Texte établi par Édition de l’A C-F,  (p. 125-159).

Troisième partie

L’ÉTUDE DES
LANGUES INDIENNES


Les récits de Jacques Cartier font connaître les premiers modes de communication entre Français et Indiens du Canada. Tout d’abord, les signes tiennent lieu de langage ; on s’entend de cette façon sommaire sur les opérations simples de la traite et sur les sujets essentiels. Mais le grand découvreur cueille ici et là les mots les plus usuels ; et il dresse un court vocabulaire qu’il intitule : « Ensuit le langage des pays et royaume de Hochelaga et Canada, aultrement dicte la Nouvelle-France ». Noms des nombres, de diverses parties du corps, quelques phrases, figurent dans ce lexique que d’autres historiens copieront. Puis Jacques Cartier saisit à Gaspé, et embarque de force, deux Indiens qu’il conduit en France : Dom Agaya et Taignoagny.

Et lorsqu’il revient dans la Nouvelle-France en 1535, il ramène ces deux personnages. Ceux-ci ont appris le français tout en conservant une connaissance complète de leur propre parler. Et lorsqu’ils prennent contact avec leurs compatriotes, entre l’île d’Orléans et la Côte-Nord, ils commencent à « conter ce qu’ils avaient vu en France et le bon traitement qu’il leur avait été fait ». Ils agissent ensuite comme interprètes ; durant l’automne, l’hiver et le printemps, ils sont présents à toutes les entrevues : ils expliquent les paroles des Indiens aux Français, et celles des Français aux Indiens. Occupant ainsi une position stratégique, ils l’utilisent quelquefois pour leurs fins particulières ; et, au lieu de faciliter les relations entre les deux peuples, ils les compliquent et les brouillent. Par exemple, ils favorisent la fuite de trois enfants que Jacques Cartier a reçus des capitaines sauvages, et qu’il veut conduire en France « pour apprendre le langage », suivant l’ordre de son roi. Ils refusent de remonter le fleuve jusqu’à Hochelaga ; et de Québec à Montréal, les Français doivent se servir de nouveau des signes, si insatisfaisants soient-ils, et conduire de cette façon élémentaire toutes leurs relations avec les tribus.

Avant de quitter son lieu d’hivernement, au confluent du Lairet et de la rivière Saint-Charles, Jacques Cartier enlève de nouveau, par ruse, Taignoagny, Dom Agaya et deux autres Indiens, plus Donacona, le grand capitaine de la région de Québec. Si l’on ajoute à ces personnages, les trois enfants mentionnés plus haut, c’est donc huit sauvages qu’il ramène en France. Mais cet incident et d’autres du même genre tendent à créer entre les aborigènes de la Nouvelle-France et les Français un sentiment de défiance et même de haine qui vivra longtemps.

Entre 1536 et 1603, les deux peuples ont d’assez fréquentes relations commerciales. Le langage des signes, il faut le supposer, doit jouer de nouveau un rôle important. De plus, le père Paul Le Jeune ajoutera plus tard que les uns et les autres élaborent un vague baragouin : chacun s’efforce de parler, et croit parler la langue de son interlocuteur, mais il ne prononce en réalité que des sons qui ne relèvent d’aucun idiome. On s’entend quand même. Ensuite, quelques Français hivernent dans la Nouvelle-France pour se familiariser avec les dialectes canadiens ; et des Indiens sont de nouveau conduits en France pour y apprendre le français et faciliter ainsi les échanges commerciaux. Naturellement, ni les uns, ni les autres ne sont très nombreux ; mais l’histoire en enregistre quelques-uns.

En 1603, lorsque Champlain vient au Canada pour la première fois, ce sont les mêmes méthodes qui règnent. Pont-Gravé ramène sur son navire deux sauvages ; ceux-ci ont vécu quelque temps en France, et ils racontent leurs expériences à tout un vaste rassemblement de leurs compatriotes. Est-ce eux, ou d’autres Indiens dressés de la même façon, qui servent d’interprètes à Champlain durant tout son séjour ? On ne sait. Mais le fondateur de Québec obtient en toutes circonstances les renseignements qu’il désire, et son récit ne décrit que des communications faciles et aisées.

L’explication du fait se trouve sans aucun doute dans la présence au Canada d’Indiens qui sont allés en France ; le fait suivant, raconté par Champlain, le laisserait entendre, semble-t-il. « Premier que partir de Tadoussac pour nous en retourner en France, écrit-il, un des sagamos des Montagnais, nommé Béchourat, donna son fils au sieur Du Pont, pour l’emmener en France, et lui fut fort recommandé par le grand sagamo, Anadabijou, le priant de le bien traiter et de lui faire voir ce que les deux autres sauvages, que nous avions ramenés, avaient vu. Nous leur demandâmes une femme des Iroquois, qu’ils voulaient manger, laquelle ils nous donnèrent et l’avons aussi amenée avec ledit sauvage. Le sieur de Prévert a aussi amené quatre sauvages, un homme qui est de la côte d’Arcadie, une femme et deux enfants des Canadiens ». Si l’on ajoute que, depuis une vingtaine d’années, les pêcheurs et les trafiquants de fourrures fréquentent très activement le Golfe, que toute une garnison a hiverné à Tadoussac en 1600, on restera moins surpris de la facilité des communications.

Avec la fondation de Québec, en 1608, commence le règne des grands interprètes. En 1610, c’est Étienne Brûlé qui délaisse l’Habitation. Champlain relate ce départ dans les termes suivants : « J’avais un jeune garçon, qui avait déjà hiverné deux ans à Québec, lequel avait désir d’aller avec les Algonquins, pour apprendre leur langue. Pont-Gravé et moi avisâmes que s’il en avait envie ce serait mieux fait de l’envoyer là qu’ailleurs, pour savoir quel était leur pays, voir le grand lac, remarquer les rivières, quels peuples y habitent ; ensemble découvrir les mines et choses les plus rares de ces lieux et peuples, afin qu’à son retour nous puissions être informés de la vérité ». En 1611, Nicolas du Vignau fait certainement partie du groupe qui part du Sault Saint-Louis avec les sauvages : « Il y eut un jeune homme des nôtres, dit Champlain, qui se délibéra d’aller avec lesdits sauvages… et fut avec le frère de Savignon, qui était l’un des Capitaines, qui promit lui faire voir tout ce qu’il pourrait ; et celui de Bouvier fut avec ledit Iroquet Algonquin, qui est à quelque quatre-vingts lieues dudit saut. Ils s’en allèrent fort contents et satisfaits ». Puis, un peu plus tard la même année : « Je leur promis de leur donner un jeune garçon, dont ils furent fort contents. Quand il prit congé de moi pour aller avec eux, je lui baillai un mémoire fort particulier des choses qu’il devrait observer ». Quelques mois se passent, et voici d’autres départs : « Je les priai de mener avec eux deux jeunes hommes pour les entretenir en amitié, leur faire voir le pays et les obliger à les ramener ».

De 1608 à 1629, une dizaine d’interprètes partent ainsi à tour de rôle. Ils s’incorporent complètement à une tribu indienne, comme Étienne Brûlé qui abandonne Québec presque pour toujours ; ou bien ils vivent quelques années, ou au moins quelques saisons, avec les sauvages et reviennent à l’Habitation. Ceux qui sont bien doués apprennent un dialecte de façon suffisante, durant un seul hivernement.

Parmi les principaux interprètes de cette première période, il faut citer Brûlé et Marsolet, ces deux ouvriers de la première heure, puis Jean Richer, Jean Nicolet, Jean Manet, Nicolas du Vignau, Olivier le Tardif, les Godefroy, Jacques Hertel. En cette Nouvelle-France de la première époque, ils occupent une place importante. Soit à Québec tout d’abord, soit aux Trois-Rivières, soit au Cap de Victoire, soit au Sault Saint-Louis, ils sont présents chaque année et facilitent les opérations de la traite ; ils assistent aux nombreux conseils qui se rassemblent en ces occasions. Mais leurs attributions sont encore plus larges que celle-là. Ils renseignent Champlain sur la géographie, les ressources, les tribus du Canada ; ils organisent, dans les lieux éloignés où ils se trouvent, les expéditions annuelles de traite : Brûlé reçoit à cet effet cent pistoles par an ; ils maintiennent les bonnes relations entre Français et Indiens ; et, en général, ils servent d’intermédiaires, c’est-à-dire selon l’occurrence, de truchement, de plénipotentiaire, de négociateur dans la discussion des problèmes de paix ou de guerre, des questions de justice et de commerce.

Ces connaissances linguistiques, les sociétés les rénumèrent un bon prix : la profession est fort prisée. Mais elles ont coûté un bon prix à ceux qui les ont acquises et qui les exercent : vivre avec les nomades, pendant un temps plus ou moins long, constitue l’une des plus dures expériences qui soient pour un Européen. L’existence chez les Hurons comporte moins de misères, mais un hivernement avec les tribus nomades, soit montagnaises, soit algonquines, peut détruire la santé même.

La science des interprètes est une science égoïste, une science qui ne se communique point. Marsolet refusera d’enseigner les moindres rudiments linguistiques à Gabriel Sagard, et ensuite au père Paul le Jeune. Ce n’est que par le plus grand des hasards qu’un jésuite obtient, durant l’hiver 1626, l’assistance d’un interprète dans ses études. L’explication de ce fait est la suivante : les truchements jouiront d’une situation privilégiée et ils obtiendront une rémunération d’autant plus forte que les individus aptes à remplir cet emploi seront moins nombreux.

En second lieu, les interprètes ne possèdent, en général, ni la culture, ni la préparation, ni peut-être l’intelligence nécessaires pour se livrer à des travaux littéraires : dresser des dictionnaires, élaborer des grammaires, rédiger des manuels. Ils parlent, à cette époque, un ou plusieurs idiomes indiens, mais ils n’ont pas le souci de les écrire, de formuler les règles et de remonter à l’abstrait.

Il faut donc attendre la venue des missionnaires pour voir s’organiser méthodiquement l’étude des langues américaines. Eux, ils doivent avant tout, pour exercer leur apostolat, apprendre à fond les dialectes : une connaissance imparfaite ne suffit point pour expliquer convenablement les problèmes spirituels et les points de controverse religieuse ; missionnaires, ils doivent vivre toute l’année en contact étroit avec les peuplades barbares ; dans leur zèle, ils tiennent à assurer la continuité de leur travail, et ainsi à faciliter l’instruction de leurs collègues ou de leurs successeurs ; et quelques-uns d’entre eux jouissent de la formation requise pour mettre des manuels à jour, discerner les règles en arrière des mots, réduire les dialectes en écriture. Au contraire de celle des interprètes, leur science ne tend qu’à se communiquer.

En 1615, les Récollets se présentent dans la Nouvelle-France. Ils se plongent tout de suite dans leur travail. Pour étudier des langues, ils doivent imiter les truchements et s’en aller vivre avec les sauvages. Sagard et le père Chrestien Le Clercq fournissent de nombreux renseignements sur ce point.

C’est tout d’abord le père Jean Dolbeau qui part avec les Montagnais, s’enfonce dans la forêt « pour y cabaner, apprendre leur langue, les catéchiser, et courir les bois avec eux ». De son côté, le père Joseph Le Caron suit les Hurons, et lorsqu’il revient au printemps de l’année suivante, en 1616, il a obtenu trois résultats : « connaître les façons de faire de ce peuple, d’apprendre passablement leur langue, et les disposer à une vie plus honnête et civile ». Ce même religieux s’éloigne plus tard avec d’autres compagnons : « Le père Joseph, dit Sagard, qui déjà avait passé une année entière dans le pays des Hurons, désira aussi aller hiverner avec les Montagnais pour apprendre leur langue et les instruire par après en la foi ». Sagard précisera d’une façon plus exacte le but de ces hivernements et de ces voyages lorsqu’il écrira la phrase suivante en parlant du père Piat : « Il voulut se rendre misérable avec les misérables et aller hiverner avec les Montagnais pour apprendre leur langue, car c’est le principal sujet pourquoi on s’y adonne ».

Dès leur venue, les Récollets entreprennent donc résolument leur tâche d’apprendre les langues ; et ils entreprennent dans le même moment la tâche de fixer leurs connaissances sous une forme écrite. De 1615 à 1626, dit-il, ils fréquentent de nombreuses tribus ; ils établissent des missions sédentaires et volantes ; à Québec, particulièrement, ils attirent des Algonquins, des Hurons et des Montagnais ; et de leurs fréquentations avec ces peuples, ils rédigent des dictionnaires : le père Le Clercq lui-même a manié des fragments de ces œuvres.

Le premier Dictionnaire ébauché est celui de la langue huronne. C’est le père Joseph le Caron, grand ouvrier en langues indiennes, qui le commence dès l’hiver de l’année 1615-1616 qu’il passe dans la Huronie. Lui fournit ensuite nombre de mots, un petit Huron qu’il ramène à Québec. Au cours de son second hivernement dans le même district, sept années plus tard, le même religieux perfectionne ce premier ouvrage ; il y place notamment « des règles et des principes ». Puis il y ajoute divers vocables d’après les notes que lui envoie le père Nicolas Viel, et d’après le Lexique du même père confié à des Français avant son martyre.

Ce Dictionnaire aurait été le plus complet du groupe suivant certains historiens. Et, en 1625, le père Georges le Baillif, procureur de la mission en France, le présente au Roi avec un dictionnaire de la langue montagnaise et un autre de la langue algonquine ; les deux derniers sont également dus à la plume du père Le Caron. Ce religieux hiverne à Tadoussac en 1618 ; il y retourne en 1621 et en 1623 ; des Montagnais vivent aussi à Québec. Dans ces circonstances, il est facile d’accumuler des notes. Quant au Dictionnaire de la langue algonquine, on ne connait rien des circonstances où il fut préparé.

Il est donc établi que trois Dictionnaires existent en 1625. Le père Le Clercq en a vu des fragments ; Sagard, futur historien du Canada, les aura sous sa main, et il entretiendra longtemps le dessein de les publier à la suite de son histoire. D’après Chrestien Le Clercq, les Jésuites les consultent librement durant leur premier hivernement en Nouvelle-France, car les Récollets n’eurent rien « de secret pour ces illustres missionnaires », et « on fit une revue très exacte de ces œuvres ».

Sagard parle longuement de cet important sujet. C’est avec amour qu’il étudie les dialectes indiens ; de longue main, il se prépare à son œuvre apostolique. « Dès la France, dit-il, j’avais une grande inclination pour les langues sauvages… et j’avais déjà assemblé une quantité de mots, mais pour ne les savoir prononcer à la cadence du pays, à la première rencontre que je fis des Montagnais, pensant baragouiner, je demeurai muet, et eux avec moi. Marri que j’eus perdu et ma peine et mon soin, avec toutes les études que j’avais faites sans autre maître que le petit Pastedechouan, je m’adressai au truchement Marsolet pour en avoir quelque instruction, mais il me dit franchement… qu’il ne le pouvait nullement, que je m’adressasse à un autre ; je lui en demandai la raison et il me dit qu’il n’en avait point d’autre que le serment qu’il avait fait de n’enseigner rien de la langue à qui que ce fut. Me voilà donc éconduit. » Naturellement, Sagard ne croit pas un mot de l’histoire du serment : « Et crois, dit-il, que tout son plus grand serment était de se rendre nécessaire, et de ne laisser empiéter personne sur son Office ». Vers 1633, la même réponse à une demande semblable soulèvera pareille incrédulité chez le père Paul Le Jeune.

Sagard continue de la façon suivante le récit de ses expériences : « Ce que j’en ai su davantage, dit-il, je l’ai appris de nos Religieux de Québec, des Montagnais et d’un petit dictionnaire, composé et écrit de la propre main de Pierre Anthoine, notre Canadien ». « Notre Canadien » c’est le même Pastedechouan nommé plus haut, un Montagnais que des Récollets ont envoyé en France pour recevoir l’instruction religieuse ; à son retour, il « fut renvoyé par nos Religieux de Québec entre ses parents, pour reprendre les idées de sa langue qu’il avait comme oubliées en France ».

Mais Sagard ne se spécialise point dans la langue montagnaise : il porte plutôt toute son attention du côté de la langue huronne. D’ailleurs, il ne passe qu’un an au Canada, et il hiverne dans la Huronie : de cette expédition, il doit tirer le récit de son grand voyage au pays des Hurons et son dictionnaire, ses deux principales œuvres.

Il nous raconte avec bonhomie de quelle façon il apprend la langue : « Après dîner, dit-il, …j’écrivais et, observant soigneusement les mots de la langue que j’apprenais, j’en dressais des mémoires que j’étudiais et répétais devant mes Sauvages, lesquels y prenaient plaisir et m’aidaient à m’y perfectionner avec une assez bonne méthode… « Gabriel, prends ta plume et écris », puis ils m’expliquaient au mieux qu’ils pouvaient ce que je désirais savoir d’eux. Et comme ils ne pouvaient parfois me faire entendre leurs conceptions, ils me les démontraient par figures, similitudes et démonstrations extérieures, parfois par discours, et quelquefois avec un bâton, traçant la chose sur la terre au mieux qu’ils pouvaient, ou par le mouvement du corps, n’étant pas honteux d’en faire quelquefois de bien indécents, pour se pouvoir mieux donner à entendre par ces comparaisons. » Et souvent se comprendre devenait impossible, car ces langues manquaient de mots pour le spirituel, le théologique et le philosophique.

C’est ainsi que Gabriel Sagard dresse un Dictionnaire de langue huronne qu’il publiera plus tard pour assister les missionnaires. Mais il ne croit pas que son ouvrage soit parfait : trop de difficultés l’ont arrêté. « Il se trouve, dit-il, une autre grande difficulté en ces langues, en la prononciation de quelques syllabes, à laquelle consistent les diverses significations d’un même mot, qui est une difficulté plus grande que l’on ne pense pas, car manquer seulement en une, vous manquerez en tout… Il faut… apprendre la cadence si on y veut profiter, car le truchement Brûlé s’y est quelquefois lui-même trouvé bien empêché et moi encore plus… En choses dont ils ont connaissance, leurs langues sont en quelque chose plus fécondes et nombreuses, pouvant dire une même chose par quantité de différens mots, entre lesquels ils en ont de si riches, qu’un seul peut signifier autant que quatre des nôtres… Ils ont une infinité de mots composés, lesquels sont des sentences entières. »

Pour toutes ces raisons, Sagard sait bien que d’autres ouvriers pourront moissonner et glaner après lui : son travail a été rapide et superficiel, il n’a pas eu le temps d’approfondir ou de compléter. « Je sais bien, dit-il, qu’il peut y avoir des fautes en mes Dictionnaires, et que plusieurs choses y manquent pour les rendre parfaits, mais je ne doute point aussi qu’un plus habile que moi ne se trouvât bien empêché de pouvoir faire mieux en si peu de temps que j’y ai employé. Toujours c’est un travail qui n’est pas petit ni de petit profit, car pourvu qu’on sache la prononciation des mots plus difficiles, on peut aller avec iceux par tout le pays et traiter sans truchement, qui est un bien et une commodité qui ne se peuvent estimer, et de laquelle plusieurs se servent, pour n’y en avoir encore eu aucune autre que les miens. »

Avec une rare prescience, Sagard ajoute les phrases suivantes : « Tous ces commencements serviront de beaucoup à ceux qui iront après nous travailler en cette vigne, car la chose plus difficile est faite et les principales pièces ébauchées, il n’y a plus qu’à les polir qu’elles ne soient parfaites. Je sais bien que les derniers ouvriers font toujours assez peu d’état du travail des premiers, et y trouvent à redire. Ce sont maladies naturelles qui naissent avec l’homme… Les langues ne se savent pas sans fautes, qu’après une grande pratique et longue expérience, à la Française même personne ne se dit parfait tant elle est changeante ».

En de nombreux passages disséminés ici et là, Sagard et Champlain donnent des renseignements sur les méthodes employées et les résultats obtenus. Les missionnaires sont continuellement en contact avec les Indiens : ils leur tiennent la porte ouverte, ils les attirent, ils les retiennent ; ils vivent avec eux. De temps à autre, on voit un religieux interroger un adulte, un enfant, des conversations s’établir, des contresens donner lieu à de comiques ou tragiques résultats. Au cours des nombreux conseils ou tabagies, les Récollets prennent la parole et prononcent des harangues ; enfin, les conversations, les baptêmes fournissent le témoignage irrécusable d’une science certaine.

Mais de 1615 à 1629, les Récollets ne deviennent pas de parfaits spécialistes des langues indiennes. Cette conclusion s’impose facilement si l’on parcourt une liste des dix religieux qui vinrent au pays, si l’on calcule la durée de leur séjour, si l’on note les années de ces séjours. Presque partout, on trouve une solution de continuité : un missionnaire passe un an ou une saison avec une tribu ; mais il n’y retourne pas ou y retourne quelques années plus tard : il se rend dans un autre district ou bien il doit accomplir un voyage en France ; un autre se présente et il parcourt les mêmes itinéraires : c’est une continuelle promenade entre Tadoussac, Québec, Trois-Rivières, le Cap de Victoire, la Huronie ; et ces déménagements successifs, inévitables sans aucun doute, ne laissent point le plaisir d’approfondir et de perfectionner. Aussi le père Paul Le Jeune peut-il à bon droit poser en 1633 la question suivante : « Qui des Religieux qui ont été ici a jamais su parfaitement la langue d’aucune nation de ces contrées ? » Et l’auteur du monumental Dictionnaire général du Canada, un autre père Le Jeune, en viendra beaucoup plus tard à la même conclusion : « Le P. Le Caron est le seul, dit-il, qui a séjourné sept ans au Canada, dont il vécut quatre à Québec ; aucun récollet n’apprit suffisamment la langue des Montagnais, des Hurons, des Neutres, des Algonquins ; le père d’Aillon est le seul qui ait su l’idiome huron suffisamment ».

D’ailleurs, cette conclusion ne renferme aucun blâme, loin de là : la communauté manquait des moyens matériels ; les compagnies de marchands n’étaient point généreuses, et refusaient d’entretenir et de loger plus de six pères. Puis, les Récollets vinrent au Canada à l’époque des découvertes : le père Le Caron dit la première messe en Huronie lors du grand voyage de Champlain en ces régions ; et, avant de se mettre méthodiquement à la tâche, ne convient-il pas de l’examiner, d’en reconnaître l’étendue et les difficultés ?

De 1625 à 1629, les Jésuites se livrent de leur côté aux études linguistiques. Tout d’abord, les Récollets leur fournissent l’appoint de leurs ouvrages. Puis le père de Brébeuf hiverne dans la forêt, près de Québec, avec une tribu de Montagnais. Ses collègues songent à enrôler l’assistance des interprètes, mais sans y compter beaucoup : « car des truchements il ne faut rien attendre ». À la suite d’événements considérés comme providentiels, le père Lalemant se met à l’école de l’un d’eux : « Ce truchement n’avait jamais voulu communiquer à personne la connaissance qu’il avait de ce langage ».

Soit à Québec, soit en Huronie, les Jésuites poursuivent leurs études. Mais le plus brillant dans ce domaine, c’est à n’en pas douter le père de Brébeuf. Durant son séjour de trois années dans la Huronie, il réussit non-seulement à s’insinuer dans la bonne grâce des sauvages, mais encore à vaincre les difficultés linguistiques. Telles que rapportées par Champlain, voici les lamentations des Hurons au départ de ce religieux : « Il y a trois ans, disent-ils, que tu es en ces lieux pour apprendre notre langue… et maintenant que tu sais plus parfaitement notre langue qu’aucun qui soit jamais venu en ces lieux, tu nous délaisses… En effet, ce bon pére avait un don particulier des langues, qu’il apprit et comprit en deux ou trois ans : ce que d’autres ne feraient en vingt ».

Mais durant les quatre années qu’ils passent en Nouvelle-France, les Jésuites ne peuvent organiser leurs études sur une base solide.

Et la conquête survient. Cette interruption de trois années désorganise complètement la science des langues indiennes. Quelques interprètes et Français demeurent ; mais les Récollets ne reviennent pas. Et ainsi se trouvent perdues les connaissances que certains religieux de cet ordre avaient amassées, et qui possédaient une grande valeur.

Alors, en 1632, il faut reprendre toutes ces études à pied d’œuvre et reconstruire des fondations au toit. Dans une certaine mesure, le principal ouvrier de cette renaissance, c’est le père Paul Le Jeune, supérieur, pendant sept ans, des Jésuites du Canada.

Il se remet au travail lui-même, l’année de la remise du Canada à la France, et, durant une longue période, ce fut son cauchemar et sa principale occupation. Pour débuter, il ne possède qu’un petit Dictionnaire « écrit à la main » et « tout rempli de fautes ». L’auteur en est probablement le Père Charles Lalemant.

Ce petit rudiment ne donne point satisfaction au père Le Jeune ; et en 1632 même, le 12 octobre, après le départ des navires, il entreprend lui aussi de se mettre à l’école des naturels ; il visite des Montagnais, « cabanés à plus d’une grande lieue loin de notre maison », écrit le missionnaire. Parcourant un long détour « le long du grand fleuve Saint-Laurent », le père rencontre pour la première fois les difficultés imprévues de la forêt vierge, de la marée, des rochers, et il manque perdre la vie.

Enfin, il trouve ces bons Montagnais en pleine activité dans la gloire de l’automne canadien. Le missionnaire se promène parmi les wigwams ; on le reçoit très bien, on lui offre des anguilles en cadeau ; pour lui on en met rôtir avec « une petite broche de bois » piquée en terre auprès du feu. Malgré cette excellente réception, le religieux renonce tout de suite à ces pénibles voyages : le profit est trop léger.

L’homme indispensable, le professeur tout indiqué, il est là tout près et le père Le Jeune le guigne. Ce n’est autre que notre vieil ami Pierre Pastedechouan, dont le nom s’est un peu modifié, mais que les Récollets ont envoyé étudier en France, qui a reçu le baptême à Angers, et dont le parrain fut le prince de Guéméné ; autrefois, le père Le Caron l’a renvoyé à ses compatriotes, car il avait oublié sa langue maternelle après un séjour de cinq ans outre-mer. Maintenant, il sait les deux langues ; entre ses mains, repose une bonne clef du royaume linguistique.

Cependant, ce jeune homme a un peu mal tourné : il est devenu quelque peu sacripant et mauvais sujet, et ne veut point aider les Jésuites. Par bonheur, il mécontente monsieur de Caën à qui il s’est attaché, puis monsieur du Plessis-Bochart. Et sa femme l’abandonne. Rejeté de tous côtés, il ne lui reste plus bientôt d’autre ressource que les missionnaires. Et c’est là que l’attend le père Le Jeune : « Étant donc ainsi rebuté, dit-il, il se vint jetter entre nos bras qui n’étaient que trop ouverts pour lui ; et nous lui procurâmes un habit de Français ». Et sans perdre une minute, on se met au travail, on bûche ferme, on accomplit des progrès : « Je me mets à travailler sans cesse, dit le missionnaire, je fais des conjugaisons, déclinaisons, quelque petite syntaxe, un dictionnaire, avec une peine incroyable ». Et il remercie le ciel : où aurait-il pu trouver un professeur d’égale force ? Car « l’interprète ou truchement nommé Marsolet » refuse toujours de communiquer son savoir au père Le Jeune, comme il a refusé autrefois de le communiquer à Sagard, et pour semblable raison.

Et même avec le professeur, l’entreprise présente des difficultés : « Il m’a fallu, dit le père, avant que de savoir une langue, faire des livres pour l’apprendre, et quoi que je ne les tienne pas si corrects, si est-ce maintenant… que je me fais bien entendre aux Sauvages ». S’il s’est donné toute cette peine, c’est afin d’aboutir à un résultat pratique, la conversion des sauvages, et il se met à l’œuvre sans tarder : « J’ai recueilli, dit-il, et mis en ordre une partie de ce qu’il m’avait enseigné, et que j’avais écrit çà et là… Ayant donc rallié la plupart de mes richesses, je me suis mis à composer quelque chose sur le catéchisme, ou sur les principes de la foi ; et prenant mon papier en main, j’ai commencé à appeler quelques enfants avec une petite clochette ». Dix, quinze puis vingt bambins suivent bientôt ces leçons improvisées, récitent le Pater, puis le Credo ; ceux qui répondent le mieux reçoivent une écuellée de pois. « C’est un plaisir, ajoute le bon missionnaire, de les entendre chanter dans les bois ce qu’ils ont appris ; les femmes mêmes le chantent, et viennent par fois écouter par la fenêtre de ma classe qui nous sert aussi de réfectoire, de dépense, de tout. »

Au hasard des rencontres, le père Le Jeune explique ensuite les mystères de l’Incarnation, de la Rédemption, les principes du catholicisme. En balbutiant, il cause de tout. Par exemple, il rencontre une vieille grand’mère qui lui raconte la surprise « qu’eurent les sauvages voyant arriver le vaisseau des Français qui aborda le premier en ces pays-ci : ils pensaient que ce fût une île mouvante, ils ne savaient que dire des grandes voiles qui la faisaient marcher, leur étonnement redoubla voyant quantité d’hommes sur le tillac ».

Mais le supérieur des Jésuites ne se satisfait point facilement. « Le peu de progrès qu’il a fait, dit-il, il l’attribue au défaut de sa mémoire qui ne fut jamais bien excellente, et qui se va desséchant tous les jours ». Et son professeur l’abandonne. Alors, dans son ardeur d’apprendre vite et bien, il demande à son supérieur la permission de se démettre de ses fonctions qui lui prennent trop de son temps. « C’est un grand détourbier pour l’étude de la langue », dit-il, que d’exercer le ministère, d’écrire de longues relations, de recevoir des visiteurs, de voyager, etc. ; « moi qui suis sans livre, sans maître, mal logé, pourrai-je bien étudier avec un soin qui m’occupe quasi tout entier bien souvent ? » L’un de ses compagnons lui paraît beaucoup mieux doué que lui-même : « Ô l’excellent homme pour ces pays-ci, dit-il, que le père Brébœuf, sa mémoire très heureuse, sa douceur très aimable feront de grands fruits dedans les Hurons ».

L’inquiétude le saisit parfois : il connaît l’importance de la continuité dans ces études très longues ; autrement, comment aboutir à un savoir complet, à fond ? Il supplie ses supérieurs de lui envoyer des sujets bien doués ; il déplore « la disette de personnes qui entendent les langues… Donnez-nous, mon R. P. s’il vous plaît, des personnes capables d’apprendre les langues… Si par exemple, le Père Brébœuf et moi venions à mourir tout le peu que nous savons de la langue huronne et montagnaise se perdrait ».

En attendant, il ne néglige aucune occasion de se perfectionner. Le 16 août 1633, par exemple, « cherchant l’occasion de converser avec les Sauvages, pour apprendre leur langue, dit-il,…je me transportai delà le grand fleuve Saint-Laurent, dans une cabane de feuillages, et allais tous les jours à l’école dans celles des sauvages, qui nous environnaient ».

Mais il tombe bientôt malade, et il doit revenir à Québec. C’est alors que sa soif de savoir le montagnais en perfection l’entraîne dans sa plus difficile aventure : hiverner avec une tribu. « Car si je veux savoir la langue, il faut de nécessité suivre les Sauvages », se dit-il. Les Français qui ont voulu se former au rôle d’interprète, ou entreprendre le travail de missionnaire, n’ont-ils pas abouti à la même conclusion, depuis la fondation de Québec ?

Le Père Le Jeune se résout donc à les imiter. Mais alors que ses prédécesseurs dans cette carrière ardue n’ont laissé aucun mémoire détaillé de leurs expériences, ce jésuite rédige au jour le jour un Journal complet. Le parcourir, c’est se rendre compte du prix, en misères et en souffrances, que l’étude des idiomes sauvages a coûté aux premiers truchements et aux premiers religieux ; et c’est en même temps étudier le premier grand document sur les mœurs des nomades de la Nouvelle-France.

Après le départ des navires pour la France, le 18 octobre 1633, le père Le Jeune s’accointe donc avec un chef montagnais. Dès le début, il pose les conditions de son voyage : il accepte la présence, dans la tribu, de l’indien nommé l’Apostat, mais non celle du Sorcier ; le premier lui donnera des leçons de langue. Puis la bande passera l’hiver sur la rive nord du Saint-Laurent. Comme il fallait s’y attendre, aucune condition n’est remplie par la suite : l’Apostat n’enseignera rien qui vaille au missionnaire ; le Sorcier, toujours présent, entravera tous ses travaux d’évangélisation, et la tribu hivernera sur la rive sud.

Avant de partir, le missionnaire acquitte le prix de son passage : une barrique de galettes, un sac de farine, des épis de blé d’Inde, des pruneaux et des « naveaux ». Monsieur de Champlain veut donner à ces sauvages une haute idée du personnage qui les suit, et il leur recommande expressément lui-même de veiller sur leur hôte.

Et alors, vogue la galère ! Entassés dans une chaloupe et dans un canot, les nomades enfoncent leurs pagaies dans les eaux du fleuve. La première nuit, ils couchent à l’Île des Sauvages, plus bas que l’île d’Orléans. Et l’Apostat soulève immédiatement le plus beau des chahuts : il s’empare d’un barillet de vin que le missionnaire a emporté pour distribuer lui-même à ses compagnons en cas de nécessité ; il s’enivre, tombe dans l’eau d’où on le retire avec peine ; dans sa fureur, il brise et renverse le wigwam en construction, envoie promener crémaillère et chaudron. Irrité, son frère l’arrose copieusement d’eau presque bouillante mais sans réussir à le calmer. Découragé de ces batailles qui ne finissent point, le missionnaire désireux de tranquillité s’en va se coucher dans les bois en son « premier gîte à l’enseigne de la Lune », c’est-à-dire sans abri sur la tête et à même la terre froide d’automne. Le lendemain, afin d’éviter la répétition de scènes semblables, il tente de vider dans l’eau le reste du vin, mais les sauvages le supplient avec tant d’ardeur qu’il ne peut mettre son dessein à exécution.

Pagayant avec rapidité, les Indiens naviguent toute la journée, et ils abordent en pleine nuit dans une seconde île où ils se couchent à la hâte « abriez des arbres et du ciel ». Ils font halte ensuite dans l’île aux « Oyes Blanches », puis à l’Île « Malheureuse », ou les nomades doivent demeurer pendant une huitaine par suite du vent et des tempêtes qui manquent de briser les deux embarcations. Le 30 octobre, douze jours après le départ, ils viennent se jeter sur un grand rocher affreux ; l’existence devient plus dure car la neige « commence depuis trois jours à couvrir la terre d’un habit blanc ». Et le 1er novembre, le Sorcier rentre dans la compagnie de la petite troupe. Malgré la diminution alarmante des vivres, on festoie « comme si les animaux qu’ils devaient chasser eussent été rangés dans une étable » ; c’est dire qu’on ne ménage rien, qu’on jette tout dans la marmite, et que l’on s’empiffre avec énergie et continuité. Du même peuple, Champlain a déjà dit que lorsqu’ils ont des vivres : « ils ne mettent rien en réserve, et en font chère continuelle jour et nuit, puis après ils meurent de faim ».

Au cours du banquet, le missionnaire, pour se rendre aux demandes pressantes et amusées de ses compagnons, commence une harangue en la langue montagnaise qu’il sait déjà un peu : « Je me mis à discourir, dit-il, et eux à s’éclater de rire : eux bien aises de gausser, et moi bien joyeux d’apprendre à parler ».

Enfin, le 12 novembre, après les festins et les palabres, la tribu aborde la rive sud presque sans provisions et se jette dans la forêt. « Les sauvages, dit le missionnaire, passent l’hiver dedans ces bois, courant ça et là, pour y chercher leur vie… Nous avons fait dans ces grands bois, depuis le 12 novembre de l’an 1633 que nous y entrâmes jusques au 22 avril de cette année 1634 que nous retournâmes aux rives du grand fleuve de Saint-Laurent, vingt-trois stations, tantôt dans des vallées fort profondes, puis sur des montagnes fort relevées, quelques fois en plat pays, et toujours dans la neige ».

Au début, les naturels passent trois jours sur la rive d’un torrent ; et le père Le Jeune observe attentivement la construction du wigwam ou tente d’hiver, car il veut en rendre compte aux lecteurs des Relations. « Les femmes, dit-il, armées de haches s’en allaient ça et là dans ces grandes forêts couper du bois pour la charpente de l’hôtellerie ». Armés d’une pelle ou d’une raquette, les hommes pratiquent dans le même temps une excavation dans la neige ; sur les remblais, ils plantent ensuite les perches qui se rejoignent au sommet ; et sur cette charpente, ils déroulent les écorces. « Ne vous figurez pas, dit le père, que ces écorces soient jointes comme un papier collé sur un châssis : elles ressemblent souvent à l’herbe mille pertuis », et laissent voir étoiles et lune. On aura une idée complète de ces habitations en ajoutant ici quelques phrases de Sagard : « Les écorces de bouleau avec quoi, dit-il, ils cabanent ont environ de 8 à 9 pieds de longueur, et environ trois pieds de largeur, qu’ils portent roulées comme une peau de parchemin, ayant à chacun des deux bouts une baguette plate cousue qui les tiennent en état, et les empêchent de faire de faux plis ».

Durant les deux ou trois premiers mois, la tribu ne demeure jamais longtemps au même endroit. Tout d’abord, elle a épuisé ses provisions : « Nous nous vîmes en peu de temps sans pain, sans farine, et sans anguilles, et sans aucun moyen d’être secourus ». Alors, elle doit vivre uniquement du gibier qu’elle peut abattre dans un rayon de trois ou quatre lieues autour du campement. Mais le gibier est rare : on ne trouve que des castors, des porcs-épics et quelques lièvres. Et encore en très petit nombre. En conséquence, tous les trois ou quatre jours, à la veille de chaque déménagement, revient comme un refrain dans le Journal du père le Jeune, la phrase suivante : « Ne se trouvant plus de castors, ni de porcs-épics en nôtre quartier, nous tirâmes vers le pays ».

Le 20 du mois, tous sont « déjà réduits à une telle extrémité que je faisais un bon repas d’une peau d’anguille boucannée », dit le missionnaire. Et plus loin, il ajoutera : « La famine a été longtemps nôtre hôstesse », car les animaux sauvages tués étaient « en si petit nombre… que cela servait plutôt pour ne point mourir que pour vivre ».

Époque critique pour les Montagnais que celle qui va de la pêche à l’anguille, l’automne, à la chasse à l’élan, vers la mi-janvier, quand les neiges s’entassent, épaisses, sur tout le pays. Durant cette période, ils trouvent difficilement leur subsistance, ils meurent souvent de faim. Sagard, Champlain, les Jésuites, les voient revenir chaque année, « si maigres et défaits, qu’ils semblaient des anatomies, la plupart ne se pouvant soutenir ». Humbles, affamés, ils rôdent autour de l’Habitation ; ils s’emparent des charognes, des carcasses et des détritus ; ils mangent les nourritures les plus nauséabondes et les plus immondes pour prolonger leur existence. « Tous ces peuples pâtissent tant que, quelquefois, ils sont contraints de vivre de certains coquillages, et manger leurs chiens et peaux, dequoi ils se couvrent contre le froid ». Parmi tous les Indiens de l’Amérique du Nord on n’en trouve peu à cette époque dont les conditions économiques et les facultés mentales assurent plus vite l’extinction graduelle.

Le 28 novembre, les nomades changent l’emplacement du camp pour la troisième fois. Une femme malade que l’on transportait depuis le début disparaît soudainement à cette étape ; le missionnaire va aux nouvelles : il s’était intéressé à elle, lui avait offert quelques consolations et quelques soins, avait tenté de l’instruire. On ne lui donne que des réponses équivoques. Tuée ? Morte de mort naturelle ? Il ne saurait affirmer avec exactitude. Aussi, comment transporter des malades au cours de tels déménagements ?

Après la criée du chef, les femmes secouent, le matin, les écorces des wigwams pour en faire tomber la neige et la glace ; elles les enroulent ensuite avec soin. On entasse le plus de bagage possible sur les traînes très longues et très étroites ; on ajuste le reste sur son dos. Hommes, femmes, enfants sont chargés comme des mulets. Puis on se met en marche. Comme on ne chasse point ce jour-là, on n’a absolument rien à se mettre sous la dent : « c’était pour nous un jour de jeûne aussi bien qu’un jour de travail ». Pour se rendre compte de la nature de cette marche, il n’y a qu’à se représenter la forêt canadienne, en hiver ; arbres pressés, broussailles épaisses, troncs renversés, cailloux et pierres de toutes les dimensions. « De vous dépeindre la difficulté des chemins, dit le père Le Jeune, je n’ai ni plume, ni pinceau qui le puisse faire. Il faut avoir vu cet objet pour le connaître et avoir goûté de cette viande pour en savoir le goût ; nous ne faisons que monter et descendre ». S’il neige avec abondance, s’il règne un grand froid, souffrances et fatigues deviennent bientôt intolérables ; par temps de dégel, on s’enfonce, les raquettes se chargent de neige et alourdissent les pieds : alors « nous ne faisons pas de longues traites », dit le missionnaire.

L’existence dans le campement ne comporte point de consolation. Bien vite, les avenues qui mènent aux wigwams sont parsemées d’immondices sans nom ; et les branches de sapin étendues à l’intérieur, pour recouvrir le sol et la neige, ressemblent à une litière à pourceaux.

Puis la fumée, cette fumée qui a failli rendre aveugle le père Dolbeau, assaille les habitants : « La fumée, dit le père Le Jeune, je vous confesse que c’est un martyre : elle me tuait… il fallait mettre la bouche contre terre pour pouvoir respirer… les yeux me cuisaient comme feu… ils me pleuraient ou distillaient comme un alambic… nous saisissait à la gorge, aux narines et aux yeux ». Pas d’autre recours que de sortir dehors au froid, et de rentrer quand on est transi.

Dans ces abris trop étroits, quelle posture prendre ? « Il faut être toujours couché ou assis sur la plate terre », dit le père Le Jeune ; il faut s’adosser à la neige ; et, même alors, le feu se trouve trop rapproché ; pour peu que les flammes s’élèvent, la situation devient vite intolérable. Ce foyer « me rotissait parfois et me grillait de tous côtés » ; et si l’ardeur s’en éteint, le froid tombe sur les épaules, glacial et soudain. D’autre part, dans ces asiles encombrés, les nombreux chiens rapaces, toujours en mouvement, se promènent sans cesse ; pour peu que la famine sévisse, ils dépensent leur nuit dans une quête sans fin parmi les dormeurs.

Quant à la nourriture, elle est infecte ; un estomac solide seul peut s’y habituer. « Ils ne salent ni leurs bouillons, ni leurs viandes, dit le père, et… la saleté même fait leur cuisine. Je ne pouvais manger leur salmigondis, je me contentais d’un peu de galette et d’un peu d’anguille boucannée. » En un autre passage, le missionnaire trace le tableau suivant, plus complet : « L’avenue de leurs cabanes, dit-il, est une grange à pourceaux. Jamais ils ne balayent leur maison. Pour leur manger, il est tant soit peu plus net que la mangeaille que l’on donne aux animaux, et non pas encore toujours… Je les ai vus cent fois patrouiller dans la chaudière, où était nôtre boisson commune, y laver leurs mains, y boire à pleine tête comme les bêtes, rejeter leurs restes là-dedans… y fourrer des bâtons demi brûlés et pleins de cendre, y plonger leur vaisselle d’écorce pleine de graisse, de poils d’orignaux, de cheveux, y puiser de l’eau avec des chaudrons noirs comme la cheminée ; et après tout cela, nous boirons tous de ce brouet, noir comme de l’ambroisie… Ils rejettent là-dedans les os qu’ils ont rongés ». Champlain et Sagard peuvent ajouter de nombreux détails savoureux sur ce chapitre. Tous les deux parlent de quartiers de viande posés par terre, solidement maintenus avec les pieds pour les couper ou les hacher plus facilement, de charognes jetées dans les chaudières et qui empestent l’air à des centaines de pieds à la ronde.

Pour un homme blanc, cette existence renferme de dures privations ; en un mot, « une âme bien altérée de la soif du Fils de Dieu, je veux dire des souffrances, trouverait ici dequoi se rassasier » ; elle supporte tout sans se laisser rebuter par rien, « ni le froid, ni le chaud, ni l’incommodité des chiens, ni coucher à l’air, ni dormir sur un lit de terre, ni la posture qu’il faut toujours tenir dans leurs cabanes, se ramassant en peloton, ou se couchant, ou s’assoyant sans siège, et sans matelas, ni la faim, ni la soif, ni la pauvreté et saleté de leur boucan… »

Malgré toutes les souffrances, la tribu continue de s’enfoncer dans la forêt : le 3, le 6, le 20 décembre marquent autant d’étapes. Au cours de celle du 6, le père Le Jeune perd le sentier, et il s’égare : « Je crie, dit-il, j’appelle, dans ces grands bois, personne ne répond ; tout est dans un profond silence, les arbres mêmes ne faisaient aucun bruit ». Bientôt le désespoir l’envahit, mais « la dernière chose que l’homme quitte, c’est l’espérance, je la tenais toujours par un petit bout ». Enfin, après une journée de marche à l’aventure par une température glaciale, il se retrouve le soir, heureux de réintégrer même un misérable gîte.

Le 20 décembre, il faut « décabaner durant la pluie et déloger à petit bruit sans déjeuner ». Pour vingt personnes, les chasseurs ne rapportent qu’un porc-épic et un lièvre. Bientôt le missionnaire doit manger de petits bouts d’arbres, des rognures de peau, des raclures d’écorce. Du désespoir, il compose des oraisons en langue montagnaise qu’il demande à toute la tribu de réciter ; les Indiens promettent de se renseigner fidèlement sur le catholicisme s’ils tuent du gibier. Car la situation est si désespérée que l’on appréhende une débandade comme il s’en produit parfois en temps de famine : les sauvages alors « jouent pour ainsi dire à sauve-qui-peut, ils jettent leurs écorces et leur bagage, ils abandonnent les uns les autres, c’est à qui trouvera de quoi vivre pour soi ». Partout, c’est la même disette : les bandes des alentours souffrent également de la faim.

Enfin, les chasseurs tuent un orignal, et l’on pose le campement tout à côté ; mais cette aubaine ne dure guère. Le 4 janvier, un Iroquois condamné au supplice, puis gracié autrefois, ne revient pas le soir : nul doute, il a succombé à la faiblesse et à la faim.

Ainsi vont les Indiens se traînant d’une maigre pitance à l’autre. Et le 29 janvier, ils commencent leur retraite : « Voilà le terme de notre pèlerinage, dit le père, nous commencerons dorénavant à tourner bride et à tirer vers l’île où nous avons laissé notre chaloupe ». Maintenant, enfin, les neiges sont profondes et les chasseurs peuvent s’attaquer à l’orignal avec quelque chance de le tuer : la famine a pris fin. Car cette chair abondante, on la transformera en « boucan dur comme du bois et sale comme les rues ».

Sous la plume du père Le Jeune, le procédé que les Indiens emploient ne manque pas de pittoresque : « Ils vous jetteront par terre tout un côté d’orignal ; ils le battent avec des pierres ; ils marchent dessus, le foulent avec leurs pieds tout sales ; les poils d’hommes et de bêtes, les plumes d’oiseaux… la terre et la cendre : tout cela s’incorpore avec la viande, qu’ils font quasi durcir comme du bois à la fumée ». Mais enfin, c’est de la nourriture ; on dort en paix et surtout l’on pétune. « L’affection qu’ils portent à cette herbe, dit le missionnaire, est au delà de toute croyance, ils s’endorment le calumet à la bouche, ils se lèvent parfois la nuit pour pétuner, ils s’arrêtent souvent en chemin pour le même sujet, c’est la première action qu’ils font rentrant dans leurs cabanes. »

Le père Le Jeune ne peut digérer le boucan : « Passant de la famine dans la bonne nourriture, dit-il, je me portai bien ; mais passant de la chair fraîche au boucan, je tombai malade, et ne recouvrai point entièrement la santé que trois semaines après mon retour en nôtre petite maisonnette ». À partir de ce moment, il se traîne d’un gîte à l’autre plus qu’il ne marche, et il croit souvent qu’il n’atteindra pas le fleuve.

Le 1er avril, la tribu quitte un lac ; et dès lors, dit le missionnaire, « nous tirâmes à grande erre vers nôtre rendez-vous ». Celui-ci est encore éloigné, on se hâte, le missionnaire est à bout ; mais « la nature, dit-il, a plus de force qu’elle ne s’en fait accroire, je l’expérimentai en cette journée en laquelle j’étais si faible que m’assoyant… sur la neige pour me reposer, tous les membres me tremblaient non pas de froid, mais par une débilité… »

Le 4 avril, les Indiens atteignent enfin le fleuve, et le 5, leur chef prend une mesure d’urgence : transporter son hôte à Québec le plus tôt possible ; alors il s’embarque avec le père Le Jeune et l’Apostat dans le petit canot d’écorce abandonné là l’automne précédent.

À ce moment commence une autre odyssée aussi dramatique que la première. Au départ, les voyageurs doivent se frayer une route à travers une glace toute mince ; l’écorce du canot se coupe, il faut diriger l’embarcation vers le rivage et en même temps la vider à pleins seaux. Puis vent et marée accumulent sur la route des champs de banquises ; à plus d’une reprise, les trois hommes doivent sauter d’un glaçon sur l’autre, traîner l’embarcation sur de longues distances, la lancer à l’eau plus loin, se faufiler par les ouvertures, risquer à toute minute de voir le frêle canot écrasé. Et la nuit, on couche ici et là, au hasard, sur la terre humide et froide d’une île, sans abri d’aucune sorte. Pour un malade, le régime ne manque pas de dureté.

Enfin, un matin, après de nombreuses mésaventures, « le soleil paraît beau, l’air serein, les vents s’apaisent, les vagues cessent, la mer se calme ». Vite, le missionnaire se met à la recherche de ses compagnons qui l’ont abandonné pour la chasse ; mais, de leur côté, ceux-ci ont noté le changement de température : « je vis mes gens courir comme des cerfs sur l’orée du bois, tirant vers moi ». Les voyageurs sautent dans le canot, ils hissent la voile, ils avironnent de toute leur force : « nôtre petit vaisseau d’écorce fendant les ondes d’une vitesse incomparable », ils atteignent la pointe de l’Île d’Orléans vers les dix heures du soir. Ils n’ont point mangé de tout le jour. Maintenant la marée s’écoule, et ils attendent près d’un bon feu le moment propice pour franchir les deux autres lieues. Et, « sur le minuit, le flot retournant, nous nous embarquâmes, la lune nous éclairant, le vent et la marée nous faisaient voler ».

Les Indiens dirigent le canot vers l’embouchure de la rivière Saint-Charles afin d’y entrer et de déposer le missionnaire à la porte même de Notre-Dame des Anges. Mais la débâcle n’a pas encore eu lieu ; bien plus, « nous voulûmes approcher du rivage, mais le vent y avait rangé un grand banc de glaces, qui se choquaient les unes les autres, nous menaçaient de mort si nous abordions ». Alors le canot doit tourner court, refouler courant et marée, vagues et vent ; la tempête souffle du nord-est. À l’avant du frêle esquif, debout, le chef cherche passage, repousse les glaçons. On double le Sault-au-Matelot, mais non sans risquer sa vie, on longe le rivage, on se rend jusque vis-à-vis du fort, cherchant « un petit jour ou une petite éclaircie » afin d’aborder. Enfin on en trouve un « où les glaces ne branlaient point pour être à l’abri du vent ». Le chef saute sur la banquise, de même que l’Apostat. Le missionnaire hésite : « les glaces étaient si hautes et si épaisses sur le rivage qu’à peine y pouvais-je atteindre avec les mains » ; mais enfin il se cramponne au pied du chef, il saisit de l’autre main une pointe de glace, et il grimpe en sûreté à son tour. Les deux Indiens soulèvent le canot, le hissent et l’on se congratule : « Mon grand ami, nous avons pensé mourir ».

L’aventure tire à sa fin. « Étant échappés à tant de périls, dit le missionnaire, nous traversâmes notre rivière sur la glace, qui n’était pas encore partie ; et sur les trois heures après minuit, le dimanche de Pâques fleuries, 9 d’Avril, je rentrai dans nôtre petite maisonnette, Dieu sait avec quelle joie de part et d’autre, je trouvai la maison remplie de paix et de bénédiction, tout le monde en bonne santé… Monsieur le Gouverneur, sachant mon retour, m’envoya deux des principaux de nos Français pour s’informer de ma santé… l’un des chefs de l’ancienne famille du pays accourut aussi pour se réjouir de mon retour ».

Après ce récit, le bon père n’a pas besoin d’insister sur « les grands travaux qu’il faut souffrir en la suite des Sauvages ». Mais, en même temps, il supplie les futurs missionnaires « de ne point prendre l’épouvante », car lorsque l’on aura bien réduit les langues indiennes en dictionnaires et grammaires, ces courses deviendront inutiles.

D’ailleurs, le père Le Jeune aurait pu intituler ce chapitre des Relations : « Peines et misères perdues », car durant cet hiver, à jamais mémorable pour lui, l’Apostat qui devait être son principal professeur refusa presque absolument de lui donner aucune leçon ; et le Sorcier, dont il avait redouté la présence, occupa une bonne partie de son temps à couvrir de brocards le missionnaire qui ne pouvait se défendre facilement, puisqu’il ne commençait qu’à balbutier le montagnais.

Mais le religieux ne se laisse pas abattre. Sa pensée peut se résumer sous la forme suivante : nous sommes venus dans la Nouvelle-France pour convertir les Indiens ; « c’est tout notre trafic en ce Nouveau-Monde, toute la manne que nous cueillons en ces déserts » ; mais, pour exécuter ce dessein, il faut avant tout savoir les idiomes sauvages ; alors aucun échec ne peut imposer le découragement.

En sa qualité de supérieur, le père Paul le Jeune veille lui-même à l’exécution de ses grands projets. Voici ce qu’il dit au printemps de l’année 1633, des pères Brébeuf, Daniel et Davost qui ont hiverné à Québec : « Ils ont bien étudié à la langue huronne ; j’ai tenu la main qu’ils ne fussent point divertis de cet exercice ». Lorsque l’habitation des Trois-Rivières se construit, il s’y rend avec le père Buteux et il dit : « Nous étudierons là la langue, quoiqu’avec moins de commodité qu’à Québec ».

La langue montagnaise devient bien vite sa spécialité. Il se transforme en professeur pour l’enseigner à ses collègues ; il la parle avec facilité. Mais il éprouve souvent « la difficulté de cette langue qui n’est pas petite ». Même en 1635, il écrira les phrases suivantes : « Outre cela, une partie de nous étudie fort et ferme la langue, occupation qui sera un jour d’autant plus utile, qu’elle est maintenant épineuse. Nous visitons encore les Sauvages, et, par nos bégayements, nous tâchons de jeter dans leurs âmes » les principes du christianisme ; « si nous avions la connaissance des langues, je crois que la foi prendrait de grands accroissements » ; les missionnaires ne peuvent « encore pleinement instruire les barbares ». Mais quand ce religieux parle ainsi, il songe aux subtilités du langage, à la perfection, difficile à acquérir, car il ajoute plus loin ce qui suit : « quelques-uns d’entre nous ont une assez grande connaissance de leur langue pour les instruire ».

Ces études présentent de nombreuses difficultés. Ainsi, il faudrait enrichir les idiomes indiens : « tous les mots de piété, de dévotion, de vertu ; tous les termes dont on se sert pour expliquer les biens de l’autre vie ; le langage des théologiens, des philosophes, des mathématiciens, des médecins, en un mot de tous les hommes doctes ; toutes les paroles qui concernent la police et le gouvernement d’une ville, d’une province, d’un empire ; tout ce qui touche la justice, la récompense et le châtiment, les noms d’une infinité d’arts, qui sont en notre Europe… ; toutes les paroles, tous les termes, tous les mots et tous les noms qui touchent ce monde de biens et de grandeurs, doivent être défalqués de leurs dictionnaires ; voilà une grande disette ». Mais à côté de cette pauvreté, ces langues ont une abondance de noms propres, de verbes absolus, de verbes différents pour exprimer l’action sur une chose animée ou sur une chose inanimée ; elles possèdent « une infinité de mots qui signifient plusieurs mots ensemble ». Enfin, c’est toute une série de difficultés qu’elles posent devant celui qui les apprend sans guide et sans maître.

À l’autre extrémité de la Nouvelle-France alors connue, en Huronie, c’est le père de Brébeuf qui assume, dès 1633, la direction des missions et des études linguistiques. Sur ce dernier sujet, il entretient les mêmes idées que son supérieur, et, de plus, il possède le don des langues. À son retour au Canada, après une absence de trois années, il peut encore haranguer devant les conseils des Hurons. Mais, lui aussi, ne se contente pas de peu.

Au cours de la première Relation huronne qu’il rédige lui-même, voici ce qu’il dit : « Nous nous sommes employés en l’étude de la langue… Les pères Davost et Daniel y ont travaillé par-dessus tout. Ils y savent autant de mots que moi, et peut-être plus. Mais ils n’ont pas encore la pratique pour les former et assembler promptement… Pour moi, qui y fais la leçon à nos Français, si Dieu ne m’assiste extraordinairement, encore me faudra-t-il aller longtemps à l’école des Sauvages : telle est la fécondité de leur langue. Cela n’empêche pas que je n’entende quasi tout ce qu’ils disent, et que je ne leur fasse assez comprendre mes conceptions, même dans l’explication de nos plus ineffables mystères ». Dès le premier hivernement, il réunit les Hurons pour leur enseigner le catéchisme, chanter des prières traduites, écouter des sermons et des instructions. Très régulièrement c’est une routine qui s’établit.

Et les considérations générales abondent en même temps. « Il y a vingt bourgades, qui disent environ trente mille âmes, sous une même langue, et encore assez facile à qui a quelque maître. Elle a distinction de genres, de nombre, de temps, de personnes, de modes, et en un mot très parfaite et très accomplie, contre la pensée de plusieurs. Ce qui me réjouit, c’est que j’ai appris que cette langue est commune à quelque douze autres nations toutes sédentaires et nombreuses. »

Sur ce sujet, il entretient les mêmes idées que son supérieur, et, en plus, il possède le don des langues. À son retour au Canada, après une absence de trois années, il peut haranguer encore devant les conseils des Hurons. Mais lui aussi ne se contente pas de peu.

Au cours de la première Relation huronne qu’il rédige lui-même, voici ce qu’il dit : « Nous nous sommes employés en l’étude de la langue… Les pères Davost et Daniel y ont travaillé par-dessus tous. Ils y savent autant de mots que moi, et peut-être plus. Mais ils n’ont pas encore la pratique pour les former et assembler promptement ».

Quelques années plus tard, en 1639, le père Jérôme Lalemant exposera la politique de la Société de Jésus sur cette importante question : « Nous fûmes contraints, dira-t-il, d’arrêter au commencement en un petit coin de pays ; où on a forgé les armes nécessaires à la guerre, je veux dire qu’on s’y est étudié à la connaissance et usage de la langue, et qu’on y a commencé à la réduire en préceptes, en quoi il a fallu être à soi-même et maître et écolier tout ensemble, avec une peine incroyable, et de là au bout de trois années, on est venu, pour ainsi parler, enseigne déployée au bourg d’Ossossane, un des plus considérables de tout le pays ; en l’année d’après au bourg de Teanaustayé le principal de tous ». Et c’est ainsi tout le temps : en arrière de chaque effort, on devine la pensée réfléchie qui coordonne, organise, dirige, établit des plans mûrement étudiés.

Non, il n’est pas facilement satisfait ce père de Brébeuf. La Relation de 1635 contient la plainte suivante, par exemple : « Faute d’avoir une pleine connaissance de la langue, nous n’avons pas encore bien commencé à déployer les grandeurs de nôtre croyance » ; mais, pendant ce temps-là, on baptise, on prêche, on convertit, on sauve des âmes. Naturellement, les Jésuites veulent élever de solides et larges fondations linguistiques ; ils se tiennent en face d’une œuvre de longue haleine et l’entreprennent dans l’esprit qu’il faut, avec sang-froid et méthode.

Autrement, ces religieux n’auraient pas réussi, eux non plus. Car, malgré toutes les études et tous les travaux, n’est-ce pas en 1637 que la père Le Mercier écrira du père Daniel qu’il n’y a que « lui qui pût, après le R. Père Jean de Brébeuf, nôtre Supérieur, se démêler aisément en la langue ».

Les autres Jésuites, ils nourrissent simplement l’espérance à cette époque que Dieu leur « dénouerait bientôt la langue ». Ignorance fort relative d’ailleurs, car ils visitent les cabanes l’une après l’autre, et répandent la bonne parole : « Au reste les discours n’étaient pas bien longs, il faut apprendre à mettre un pied devant l’autre, avant que de marcher ».

Le père de Brébeuf est lui-même un excellent professeur pour ses élèves ; il consacre une partie de son temps et de son talent à leur communiquer ses connaissances. En voici un témoignage : « Depuis environ le 20 de février jusques à la semaine de la Passion nôtre principal emploi fut l’étude de la langue. Le P. S. (père supérieur) nous avait déjà composé quelques discours qui nous avaient grandement façonnés dans l’instruction des Sauvages, et pendant le carême il nous a expliqué quelques Catéchismes que Louis de Ste-Foy nous avait tournés l’an passé sur le mystère de la vie, mort et passion de N. S. qui nous ont encore grandement aidé nommément en ce point. Nous avions dessein de travailler cette année au Dictionnaire, mais Dieu nous a mis dans la nécessité de nous contenter de ce que nous avions ; on n’a pas laissé… de faire un grand progrès en la langue, de sorte que maintenant s’il est question de faire quelques petites courses pour visiter et instruire quelque sauvage, le P. S. trouve des personnes toutes disposées à partir, et il n’y en a pas un de nous autres qui ne se tienne heureux d’aller coopérer au salut de quelque âme… Nous n’avons point de plus grande consolation que de vaquer à cette étude, ce sont nos entretiens les plus ordinaires, et nous recueillons tous les mots de la bouche des sauvages comme autant de pierres précieuses pour nous en servir par après à faire éclater à leurs yeux la beauté de nos S. Mystères. Depuis peu le P. S. a trouvé de belles ouvertures pour distinguer les conjugaisons des verbes, en quoi consiste tout le secret de la langue, car la plupart des mots se conjuguent, tant plus on ira avant, on ira toujours découvrant de nouveaux pays ».

En 1639, dix jésuites résident en Huronie ; sept parlent déjà bien l’idiome de la population ; et les trois autres, deux ou trois mois après leur arrivée, peuvent tenir école. Comment ces derniers sont-ils parvenus à cet extraordinaire résultat ? C’est qu’on a « réussi à réduire cette langue en préceptes, et en faciliter l’entrée à ceux qui viennent de nouveau ». Tous les jours, les Jésuites se réservent un certain espace de temps pour l’étude en commun des problèmes linguistiques, des méthodes à suivre pour convertir les Indiens et accélérer l’œuvre d’évangélisation. De cette façon, la foi accomplit de plus rapides progrès et la science des langues avance vite.

Et les missionnaires connaissent la valeur de leurs travaux. Car, au plus fort de l’épidémie qui sévit chez la nation huronne, quand tous les esprits sont montés contre les missionnaires, qu’on les représente comme les auteurs de la maladie, qu’on leur prépare des tourments, que l’on débat dans les conseils la question de savoir si on les tuera, ces hommes, résignés au martyre, pensent avant tout « de mettre en lieu d’assurance le Dictionnaire » et tout ce qu’ils savent de la langue. Car la langue, c’est le moyen premier, c’est l’instrument indispensable.

D’ailleurs, chez les Jésuites de la Huronie comme chez ceux de Québec, même familiarité des missionnaires avec les Indiens : ils vivent du matin au soir, presque sans interruption, avec leurs fidèles ; leur cabane, comme ils disent, est toujours ouverte et toujours remplie ; et ils visitent continuellement les bourgs, passant d’un foyer à l’autre, avec amour et bonté de cœur. Dans ces conditions, la langue s’apprend vite et bien. Cette familiarité extrême règne même pendant les cérémonies religieuses. Frappés par une idée, un sentiment, des auditeurs se lèvent et ils supplient la jeunesse d’écouter ou de pratiquer ce que le prédicateur dit ; ou bien, détail piquant, ils suggèrent le mot juste, l’expression exacte qui ne se présentaient point sur les lèvres du religieux.

On peut donc dire que les Jésuites, vers 1640, ont approfondi leur sujet : langue montagnaise, langue huronne, et qu’ils possèdent très bien les deux. Un bon nombre d’ouvriers évangéliques parlent alors et prêchent avec facilité ; des dictionnaires, des grammaires sont en voie d’élaboration. Et, en mettant sous une forme permanente le résultat de leurs recherches et de leur travail, les missionnaires donnent ainsi une espèce de pérennité à la science qu’ils ont acquise.


Léo-Paul DESROSIERS.
FIN