Texte établi par Édition de l’A C-F,  (p. 36-47).

III


Après la seconde traite libre, c’est-à-dire à l’automne de l’année 1611, Champlain rencontre le seigneur de Monts à Pont en Saintonge. Ayant reçu communication des dernières nouvelles du Canada, ce dernier part pour la Cour : l’espérance de rattraper ses privilèges perdus ne l’a jamais quitté. À défaut du monopole complet, il a sollicité le monopole partiel. Il n’a jamais cessé ses démarches. Mais à Fontainebleau, il ne rencontre que des personnages bien tièdes à son endroit. Son grand protecteur, Henri IV, a été assassiné ; avant sa mort, celui-ci s’était dérobé à toute sollicitation nouvelle. De Monts revient donc les mains vides. Il communique son désappointement à ses Associés. Comme les profits ont maintenant disparu, et que la traite libre, tout en laissant la Compagnie chargée d’obligations volontairement assumées, divise trop le volume du commerce, Collier et Le Gendre ne veulent « plus continuer en l’association pour n’avoir point de commission, (monopole) qui put empêcher un chacun d’aller en nos nouvelles découvertes négocier avec les habitants du pays ». Ils fuient une entreprise compromise. De Monts leur donne une somme de deniers pour le solde des articles de traite entreposés dans le magasin de Québec, et il envoie en 1612 des hommes chargés d’entretenir l’Habitation et de négocier avec les sauvages.

Et c’est alors que se produit un grand événement de cette première période de l’histoire canadienne. De 1604 à 1612, soit huit années, le seigneur De Monts occupe le premier plan. Il ne dirige pas toutes les expéditions vers la Nouvelle-France, mais il vient au Canada avec Pierre de Chauvin en 1600 ; il fonde personnellement Port-Royal. Il y vit et conduit cette aventure acadienne. Il négocie avec le Roi, le Conseil, ou les personnages influents, toutes les questions de monopole, de Commission et d’articles. C’est à lui que sont accordés les privilèges. Plus tard, Champlain fonde Québec, mais sur son ordre. Le sieur de Monts « m’honorera de sa lieutenance pour ce voyage », dit le fondateur ; il est choisi « pour hiverner audit pays ». Mais cette nomination n’est ni stable, ni permanente, ni bien définie. À l’automne 1609, par exemple, Champlain écrit les phrases suivantes : « Le sieur de Monts ne m’avait dit encore sa volonté pour mon particulier, jusques à ce que je lui eus dit qu’on m’avait rapporté qu’il ne désirait que j’hivernasse en Canada, ce qui n’était pas, car il remit le tout à ma volonté. Je m’équipai des choses propres et nécessaires pour hiverner à notre habitation de Québec ». En un mot, le sieur de Monts s’occupe activement lui-même de son entreprise canadienne ; il laisse une grande latitude à son lieutenant dans la Nouvelle-France, mais enfin il remplit son poste de chef parce qu’il connaît bien le pays.

Ainsi, à une date que l’on doit placer vers le milieu de l’année 1612, le seigneur de Monts confie à Champlain, en France, que des affaires de conséquence réclament son temps et ses soins ; il quitte Paris en léguant la Nouvelle-France à son collègue ; il prend sa retraite ; il s’efface. Désormais ses interventions seront fragmentaires et rares ; elles ne ressembleront en rien à une direction suivie. Il passe la main à Champlain. C’est ce dernier qui s’avance alors sur le devant de la scène, et l’occupe désormais tout entière. Il assume le vrai premier grand rôle tant en France qu’au Canada, et ce dernier pays devient entre ses mains comme la glaise entre les mains du sculpteur.

Immédiatement après avoir assumé cette tâche, Champlain reçoit Nicolas Du Vignau et d’autres commis ou employés qui reviennent de l’Habitation. Ils lui racontent tous les événements de la traite de 1612 : désappointement des Indiens rassemblés pour une expédition de guerre, tactiques des marchands, ruine de tout un commerce fructueux.

En qualité d’organisateur suprême, Champlain se met au travail. Il rédige des mémoires pour le président Jeannin, personnage sur qui il fonde des espérances, et celui-ci les lit et promet de les soumettre au conseil. Puis « il me sembla à propos, dit Champlain, de me jeter entre les bras de quelque grand, duquel l’autorité put repousser l’envie ». C’est un protecteur de grande envergure qu’il cherche pour la Nouvelle-France tout d’abord et, ensuite, pour le monopole qui, selon ses plans, doit construire une œuvre canadienne sur les profits de la traite. Il s’agit, avant tout, d’empêcher la révocation intempestive des commissions. Champlain jette son dévolu sur le comte de Soissons, « prince pieux et affectionné en toutes saintes entreprises ». Quand des intermédiaires les ont mis en relations, il lui expose l’importance de cette affaire, les maux et les inconvénients du régime passé, les remèdes à apporter. Enfin dans une requête adressée au Roi et au Conseil, Champlain demande la nomination du comte de Soissons comme vice-roi. Le président Jeannin intervient dans le même sens. Le conseil accorde cette demande, le duc Damville, amiral de France, l’étudie et l’approuve. Enfin le comte de Soissons est nommé Lieutenant-général du Canada, et il délègue partie de ses pouvoirs à Champlain en le nommant son Lieutenant-Général dans la Nouvelle-France. Mais, juste au moment où les commissions toutes rédigées sont prêtes pour la publication, le comte de Soissons meurt le 1er novembre 1612. Champlain doit se remettre en campagne ; il trouve un second protecteur : le prince de Condé.

Cet arrangement met Champlain en pleine lumière. En effet, la commission lui permet de « faire telle société qui me semblerait bonne » ; elle lui donne « l’intendance » du Canada « pour associer telles personnes que j’aviserais bon être, et capables d’aider à l’exécution de cette entreprise ». Dans ses termes, elle est très explicite : « Avons audit Sieur de Champlain permis et permettons d’associer et prendre avec lui telles personnes et pour telles sommes de deniers qu’il avisera bon être pour l’effet de notre entreprise…, donnons toute charge, pouvoir, commission… pour faire les embarquements et autres choses nécessaires ». Et si Champlain trouve en Nouvelle-France des Français ou autres « trafiquants, négociant et communiquant avec les Sauvages… permettons s’en saisir et appréhender, ensemble leurs vaisseaux, marchandises ». Le monopole couvre le territoire au-dessus de Québec. En plus, Champlain devient en pratique gouverneur du Canada avec des pouvoirs très étendus et bien définis. Le prince de Condé reçoit 3.000 livres annuellement de la Compagnie ; sa protection ne coûte pas aussi cher que celle qu’obtient le jardinier de son seigneur, dans La Fontaine, mais elle est relativement dispendieuse.

Enfin, c’est le triomphe de la solution de Champlain au problème de la Nouvelle-France : un chef occupant en cour une situation puissante, une compagnie possédant le monopole de la traite, jouissant, d’une part, de stabilité et de profits certains, mais soumise, d’autre part, à des obligations précises qui comportent le développement graduel et le peuplement du Canada.

Dans l’intervalle des négociations et des formalités, les adversaires s’agitent ; cependant, comme chaque marchand peut entrer dans l’association future, leurs protestations trouvent peu d’écho. L’année 1613 s’avance maintenant ; il faut envoyer tout de suite des navires chargés d’articles de traite et de subsistances pour l’Habitation. Toutefois, la Compagnie n’est pas encore formée. Champlain décide alors d’« y aller sans aucune association qu’avec passeport de Monseigneur, qui fut donné pour cinq vaisseaux ». L’ère des traites libres est donc bien close. La traite de 1613 aura lieu sous un régime spécial : seuls les navires munis d’un passeport particulier du prince de Condé recevront l’autorisation de se rendre dans le Saint-Laurent, et ces passeports, ils sont délivrés à trois navires normands, à un de La Rochelle et à un de Saint-Malo. Chaque capitaine fournira six hommes à Champlain pour ses découvertes, et il se dessaisira d’un vingtième de ses pelleteries pour réparer l’Habitation « qui s’en allait en décadence ».

Un peu avant le départ, le 4 mars 1613, la commission du prince de Condé et celle de Champlain sont enfin enregistrées au milieu de grandes difficultés : refus d’enregistrement du parlement de Rouen, lettres de jussion pour l’y contraindre, voyages précipités de Champlain de Paris à Rouen. Mais enfin l’affaire est bouclée.

Champlain quitte la France de bonne heure, et il arrive à Tadoussac vers la fin du mois d’avril. Et tout de suite accourent sur ses talons deux navires qui ont laissé la France avant que « la Commission fut publiée en Normandie ». Champlain se rend immédiatement à bord des deux bâtiments où commandent « les sieurs de la Moinerie et la Tremblaye » ; il leur donne lecture de son document. Les capitaines obtempèrent à l’ordre de ne pratiquer aucun échange commercial avec les sauvages, et, pour que personne n’en ignore, Champlain fait attacher sur le port, à un poteau, les armes et la commission du Roi.

Deux pinasses sont en partance ; Champlain monte à bord de l’une d’elles le 2 mai ; le 13, il quitte Québec et arrive au Sault Saint-Louis le 21 ; il y trouve la seconde barque qui a devancé la sienne et qui a « traité quelque peu de marchandises, avec une petite troupe d’Algonquins, qui venaient de la guerre des Iroquois, et avaient avec eux deux prisonniers ». Les matelots ont avisé ces Indiens que Champlain était revenu, qu’il était toujours disposé à les assister dans leurs guerres, à se rendre dans leur pays. La petite troupe s’était éloignée tout de suite ; mais comme gage de son retour prochain, elle avait laissé ses rondaches et partie de ses arcs et flèches.

Champlain regrette de ne pas avoir été présent au Sault lors du passage de ces guerriers. Mais trois jours après son arrivée, trois autres canots d’Algonquins se présentent dans l’île. Ces sauvages viennent de l’intérieur des terres et ils troquent une petite quantité de pelleteries. C’est alors que Champlain apprend toute l’étendue des dommages causés au commerce des fourrures par la conduite insensée des marchands pendant la traite de 1612. Algonquins et Hurons ne reviendront plus parce que les négociants les ont maltraités et qu’ils n’ont pas donné, en échange pour les fourrures, les secours militaires attendus. « Ces nouvelles, dit Champlain, attristèrent fort les marchands, car ils avaient fait grande emplette de marchandises, sous espérance que les sauvages viendraient comme ils avaient accoutumé ».

Que faire ? Il faut agir vite. Et c’est Champlain qui sauve la situation. Lui seul possède assez de prestige pour ramener les sauvages au Sault. Il décide d’aller les chercher. Accompagné de quatre Français et d’un sauvage, il part de l’île Sainte-Hélène pour remonter le cours de l’Outaouais, rencontrer les capitaines sauvages, haranguer les tribus, les persuader de revenir avec leurs fourrures. Nicolas du Vignau est du voyage. Découvertes et trafic, Champlain conduit les deux entreprises de front : « Ce qui me fit résoudre, dit-il, en faisant mes découvertes… de passer en leur pays, pour encourager, ceux qui étaient restés, du bon traitement qu’ils recevraient, et de la quantité de bonnes marchandises qui étaient au Sault, et pareillement de l’affection que j’avais de les assister à la guerre ».

Champlain remonte donc l’Outaouais jusqu’à l’île des Allumettes ; les Indiens le reçoivent comme un revenant ; ils n’en peuvent croire leurs yeux tant ils étaient assurés de sa mort. Et le découvreur poursuit partout son travail de propagande, et, à chaque halte, il joue de son grand argument, du seul moyen infaillible de ramener ces peuplades à la traite : l’assistance militaire. À chaque pas, à chaque conseil, il répète qu’en échange des fourrures, il fournira l’aide de sa personne et de ses hommes contre les Iroquois.

Ces tribus savent que la parole de Champlain est franche et elles se laissent toucher. Et ainsi se trouve renforcée l’ancienne alliance de 1603.

Champlain sème aussi d’autres promesses sur sa route. À l’île des Allumettes, il rencontre, par exemple, le vieux chef Tessouat, qu’il connaît depuis dix ans. On cause et Champlain lui demande pourquoi son peuple n’abandonne pas ses mauvaises terres pour le sol riche de l’île de Montréal, et Tessouat de répondre que sa tribu se trouverait trop rapprochée des Iroquois ; « mais que, si je voulais faire une habitation de Français au Sault Saint-Louis, comme j’avais promis, ils quitteraient leur demeure pour se venir loger près de nous, étant assurés que leurs ennemis ne leur feraient point de mal pendant que nous serions avec eux. Je leur dis que cette année nous ferions les préparatifs de bois et pierres pour l’année suivante faire un fort, et labourer cette terre. Ce qu’ayant entendu ils firent un grand cri en signe d’applaudissement ».

L’intervention de Champlain remporte donc plein succès : elle sauve la Nouvelle-France d’un désastre, car la colonie vit des bénéfices de la traite. Le 10 juin, les Français quittent l’île des Allumettes avec quarante canots remplis d’Indiens et de pelleteries ; sur la route du retour, d’autres embarcations se joignent à cette première flottille, et quatre-vingts canots se suivent bientôt sur l’Outaouais. Avant d’arriver, Champlain propose à ses alliés de n’échanger aucune fourrure avant qu’il l’ait permis ; il leur partagea aussi des vivres.

Le 17 juin, ce groupe imposant débarque au Sault. Les marchands le saluent de plusieurs décharges de leurs armes à feu comme c’est la coutume. Durant l’attente, ils ont chassé, pêché, tué des tourtes, « aussi étaient-ils tous en meilleur point que moi ». La traite a lieu tout de suite ; « elle est fructueuse, dit le Père Louis Le Jeune, pour tous les trafiquants et se prolonge jusqu’au 27 du mois ». Le 22, alarme générale dans ce rassemblement : un sauvage a assisté en rêve à une attaque des Iroquois. Alors, grande rumeur, les Français s’arment, se mêlent aux Indiens, font une battue dans les alentours ; « l’on se contenta de tirer quelques 200 mousquetades et harquebusades, dit Champlain, puis on posa les armes en laissant la garde ordinaire ». Les sauvages accueillent avec reconnaissance cette sollicitude de leurs alliés.

Le 27 juin, Champlain quitte le Sault « où nous laissâmes, dit-il, les autres vaisseaux, qui attendaient que les sauvages qui étaient à la guerre fussent de retour, et arrivâmes à Tadoussac le 6 juillet ». Les autres pinasses le suivent plus tard ; des traitants de Tadoussac, qui n’ont pas le droit de trafiquer au-dessus de Québec, vont au-devant d’elles, et en pillent quelques-unes.

C’est immédiatement après son retour en France, cette même année 1613, que Champlain organise lui-même la société pelletière qui portera trois noms facultatifs : compagnie de Rouen, compagnie des Marchands ou compagnie de Champlain. Il se met au travail, à Saint-Malo même, tout de suite après avoir quitté la passerelle du navire : « Je donnai à entendre, dit-il, à plusieurs marchands le bien et utilité qu’apportait une compagnie bien réglée, et conduite sous l’autorité d’un grand Prince, qui les pouvait maintenir contre toute sorte d’envie, et qu’ils eussent à considérer ce que par le dérèglement du passé ils avaient perdu ».

Puis il se rend à Paris où il soumet son rapport au Roi et au prince de Condé. Quelques jours plus tard, les marchands de Saint-Malo et de Rouen répondent à l’appel : ils sont disposés à former une Compagnie ; ceux de La Rochelle ne sont pas présents. Champlain leur réserve le tiers de l’entreprise s’ils veulent l’assumer dans un certain délai. « Mais les Rochelois ne venant pas à temps, ils furent démis, et ceux de Rouen et Saint-Malo prirent l’affaire moitié par moitié ». Le contrat se signe, le Roi et le Prince de Condé le ratifient pour onze ans. Cette fois, le monopole s’exercera dans tout le fleuve Saint-Laurent ; cette décision est du 14 décembre 1613.

Plus tard, les Rochelois changent d’idée ; ils intentent un procès, « lequel est demeuré au crocq », mais, par surprise, ils obtiennent un passeport du prince de Condé pour un de leurs navires. Celui-ci part et s’en va faire naufrage à quinze lieues en aval de Tadoussac. « Comme il était bien armé, il se fut battu », dit Champlain. Alors la Compagnie ne montre pas d’indulgence : « partie des marchandises de ce vaisseau furent sauvées et prises par les nôtres qui en firent très bien leur profit avec les Sauvages, (ce) qui leur causa une très bonne année ». Les Rochelois intentent alors un second procès relatif à ces articles de traite, mais ils le perdent, car le prince de Condé avait annulé d’avance tout permis délivré à d’autres parties que la Compagnie.

Voilà donc les Rochelois exclus. Mais ils s’en vengeront en pratiquant plus tard, pendant des années et sur une haute échelle, la contrebande la plus active et la plus habile ; ils refuseront aussi de faire rendre gorge aux contrebandiers. Telle est l’origine de nombreux démêlés et d’ennuis qui ne cesseront qu’à la prise de La Rochelle.

La traite de 1614, sur laquelle les détails manquent, se fait donc sous un régime nouveau : celui de la Compagnie de Rouen ; le régime spécial de l’année précédente est terminé. Champlain ne vient pas au Canada. Il négocie l’affaire des Récollets. Et l’année suivante, 1615, il s’embarque avec quatre religieux dans le Saint-Étienne, commandé par Pont-Gravé ; il quitte Honfleur le 24 avril pour arriver à Tadoussac le 25 mai. Les matelots appareillent aussitôt les barques pour se rendre à Québec et « au grand Sault Saint-Louis, où était le rendez-vous des sauvages qui y viennent traiter ».

Champlain s’arrête à Québec : il s’en éloigne le 8 juin en compagnie du Père Jamet « arrivé ce même jour de Tadoussac, avec ledit sieur du Pont-Gravé ». Ils abordent à la rivière des Prairies « cinq lieues au-dessous du Sault Saint-Louis, où étaient descendus les sauvages ».

Événement d’importance : les Récollets célèbrent une messe solennelle sur le rivage, le 24 juin ; c’est la première en Nouvelle-France depuis les temps lointains de Cartier. Champlain parlera du « saint Sacrifice de la messe, qui fut chantée sur le bord de ladite rivière avec toute dévotion, par le Révérend Père Denys (Jamet) et Père Joseph (Le Caron) devant tous ces peuples qui étaient en admiration de voir les cérémonies dont on usait, et des ornements qui leur semblaient si beaux ». Désormais chaque poste de traite verra, chaque année, un ou plusieurs missionnaires se mêler à la foule pittoresque des Indiens et des trafiquants, dire la messe un ou plusieurs jours de suite, accomplir leur travail d’évangélisation, négocier leur transport en canot vers le pays des Algonquins ou des Hurons, revenir, le bréviaire attaché au col, la soutane déchirée, la chemise moisie et les pieds nus.

D’un autre côté, Champlain doit aussi prendre des décisions fort importantes. De façon catégorique et précise, il a promis, en 1613, l’assistance militaire aux Algonquins et aux Hurons, pour les ramener à la traite. Le temps est maintenant venu de s’exécuter. Ces Indiens ajoutent un argument nouveau maintenant : ils exposent aux Français « que mal aisément ils pourraient venir à nous, si nous ne les assistions, parce que les Iroquois, leurs anciens ennemis, étaient toujours sur le chemin pour leur fermer le passage ».

Après une consultation avec Pont-Gravé, Champlain décide l’expédition militaire de l’année 1615, qui le conduira à la baie Georgienne et dans toute la province d’Ontario ; il la communique aux Indiens au cours d’un grand conseil. Hurons et Algonquins s’assembleront au nombre de deux mille cinq cents, et Champlain conduira un petit détachement de soldats français.

Durant l’automne et l’hiver, Champlain participe à la malheureuse expédition de guerre de l’année 1615. Il est blessé et il se rétablit. C’est alors que le souci des intérêts commerciaux le reprend. Durant ses loisirs, il visite plusieurs tribus. Chaque fois, il les invite à la traite ; chaque fois, il promet en retour l’assistance militaire de la France. D’autre part, Brûlé est l’un des principaux ouvriers de cette même politique ; tous deux, ils introduisent la traite de plus en plus loin sur le continent.

Le 20 mai 1616, Champlain quitte la Huronie pour revenir à Québec. « Nous fûmes 40 jours sur les chemins, dit-il, et arrivâmes vers nos Français sur la fin du mois de juin, où je trouvai le sieur du Pont, qui était venu de France avec deux vaisseaux, qui désespérait presque de me revoir pour les mauvaises nouvelles qu’il avait entendues des sauvages que j’étais mort. Nous vîmes aussi tous les Pères Religieux, qui étaient demeurés à notre habitation, lesquels furent fort contents de nous revoir, et nous aussi eux ; puis je me disposai de partir du Saut Saint-Louis, pour aller à notre habitation ».

D’après Champlain, un témoin irrécusable, la traite a lieu au Sault ; Sagard est plus obscur : il parle, par exemple, du père Joseph le Caron qui arrive aux Trois-Rivières « le premier jour de juillet… où ils trouvèrent le P. Dolbeau qui s’y était rendu dans les barques des navires nouvellement arrivés de France pour la même Traite ». Laverdière adopte la version de Champlain et il interprète en conséquence le récit de Sagard.

Avant de quitter les Indiens rassemblés au Sault, Champlain les assure de son affection ; il leur promet de les revoir quelque jour pour les assister de nouveau dans leurs guerres et pour leur apporter des présents ; il les supplie d’oublier leurs différends afin de ne pas affaiblir la coalition laurentienne. Et le 11 juillet 1616, il revoit l’Habitation.

Il a amené avec lui un capitaine huron fort renommé. Et maintenant, il le promène dans l’Habitation et lui fait admirer la civilisation européenne. On cause amicalement, et ce chef exprime le désir de voir son peuple en contact plus intime avec les blancs, et « que pour l’avancement de cette œuvre nous fissions une autre habitation au Sault Saint-Louis, pour leur donner la sûreté du passage de la rivière ; ce que je leur promis et assurai ». C’est la dernière fois que cette promesse se trouve sous la plume de Champlain ; Sagard seul en parlera de nouveau en 1624, et surtout les Français ne l’exécuteront qu’une trentaine d’années plus tard.

En 1617, Champlain revient dans la Nouvelle-France ; mais il ne rédige aucun récit des événements. Sagard narre divers incidents. Ainsi la traite de Tadoussac est témoin d’une grande cérémonie : le Père Paul Huet célèbre la messe en grand apparat dans une chapelle « qu’il bâtit à l’aide des matelots et du capitaine Morel, avec des rameaux et feuillages d’arbres ». Pour la dernière fois, durant cette période, la traite principale a lieu au Sault Saint-Louis. On y voit accourir plusieurs tribus nouvelles que Champlain a invitées durant son expédition militaire de l’année 1615. Festins, conseils et cérémonies de diverses sortes se succèdent ; le volume des échanges augmente considérablement.

Dans son récit, qui couvrira l’année 1618, Champlain relatera qu’il avait fixé un rendez-vous de guerre aux peuples de la coalition laurentienne. Mais les guerriers ne sont pas présents en nombre suffisant, et ainsi le projet est abandonné.