Comme tout le monde/1/3
III
visites, potins
Au bout d’une douzaine de jours, après désordre, tracas et disputes, la maison de Léon Chardier et de sa femme commença de s’ordonner. Bien des arrangements restaient à faire dans toutes les pièces, mais le salon était complètement terminé.
Une petite satisfaction passait par le cœur d’Isabelle chaque fois qu’elle ouvrait la porte de ce lieu parfaitement propre et parfaitement banal, avec ses fauteuils à franges, ses étagères encombrées de bibelots saugrenus, ses rideaux rouges et son grand tapis qu’on avait fait venir du Louvre. Le piano, recouvert d’un dessus en satin, occupait le meilleur coin, et la pendule Louis-Philippe, candélabres assortis, tenait une place capitale sur la cheminée également recouverte d’un dessus en satin. Mais, dans les vases, des bouquets de fleurs cueillis au jardin par Isabelle et disposés par ses mains inconsciemment artistes, étalaient leur grâce légère et toute japonaise.
Or, quand on est nouvelle venue dans une sous-préfecture et qu’on a fini d’aménager son salon, le moment est arrivé de commencer la série des visites. Déjà, toutes les dames de la ville connaissent les « tenants et aboutissants » de M. et madame Chardier. Elles savent à quel prix l’étude a été achetée, les opinions politiques du mari, la caste de la femme. Elles attendent une première visite.
Chacune a « son jour » auquel elle tient comme à sa vie. À ce jour, elle reçoit éternellement les mêmes personnes, mais, malgré tout, c’est chaque fois un brin d’émotion quand la sonnette retentit. Et puis la préparation du thé et des petits gâteaux est un souci hebdomadaire, mais aussi une émulation, un jeu. Alors, quand par hasard une nouvelle volaille entre au gentil poulailler provincial, la petite fièvre de la réception augmente.
Isabelle était donc attendue avec impatience. Le vieil avoué, prédécesseur de Léon, lui avait remis la liste, ce papier redoutable, espèce de casier judiciaire des petites villes. Sur cette liste, se lisent les noms « des personnes qu’on doit voir et des personnes qu’on peut voir. »
La société d’une sous-préfecture, comme un lot de marionnettes, s’équilibre à peu près ainsi (en dehors du monde militaire qui vit tout à fait à part) : les fonctionnaires, les officiers ministériels, les médecins, les rentiers. Il y a un sous-préfet, un président, trois juges, un greffier, un receveur de l’enregistrement, un conservateur des hypothèques, un receveur des finances, celui-ci marqué d’une croix qui indique son importance. Il y a, en outre, quatre notaires et quatre avoués, parfois des avocats, puis quatre à cinq médecins, quatre à cinq rentiers dont certains habitent des domaines situés à une heure ou deux de voiture. Enfin, il y a le curé, auquel on doit faire une visite d’arrivée qu’il doit vous rendre, et qu’on peut inviter ensuite dans les dîners… Et c’est à peu près tout.
La noblesse, s’il y en a une, ne fréquente pas cette bourgeoisie, pas plus que la bourgeoisie ne fréquente le commerce, lequel commerce ne fréquente pas les ouvriers.
Isabelle avait lu la liste avec gravité, bien qu’elle ne comprît pas grand’chose à la plupart de ces titres, mots administratifs qui ne veulent rien dire pour les femmes. Toutes ces visites, elle devait les faire avec son mari ; après quoi, ayant choisi un jour, elle attendrait qu’on les lui rendît.
On voit donc, depuis une semaine, Isabelle en toilette et son mari en redingote, arpenter les rues. Ils vont aujourd’hui chez madame Chanduis, la femme du notaire, ou, comme on dit en province, chez madame Chanduis-notaire.
Cette dame est une dame très importante. Isabelle a mis sa robe grise des grandes occasions, qu’elle relève avec soin sur un jupon de soie. Ses belles bottines à bout verni lui font un peu mal aux pieds, son corset à la mode l’opprime, mais surtout elle subit le supplice de son chapeau à plumes qu’elle n’a pas encore appris à bien équilibrer sur son chignon, et qu’elle essaie de temps à autre de remettre à sa place par des petits coups de tête prudents. Alors elle sent toutes ses épingles à cheveux flageoler, puis fourmiller à travers sa coiffure. Sa voilette à pois se colle sur son nez un peu poudré qui, tout à l’heure, finira par reluire.
Isabelle se sent mal à l’aise dans ces effets neufs qu’elle ne connaît guère, allant chez des gens qu’elle ne connaît pas du tout. Elle soupire en marchant, elle a chaud… Mais tout son être se guinde dans le sentiment de la visite qu’elle va faire, et, plein de cérémonie, oublie de sentir la gêne.
… Parmi les dames assises en rond dans le salon de madame Chanduis, elle en reconnut quelques-unes qu’elle avait déjà visitées à leur jour. Plusieurs d’entre elles, les yeux baissés, brodaient ou faisaient de la tapisserie, tout en causant sans aucune animation. Mais toutes les têtes se relevèrent pour voir entrer le couple Chardier. Et, comme Isabelle rougissait beaucoup, madame Chanduis, après les salutations, lui répéta, dans le silence absolu du salon, les quelques phrases dont on l’avait accueillie déjà dans les autres maisons :
« Vous avez l’air bien jeune… — Votre bébé est-il facile ?… Est-ce vous qui le nourrissez ?… — Connaissez vous déjà nos promenades ?… Avez-vous vu notre route Sainte-Marie ?… Nos Vieux Murs ?… — Notre ville n’a guère de ressources, mais, quelquefois, il passe une bonne troupe… — On hésite tout de même avant d’aller jusqu’à Paris. Trois heures de voyage, c’est encore long… »
Après cela, la conversation devint plus générale. Les dames avaient maintenant fini de détailler la robe, le chapeau, les bottines d’Isabelle. Notre petite Chardier regardait timidement autour d’elle. Elle vit le grêle palmier dans un grand pot, les sièges à franges, le piano pareil au sien, sous son dessus de satin, la pendule et les candélabres sur la cheminée, et, près de l’âtre, ce fauteuil de tapisserie, le même qu’elle avait déjà vu chez les autres dames, le même qu’elle possédait chez elle. Fauteuil de tapisserie venu des grand’mères ou des grand’tantes, patient travail de leurs doigts, bon fauteuil des petites villes, affreux, confortable et touchant fauteuil qui représente tout l’esprit de la province française, esprit de madame Chanduis-notaire, inattaquable esprit, défense de la France contre tout envahissement de la fantaisie, contre tout envahissement de l’étranger…
Une jolie voix sonna plus haut que les autres, celle de madame Lautrement-avoué, petite belle aux gestes coquets.
— Moi, disait-elle en montrant son ouvrage, je trouve qu’il faut toujours la même main pour les ourlets à jour.
Après avoir longtemps parlé domestiques, on parlait couture. Madame Chanduis, grosse maîtresse de maison, bandeaux grisonnants, yeux sympathiques, dit :
— Moi, le soir, je travaille encore à l’huile. Je n’aime pas le pétrole.
Mademoiselle Deresle-rentière, une vieille fille recroquevillée, ratatinée, raconta le seul cauchemar qu’elle eût jamais eu de sa vie :
— Je prenais ma grande nappe d’autel que je brode depuis trois ans, et je trouvais tout mon ouvrage de la veille mangé par les rats !
Là-dessus, un homme à barbe noire et d’argent entra, petit, mince, l’œil fin et foncé, les narines dilatées, la main belle : le docteur Tisserand, chirurgien de l’hôpital. Cette présence masculine anima tout de suite le salon. Même en province, il manque une électricité dans les réunions quand elles ne sont composées que de femmes.
Léon, muet jusque-là, se mit à causer avec le docteur. On entendit des choses nettes, positives, comme en disent les hommes, puis une discussion politique. Quelques bons mots du docteur firent rire les dames. Puis vint M. Benoît, un vieux célibataire, capitaine retraité, qui, tout de suite, se mit à parler science.
Il était à jamais fier d’avoir, de sa main, d’ailleurs sans aucun motif, copié toute une histoire naturelle scolaire, dessins compris. Il avait un cabinet de travail. Il y déchiffrait les rébus de tous les journaux de mode. On riait de lui, car son ignorance et sa bêtise étaient évidentes jusqu’à la cocasserie. Il disait :
— Quand on regarde l’eau à la loupe, on y voit des microscopes.
Le docteur Tisserand l’entreprit, à la joie de la petite assemblée. Isabelle, intérieurement moqueuse, commençait à s’amuser.
Quand on apporta le thé, les deux filles de madame Chanduis se levèrent, comme mues par des ressorts, et commencèrent à servir. Une autre jeune fille, mademoiselle Morsillier-notaire, qui n’avait pas encore dit un mot ni fait un geste, s’était levée aussi, comme au commandement. Les tasses circulaient.
Derrière les vitres, le jardin remuait au vent tiède de juin commençant. Des cris de gosses s’entendaient parmi les branches. Quelques-unes de ces dames avaient amené leurs enfants qui jouaient avec le petit Chanduis.
Isabelle, assise du côté d’une fenêtre, ne put s’empêcher de soulever le rideau de tulle pour regarder dehors, avide de voir un jardin qu’elle ne connaissait pas. Elle aperçut près du massif de roses le groupe des petits garçons et petites filles, occupés à transpercer d’une épingle un scarabée, puis à le regarder se débattre ainsi poignardé. L’âme noire de l’enfance invente tout naturellement ces jeux. Isabelle aurait voulu courir pour délivrer la bête d’or suppliciée, mais elle n’osa pas faire un geste, par crainte d’inconvenance.
Le docteur Tisserand vint causer avec elle. Il la considérait d’un œil circonspect, pénétrant comme un bistouri. Maintenant, d’avoir regardé ce jardin, Isabelle sentait en elle palpiter intensément son âme de petite fille, amoureuse du printemps et des belles histoires, son âme où, sans qu’elle le sût, vivait nativement la « note sensible », qu’elle aimait tant dans la gamme mineure. Mais elle n’essaya pas un instant d’en rien faire sentir dans ses paroles. Sans aucune amertume, elle gardait au plus profond d’elle-même sa petite poésie. Ce sont des choses dont on ne parle pas. On parle de ses enfants, de sa bonne ou du temps qu’il fait, mais pas de cela.
Cependant la conversation de tous venait de s’orienter sur un seul sujet : le marquis et la marquise de Taranne Flossigny.
À l’intention d’Isabelle, les dames racontaient des anecdotes sur ces aristocrates, châtelains du pays, qu’on ne connaissait naturellement que de vue, mais dont on parlait volontiers. Les dames parurent se remplir délicieusement la bouche de ce beau nom double. Et, racontant la fortune et le faste des châtelains, elles y mettaient tant de suffisance qu’on eût dit qu’elles y étaient pour quelque chose.
Isabelle apprit que le marquis, beaucoup plus âgé que sa femme, paraissait cependant plein de charme et de distinction ; que la marquise, belle et très élégante, était d’une grande famille hongroise ; que leur petit garçon s’appelait Anne-Louis-Elémir, et que deux gouvernantes allemandes l’élevaient ; que cette famille seigneuriale ne passait guère au château que la belle saison, mais que la mère du marquis, la vieille douairière de Taranne Flossigny, y vivait toute l’année, invisible et féroce, ne manifestant sa présence que par de perpétuels procès à tous les gens de la contrée. Le docteur Tisserand raconta pour Léon Chardier une des aventures de l’atroce bonne femme, histoire bien connue en ville, mais dont on s’indignait toujours.
Le docteur était d’opinions républicaines. Il commença :
— La mère Taranne Flossigny…
Après avoir pendant plus d’un an laissé les paysans du proche village faire paître leur bétail sur ses prairies bordant la route, les ayant ainsi encouragés et pour ainsi dire apprivoisés, elle avait, en un seul jour, intenté cent vingt procès dans le village, pour « vaine pâture » sur ses terres.
— Quelle bonne cliente !… s’esclaffa Léon.
— C’est mon mari qui plaide pour elle !… dit orgueilleusement madame Lautrement-avoué.
Et Isabelle admira comme elle se rengorgeait, brune, rose et mince dans sa robe bien faite. Elle enviait l’audace qu’avait cette petite femme de jeter ainsi son mot dans la conversation sans devenir toute rouge ni perdre contenance.
L’entrée de M. et madame Godin coupa les racontars sur le château. C’étaient deux personnes mal mises, aux yeux différemment fatigués, aux cheveux du même gris ; le mari petit, gros et triste, la femme grande, sèche, pétillante.
Ils ne restèrent qu’un instant, comme effrayés de voir tant de monde.
— Ce sont des originaux… expliqua la bonne madame Chanduis à Isabelle.
Et tout le monde eut un sourire pour souligner ce qu’il y a, dans ce mot, d’étonné, de moqueur et de péjoratif.
On mit Isabelle au courant. M. et madame Godin, rentiers sans enfants, ne fréquentaient que peu de personnes en ville. Du reste, ils demeuraient loin, sur la route Sainte-Marie. La femme faisait de la peinture et le mari de la musique.
Isabelle tressaillit. De la musique ! Il y avait si longtemps qu’on n’avait prononcé ce mot devant elle ! Elle eut un gros soupir en songeant à la jolie voix qui dormait dans sa gorge ronde ; mais, au bout d’un instant, elle n’y pensa plus.
Le docteur Tisserand était parti. Les aiguilles piquaient les ouvrages. De grands silences tombaient dans la conversation mesquine et molle. Aucune étincelle ne pouvait jaillir de la rencontre de tous ces cerveaux, étroitement enfermés derrière les fronts têtus et défiants de la province.
Dans les innombrables petites villes des départements, de semblables réceptions ont lieu chaque jour, tout le long de la France et de ses colonies : le salon de madame Chanduis-notaire représente une écrasante majorité. Et pourtant, ceux de Paris, artistes ou littérateurs, s’ils viennent à passer, observeront cela curieusement, comme s’il s’agissait d’une humanité particulière. Ils ne se rendront jamais compte qu’ils sont eux artistes, littérateurs, gens de Paris, le tout petit nombre, l’humanité particulière…
Au bras de son mari, Isabelle rentre chez elle. Du chaos d’impressions qu’elle rapporte de cette visite ne ressortent que deux visages : ceux de M. et madame Godin.
« Ceux-là sont heureux, pense-t-elle. Des rentes, pas d’enfants, la liberté… Musique et peinture ! Comme ils doivent bien s’entendre ! J’aimerais les connaître. »
Elle jette un coup d’œil furtif sur Léon, qui, sans parler, la figure satisfaite, rumine sa bonne après-midi ; puis, silencieuse aussi, elle achève son rêve :
« Il y a encore le marquis et la marquise… Oh ! ceux-là, c’est le grand bonheur, comme dans les livres… »
Elle ajoute, résignée et mélancolique, arrêtée devant une des fatalités de l’existence :
« Mais, ceux-là, je ne les connaîtrai jamais… »