J. Tallandier (p. 266-276).

IX

Scènes


— Elles sont très jolies, vos dentelles du Puy. Je vous en achèterai !

Isabelle, intimidée, examinait à la dérobée le visage respectable de madame Plumecoq, bandeaux gris, gros yeux bleus, joues rouges, denture ébréchée, le tout souligné par une énorme paire de lunettes. La bonne femme en tablier de laine, assise dans sa cuisine, épluchait maintenant des pommes de terre. La pelote à dentelle, avec ses fils croisés et ses bobines, était restée sur la table. Et tout, dans cette cuisine, était propre et luisant.

— Que voulez-vous ? répondit-elle. C’est si difficile de gagner sa pauv’ vie. On f’rait n’importe quoi pour manger son pain… L’ métier d’ fossoyeur a du bon, mais il y a des moments où ça chôme… Et puis…

Elle leva ses gros yeux au ciel avec un soupir. Et soudain expansive, à la manière de ceux du peuple :

— Raoul est si coureur !… Tout c’ qu’il gagne va aux cotillons.

— Raoul ?… dit faiblement Isabelle.

— Raoul, oui… Mon mari.

Parmi les rides de la figure ridicule, une expression de rage concentrée passa.

— Il est plus jeune, voilà !… J’ai dix ans d’ pus qu’ lui, et pas d’enfants… C’est tout l’ malheur !… Pensez que, d’pis un mois, y courtise mamzelle Aupin, vous savez, la fille de l’épicier… C’te fille qu’ est pied-bot !… Mais je m’ vengerai d’eusses !… D’abord ça s’ra pas la première fois qu’y s’ra battu, Raoul !

Isabelle se taisait. Cette confidence baroque la faisait entrer à l’improviste dans un drame conjugal qui ne l’intéressait guère. Le flirt du fossoyeur avec la pied-bot et l’âpre jalousie de sa vieille compagne, tout cela lui importait vraiment peu. Elle n’était pas venue jusque-là pour entendre ces histoires, mais pour démêler son drame conjugal à elle. Hier, sur le point de faire quelque esclandre à la porte, elle s’était arrêtée à cause des conséquences possibles. « La situation de mon mari… Mes enfants… » Et puis elle n’était ni assez méchante ni assez brave pour perdre ainsi la Lautrement dans un mouvement de colère.

Cependant, venue aujourd’hui pour faire l’instruction de l’affaire, elle ne savait plus que dire à cette Plumecoq, si vénérable avec ses lunettes, si rageuse, toute secouée de colère contre son propre époux. Était-il possible que cette créature indignée fût une entremetteuse ?

« Me serais-je trompée ?… » pensait Isabelle avec angoisse.

Et une déception lui serrait déjà le cœur sans qu’elle sût bien pourquoi, car elle était malhabile à l’analyse d’elle-même.

— Vous avez une gentille maison… dit-elle au bout d’un moment.

Elle toussa une fois et reprit :

— Vous n’auriez pas, par hasard, une chambre de trop… que vous pourriez louer ?…

L’autre releva la tête. Son œil proéminent et clair considéra la petite femme derrière le verre des lunettes. Et une expression de défiance contracta toute sa face plissée.

Mais Isabelle était devenue si rouge sous ce regard que la bonne femme en fut rassurée. Son expression changea, se fit malicieuse, complice.

— Ah !… Vous êtes au courant ? Alors… Ce serait-y pour vous, la chambre ?… Elle avait posé sur la table son couteau et la pomme de terre qu’elle épluchait.

— Oui… murmura madame Chardier, éperdue de honte à cause du rôle que, pour un instant, elle jouait aux yeux de cette vieille proxénète.

Elle avalait sa salive avec peine. Enfin elle put articuler à voix basse :

— Je voudrais une chambre… deux fois par semaine.

Elle reprit quelque assurance pour achever :

— Oui… deux fois par semaine. Disons, par exemple… Voyons ?… Eh bien !… Le samedi… et le mercredi…

— Le samedi si vous voulez, dit tranquillement la mère Pluraecoq, mais pas le mercredi.

— Ah ?… fit Isabelle.

Elle savait. Elle n’avait plus besoin d’autres preuves. Elle fit le geste de s’en aller.

— Voulez-vous voir la chambre ?… demanda la mère Plumecoq en se levant avec empressement.

— Une autre fois… bégaya madame Chardier Je… je suis un peu pressée aujourd’hui…


Elle fuyait sur le chemin, comme une coupable. En passant devant la grille, elle ne songea même pas à entrer au cimetière. Cependant, peu à peu, sa confusion se dissipa, et elle devint presque joyeuse, comme quelqu’un qui porte dans son cœur une bonne nouvelle. Le front en avant, le crêpe en bataille, elle rentrait chez elle. Les yeux roux brillaient sous la frange ternie, le petit nez semblait conquérant, la bouche, restée rouge et mouillée dans la figure abîmée, marmottait : Isabelle préparait déjà sa scène.

Elle eut pourtant la force d’attendre jusqu’à l’heure du coucher avant de rien révéler ; et même, tout le reste de la journée, elle savoura longuement cette attente, comme un plaisir.

Elle sut, à table, ne rien montrer de sa colère triomphante ; elle sut dire bonsoir à sa fille d’un ton naturel ; elle sut se déshabiller et s’étendre dans le lit avec calme.

Mais, au moment de souffler la bougie qui tremblotait à sa droite, sur la table de nuit, comme Léon, déjà, calait sa tête dans l’oreiller, fermait les yeux, elle se retourna, assise dans le lit, et prononça lentement :

— Alors tu as été hier à ton audience des criées ?…

— Encore ?… se récrie Léon en rouvrant brusquement les yeux.

Masqué de colère, il regarde sa femme. Elle, le dos rond dans la camisole blanche, sa natte de nuit entre les épaules, le considère un moment sans parler. La bougie remue doucement. L’ombre d’Isabelle s’applique, géante, mouvante et déformée, au mur de gauche.

Léon, inquiet de ce petit silence, s’est redressé. Le voici, en chemise de nuit, également assis dans le lit, côte à côte avec sa femme. Et, comme il croit que la colère arrange tout, déguise tout, il prend le parti de donner un grand coup de poing sur le lit et de jurer. Léon n’a pas le génie de la ruse. Léon n’est qu’un homme.

— Alors, commence Isabelle d’une petite voix affectée, tu y as été, à ton audience des criées ?… Était-ce pour faire de la dentelle du Puy ?

— Comment ?… dit Léon qui s’étrangle.

— Mais oui, reprend Isabelle. Est-ce que ce n’est pas chez madame Plumecoq que se passe l’audience des criées ?

— Madame Plumecoq ?… répète Léon d’une voix blanche.

— Oui, madame Plumecoq !… poursuit Isabelle. Tu sais, la femme du fossoyeur ?… Celle dont madame Lautrement t’a donné l’adresse ?…

Léon est découvert. Il hésite un instant, reprend sa respiration, et, violemment, avec des coups à tort et à travers sur le lit : — Tu vas me fiche la paix avec tes histoires, hein ?… Je ne sais même pas de quoi tu parles !

Alors Isabelle se tourne d’un saut vers lui. Le ton de sa voix change brusquement. Elle aussi donne des coups sur le drap.

— Menteur !… Menteur !… Je t’ai vu entrer dans la maison pour la rejoindre !… Menteur !…

— Je te dis que tu rêves !… crie Léon, livide. De quelle maison parles-tu ?…

— La maison Plumecoq !… hurle Isabelle. Ah ! c’est du propre !

Et, quoique ses yeux flamboient et que sa voix s’enroue, il y a tout de même un coin tranquille de son esprit qui pense : « Est-il bête ! Il n’aurait qu’à dire qu’il allait voir le fossoyeur pour l’achat du terrain dont je lui ai parlé ! Mais il ne trouvera pas ça ! »

Et, en effet, Léon ne trouve pas ça. Il s’entête dans sa colère, sans plus chercher d’explications. En quelques gros mots habituels, le voici qui injurie sa femme.

Or Isabelle, à ces mots qu’elle attendait, s’est ruée sur lui. Elle voudrait bien avoir, en cet instant, l’indignation et l’énergie de madame Plumecoq. Mais elle ne sait qu’accrocher ses mains au col de la chemise de nuit et secouer de toutes ses forces l’homme qui se tait, épouvanté.

— Ah !… misérable !… misérable !… Me tromper !… À deux pas du cimetière !… Pendant que je pleure ?…

Et, rien que d’en parler, la voici qui pleure pour de bon. Ces larmes viennent en aide à sa colère. Les secousses se précipitent ; le col de la chemise de nuit craque.

— À deux pas du cimetière !… Pendant que je pleure !…

Elle a trouvé ce mot, elle ne pourra pas en dire d’autre.

Alors étourdi, vaincu, Léon finit par tout avouer :

— Eh bien ! c’est vrai !… C’est vrai !… Là !…

— Oh ! vocifère Isabelle.

Ramassée dans le lit, elle va bondir à la figure de Léon. Mais, vite, il parle. Lui aussi vient de trouver quelque chose.

— Ne te fâche pas, va, bredouille-t-il, ce n’est rien du tout : il y a cinq ans que ça dure !

— Cinq ans ?…

Isabelle, subitement calmée, a lâché le col de la chemise. La bouche ouverte, elle reste plongée dans un abîme de réflexions. Ainsi, depuis cinq ans, il a une maîtresse, et cela n’a pas changé son humeur ! Il est resté, chez lui, tout aussi bougon, tout aussi agaçant !

Isabelle, outrée à cette pensée, fait un nouveau bond dans le lit. Plus nerveusement encore, ses mains reprennent le col de la chemise. Et la voici qui, de nouveau, fond en larmes.

— Cinq ans !… À deux pas du cimetière !… Pendant que je pleure !…

— Mais puisqu’il y a cinq ans !… s’égosille Léon…

Il semble que cette longue durée doive amoindrir d’autant la faute.

Il regarde Isabelle qui le regarde ; puis il dit :

— Tu ne pleurais pas, il y a cinq ans !…

— À deux pas du cimetière !… sanglote Isabelle sans rien entendre.

Ni l’un ni l’autre, on dirait, ne lâchera sa rengaine, cette nuit. Les draps bousculés commencent à verser d’un côté du lit. À demi découverts, agités, ressassant tous deux les mêmes paroles, les époux Chardier se fixent, nez à nez, comme une paire de coqs.

La mauvaise lumière vacille autour du couple alité, lui desséché, elle épaissie, tous deux fripés par la vie…

Et, tout à coup, Léon, comme quelqu’un qui se débarrasse enfin d’un poids, avec une espèce de bonheur, le bonheur du reniement et de la lâcheté :

— Ah ! tiens !… J’aime mieux te le dire !… Si tu savais ce qu’elle m’embête, depuis le temps !… Si tu savais ce que j’ai assez d’elle !… Si tu savais ce qu’elle est vieille, et laide, et crampon !… Ah ! la s… !

Et ce sont des épithètes grossières.

— Et dire que c’est encore elle qui me vaut ça ce soir !… Mais tiens !… Je suis enchanté que tu nous aies surpris ! Je vais donc pouvoir la lâcher !… La lâcher !…

Une haine inouïe tord la figure banale. Sans doute, embourgeoisé depuis cinq années dans son adultère du mercredi, plus excédé de sa maîtresse que de sa femme, l’avoué sent-il que ce coup de grâce le délivre enfin d’une longue et morne contrainte. Débridé, vautré dans sa rancœur, il a envie de tout dire, de tout raconter. Il commence :

— Si tu voyais son corps !… Elle est pleine de varices !… Elle…

Isabelle sent confusément passer entre elle et son mari des goujateries inavouables. Alors, sans bien deviner pourquoi, la voici qui, de toute son honnêteté native, se cabre.

— Assez !… crie-t-elle. Je ne veux pas de détails, entends-tu ?… Espèce de…

Des injures suivent. La colère aiguë et misérable des femmes possède enfin madame Chardier tout entière. Sa voix monte toujours plus haut, ses ongles cherchent à griffer. La figure barbouillée de larmes, reniflant et hoquetant, elle ne sait plus que redire les mêmes insultes, dans une crise de rage qui ressemble à une attaque de nerfs.

Mais lui, parce qu’il s’est confessé, croit, selon le sentiment ordinaire des hommes, qu’il doit être absous. Un désir subit fait briller ses yeux. Il a besoin, pour mieux accentuer sa lâcheté, de tromper sa maîtresse, cette nuit, dans les bras de sa femme. Et, malgré les secousses que lui impriment les deux petites mains furieuses, il répète avec un sourire avantageux, tandis que ses doigts tâtonnent pour un enlacement :

— Allons, ma petite Isabelle !… Allons, ma chatte… Allons !…