Texte établi par Édition de l’A C-F,  (p. 78-89).

VIII


Drues comme grêle, les années mauvaises tombent maintenant sur la Nouvelle-France. En 1627, à l’automne, un nouveau double meurtre, commis à La Canardière, aux portes de Québec, répand de l’émoi dans toute la colonie et refroidit les relations entre Indiens et Français. La sommation des Kirke vient au commencement du mois de juillet 1628. Puis c’est la défaite de la flotte de Roquemont qui transporte non seulement les marchandises de traite et les vivres, mais encore les colons, les commis, le matériel de la nouvelle et puissante Compagnie des Cent-Associés.

Des Hurons descendent pour la traite annuelle ; une vingtaine de canots accompagnent, par exemple, le Père Joseph de la Roche d’Aillon qui revient « haslé, maigre et défait » ; d’autres surviennent plus tard et se rendent aussi à Québec. Dans le bas du fleuve, les Anglais râflent toutes les fourrures et tous les navires, tant français qu’étrangers.

En 1629, les Hurons ramènent les Français qu’ils ont conduits dans leur pays l’année précédente. Au moment où ils « délibèrent de s’en retourner avec si peu de marchandises qu’ils avaient apporté, pensant trouver de quoi traiter », trois navires anglais mouillent devant le Fort, et c’est l’immédiate capitulation.

Après la prise de Québec, les Anglais troquent environ cinq mille peaux de castor soit avec les Hurons, soit avec les Montagnais des alentours : dans le magasin et ensuite dans le navire d’Émery de Caën, capturé près de la Malbaie, ils en saisissent de trois à quatre mille autres.

Les Anglais ne croient pas que leur conquête soit définitive, mais, en attendant, ils bénéficient des avantages faciles de la colonie. Les Français, qui se renseignent avec exactitude, apprennent qu’en 1630 les Kirke ont dépêché « deux vaisseaux, l’un du port de deux cent cinquante tonneaux et l’autre de cent… Ils avaient rapporté pour trois cent mille livres de pelleteries ». Comme autrefois les Français, ils ont dû se défendre contre les contrebandiers.

Mais l’année suivante, en 1631, se développe soudain une situation beaucoup plus compliquée : les Français croient que les négociations pour la remise de la Nouvelle-France sont très avancées, et ils expédient des vaisseaux dans les eaux canadiennes. Messieurs les directeurs de Paris et de Rouen nolisent deux navires : le premier à destination de Miscou pour « faire leur traite avec les habitants du Pays » ; un autre se rend au Cap-Breton, et une « pinasse d’environ vingt tonneaux » est placée sous les ordres d’un officier du nom de Sainte-Croix et envoyée à « Tadoussac pour traiter avec les sauvages ».

Cette entreprise tourne mal. Michel Gallois, capitaine de l’un des bâtiments, se présente à Miscou et il y découvre deux navires basques : « l’un de Deux cent cinquante, et l’autre de Trois cents tonneaux, et une barque d’environ Trente-cinq tonneaux ». Il s’arroge immédiatement le droit de visite. L’un des capitaines possède des papiers bien en règle ; l’autre, non. Alors Michel Gallois se saisit des deux navires sans hésiter, lui dont les droits sont assez problématiques. Bientôt les Basques se liguent et, à la suite de diverses péripéties, le navire français, après avoir été le geôlier, devient le prisonnier.

Juste à ce moment, survient Sainte-Croix, le capitaine de la pinasse envoyée à Tadoussac. Il raconte son aventure : en route, il a rencontré des Anglais « qui lui avaient ôté ses pelleteries, et lui avaient donné un mot d’écrit de la qualité et quantité, afin de n’être point obligés à en rendre davantage, attendu le traité de paix entre les deux Couronnes ». Thomas Kirke en personne a exécuté la saisie.

En arrivant à Miscou, le malheureux capitaine tombe sur les Basques qui dominent la situation ; ceux-ci lui enlèvent munitions, armes et voiles, afin de ne rien redouter de sa part ; un peu plus tard, ils lui remettent ses voiles et le laissent aller.

En vrais pirates de la mer, ces Basques persuadent ensuite aux Indiens que les Français empoisonneront l’eau pour les supprimer. Cette ruse grossière remporte plein succès : les Indiens attaquent une chaloupe française qui se dirige vers la terre ferme pour traiter ; ils la pillent et tuent un matelot ; de leur côté, les Français tuent une couple d’Indiens ; « et ainsi voilà les Français mal traités des Anglais, des Basques, et encore des Sauvages ». Mais ils réussissent tout de même à pêcher et à traiter un peu.

Cet incident de l’année 1631 montre l’importance de Miscou comme lieu de traite. Pendant un certain temps, un comptoir y existe. Les Indiens de la baie des Chaleurs viennent y troquer leurs fourrures.

Mais la liste des mésaventures françaises, pour l’année 1631, n’est pas close encore. Muni d’un congé du cardinal de Richelieu lui-même, un vaisseau du sieur de Caën s’éloigne des côtes de la France « pour aller audit pays y faire la traite, icelle présente année seulement… pour le rédimer de pertes qu’il remontrait avoir souffertes ». Émery de Caën s’embarque comme capitaine du « Don-de-Dieu », et il part avec l’ordre formel de monter jusques à Québec, et au-dessus s’il pouvait, pour faire sa traite avec les sauvages des Hurons ». Il semble qu’on reconnaît bien là l’audace du Cardinal.

Émery de Caën remonte le fleuve jusqu’à la tête de l’île d’Orléans. De là, il envoie porter copie de son congé au capitaine Louis Kirke par « Jacques Cognard, sieur de l’Espinay ». Des pourparlers ont lieu entre Anglais et Français ; « et ayant parlé par plusieurs fois audit sieur Gouverneur et aux commis de la compagnie d’Angleterre, pour nous accorder pour faire la traite par ensemble pour éviter aux désordres qui eussent pu arriver », les Kirke acceptent cette proposition, et « ils lui accorderaient de faire sa traite concurremment avec eux », et de décharger ses marchandises. Voilà donc mon jeune De Caën d’accord avec les Anglais ; il prend contact avec la population française demeurée au pays ; il écoute un récit fidèle des événements qui se sont déroulés depuis 1629 ; il attend les sauvages.

Bientôt, trois navires anglais sont mouillés en face de l’Habitation. Mais les Indiens ne se présentent qu’en petit nombre : la traite manque d’abondance. Puis les Hurons arrivent, et les Anglais changent d’idée : « leur profit particulier leur fut en plus singulière recommandation que celui d’Émery de Caën, auquel ils dirent qu’il devait se résoudre à ne faire aucune traite, puisqu’il n’y en pouvait avoir assez pour eux, lui accordant de décharger ses marchandises dans le magasin de l’habitation, et y laisser un commis ou deux pour les lui garder, et les traiter durant l’hiver à son bénéfice » ; ils montrent aussi un ordre des chefs de leur compagnie défendant de troquer des fourrures à toute personne autre que leurs commis et associés. En attendant, ils postent des gardes sur le « Don-de-Dieu » afin d’assurer l’exécution de leur décision. Quand la traite est terminée, les quatre navires redescendent le fleuve de compagnie, et bientôt celui d’Émery de Caën, plus rapide, devance les autres. Ce traitant retrouvera, l’année suivante, les articles de traite qu’il a laissés à Québec sous la garde d’un commis.

En 1632, les Français reprennent possession du Canada. Mais l’Angleterre réserve à ses navires, pour cette année-là, le droit de pratiquer le commerce des fourrures dans le Saint-Laurent. Les De Caën le partagent avec eux afin de s’indemniser des pertes qu’ils prétendent avoir subies. Mais ils transportent à leurs frais les hommes qui reprendront possession de l’Habitation. Les postes de traite demeurent les mêmes.

Parmi les passagers que ramènent les navires, se trouve le Père Paul le Jeune, supérieur des Jésuites, et, dans ses relations, il fournira de nombreux renseignements sur la traite. Champlain ne revient pas tout de suite : il n’arriva que l’année suivante, quand la Compagnie des Cent-Associés reprendra la direction des affaires.

Après la remise de la Nouvelle-France, les deux premières traites ont lieu à Québec. Aussitôt, les sauvages commencent de reparaître en nombre. Car « les Anglais, dit Charlevoix, dans le peu de temps qu’ils avaient été les Maîtres du Pays, n’avaient pas su y gagner l’affection des Sauvages… Tous s’étaient trouvés un peu déconcertés, lorsqu’ayant voulu prendre avec ces nouveaux venus les mêmes libertés, que les Français ne faisaient aucune difficulté de leur permettre, ils s’aperçurent que ces manières ne leur plaisaient pas. Ce fut bien pis encore au bout de quelque temps, lorsqu’ils se virent chassés à coups de bâton des maisons, où jusque-là, ils étaient entrés aussi librement que dans leurs cabannes… Rien ne les a dans la suite plus fortement attachés à nos intérêts que cette différence de manières et de caractères des deux Peuples ».

Dès cette année 1632, le Père Paul le Jeune assiste à l’approche de cinquante canots hurons : c’est un bon commencement. Les Français réorganisent bien vite toute l’affaire. Mais en attendant ces grands développements, le religieux note tout de suite l’un des plus mauvais aspects de ces foires annuelles : « et de fait depuis que je suis ici, dira-t-il, je n’ai vu que des sauvages ivres ; on les entend crier et tempêter jour et nuit ; ils se battent et se blessent les uns les autres ; ils tuent le bétail de madame Hébert… J’en ai vus de tout meurtris par la face ; les femmes mêmes s’enivrent, et crient comme des enragées… Il ne fait pas bon les aller voir sans armes, quand ils ont du vin ». Et l’année suivante, il ajoutera les phrases suivantes : « C’est chose étrange combien les sauvages sont adonnés à l’ivrognerie, nonobstant les défenses du sieur de Champlain il y a toujours quelqu’un qui leur traite ou vend quelque bouteille en cachette ; si bien qu’on ne voit qu’ivrognes hurler parmi eux, se battre et se quereller ».

Le supérieur des Jésuites dénonce un désordre qui règne sans doute depuis quelque temps ; il le porte à la connaissance du grand public pour le supprimer ; il entreprend la longue bataille qui durera deux siècles et demi, qui se transportera de Québec aux Trois-Rivières, puis à Montréal, puis dans tous les Pays d’En-Haut, c’est-à-dire dans tout l’ouest du Canada.

En 1632, le Père Le Jeune trouve magnifique le spectacle de la venue de cinquante canots hurons ; mais l’année suivante, la scène devient pour ainsi dire unique : le 28 juillet se présente en effet en grand arroi une flottille huronne montée par près de sept cents hommes, tous « vêtus à la sauvage, les uns de peaux d’ours, les autres de peaux de castor, et d’autres de peaux d’élan, tous hommes bien faits, d’une riche taille, hauts, puissants, d’une bonne pâte, d’un corps bien fourni ».

À Québec, ces Indiens s’installent autour du magasin, c’est-à-dire dans les alentours de la Notre-Dame des Victoires d’aujourd’hui, en plein sous la terrasse Dufferin. Mais ils ne demeurent jamais bien longtemps. « Leur foire est bientôt faite, dit encore le Père Le Jeune. Le premier jour qu’ils arrivent, ils font leur cabanne ; le second, ils tiennent leurs conseils, et font leurs présents ; le troisième et quatrième, ils traitent, ils vendent, ils achètent, ils troquent leurs pelleteries et leur pétun contre des couvertures, des haches, des chaudières, des capots, des fers de flèche, des petits canons de verre, des chemises et choses semblables. C’est un grand plaisir de les voir pendant cette traite, laquelle étant finie ils prennent encore un jour pour leur dernier conseil, pour le festin qu’on leur fait ordinairement, et pour danser, et puis le lendemain de grand matin, ils passent comme une volée d’oiseaux ».

Puis les gouverneurs du Canada ne sont point, en ce temps-là, les hauts personnages qu’ils sont devenus depuis. Ils assistent aux conseils ; ils pétunent avec les naturels ; les Indiens les invitent eux-mêmes, ou bien ils prient les missionnaires de les convier à une délibération ou à un festin. Pendant leur séjour, ils règlent ainsi avec la plus haute autorité du pays, non seulement les questions de traite, mais encore les problèmes de religion et les diverses affaires que posent constamment les relations entre les deux races.

Avant 1629, les Indiens visitent les deux monastères érigés l’un non loin de l’autre, sur les rives de la rivière Saint-Charles ; ils n’oublient pas maintenant de visiter Notre-Dame des Anges, des Jésuites, que des ouvriers remettent en état après le passage des Anglais. Les Indiens examinent tout, ils suivent même les cérémonies du culte ; mais il faut les surveiller attentivement : « on dit qu’ils dérobent des pieds aussi bien que des mains… ; prendre et n’être point découvert étant une marque d’esprit parmi eux ».

Mais durant la dernière de ces traites, se déroulent trois événements d’une importance singulière : le réveil de la guerre iroquoise, le meurtre d’un Français près de l’Habitation, les tentatives des Jésuites pour recommencer les missions huronnes.

Durant l’été 1633, la Confédération iroquoise prend l’offensive et attaque directement les Français. Le 2 juin, une pinasse remonte le fleuve ; elle se rend à Montréal pour protéger les flottilles de canots qui descendront à Québec. Elle longe les îles du lac Saint-Pierre ; des matelots sur la grève tirent à la haussière sans songer au danger ; ils doublent une pointe, et soudain ils tombent dans une embuscade bien préparée : de nombreux guerriers des Cantons les criblent de flèches. Deux Français restent sur le carreau et quatre autres, grièvement blessés, ne se sauvent que par un heureux hasard.

Et à partir de ce jour commence à se développer cette puissante offensive de la nation iroquoise qui coupera souvent à la traite ses voies de communication, fera de cette foire annuelle le signal d’hécatombes nombreuses, la désorganisera et l’annihilera à maintes reprises. Déjà aussi les missionnaires décèlent des symptômes de l’affaiblissement de la coalition laurentienne, la grande pourvoyeuse des pelleteries. Ivrogneries et famines répétées minent les Montagnais ; des épidémies les déciment. Les forces vives des nations montagnaise, algonquine et huronne se détruisent graduellement avec le courage d’autrefois et la prudence rusée.

Le second incident remarquable de la traite de 1633, c’est le meurtre d’un Français tout près de l’Habitation. Un soldat fait sa lessive dans un ruisseau ; soudain survient un sauvage qui l’assomme d’en arrière sans aucun motif. Il agit sous le coup de l’une de ces impulsions nuageuses qui conduisent tant d’Indiens à l’assassinat. La garnison capture aussitôt le criminel et l’enferme sous bonne garde. Mais ce meurtre produit toutes sortes d’ennuis, comme ceux de 1627, comme ceux aussi de 1616. Perdu dans ce vaste pays, Champlain se sent faible pour imposer les formes françaises de la justice.

Mais ce meurtre de l’année 1633, il produira une conséquence toute particulière : il empêchera le départ des Jésuites pour la Huronie. Ceux-ci sont maintenant prêts : le Père de Brébeuf est revenu dans la Nouvelle-France ; il a déjà appris le huron au cours d’un premier séjour sur les bords de la baie Géorgienne ; quelques compagnons choisis attendent l’occasion de l’accompagner.

Et cette mission suscite les plus vastes espérances pendant que la traite bat son plein : « Au reste, dit le Père Paul le Jeune, le fruit qu’on recueillera de cette mission sera grand, s’il plaît à Dieu ; si les Pères qui sont destinés pour les Hurons, nation stable, peuvent entrer dans ce pays ; et que les guerres ne troublent point ces peuples ; il est croyable que, dans une couple d’années, on verra qu’il n’y a de nation si barbare qui ne soit capable de reconnaître et honorer son Dieu ».

Des délibérations importantes se poursuivent alors autour du magasin. Champlain mande les Jésuites. On discute en commun les moyens de fonder ce grand œuvre. Et la « conclusion du conseil fut que le Père Brébeuf leur dit en leur langue que nous allons avec eux pour y vivre et mourir ; qu’ils seraient nos frères, que dorénavant nous serions de leur nation ».

Tout s’arrange après de fastidieux débats sur les problèmes secondaires : choix du bourg ou des bourgs où les Pères résideront en Huronie, individus qui les transporteront. Enfin, on décide que les Jésuites construiront leur résidence dans un village surnommé La Rochelle, bourgade importante, « l’une des plus grandes et des plus peuplées de cette nation ».

Enfin, les Jésuites respirent : tout est décidé. Le Père Le Jeune quitte Notre-Dame des Anges avec les trois religieux qui doivent s’éloigner le lendemain sous la direction du Père de Brébeuf ; les bagages sont déjà distribués et reposent dans les canots ; la nuit tombe sur ces espérances.

Mais voilà qu’un sauvage de la Petite-Nation, tribu à laquelle appartient le meurtrier, parcourt les tentes en semant sur son passage la rumeur d’un événement important : parents et alliés du prisonnier attendent, paraît-il, les Français au passage, et ils mettront à mort tous ceux qui s’embarqueront avec les Hurons. Le Père de Brébeuf ne dort pas : il entend et comprend toutes ces paroles. Il communique aussitôt la nouvelle au Père Le Jeune. Celui-ci se lève en hâte : « Je m’en allai, dit-il, avec le Père De Nouë, au fort, pour en donner avis au sieur de Champlain. Nous étions couchés dans le magasin des Français à l’entour duquel étaient cabannés les Sauvages ». Des groupes se forment dans la nuit et discutent cette nouvelle. Tout de suite, un interprète circule de wigwam en wigwam et réclame un autre conseil avant qu’une décision définitive soit arrêtée.

Entre huit et neuf heures du matin, Champlain se présente sur les lieux ; l’on tient immédiatement une autre assemblée. Le débat tourne tout de suite autour de la libération du prisonnier. Les Indiens demandent que le meurtrier soit élargi ; il aurait commis son crime sous l’influence de l’eau-de-vie ; « tiens ton vin et ton eau-de-vie en prison, disent-ils, ce sont tes boissons qui font tout le mal, et non pas nous autres ». Champlain s’obstine ; il refuse avec énergie. De leur côté, les capitaines hurons ne veulent rien promettre : leurs subordonnés ne respecteront peut-être pas l’existence des missionnaires, et ils ne possèdent point d’autorité sur eux. Le ton de la discussion s’élève peu à peu : on se menace, on s’irrite.

Enfin, les Jésuites et Champlain décident que les Pères de Brébeuf, Daniel et Davost demeureront à Québec : ils profiteront de ce nouveau délai pour apprendre mieux les langues. « Vous êtes nos frères, dit le Père Brébeuf, nous voulons aller en votre pays pour vivre et mourir avec vous ; mais puisque la rivière est bouchée, nous attendrons à l’année qui vient que tout sera paisible ». On jette sur le rivage les bagages déjà arrimés, et le 6 août « tous les Hurons troussèrent bagage » pour leur long voyage.

Le Père Paul le Jeune dissimule mal son désappointement : « Je ne crains qu’une chose en ce délai : que l’ancienne France ne se lasse de secourir la Nouvelle voyant que la moisson tarde tant à mûrir ». D’après les renseignements particuliers qu’il possède, il se croit en mesure d’affirmer qu’une manœuvre politique se cache sous ce tumulte de la dernière heure. La présence de missionnaires français en Huronie va serrer les liens qui unissent les Français aux Hurons ; elle augmentera la puissance de cette dernière nation qui apporte non seulement ses propres fourrures à la traite, mais encore celles des tribus voisines ; elle la confirmera dans son rôle d’intermédiaire que plusieurs lui envient. Et l’on n’aurait semé cette rumeur qu’afin d’empêcher le départ des missionnaires et la permanence de cette situation.

De leur côté, les Hurons n’osent trop insister : ils craignent toujours que des Français soient assassinés parmi eux. Brûlé ne vient-il pas d’être mis à mort ? Et les Hurons n’ont-ils pas craint pendant un certain temps que les Français ne tirent de ce meurtre des représailles sanglantes ?

Quoi qu’il en soit, la traite se termine sur ce désappointement. L’année suivante, le poste de traite s’établit solidement aux Trois-Rivières. Pendant les travaux de construction de la nouvelle habitation, les Français attendent chaque jour les Indiens ; ils examinent l’horizon pour découvrir la grosse flottille huronne chargée de fourrures. Mais bientôt règne un grand désappointement : les Hurons ne viendront pas en nombre. Ils ont subi une grande défaite aux mains des Iroquois. Cinq cents de leurs guerriers avaient organisé une expédition de guerre, et s’étaient mis en marche au travers de la forêt. Mais les Iroquois avaient eu vent de cette attaque, ils s’étaient portés eux-mêmes au-devant de ces envahisseurs, surpris ceux qui voulaient les surprendre : deux cents Hurons étaient restés sur le champ de bataille ; une centaine de prisonniers avaient été pris.

Ce coup mortel, asséné à la nation huronne, frappe aussi durement la traite. Sept canots seulement se présentent tout d’abord ; une couple de missionnaires s’éloignent avec ces sauvages pour les dures missions de la Huronie ; un troisième part un peu plus tard. Monsieur du Plessis doit intervenir pour que ces sauvages acceptent les missionnaires dans leurs canots. Enfin « trois de nos Pères et six de nos Français sont montés aux Hurons ». Mais la traite de cette année-là est en partie désorganisée.

Champlain revient à Québec ; puis c’est Monsieur du Plessis. Tous deux apportent d’autres mauvaises nouvelles : une épidémie sévit chez les alliés de la France et accomplit de grands ravages. Déjà se projette sur la Nouvelle-France l’ombre des futures sanglantes années. Le Père Le Jeune le sait et il le devine : héroïque, ardent, il refuse d’envoyer aux Trois-Rivières ses missionnaires les plus précieux. Il ne veut pas les exposer. Modeste, il s’y rend lui-même.


Dans une lettre écrite en 1626, le Père Charles Lalemant fournit nombre de précisions sur le commerce des fourrures durant les dernières années de cette période. La Compagnie n’envoie, dit-il, que deux navires par année. Ceux-ci arrivent ordinairement à Tadoussac vers le début du mois de juin ; ils apportent les marchandises de traite : capots, couvertures, bonnets de nuit, chapeaux, chemises, draps, haches, fers de flèche, alènes, épées, tranche-glace, couteaux, chaudières, pruneaux, raisins, maïs, pois, biscuits, galettes et pétun. Les traitants échangent ces articles contre des fourrures, et surtout contre des peaux de castor : « on m’a dit que pour une année ils en avaient remporté jusques à 22.000. L’ordinaire de chaque année est de 15.000 ou 12.000 à une pistole la pièce ; ce n’est pas mal allé ; il est bien vrai que les frais qu’ils font sont assez grands, ayant ici quarante personnes et plus qui sont gagés et nourris ; outre les frais de tout l’équipage de deux navires, où il se trouve bien 150 hommes qui reçoivent des gages et se nourrissent ». Naturellement, les gages ne sont pas fort élevés : « l’ordinaire est de 106 livres et il y en a qui ont cent écus ». Un interprète peut recevoir jusqu’à cent pistoles par an.