Montaigne. En tout cas, l’idée avait fait fortune au XVIIIe siècle, et les défenseurs ne lui manquaient pas. Le baron de La Hontan faisait discourir très savamment ses fantaisistes Hurons contre la civilisation européenne : dès 1703, ils prêchaient aux Français le retour à la bonne nature, avec une énergie de conviction que Rousseau n’a pas dépassée. On dira que La Hontan était, comme Jean-Jacques, un esprit aigri, que le malheur avait rendu paradoxal. Mais le Père Buffier, jésuite lettré, n’a rien d’un révolutionnaire. Lisez pourtant, dans son Examen des préjugés vulgaires, le chapitre intitulé : « Que les peuples sauvages sont pour le moins aussi heureux que les peuples polis. » Il dit les mêmes choses, peut-être plus courtoisement, mais aussi fortement : tous les raffinemens de la civilisation ne sont que des habitudes. Si l’on objecte que ces habitudes sont une seconde nature, « mais c’est de cette seconde nature, riposte Buffier, dont je me plains ; elle est de contrebande dans le monde, s’il m’est permis de parler ainsi. Il n’y avait qu’à s’en tenir à la première. » Le Père Buffier se fait presque lyrique pour célébrer la liberté du sauvage, « à qui toute la terre appartient, » pour exalter cette vie innocente, dont le bonheur « est plus pur et plus véritable que tous les agrémens de Paris. » Mais voilà ! Cet éloquent plaidoyer se termine par un diner fin à une table aristocratique ; et l’apologiste des sauvages reconnaît que « les préjugés l’entraînent, et qu’il est assez simple de les suivre dans la pratique, quitte à se dédommager plus tard dans la spéculation. » Après cela, l’excellent Père a peut-être tort d’être « un peu surpris que des personnes du monde, qui, d’ailleurs, ont fort applaudi à son article, ne l’aient pris que pour un jeu d’esprit, » car la conclusion en souligne trop joliment le caractère tout théorique. Et ici nous saisissons sur le vif la véritable originalité de Jean-Jacques. Oui, presque toutes ses idées, même les plus novatrices ou les plus paradoxales, appartiennent à autrui. Mais chez ses précurseurs et chez lui, si ce sont bien les mêmes idées, elles ne rendent pas le même son. La grande force de Jean-Jacques est d’avoir pris les choses au sérieux. Là où d’autres se divertissent rapidement, en lisant des réflexions piquantes et neuves, ce Genevois, qui lit lentement, s’arrête, médite, expérimente au dedans de lui, et, s’il est convaincu, se donne tout entier. Là où d’autres n’engagent que leur esprit en troussant agréablement un paradoxe, Jean-Jacques s’engage à fond, jusqu’à la pratique inclusivement, — pratique non intégrale, comme nous verrons, et qui est encore un compromis, mais qui est au moins un geste de sincérité. S’il prêche le « retour à la Nature, » il le prêche dans son ermitage, sans laquais, sans carrosse, sans dentelles, sans rubans, sans épée et même sans montre. Et cet accord de l’homme et de la doctrine, cette adhésion de toutes les énergies d’une âme à une idée qu’il croit juste, confère à cette idée une singulière puissance d’expansion. Il n’y a pas que la thèse, il y a l’accent avec lequel on la soutient. Bien avant l’Emile, hygiénistes et moralistes avaient dénoncé les méfaits de l’emmaillotement, et conseillé aux mères d’allaiter leurs enfans ; mais, comme Buffon le constatait lui-même, Rousseau seul a su se faire écouter. Il en est de même pour la plupart de ses idées : elles ne lui appartiennent pas ; mais il les a vivifiées et, en quelque sorte, recréées par la foi qu’il leur a donnée et par les souffrances qu’elles lui ont values ; et, pour en revenir à la si juste intuition de Mme de Staël, « il n’a rien découvert, mais il a tout enflammé. »


III

Ainsi toute étude sur l’œuvre de Jean-Jacques nous ramène finalement à Jean-Jacques lui-même, pour y chercher le vrai sens de l’œuvre. La grande trouvaille de Jean-Jacques, ce ne sont pas ses idées, c’est, si l’on peut dire, sa vie, sa personne, c’est tout ce qu’il y a d’unique dans cet être unique qui s’est appelé Jean-Jacques Rousseau. En ce sens, les Confessions ne sont pas seulement le couronnement de l’œuvre ; elles en sont l’explication, parce qu’elles en unifient les divers aspects, et nous permettent d’y voir autre chose qu’un paradoxe tout cérébral. Mieux on connaîtra la vie de Jean-Jacques, — et non pas tant les événemens tout bruts que les émotions qu’ils ont suscitées, — plus on aura chance de comprendre son œuvre, et l’exacte portée de cette œuvre. Car cette œuvre n’est qu’une immense « confession, » dont il s’agit de retrouver tous les aveux, pour ne pas les interpréter à contresens. Ai-je besoin de rappeler que certaines pages de l’Emile et de la Nouvelle Héloïse sont de vrais fragmens autobiographiques, qu’il faut annexer en appendice aux Confessions ? Mais ce n’est peut-être pas dans ces pages volontairement confidentielles que se trahit surtout ce besoin de confidence, ou plutôt cette impossibilité à sortir de soi. Devant telle formule, qui est, en apparence, un principe général, il n’y a parfois que le souvenir d’une émotion personnelle. Quand Rousseau rappelle dans l’Emile « combien la première épreuve de la violence et de l’injustice irrite un jeune cœur sans expérience, » nul doute qu’il ne songe à Bossey, et à la terrible correction que lui infligea le pasteur Lambercier, pour s’être refusé à reconnaître qu’il avait cassé le peigne de Mlle Lambercier, qu’il n’avait pas cassé. Quand il écrit dans la Julie : « Point d’injustice même en plaisantant ; c’est ainsi qu’on s’accoutume à devenir méchant tout de bon, et, qui pis est, à plaisanter encore, » — croirait-on qu’il satisfait une rancune vieille de six ans ? Sa mémoire tenace n’a pas oublié ce comte de Lastic, qui s’est approprié un panier de beurre destiné à la mère Levasseur ; et il y songe si précisément, qu’il ne peut se tenir d’écrire en note : « L’homme au beurre, il me semble que cet avis vous irait assez bien. » Nous, qui pouvons lire aujourd’hui les lettres de Jean-Jacques à M. de Lastic et à sa belle-mère, nous saisissons l’allusion à cette petite tragi-comédie, mais que devait dire le lecteur de 1761 ?

Lorsqu’on a bien compris que Jean-Jacques a vécu au dedans de lui toutes les affirmations de sa philosophie, on s’aperçoit que ses livres sont, en quelque sorte, doubles. Il y a le texte écrit, imprimé ; et, derrière ce texte, il en est un autre, qui n’a jamais été écrit, qui peut-être n’a été murmuré que confusément, d’une parole tout intérieure, et qui en contient l’explication profonde. De temps à autre, ce texte intime affleure, et surprend le lecteur mal averti par sa vivacité et son émotion. Il faut alors imaginer tout un monologue informulé, qui prépare et explique cette brusque explosion. L’aveu de sa paternité coupable dans l’Emile, la violente apostrophe à Helvetius dans la Profession de foi en sont des exemples célèbres. Mais le plus décisif, parce que Rousseau va nous y servir de garant, c’est celui de la Lettre à d’Alembert : « Sans m’en apercevoir, nous dit-il, j’y décrivis ma situation actuelle ; j’y peignis Grimm, Mme d’Épinay, M’me d’Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. » Saint-Marc Girardin relit ce texte des Confessions, relit la Lettre à d’Alembert, et, ne trouvant nulle trace de ces tableaux biographiques, se demande si la mémoire de Rousseau ne l’a pas trompé. Certes non ; mais Saint-Marc n’a su lire que le texte en clair, si j’ose ainsi parler : le texte sous-jacent, écrit à l’encre sympathique, et que seuls les confidens peuvent déchiffrer, lui a échappé. Il n’a pas vu que tout le plaidoyer pour Alceste était un plaidoyer pour Jean-Jacques contre ses faux amis de Paris, que toutes les analyses du sentiment de la pudeur, toutes ses théories sur les entraînemens de l’amour, sur les pièges de la tendresse, sur les déceptions que réservent les femmes, n’étaient que des formules générales où il faisait passer ses émotions récentes, ardeurs et tristesses.

Chacune des œuvres de Rousseau garde ainsi ce que l’on pourrait appeler son secret général, qui se révèle facilement à qui connaît Jean-Jacques, et ses menus secrets, ses secrets de détail, qui sont loin d’être tous devinés. Par exemple, M. Faguet se demande si, dans ses premières invectives contre les sciences et les arts, il n’entre pas quelque remords et plus encore de rancune contre une civilisation déformatrice, qui l’a invité et, en quelque sorte, obligé à se débarrasser de ses enfans. La conjecture est ingénieuse ; elle expliquerait cette amertume et cette âpreté d’accent que toute la rhétorique des prosopopées et des tableaux à la Plutarque ne parvient pas à dissimuler. Du moins, sommes-nous avertis par toutes ces constatations de ne chercher dans son œuvre autre chose que lui-même. Le rustre du Premier Discours, qui maudit le luxe et la littérature, c’est lui ; c’est le plébéien timide et malhabile, qui en veut à une société raffinée, dont les convenances l’ont gêné et où sa gaucherie l’a fait souffrir. « L’homme primitif » du Discours sur l’inégalité, c’est lui, tel qu’il se sent être au plus profond de lui-même, lorsqu’il se promène dans les bois de Montmorency : « Enfoncé dans la forêt, nous dit-il, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps. » Et cet aveu, par parenthèse, nous fait bien voir ce qu’il entend par le « retour à la nature : » il veut dire le retour à la vie de Jean-Jacques, à la petite maisonnette de banlieue, cachée dans la verdure, où l’on prend tous les matins un « bon café au lait » avec une Thérèse. Le Saint-Preux de la Nouvelle Héloïse, c’est lui, qui réalise enfin son rêve de jeunesse : être aimé de la demoiselle du château. Le républicain du Contrat, c’est lui, qui se souvient avec fierté qu’il est citoyen de Genève, et « membre du souverain. » Emile, c’est encore lui, ou du moins, ce qu’il aurait voulu, ce qu’il aurait dû être : un artisan vigoureux, vivant loin des cités, dans une indépendance un peu farouche, qui n’exclut pas d’innocentes amours et les agrémens d’une table rustique. Mais, au fond de tous ces aveux, il y a une admiration et une jouissance de soi qui ont été la plus réelle de ses félicités. Dans quelques-uns de ces ouvrages, dans l’Emile, où il est à la fois le précepteur et l’élève, le Vicaire savoyard et le jeune prosélyte, dans Pygmalion, où il se pâme devant sa statue, dans les Dialogues, où Rousseau fait le panégyrique de Jean-Jacques, il ne semble se dédoubler que pour mieux se voir et se chérir. Il est lui-même la Nature qui le console, il est le Dieu qu’il invoque et qu’il bénit : « Forêts sans bois, marais sans eaux, genêts, roseaux, tristes bruyères, êtres insensibles et morts, ce charme n’est point en vous, il n’y saurait être, il est dans mon propre cœur qui veut tout rapporter à lui. » La maladie, l’isolement, la persécution, la folie qui le guette, n’ont fait qu’exaspérer cet « égocentrisme » instinctif.

C’est donc lui-même qui nous le dit : tout, dans son œuvre, « se rapporte à lui. » Qui veut avoir de cette œuvre une juste intelligence, doit commencer par le connaître lui-même, dans son humanité douloureuse et tourmentée. Toute exégèse de Jean-Jacques doit reposer sur une biographie, et sur une biographie minutieuse. C’est ce qu’ont, d’ailleurs, bien compris ses derniers interprètes, qui n’ont pas séparé dans leurs études la doctrine et la vie ; c’est ce qu’ont, par exemple, compris M. Jules Lemaitre, dans ses très parisiennes conférences, où l’injustice est tempérée par l’admiration et par la pitié, — M. Gaspard Vallette dans son Rousseau Genevois, dont j’aurai bientôt à parler, — M. Louis Ducros, ce champion des Encyclopédistes, dans le grand ouvrage qu’il a commencé, et dont l’enquête très vivante, riche de faits et d’idées, est malheureusement faussée, selon moi, par une partialité agressive, — M. Emile Faguet, qui vient d’inaugurer une série de quatre volumes sur l’art et la pensée de Rousseau par la plus spirituelle et la plus impartiale des biographies.

Mais ici encore, il reste beaucoup à faire. Si certains épisodes de la vie de Jean-Jacques sont aujourd’hui bien connus, et dans le détail ; si, pour ne parler que des travaux les plus récens, Edouard Rod, dans son Affaire J.-J. Rousseau, a définitivement raconté, semble-t-il, les démêlés du citoyen de Genève avec sa patrie, si M. Louis-J. Courtois a consacré au Séjour de Rousseau en Angleterre une monographie précise et très fouillée, d’autres épisodes, et les plus célèbres et les plus décisifs, ne sont pas encore élucidés. Il semblerait même que l’abondance des études qui se sont déjà accumulées autour d’eux, détournât les travailleurs de ces sujets, en apparence rebattus. Ainsi, de tous les drames dont Jean-Jacques a été à la fois l’auteur et la victime, il n’en est pas qui ait été plus souvent raconté et commenté que celui de l’Ermitage. Nous sommes las de voie toujours reparaître les mêmes figures, Mme d’Epinay, Mme d’Houdetot, Grimm, Saint-Lambert, Diderot, et les Levasseur. Cependant nous ne parvenons pas à nous entendre sur « ce complot » ou sur ce lamentable quiproquo. Les uns continuent à exalter Diderot, les autres à justifier Rousseau, tous, ou presque tous, à batailler avec passion. Mme Macdonald nous a fait voir les vilains tripatouillages dont les soi-disant Mémoires de Mme d’Epinay gardent encore la trace, et les a pour toujours discrédités ; mais de cette découverte elle a tiré des conclusions imprudentes. Le récit de M. Ritter me paraît, en toute cette affaire, le plus équitable et le plus exact, mais il y reste encore des points obscurs. Il faudrait arriver à la pleine lumière : c’est ici le tournant décisif de sa destinée. Le jugement d’ensemble que l’on doit porter sur Jean-Jacques dépend beaucoup du résultat de cette enquête.

Car l’essentiel, en toutes ces recherches, n’est pas tant de fixer un fait, que d’arriver à mieux comprendre, grâce à ces précisions nouvelles, une des âmes les plus déconcertantes et les plus troublantes de l’histoire humaine, et, au travers de cette âme, quelques-uns des livres qui ont le plus fortement ému la conscience moderne. Mais, en dépit des lacunes qui subsistent dans cette histoire, nous en savons assez déjà pour comprendre que la vie et l’œuvre de Rousseau sont indissolublement liées, ou plutôt que l’œuvre est encore la vie, la vie toute tumultueuse et toute bouillonnante. A ne regarder le système de Rousseau que d’un point de vue intellectuel, on risquerait de se heurter aux contradictions apparentes des conséquences et même des principes. Il faut le replacer dans la vie intégrale ; et, pour reprendre le dédoublement des Dialogues, il faut rapprocher Rousseau de Jean-Jacques. Tout Rousseau est expliqué par Jean-Jacques, tout le système est expliqué par l’homme, par les qualités de la race, les habitudes du milieu social, la tyrannie d’un tempérament que rien n’a discipliné et dont l’infortune a exaspéré les ardeurs maladives ; tout est expliqué, sauf la violence de cette poussée intellectuelle et sentimentale qui est la secousse même du génie. Mais, du moins, les manifestations diverses en deviennent ainsi plus cohérentes ; et l’on comprend mieux l’action d’une doctrine, quand elle est l’épanouissement douloureux de toute une vie.

Jean-Jacques Rousseau est un Genevois, c’est-à-dire qu’on peut retrouver Genève, son passé, ses habitudes, ses mœurs, sa foi, dans le plus illustre de ses citoyens. Ce n’est point là, je pense, une thèse paradoxale ; elle serait même une vérité évidente, si deux ou trois générations de Français, en annexant Rousseau à leur littérature avec un sans-façon trop affectueux, n’avaient peu à peu, dans l’opinion européenne, détaché cette gloire genevoise de sa souche indigène. Un autre Genevois, qui avait comme Rousseau « l’amour de la cité et la fierté de lui appartenir, » M. Gaspard Vallette, vient de consacrer tout un livre, — livre très remarquable et qui fut malheureusement son dernier ouvrage, — à mettre en valeur cette vérité, avec une richesse et une précision d’argumens qui la rend plus saisissante. Jean-Jacques n’a vécu à Genève qu’une quinzaine d’années, et quinze ans d’enfance ou d’adolescence ; mais exilé volontaire, citoyen proscrit, ou citoyen démissionnaire, il est toujours resté Genevois par le cœur et par la piété du souvenir. Le titre de Citoyen de Genève, qui pendant neuf ans s’étalera avec orgueil, sur ses livres de doctrine, ne sera pas seulement une coquetterie d’écrivain, mais un témoignage conscient de gratitude filiale. Plus tard même quand il y aura renoncé, il ne pourra pas cependant renoncer à toute l’hérédité genevoise qui pesait sur son esprit, sur ses goûts, sur ses sentimens, sur sa conception pratique de la vie. Mais ici un Français est obligé de se récuser à demi : « Rousseau, affirme M. Vallette, est un avenaire de chez nous. » Je dois avouer que j’ignorais et le mot et la chose. Un avenaire, parait-il, est un bourru grondeur, un peu rogue et très irritable, au demeurant ami sur, esprit indépendant et loyal. J’ai l’honneur de connaitre quelques Genevois ; mais la très aimable courtoisie que j’ai rencontrée chez tous ne m’a pas encore permis d’apprécier ces qualités un peu acides de la race. On comprendra, du reste, que je tourne court avant d’arriver à un compliment, car on sentirait trop, si je m’y risquais, que je ne suis point de Genève ; et, en ce moment du moins, j’en ai presque honte. Admettons donc qu’il y a, ou qu’il y a eu, des avenaires genevois, et que Rousseau fut le plus représentatif de tous. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il eut, comme tous les Genevois, un âpre besoin d’indépendance, l’amour de son lac et des montagnes qui l’entourent ; comme beaucoup, la fierté ombrageuse du républicain et la gaucherie de l’homme simple que la vie mondaine irrite ; comme presque tous, l’orgueil, plus ou moins discret, d’appartenir à un peuple privilégié, de présenter au monde le type humain dans sa perfection : « Le Genevois, a-t-il dit lui-même, se sent naturellement bon ; » et cette conscience indestructible a été le fond de sa philosophie.

Cependant, si c’est dans les limites de la pensée genevoise que la pensée de Rousseau s’est développée, elle a son fond ailleurs : c’est d’ailleurs que lui sont venus sa force, sa couleur et son accent. Rousseau est citoyen de Genève ; mais, dans cette Genève républicaine, où l’orgueil de la naissance n’est pas inconnu, n’oublions pas qu’il n’est qu’un plébéien. Derrière lui, dans son ascendance paternelle, il ne peut montrer que des horlogers, un tanneur, un petit libraire, qui est aussi un marchand de vin. Après avoir failli s’élever d’un degré avec le grand-père David, la famille Rousseau, malgré quelques alliances honorables, est redevenue peuple. Jean-Jacques est un ouvrier : « La nature, dit-il lui-même, n’en a fait qu’un bon artisan... Une des choses dont il se félicite est de se retrouver dans sa vieillesse à peu près au même rang où il est né. Le sort l’a remis où l’avait placé la nature. « Ce fils d’un horloger a débuté comme apprenti graveur, et fini comme copiste « à tant la page. » Bernardin de Saint-Pierre l’admirait sur ses vieux jours apportant à son métier « toute l’honnêteté d’un ouvrier de bonne foi. » — « Je suis fils d’un ouvrier et ouvrier moi-même, lui répondait Rousseau ; je fais ce que je fais dès l’âge de quatorze ans. » Sa vie tout entière a été celle d’un artisan ambulant. « L’artisan ne dépend que de son travail, a-t-il écrit dans une page où il a mis un accent de fierté personnelle, il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave... Partout où l’on veut vexer l’artisan, son bagage est bientôt fait ; il emporte ses bras et s’en va. » Ainsi s’en est allé Jean-Jacques, « partout où l’on a voulu le vexer, » partout où « la ligue » a essayé de l’enserrer et de le faire prisonnier, emportant avec lui ses bras..., et son génie en guise d’outil.

Mais, pour que l’ouvrier soit heureux, il faut qu’il reste parmi ses compagnons. Sa sociabilité naïve devient vite gaucherie et timidité douloureuse, dès qu’elle ne s’épanouit plus dans son milieu naturel. L’ouvrier est embarrassé, quand il se trouve dans un salon. Sa fierté alors s’effarouche, prend des pudeurs excessives, et se fait grossière, de peur de paraître asservie. Il y a quelque chose de ce sentiment dans le dédain si réel, mais un peu trop emphatique, de Jean-Jacques à l’égard de l’argent. Il a écrit quelque part, et très justement : « L’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté, celui qu’on pourchasse l’est de la servitude ; » mais, parmi les riches, sa susceptibilité populaire lui fait exagérer les formules, et parler de l’argent comme d’une « souillure. » Les fréquentations mondaines ne font qu’irriter chez lui cette antipathie instinctive du prolétaire contre « tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple. » Comme il ne peut s’assimiler les usages et la courtoisie habile des salons, il érige en vertu sa maladroite rusticité ; il se pare de « cette hardiesse généreuse, qui, pour bien faire, secoue quelquefois le puéril joug de la bienséance, » et il aime proclamer que, « dans beaucoup d’occasions, les insultes et la brutalité du peuple sont plus honnêtes que la bienséance des gens polis. « C’est alors qu’il maudit à pleine bouche le luxe, les arts et la civilisation corruptrice ; c’est alors qu’il sent bouillonner au dedans de lui la plus vertueuse indignation contre l’inégalité des richesses et « la dureté des grands, » qu’il rêve de fuir le tumulte artificiel des villes, de retrouver la bonté et la simplicité naturelles dans une existence patriarcale, et de se refaire une âme primitive dans l’apaisement et l’innocence des champs. C’est alors qu’il laisse échapper dans ses livres ces appels révolutionnaires, où l’on sent passer un tel accent de révolte, un tel désir d’affranchissement, de solitude et de nature. Mais ce qu’il ose écrire, il n’ose pas le dire ; ce qu’il ose rêver, il n’ose pas le conseiller, et lui-même n’a pas le courage d’aller jusqu’au bout de son idéal. C’est que cet insurgé est un timide, un paresseux, qui fuit la lutte et l’effort, l’effort de l’acte, comme celui de la réflexion. Nul, d’ailleurs, ne s’est mieux connu et n’a su trouver des formules plus précises et plus subtiles pour caractériser cette impuissance d’agir : « Jamais, écrit-il, il n’exista d’être moins formé pour l’action… Cet indomptable esprit de liberté que rien n’a pu vaincre me vient moins d’orgueil que de paresse, mais cette paresse est incroyable : tout l’effarouche. » Il a retourné cet aveu sous mille formes, et il a reconnu de fort bonne grâce qu’il était tout le contraire d’un héros ou d’un saint. Quand donc il a dit et répété, avec une audace solennelle et ingénue, qui a si fort scandalisé : « Aucun ne fut meilleur que moi, » — il voulait dire seulement que, dans aucune âme, la Nature n’avait fait entendre des appels plus purs ni plus vrais, dans aucune âme la vertu n’avait été « sentie » plus belle ni plus enivrante. Mais cette « vertu » si passionnément chérie, il ne l’a jamais pratiquée : « Ce mot de vertu, disait-il lui-même, signifie force ; il n’y a pas de vertu sans combat. » Or Rousseau a presque toujours déserté la bataille, et n’a guère connu d’autres vertus que les vertus « négatives, » d’abstinence et d’acceptation. Cet éternel révolté est, au fond, un résigné, qui a subi par nonchalance, sinon sans déplaisir, « le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini ploie. »

Ce sentiment de la nécessité, cette timidité paresseuse devant l’obstacle, ont amené le révolutionnaire Jean-Jacques à se rallier, dans la pratique, aux solutions les plus conservatrices. Son premier Discours est un réquisitoire contre les sciences et les arts, mais il voit le remède dans les Académies ; le Discours sur l’inégalité semble prêcher d’une façon diffuse un égalitarisme anarchique et fainéant ; sa conclusion, c’est que, tout pouvoir venant de Dieu, il faut remercier le ciel, qui a mis hors de contestation l’autorité du souverain ; la Nouvelle Héloïse proclame les droits de la passion, et recommande la fidélité conjugale ; le Vicaire savoyard détruit toute révélation, et invite son catéchumène à garder la religion de ses pères. Le Contrat social est âprement républicain, mais confirme tous les gouvernemens ; les Lettres de la Montagne sont un appel à la guerre civile, et se terminent par des conseils de temporisation. A cet égard, sa correspondance est bien significative : ses consultations particulières sont encore plus prudentes et plus timorées que ses consultations générales, comme si les solutions énergiques effrayaient davantage son indolence, à mesure que les problèmes se faisaient plus voisins et plus précis. C’est Voltaire qui parlera pour Calas, et Rousseau, le protestant, l’affamé de justice, qui se dérobera. Pour les autres, comme pour lui, son remède favori est le remède paresseux : la résignation.

Là est la source profonde de ses soi-disant contradictions[9], que tous ses adversaires, et dès son premier Discours, ont eu tant de plaisir à souligner. Mais, pour y relever de véritables contradictions, il faudrait se borner à lire ses œuvres toutes brutes, en se désintéressant de l’âme ardente, où elles ont été formées, et, en quelque sorte, vécues. Ne parlons plus de ses contradictions. Disons plutôt ses hésitations, entre un cœur ardent, affirmatif, sûr de lui, et une pensée plus lente, plus timide, plus réservée. A travers ces inévitables illogismes, il reste ce que l’on pourrait appeler l’unité d’élan, et qui a emporté tous les lecteurs de Jean-Jacques. Ils sentaient que ce n’était pas un auteur qui parlait, mais un homme qui disait, et qui vivait en même temps, sa souffrance, ses haines, son espoir. S’il prêche la Nature, on sent « qu’il est lui-même l’homme de la Nature, » et, en quelque sorte, la Nature même. « L’Homme de la Nature » n’est plus une chimère, puisque Jean-Jacques existe. Les systèmes les plus logiques et les plus cohérens n’exercent pas toujours la plus forte influence : il y a la voix qui passe au travers. A travers toute l’œuvre de Jean-Jacques, les générations qui vont le suivre sentiront un même besoin, celui de se dégager des tyrannies sociales et intellectuelles, pour se renouveler par le cœur. Elles sentiront surtout que de ce besoin, malgré ses tares, Jean-Jacques a vécu, mais que de ce besoin aussi il est mort. Il y a là de quoi fonder plus qu’un système, presque une religion.


Tel est ce Jean-Jacques douloureux et puissant, que nous révèlent sa vie, et son œuvre expliquée par sa vie. Mais peut-être, après en avoir atteint les profondeurs, nous apparaitrait-il plus énigmatique encore, si nous voulions l’isoler, comme on isole dans une clinique un sujet curieux. Ce prophète, cet apôtre, disons avec lui : ce « martyr, » si solitaire qu’il ait été ou qu’il se soit cru, doit être replacé dans la foule, dans la foule où il a d’abord vécu, dont il n’est point parvenu à se séparer définitivement, et sur laquelle il a voulu agir. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, il n’est plus possible de juger Rousseau isolément ; il faut le juger dans son siècle, par rapport à ceux qu’il a combattus et qui ont tenté de l’étouffer. N’essayons pas, comme firent les candides orateurs de 1789, de réconcilier dans la mort Voltaire et Rousseau : « Je vous hais, monsieur, » écrivait Jean-Jacques à l’homme des Délices, en un jour d’entière sincérité. Il aurait pu ajouter : Je ne vous hais pas de cette haine mesquine et plutôt rageuse, dont vous allez bientôt me poursuivre inlassablement ; je vous hais de cette haine franche, supérieure et totale, d’un esprit pour un autre esprit qu’il ne peut s’assimiler. Rousseau n’a été pleinement Rousseau que parce qu’il trouvait en face de lui Voltaire, je veux dire tout ce que Voltaire symbolisait : l’argent, le luxe, les fines jouissances de la vie, l’appauvrissement du cœur par l’ironie, les grâces aiguës de la conversation, les plaisirs d’une intelligence agile, qui sait voir clair et n’être point dupe. A cet art de vivre délicieusement, mais sèchement, Rousseau s’est refusé. Dans ce Paris si fier de ses élégances et de ses lumières, il a été


La voix qui dit Malheur, la bouche qui dit Non ;


ou, pour reprendre l’épigraphe de son premier Discours, et de ses Dialogues, il a été le Barbare importun qui agace les savans et déconcerte les raffinés : Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis. Regardez-moi, semble-t-il leur dire, moi, l’homme primitif, l’homme de la Nature, inintelligible pour vous, qui êtes inintelligibles pour moi. Jean-Jacques restera le « citoyen de Genève ; » et c’est justice. Mais, s’il n’avait pas quitté Genève, il n’aurait été qu’un avenaire de plus dans le quartier Saint-Gervais. Il est venu à Paris, dans le Paris de D’Alembert et de Mme d’Epinay ; il y est venu, il y est revenu, à la fois attiré et révolté, instrument de scandale et de séduction. C’est là, dans les rues, les salons et les théâtres de Paris, à la table de Mlle Quinault, parmi les femmes qui l’ont cajolé et les « philosophes » qui l’ont meurtri, que nous le devons chercher. Tant que nous le regarderons dans la solitude de son ermitage ou de sa mansarde, il risquera de demeurer indéchiffrable pour nous. Remettons sous ses yeux le spectacle qui l’a troublé. Rendons-lui ses premiers amis et ses premiers patrons, ses compagnons de soupers et d’opéra, — Diderot, « bavard impérieux, » faux bonhomme qui masque à peine le despote, — Saint-Lambert, athée correct et distant, — d’Holbach, le baron bienfaisant, bon garçon bourru, mais lourdement sectaire, — Grimm, l’homme aux ongles polis, au visage plâtré, critique acerbe et satisfait, — tous ses chaperons encyclopédistes, si naïvement grisés de leur jeune science, et qui l’ont affolé, après l’avoir ébloui. Il faut que, de nouveau, ses historiens resserrent autour de lui cette ronde de « philosophes, » devenue bientôt la « ligue » anonyme, où il s’est cru encerclé, et qu’il a essayé de briser. Alors, non seulement nous connaîtrons Jean-Jacques, mais peut-être commencerons-nous à le comprendre.


PIERRE-MAURICE MASSON.

  1. Ce n’est point que je veuille médire de ces fêtes publiques, et presque civiques. Elles sont bien dans l’esprit de Rousseau, et conformes, en dépit de leur faste, à l’idéal de la Lettre à d’Alembert. Il convient d’ajouter, d’ailleurs, que le deuxième centenaire nous aura valu d’autres manifestations, plus discrètes et plus savantes, où se retrouve pourtant le même désir d’honorer Jean-Jacques et d’affirmer la vitalité de son influence. L’École des Hautes Études sociales a organisé cet hiver une série de dix conférences sur Rousseau par quelques-uns des plus éminens rousseauistes de France et de l’étranger ; et la Revue de Métaphysique et de Morale vient de lui consacrer un numéro spécial, où des historiens de la philosophie ont fait voir, sous ses divers aspects, les tenans et aboutissans de sa pensée philosophique. À ces hommages collectifs il faut joindre les contributions individuelles : les Portraits de Rousseau, par M. Buffenoir, les cinq volumes de M. Faguet, dont trois ont déjà paru, le Rousseau raconté par les Gazettes de son temps de M. P. -P. Plan, et La Parenté de Rousseau en 1912, par M. E. Ritter.
  2. Cf., dans le tome IV des Annales J.-J. Rousseau, la première rédaction des Confessions (Livres I-IV), publiée par M. Th. Dufour.
  3. On les retrouvera, en partie, dans la Revue des 1er septembre et 1er octobre 1908, où elles ont été publiées par M. Philippe Godet.
  4. M. Théophile Dufour en a publié des extraits, précédés d’une notice, dans la Semaine littéraire de décembre 1904 (tirage à part, avec additions).
  5. J’emprunte ce texte au premier brouillon de l’Emile, qui appartient à la famille Favre de Genève, et qui était resté jusqu’ici inédit. Dans une récente communication à l’Académie des Sciences morales et politiques, j’ai signalé l’intérêt considérable de ce manuscrit, qui m’a été très aimablement communiqué par son possesseur ; et je suis heureux d’annoncer que M. Léopold Favre vient de lui consacrer une notice très détaillée dans les Annales J.-J. Rousseau de 1912.
  6. On en trouvera le dénombrement dans l’étude très documentée de M. Alexis François sur les Provincialismes de J.-J. Rousseau (Annales J.-J. Rousseau, t. III).
  7. M. Daniel Mornet en a tiré parti dans son intéressant article sur les Admirateurs inconnus de la Nouvelle Héloïse (Revue du Mois, mai 1909).
  8. Je signale, à ceux qu’intéresseraient les origines de la pensée de Rousseau, les travaux de MM. Beaulavon, Dreyfus-Brisac et Rodet sur le Contrat social, Compayré et Villey sur les théories pédagogiques, Jean Morel sur l’Inégalité, D. Mornet sur le sentiment de la nature, Texte sur l’influence anglaise, etc.
  9. C’est une idée que M. Lanson a bien mise en valeur dans sa remarquable conférence des Hautes Études sociales sur l’Unité de la pensée de Rousseau.