Comme il vous plaira/Traduction Guizot, 1863/Acte I

Comme il vous plaira
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 217-236).
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PERSONNAGES

LE DUC, vivant dans l’exil.

FRÉDÉRIC, frère du duc, et usurpateur de son duché.

AMIENS, } seigneurs qui ont suivi

JACQUES,} le duc dans son exil.

LE BEAU, courtisan à la suite de Frédéric.

CHARLES, son lutteur.

OLIVIER, }

JACQUES, }fils de sir Rowland des

ORLANDO, }Bois.

ADAM, }serviteurs d’Olivier.

DENNIS, }

TOUCHSTONE, paysan bouffon.

SIR OLIVIER MAR-TEXT, vicaire.

CORIN, }

SYLVIUS, }bergers.

WILLIAM, paysan, amoureux d’Audrey.

PERSONNAGE REPRÉSENTANT L’HYMEN.

ROSALINDE, fille du duc exilé.

CÉLIE, fille de Frédéric.

PHÉBÉ, bergère.

AUDREY, jeune villageoise.

SEIGNEURS À LA SUITE DES DEUX DUCS,

PAGES, GARDES-CHASSE, ETC., ETC.

La scène est d’abord dans le voisinage de la maison d’Olivier, ensuite en partie à la cour de l’usurpateur, et en partie dans la forêt des Ardennes.


ACTE PREMIER


Scène I

Verger, près de la maison d’Olivier.

Entrent ORLANDO ET ADAM.

ORLANDO.—Je me rappelle bien, Adam ; tel a été mon legs, une misérable somme de mille écus dans son testament ; et, comme tu dis, il a chargé mon frère, sous peine de sa malédiction, de me bien élever, et voilà la cause de mes chagrins. Il entretient mon frère Jacques à l’école, et la renommée parle magnifiquement de ses progrès. Pour moi, il m’entretient au logis en paysan, ou pour mieux dire, il me garde ici sans aucun entretien ; car peut-on appeler entretien pour un gentilhomme de ma naissance, un traitement qui ne diffère en aucune façon de celui des bœufs à l’étable ? Ses chevaux sont mieux traités ; car, outre qu’ils sont très-bien nourris, on les dresse au manége ; et à cette fin on paye bien cher des écuyers : moi, qui suis son frère, je ne gagne sous sa tutelle que de la croissance : et pour cela les animaux qui vivent sur les fumiers de la basse-cour lui sont aussi obligés que moi ; et pour ce néant qu’il me prodigue si libéralement, sa conduite à mon égard me fait perdre le peu de dons réels que j’ai reçus de la nature. Il me fait manger avec ses valets ; il m’interdit la place d’un frère, et il dégrade autant qu’il est en lui ma distinction naturelle par mon éducation. C’est là, Adam, ce qui m’afflige. Mais l’âme de mon père, qui est, je crois, en moi, commence à se révolter contre cette servitude. Non, je ne l’endurerai pas plus longtemps, quoique je ne connaisse pas encore d’expédient raisonnable et sûr pour m’y soustraire.

(Olivier survient.)

ADAM.—Voilà votre frère, mon maître, qui vient.

ORLANDO.—Tiens-toi à l’écart, Adam, et tu entendras comme il va me secouer.

OLIVIER.—Eh bien ! monsieur, que faites-vous ici ?

ORLANDO.—Rien : on ne m’apprend point à faire quelque chose.

OLIVIER.—Que gâtez-vous alors, monsieur ?

ORLANDO.—Vraiment, monsieur, je vous aide à gâter ce que Dieu a fait, votre pauvre misérable frère, à force d’oisiveté.

OLIVIER.—Que diable ! monsieur occupez-vous mieux, et en attendant soyez un zéro.

ORLANDO.—Irai-je garder vos pourceaux et manger des carouges avec eux ? Quelle portion de patrimoine ai-je follement dépensée, pour en être réduit à une telle détresse ?

OLIVIER.—Savez-vous où vous êtes, monsieur ?

ORLANDO.—Oh ! très-bien, monsieur : je suis ici dans votre verger.

OLIVIER.—Savez-vous devant qui vous êtes, monsieur ?

ORLANDO.—Oui, je le sais mieux que celui devant qui je suis ne sait me connaître. Je sais que vous êtes mon frère aîné ; et, selon les droits du sang, vous devriez me connaître sous ce rapport. La coutume des nations veut que vous soyez plus que moi, parce que vous êtes né avant moi : mais cette tradition ne me ravit pas mon sang, y eût-il vingt frères entre nous. J’ai en moi autant de mon père que vous, bien que j’avoue qu’étant venu avant moi, vous vous êtes trouvé plus près de ses titres.

OLIVIER.—Que dites-vous, mon garçon ?

ORLANDO.—Allons, allons, frère aîné, quant à cela vous êtes trop jeune.

OLIVIER.—Vilain[1], veux-tu mettre la main sur moi ?

ORLANDO.—Je ne suis point un vilain : je suis le plus jeune des fils du chevalier Rowland des Bois ; il était mon père, et il est trois fois vilain celui qui dit qu’un tel père engendra des vilains.—Si tu n’étais pas mon frère, je ne détacherais pas cette main de ta gorge que l’autre ne t’eût arraché la langue, pour avoir parlé ainsi ; tu t’es insulté toi-même.

ADAM.—Mes chers maîtres, soyez patients : au nom du souvenir de votre père, soyez d’accord.

OLIVIER.—Lâche-moi, te dis-je.

ORLANDO.—Je ne vous lâcherai que quand il me plaira.—Il faut que vous m’écoutiez. Mon père vous a chargé, par son testament, de me donner une bonne éducation, et vous m’avez élevé comme un paysan, en cherchant à obscurcir, à étouffer en moi toutes les qualités d’un gentilhomme. L’âme de mon père grandit en moi, et je ne le souffrirai pas plus longtemps. Permettez-moi donc les exercices qui conviennent à un gentilhomme, ou bien donnez-moi le chétif lot que mon père m’a laissé par son testament, et avec cela j’irai chercher fortune.

OLIVIER.—Et que voulez-vous faire ? Mendier, sans doute, après que vous aurez tout dépensé ? Allons, soit, monsieur ; venez ; entrez. Je ne veux plus être chargé de vous : vous aurez une partie de ce que vous demandez. Laissez-moi aller, je vous prie.

ORLANDO.—Je ne veux point vous offenser au delà de ce que mon intérêt exige.

OLIVIER.—Va-t’en avec lui, toi, vieux chien.

ADAM.—Vieux chien : c’est donc là ma récompense ! —Vous avez bien raison, car j’ai perdu mes dents à votre service. Dieu soit avec l’âme de mon vieux maître ! Il n’aurait jamais dit un mot pareil.

(Orlando et Adam sortent.)

OLIVIER.—Quoi, en est-il ainsi ? Commencez-vous à prendre ce ton ? Je remédierai à votre insolence, et pourtant je ne vous donnerai pas mille écus.—Holà, Dennis !

(Dennis se présente.)

DENNIS.—Monsieur m’appelle-t-il ?

OLIVIER.—Charles, le lutteur du duc, n’est-il pas venu ici pour me parler ?

DENNIS.—Oui, monsieur ; il est ici, à la porte, et il demande même avec importunité à être introduit auprès de vous.

OLIVIER.—Fais-le entrer. (Dennis sort.) Ce sera un excellent moyen ; c’est demain que la lutte doit se faire.

(Entre Charles.)

CHARLES.—Je souhaite le bonjour à Votre Seigneurie.

OLIVIER.—Mon bon monsieur Charles, quelles nouvelles nouvelles y a-t-il à la nouvelle cour ?

CHARLES.—Il n’y a de nouvelles à la cour que les vieilles nouvelles de la cour, monsieur ; c’est-à-dire que le vieux duc est banni par son jeune frère le nouveau duc, et trois ou quatre seigneurs, qui lui sont attachés, se sont exilés volontairement avec lui ; leurs terres et leurs revenus enrichissent le nouveau duc ; ce qui fait qu’il consent volontiers qu’ils aillent où bon leur semble.

OLIVIER.—Savez-vous si Rosalinde, la fille du duc, est bannie avec son père ?

CHARLES.—Oh ! non, monsieur ; car sa cousine, la fille du duc, l’aime à un tel point (ayant été élevées ensemble depuis le berceau), qu’elle l’aurait suivie dans son exil, ou serait morte de douleur, si elle n’avait pu la suivre. Elle est à la cour, où son oncle l’aime autant que sa propre fille, et jamais deux dames ne s’aimèrent comme elles s’aiment.

OLIVIER.—Où doit vivre le vieux duc ?

CHARLES.—On dit qu’il est déjà dans la forêt des Ardennes, et qu’il a avec lui plusieurs braves seigneurs qui vivent là comme le vieux Robin Hood d’Angleterre : on assure que beaucoup de jeunes gentilshommes s’empressent tous les jours auprès de lui, et qu’ils passent les jours sans soucis, comme on faisait dans l’âge d’or.

OLIVIER.—Ne devez-vous pas lutter demain devant le nouveau duc ?

CHARLES.—Oui vraiment, monsieur, et je viens vous faire part d’une chose. On m’a donné secrètement à entendre, monsieur, que votre jeune frère Orlando avait envie de venir déguisé s’essayer contre moi. Demain, monsieur, je lutte pour ma réputation, et celui qui m’échappera sans avoir quelque membre cassé, il faudra qu’il se batte bien. Votre frère est jeune et délicat, et je ne voudrais pas, par considération pour vous, lui faire aucun mal ; ce que je serai cependant forcé de faire pour mon honneur s’il entre dans l’arène. Ainsi, l’affection que j’ai pour vous m’engage à vous en prévenir, afin que vous tâchiez de le dissuader de son projet, ou que vous consentiez à supporter de bonne grâce le malheur auquel il se sera exposé ; il l’aura cherché lui-même, et tout à fait contre mon inclination.

OLIVIER.—Je te remercie, Charles, de l’amitié que tu as pour moi, et tu verras que je t’en prouverai ma reconnaissance. J’avais déjà été averti du dessein de mon frère, et sous main j’ai travaillé à le faire renoncer à cette idée ; mais il est déterminé. Je te dirai, Charles, que c’est le jeune homme le plus entêté qu’il y ait en France, rempli d’ambition, jaloux à l’excès des talents des autres, un traître qui a la lâcheté de tramer des complots contre moi, son propre frère. Ainsi, agis à ton gré ; j’aimerais autant que tu lui brisasses la tête qu’un doigt, et tu feras bien d’y prendre garde ; car si tu ne lui fais qu’un peu de mal, ou s’il n’acquiert pas lui-même un grand honneur à tes dépens, il cherchera à t’empoisonner, il te fera tomber dans quelque piége funeste, et il ne te quittera point qu’il ne t’ait fait perdre la vie de quelque façon indirecte ; car je t’assure, et je ne saurais presque te le dire sans pleurer, qu’il n’y a pas un être dans le monde, aussi jeune et aussi méchant que lui. Je ne te parle de lui qu’avec la réserve d’un frère ; mais si je te le disséquais tel qu’il est, je serais forcé de rougir et de pleurer, et toi tu pâlirais d’effroi.

CHARLES.—Je suis bien content d’être venu vous trouver : s’il vient demain, je lui donnerai son compte : s’il est jamais en état d’aller seul, après s’être essayé contre moi, de ma vie je ne lutterai pour le prix : et là-dessus Dieu garde Votre Seigneurie !

OLIVIER.—Adieu, bon Charles.—A présent, il me faut exciter mon jouteur : j’espère m’en voir bientôt débarrassé ; car mon âme, je ne sais cependant pas pourquoi, ne hait rien plus que lui ; en effet, il a le cœur noble, il est instruit sans avoir jamais été à l’école, parlant bien et avec noblesse, il est aimé de toutes les classes jusqu’à l’adoration ; et si bien dans le cœur de tout le monde, et surtout de mes propres gens, qui le connaissent le mieux, que moi j’en suis méprisé. Mais cela ne durera pas : le lutteur va y mettre bon ordre. Il ne me reste rien à faire, qu’à exciter ce garçon là-dessus, et j’y vais de ce pas.

(Il sort.)


Scène II

Plaine devant le palais du duc.

ROSALINDE et CÉLIE.

CÉLIE.—Je t’en conjure, Rosalinde, ma chère cousine, sois plus gaie.

ROSALINDE.—Chère Célie, je montre bien plus de gaieté que je n’en possède ; et tu veux que j’en montre encore davantage ? Si tu ne peux m’apprendre à oublier un père banni, renonce à vouloir m’apprendre à me souvenir d’une grande joie.

CÉLIE.—Ah ! je vois bien que tu ne m’aimes pas aussi tendrement que je t’aime ; car si mon oncle, ton père, au lieu d’être banni, avait au contraire banni ton oncle, le duc mon père, pourvu que tu fusses restée avec moi, mon amitié pour toi m’aurait appris à prendre ton père pour le mien ; et tu en ferais autant, si la force de ton amitié égalait celle de la mienne.

ROSALINDE.—Eh bien ! je veux tâcher d’oublier ma situation, pour me réjouir de la tienne.

CÉLIE.—Tu sais que mon père n’a que moi d’enfants ; il n’y a pas d’apparence qu’il en ait jamais d’autre ; et certainement à sa mort tu seras son héritière ; tout ce qu’il a enlevé de force à ton père, je te le rendrai par affection ; sur mon honneur, je le ferai, et que je devienne un monstre s’il m’arrive d’enfreindre ce serment ! Ainsi, ma charmante Rose, ma chère Rose, sois gaie.

ROSALINDE.—Je le serai désormais, cousine ; je veux imaginer quelque amusement. Voyons, que penses-tu de faire l’amour ?

CÉLIE.—Oh ! ma chère, je t’en prie, fais de l’amour un jeu ; mais ne va pas aimer sérieusement aucun homme, et même par amusement ne va jamais si loin que tu ne puisses te retirer en honneur et sans rougir.

ROSALINDE.—Eh bien ! à quoi donc nous amuserons-nous ?

CÉLIE.—Asseyons-nous, et par nos moqueries dérangeons de son rouet cette bonne ménagère, la Fortune, afin qu’à l’avenir ses dons soient plus également partagés[2]

ROSALINDE.—Je voudrais que cela fût en notre pouvoir, car ses bienfaits sont souvent bien mal placés, et la bonne aveugle fait surtout de grandes méprises dans les dons qu’elle distribue aux femmes.

CÉLIE.—Oh ! cela est bien vrai ; car celles qu’elle fait belles, elle les fait rarement vertueuses, et celles qu’elle fait vertueuses, elle les fait en général bien laides.

ROSALINDE.—Mais, cousine, tu passes de l’office de la Fortune à celui de la Nature. La Fortune est la souveraine des dons de ce monde, mais elle ne peut rien sur les traits naturels.

(Entre Touchstone.)

CÉLIE.—Non ?… Lorsque la Nature a formé une belle créature, la Fortune ne peut-elle pas la faire tomber dans le feu ? Et, bien que la Nature nous ait donné de l’esprit pour railler la Fortune, cette même fortune envoie cet imbécile pour interrompre notre entretien.

ROSALINDE.—En vérité, la Fortune est trop cruelle envers la Nature, puisque la Fortune envoie l’enfant de la nature pour interrompre l’esprit de la nature.

CÉLIE.—Peut-être n’est-ce pas ici l’ouvrage de la Fortune, mais celui de la Nature elle-même, qui, s’apercevant que notre esprit naturel est trop épais pour raisonner sur de telles déesses, nous envoie cet imbécile pour notre pierre à aiguiser3, car toujours la stupidité d’un sot sert à aiguiser[3] l’esprit.—Eh bien ! homme d’esprit, où allez-vous ?

TOUCHSTONE.—Maîtresse, il faut que vous veniez trouver votre père.

CÉLIE.—Vous a-t-on fait le messager ?

TOUCHSTONE.—Non, sur mon honneur ; mais on m’a ordonné de venir vous chercher.

ROSALINDE.—Où avez-vous appris ce serment, fou ?

TOUCHSTONE.—D’un certain chevalier, qui jurait sur son honneur que les beignets étaient bons, et qui jurait encore sur son honneur que la moutarde ne valait rien : moi, je soutiendrai que les beignets ne valaient rien, et que la moutarde était bonne, et cependant le chevalier ne faisait pas un faux serment.

CÉLIE.—Comment prouverez-vous cela, avec toute la masse de votre science ?

ROSALINDE.—Allons, voyons, démuselez votre sagesse.

TOUCHSTONE.—Avancez-vous toutes deux, caressez-vous le menton, et jurez par votre barbe que je suis un fripon [4]

CÉLIE.—Par notre barbe, si nous en avions, tu es un fripon.

TOUCHSTONE.—Et moi, je jurerais par ma friponnerie, si j’en avais, que je suis un fripon ; mais si vous jurez par ce qui n’est pas, vous ne faites pas de faux serment ; aussi le chevalier n’en fit pas davantage, lorsqu’il jura par son honneur, car il n’en eut jamais, ou s’il en avait eu, il l’avait perdu à force de serments, longtemps avant qu’il vît ces beignets ou cette moutarde.

CÉLIE.—Dis-moi, je te prie, de qui tu veux parler ?

TOUCHSTONE.—De cet homme que le vieux Frédéric, votre père, aime tant.

CÉLIE.—L’amitié de mon père suffit pour l’honorer : en voilà assez ; ne parle plus de lui ; tu seras fouetté un de ces jours pour tes moqueries.

TOUCHSTONE.—C’est une grande pitié, que les fous ne puissent dire sagement ce que les sages font follement.

CÉLIE.—Par ma foi, tu dis vrai ; car, depuis que le peu d’esprit qu’ont les fous[5] a été condamné au silence, le peu de folie des gens sages se montre extraordinairement.—Voici monsieur Le Beau.

(Entre Le Beau.)

ROSALINDE.—Avec la bouche pleine de nouvelles.

CÉLIE.—Qu’il va dégorger sur nous, comme les pigeons donnent à manger à leurs petits.

ROSALINDE.—Alors nous serons farcies de nouvelles.

CÉLIE.—Tant mieux, nous n’en trouverons que plus de chalands. Bonjour, monsieur Le Beau ; quelles nouvelles ?

LE BEAU.—Belle princesse, vous avez perdu un grand plaisir.

CÉLIE.—Du plaisir ! de quelle couleur ?

LE BEAU.—De quelle couleur, madame ? Que voulez-vous que je vous réponde ?

ROSALINDE.—Au gré de votre esprit et du hasard.

TOUCHSTONE.—Ou comme le voudront les décrets de la destinée.

CÉLIE.—Très-bien dit : voilà qui est maçonné avec une truelle[6]

TOUCHSTONE.—Ma foi, si je ne garde pas mon rang[7]

ROSALINDE.—Tu perds ton ancienne odeur.

LE BEAU.—Vous me troublez, mesdames ; je voulais vous faire le récit d’une belle lutte que vous n’avez pas eu le plaisir de voir.

ROSALINDE.—Dites-nous toujours l’histoire de cette lutte.

LE BEAU.—Je vous en dirai le commencement ; et si cela plaît à Vos Seigneuries, vous pourrez en voir la fin ; car le plus beau est encore à faire, et ils viennent l’exécuter précisément dans l’endroit où vous êtes.

CÉLIE.—Eh bien ! le commencement, qui est mort et enterré ?

LE BEAU.—Arrive un vieillard avec ses trois fils.

CÉLIE.—Je pourrais trouver ce début-là à un vieux conte.

LE BEAU.—Trois jeunes gens de belle taille et de bonne mine…

ROSALINDE.—Avec des écriteaux à leur cou[8] portant : « On fait à savoir par ces présentes, à tous ceux à qui il appartiendra… »

LE BEAU.—L’aîné des trois a lutté contre Charles, le lutteur du duc : Charles, en un instant, l’a renversé, et lui a cassé trois côtes ; de sorte qu’il n’y a guère d’espérance qu’il survive. Il a traité le second de même, et le troisième aussi. Ils sont étendus ici près ; le pauvre vieillard, leur père, fait de si tristes lamentations à côté d’eux, que tous les spectateurs le plaignent en pleurant.

ROSALINDE.—Hélas !

TOUCHSTONE.—Mais, monsieur, quel est donc l’amusement que les dames ont perdu ?

LE BEAU.—Hé ! celui dont je parle.

TOUCHSTONE.—Voilà donc comme les hommes deviennent plus sages de jour en jour ! C’est la première fois de ma vie que j’aie jamais entendu dire que de voir briser des côtes était un amusement pour les dames.

CÉLIE.—Et moi aussi, je te le proteste.

ROSALINDE.—Mais y en a-t-il encore d’autres qui brûlent d’envie de voir déranger ainsi l’harmonie de leurs côtes ? Y en a-t-il un autre qui se passionne pour le jeu de brise-côte[9].—Verrons-nous cette lutte, cousine ?

LE BEAU.—Il le faudra bien, mesdames, si vous restez où vous êtes ; car c’est ici l’arène que l’on a choisie pour la lutte, et ils sont prêts à l’engager.

CÉLIE.—Ce sont sûrement eux qui viennent là-bas : restons donc, et voyons-la.

(Fanfares.—Entrent le duc Frédéric, les seigneurs de sa cour, Orlando, Charles et suite.)

FRÉDÉRIC.—Avancez : puisque le jeune homme ne veut pas se laisser dissuader, qu’il soit téméraire à ses risques et périls.

ROSALINDE.—Est-ce là l’homme ?

LE BEAU.—Lui-même, madame.

CÉLIE.—Hélas ! il est trop jeune ; il a cependant l’air de devoir remporter la victoire.

FRÉDÉRIC.—Quoi ! vous voilà, ma fille, et vous aussi ma nièce ? Vous êtes-vous glissées ici pour voir la lutte ?

ROSALINDE.—Oui, monseigneur, si vous voulez nous le permettre.

FRÉDÉRIC.—Vous n’y prendrez pas beaucoup de plaisir, je vous assure : il y a une si grande inégalité de forces entre les deux hommes ! Par pitié pour la jeunesse de l’agresseur, je voudrais le dissuader ; mais il ne veut pas écouter mes instances. Parlez-lui, mesdames ; voyez si vous pourrez le toucher.

CÉLIE.—Faites-le venir ici, mon cher monsieur Le Beau.

FRÉDÉRIC.—Oui, appelez-le ; je ne veux pas être présent.

(Il se retire à l’écart.)

LE BEAU.—Monsieur l’agresseur, les princesses voudraient vous parler.

ORLANDO.—Je vais leur présenter l’hommage de mon obéissance et de mon respect.

ROSALINDE.—Jeune homme, avez-vous défié Charles le lutteur ?

ORLANDO.—Non, belle princesse ; il est l’agresseur général : je ne fais que venir comme les autres, pour essayer avec lui la force de ma jeunesse.

CÉLIE.—Monsieur, vous êtes trop hardi pour votre âge : vous avez vu de cruelles preuves de la force de cet homme. Si vous pouviez vous voir avec vos yeux, ou vous connaître avec votre jugement, la crainte du malheur où vous vous exposez vous conseillerait de chercher des entreprises moins inégales. Nous vous prions, pour l’amour de vous-même, de songer à votre sûreté, et de renoncer à cette tentative.

ROSALINDE.—Rendez-vous, monsieur, votre réputation n’en sera nullement lésée : nous nous chargeons d’obtenir du duc que la lutte n’aille pas plus loin.

ORLANDO.—Je vous supplie, mesdames, de ne pas me punir par une opinion désavantageuse : j’avoue que je suis très-coupable de refuser quelque chose à d’aussi généreuses dames ; mais accordez-moi que vos beaux yeux et vos bons souhaits me suivent dans l’essai que je vais faire. Si je suis vaincu, la honte n’atteindra qu’un homme qui n’eut jamais aucune gloire : si je suis tué, il n’y aura de mort que moi, qui en serais bien aise : je ne ferai aucun tort à mes amis, car je n’en ai point pour me pleurer ; ma mort ne sera d’aucun préjudice au monde, car je n’y possède rien ; je n’y occupe qu’une place, qui pourra être mieux remplie, quand je l’aurai laissée vacante.

ROSALINDE.—Je voudrais que le peu de force que j’ai fût réunie à la vôtre.

CÉLIE.—Et la mienne aussi pour augmenter la sienne.

ROSALINDE.—Portez-vous bien ! fasse le ciel que je sois trompée dans mes craintes pour vous !

ORLANDO.—Puissiez-vous voir exaucer tous les désirs de votre cœur !

CHARLES.—Allons, où est ce jeune galant, qui est si jaloux de coucher avec sa mère la terre ?

ORLANDO.—Le voici tout prêt, monsieur ; mais il est plus modeste dans ses vœux que vous ne dites.

FRÉDÉRIC.—Vous n’essayerez qu’une seule chute ?

CHARLES.—Non, monseigneur, je vous le garantis ; si vous avez fait tous vos efforts pour le détourner de tenter la première, vous n’aurez pas à le prier d’en risquer une seconde.

ORLANDO.—Vous comptez bien vous moquer de moi après la lutte ; vous ne devriez pas vous en moquer avant ; mais voyons ; avancez.

ROSALINDE.—O jeune homme, qu’Hercule te seconde !

CÉLIE.—Je voudrais être invisible, pour saisir ce robuste adversaire par la jambe.

(Charles et Orlando luttent.)

ROSALINDE.—O excellent jeune homme !

CÉLIE.—Si j’avais la foudre dans mes yeux, je sais bien qui des deux serait terrassé.

FRÉDÉRIC.—Assez, assez.

(Charles est renversé, acclamations.)

ORLANDO.—Encore, je vous en supplie, monseigneur ; je ne suis pas encore en haleine.

FRÉDÉRIC.—Comment te trouves-tu, Charles ?

LE BEAU.—Il ne saurait parler, monseigneur.

FRÉDÉRIC.—Emportez-le. (A Orlando.) Quel est ton nom, jeune homme ?

ORLANDO.—Orlando, monseigneur, le plus jeune des fils du chevalier Rowland des Bois.

FRÉDÉRIC.—Je voudrais que tu fusses le fils de tout autre homme : le monde tenait ton père pour un homme honorable, mais il fut toujours mon ennemi : cet exploit que tu viens de faire m’aurait plu bien davantage, si tu descendais d’une autre maison. Mais, porte-toi bien, tu es un brave jeune homme ; je voudrais que tu te fusses dit d’un autre père !

(Frédéric sort avec sa suite et Le Beau.)

CÉLIE.—Si j’étais mon père, cousine, en agirais-je ainsi ?

ORLANDO.—Je suis plus fier d’être le fils du chevalier Rowland, le plus jeune de ses fils, et je ne changerais pas ce nom pour devenir l’héritier adoptif de Frédéric.

ROSALINDE.—Mon père aimait le chevalier Rowland comme sa propre âme, et tout le monde avait pour lui les sentiments de mon père : si j’avais su plus tôt que ce jeune homme était son fils, je l’aurais conjuré en pleurant plutôt que de le laisser s’exposer ainsi.

CÉLIE.—Allons, aimable cousine, allons le remercier et l’encourager. Mon cœur souffre de la dureté et de la jalousie de mon père.—Monsieur, vous méritez des applaudissements universels ; si vous tenez aussi bien vos promesses en amour que vous venez de dépasser ce que vous aviez promis, votre maîtresse sera heureuse.

ROSALINDE, lui donnant la chaîne qu’elle avait à son cou.—Monsieur, portez ceci en souvenir de moi, d’une jeune fille disgraciée de la fortune, et qui vous donnerait davantage, si sa main avait des dons à offrir.—Nous retirons-nous, cousine ?

CÉLIE.—Oui.—Adieu, beau gentilhomme.

ORLANDO.—Ne puis-je donc dire : je vous remercie ! Tout ce qu’il y avait de mieux en moi est renversé, ce qui reste devant vous n’est qu’une quintaine[10], un bloc sans vie.

ROSALINDE.—Il nous rappelle : mon orgueil est tombé avec ma fortune. Je vais lui demander ce qu’il veut.—Avez-vous appellé, monsieur ? monsieur, vous avez lutté à merveille, et vous avez vaincu plus que vos ennemis.

CÉLIE.—Voulez-vous venir, cousine ?

ROSALINDE.—Allons, du courage. Portez-vous bien.

(Rosalinde et Célie sortent.)

ORLANDO.—Quelle passion appesantit donc ma langue ? Je ne peux lui parler, et cependant elle provoquait l’entretien. (Le Beau rentre.) Pauvre Orlando, tu as renversé un Charles et quelque être plus faible te maîtrise.

LE BEAU.—Mon bon monsieur, je vous conseille, en ami, de quitter ces lieux. Quoique vous ayez mérité de grands éloges, les applaudissements sincères et l’amitié de tout le monde, cependant telles sont maintenant les dispositions du duc qu’il interprète contre vous tout ce que vous avez fait : le duc est capricieux ; enfin, il vous convient mieux à vous de juger ce qu’il est, qu’à moi de vous l’expliquer.

ORLANDO.—Je vous remercie, monsieur ; mais, dites-moi, je vous prie, laquelle de ces deux dames, qui assistaient ici à la lutte, était la fille du duc ?

LE BEAU.—Ni l’une ni l’autre, si nous les jugeons par le caractère : cependant la plus petite est vraiment sa fille, et l’autre est la fille du duc banni, détenue ici par son oncle l’usurpateur, pour tenir compagnie à sa fille ; elles s’aiment, l’une et l’autre, plus que deux sœurs ne peuvent s’aimer. Mais je vous dirai que, depuis peu, ce duc a pris sa charmante nièce en aversion, sans aucune autre raison, que parce que le peuple fait l’éloge de ses vertus, et la plaint par amour pour son bon père. Sur ma vie, l’aversion du duc contre cette jeune dame éclatera tout à coup.—Monsieur, portez-vous bien ; par la suite, dans un monde meilleur que celui-ci, je serai charmé de lier une plus étroite connaissance avec vous, et d’obtenir votre amitié.

ORLANDO.—Je vous suis très-redevable : portez-vous bien. (Le Beau sort.) Il faut donc que je tombe de la fumée dans le feu[11]. Je quitte un duc tyran pour rentrer sous un frère tyran : mais, ô divine Rosalinde !…

(Il sort.)


Scène III

Appartement du palais.

Entrent CÉLIE et ROSALINDE.

CÉLIE.—Quoi, cousine ! quoi, Rosalinde ! —Amour, un peu de pitié ! Quoi, pas un mot !

ROSALINDE.—Pas un mot à jeter à un chien[12].

CÉLIE.—Non ; tes paroles sont trop précieuses pour être jetées aux roquets, mais jettes-en ici quelques-unes ; allons, estropie-moi avec de bonnes raisons.

ROSALINDE.—Alors il y aurait deux cousines d’enfermées, l’une serait estropiée par des raisons[13], et l’autre folle sans aucune raison.

CÉLIE.—Mais tout ceci regarde-t-il votre père ?

ROSALINDE.—Non ; il y en a une partie pour le père de mon enfant[14].—Oh ! que le monde de tous les jours est rempli de ronces !

CÉLIE.—Ce ne sont que des chardons, cousine, jetés sur toi par jeu dans la folie d’un jour de fête : mais si nous ne marchons pas dans les sentiers battus, ils s’attacheront à nos jupons.

ROSALINDE.—Je les secouais bien de ma robe ; mais ces chardons sont dans mon cœur.

CÉLIE.—Chasse-les en faisant : hem ! hem !

ROSALINDE.—J’essayerais, s’il ne fallait que dire hem et l’obtenir.

CÉLIE.—Allons, allons, il faut lutter contre tes affections.

ROSALINDE.—Oh ! elles prennent le parti d’un meilleur lutteur que moi !

CÉLIE.—Que le ciel te protége ! Tu essayeras, avec le temps, en dépit d’une chute.—Mais laissons là toutes ces plaisanteries, et parlons sérieusement : est-il possible que tu tombes aussi subitement et aussi éperdument amoureuse du plus jeune des fils du vieux chevalier Rowland ?

ROSALINDE.—Le duc mon père aimait tendrement son père.

CÉLIE.—S’ensuit-il de là que tu doives aimer tendrement son fils ? D’après cette logique, je devrais le haïr ; car mon père haïssait son père : cependant je ne hais point Orlando.

ROSALINDE.—Non, je t’en prie, pour l’amour de moi, ne le hais pas.

CÉLIE.—Pourquoi le haïrai-je ? N’est-il pas rempli de mérite ?

ROSALINDE.—Permets donc que je l’aime pour cette raison ; et toi, aime-le parce que je l’aime.—Mais regarde, voilà le duc qui vient.

CÉLIE.—Avec des yeux pleins de courroux.

(Frédéric entre avec des seigneurs de la cour.)

FRÉDÉRIC—Hâtez-vous, madame, de partir et de vous retirer de notre cour.

ROSALINDE.—Moi, mon oncle ?

FRÉDÉRIC.—Vous, ma nièce ; et si dans dix jours vous vous trouvez à vingt milles de notre cour, vous mourrez.

ROSALINDE.—Je supplie Votre Altesse de permettre que j’emporte avec moi la connaissance de ma faute. Si je me comprends moi-même, si mes propres désirs me sont connus, si je ne rêve pas ou si je ne suis pas folle, comme je ne crois pas l’être, alors, cher oncle, je vous proteste que jamais je n’offensai Votre Altesse, pas même par une pensée à demi conçue.

FRÉDÉRIC—Tel est le langage de tous les traîtres ; si leur justification dépendait de leurs paroles, ils seraient aussi innocents que la grâce même : qu’il vous suffise de savoir que je me méfie de vous.

ROSALINDE.—Votre méfiance ne suffit pas pour faire de moi une perfide. Dites-moi quels sont les indices de ma trahison ? T FRÉDÉRIC.—u es fille de ton père, et c’est assez.

ROSALINDE.—Je l’étais aussi lorsque Votre Altesse s’est emparée de son duché ; je l’étais, lorsque Votre Altesse l’a banni. La trahison ne se transmet pas comme un héritage, monseigneur ; ou si elle passait de nos parents à nous, qu’en résulterait-il encore contre moi ? Mon père ne fut jamais un traître : ainsi, mon bon seigneur, ne me faites pas l’injustice de croire que ma pauvreté soit de la perfidie.

CÉLIE.—Cher souverain, daignez m’entendre.

FRÉDÉRIC.—Oui, Célie, c’est pour l’amour de vous que nous l’avons retenue ici ; autrement, elle aurait été rôder avec son père.

CÉLIE.—Je ne vous priai pas alors de la retenir ici ; vous suivîtes votre bon plaisir et votre propre pitié : j’étais trop jeune dans ce temps-là pour apprécier tout ce qu’elle valait ; mais maintenant je la connais ; si elle est une traîtresse, j’en suis donc une aussi, nous avons toujours dormi dans le même lit, nous nous sommes levées au même instant, nous avons étudié, joué, mangé ensemble, et partout où nous sommes allées, nous marchions toujours comme les cygnes de Junon, formant un couple inséparable.

FRÉDÉRIC.—Elle est trop rusée pour toi ; sa douceur, son silence même, et sa patience, parlent au peuple qui la plaint. Tu es une folle, elle te vole ton nom ; tu auras plus d’éclat, et tes vertus brilleront davantage lorsqu’elle sera partie ; n’ouvre plus la bouche ; l’arrêt que j’ai prononcé contre elle est ferme et irrévocable ; elle est bannie.

CÉLIE.—Prononcez donc aussi, monseigneur, la même sentence contre moi ; car je ne saurais vivre séparée d’elle.

FRÉDÉRIC.—Vous êtes une folle.—Vous, ma nièce, faites vos préparatifs ; si vous passez le temps fixé, je vous jure, sur mon honneur et sur ma parole solennelle, que vous mourrez.

(Frédéric sort avec sa suite.)

CÉLIE.—O ma pauvre Rosalinde, où iras-tu ? Veux-tu que nous changions de pères ? Je te donnerai le mien. Je t’en conjure, ne sois pas plus affligée que je ne le suis.

ROSALINDE.—J’ai bien plus sujet de l’être.

CÉLIE.—Tu n’en as pas davantage, cousine ; console-toi, je t’en prie : ne sais-tu pas que le duc m’a bannie, moi, sa fille ?

ROSALINDE.—C’est ce qu’il n’a point fait.

CÉLIE.—Non, dis-tu ? Rosalinde n’éprouve donc pas cet amour qui me dit que toi et moi sommes une ? Quoi ! on nous séparera ? Quoi ! nous nous quitterions, douce amie ? non, que mon père cherche une autre héritière. Allons, concertons ensemble le moyen de nous enfuir ; voyons où nous irons et ce que nous emporterons avec nous ; ne prétends pas te charger seule du fardeau, ni supporter seule tes chagrins, et me laisser à l’écart : car, tu peux dire tout ce que tu voudras, mais je te jure, par ce ciel qui paraît triste de notre douleur, que j’irai partout avec toi.

ROSALINDE.—Mais où irons-nous ?

CÉLIE.—Chercher mon oncle.

ROSALINDE.—Hélas ! de jeunes filles comme nous ! quel danger ne courrons-nous pas en voyageant si loin ? La beauté tente les voleurs, encore plus que l’or.

CÉLIE.—Je m’habillerai avec des vêtements pauvres et grossiers et je me teindrai le visage avec une espèce de terre d’ombre ; fais-en autant, nous passerons sans être remarquées, et sans exciter personne à nous attaquer.

ROSALINDE.—Ne vaudrait-il pas mieux, étant d’une taille plus qu’ordinaire, que je m’habillasse tout à fait en homme ? Avec une belle et large épée à mon côté, et un épieu à la main (qu’il reste cachée dans mon cœur toute la peur de femme qui voudra !) j’aurai un extérieur fanfaron et martial, aussi bien que tant de lâches qui cachent leur poltronnerie sous les apparences de la bravoure.

CÉLIE.—Comment t’appellerai-je, lorsque tu seras un homme ?

ROSALINDE.—Je ne veux pas porter un nom moindre que celui du page de Jupiter, ainsi, songe bien à m’appeler Ganymède, et toi, quel nom veux-tu avoir ?

CÉLIE.—Un nom qui ait quelque rapport avec ma situation : plus de Célie ; je suis Aliéna[15].

ROSALINDE.—Mais, cousine, si nous essayions de voler le fou de la cour de ton père, ne servirait-il pas à nous distraire dans le voyage ?

CÉLIE.—Il me suivra, j’en réponds, au bout du monde. Laisse-moi le soin de le gagner : allons ramasser nos bijoux et nos richesses ; concertons le moment le plus propice, et les moyens les plus sûrs pour nous soustraire aux poursuites que l’on ne manquera pas de faire après mon évasion : allons, marchons avec joie… vers la liberté, et non vers le bannissement !

(Elles sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.


  1. Vilain, coquin et homme de basse extraction, les deux frères lui donnent chacun un sens différent.
  2. Nous avons déjà vu, dans Antoine et Cléopâtre, que Shakspeare donne un rouet à la Fortune et en fait une ménagère.
  3. Célie et Rosalinde jouent sur le sens du mot Touchstone, qui veut dire pierre à aiguiser ou pierre de touche. Les clowns du théâtre anglais sont des bouffons, des graciosi ; il ne faut pas les confondre avec les fous en titre.
  4. On trouve une phrase équivalente dans Gargantua.
  5. Tôt ou tard la vérité devait déplaire à la cour, même dans la bouche des fous.
  6. Grossièrement, expression proverbiale.
  7. Rank, rang et rance, équivoque.
  8. Bill, pertuisane, billet, écriteau. L’équivoque roule sur la double signification du mot.
  9. Côtes rompues, musique rompue, analogie entre la flûte inégale de Pan, et la disposition anatomique des côtes.
  10. Quintaine, poteau fiché en plaine auquel on suspendait un bouclier qui servait de but aux javelots, ou aux lances, dans les joutes :
    Lasse enfin de servir au peuple de quintaine.
  11. From the smoke into the smother, de la fumée dans l’étouffoir.
  12. Expression proverbiale.
  13. Lame me with reasons, rends-moi boiteuse par de bonnes raisons.

    On a dernièrement voulu prouver par ces mots que Shakspeare était boiteux en traduisant : Prouvez-moi que je suis boiteux. On a compté combien de fois le mot lame était dans ses œuvres ; et chaque fois a été une preuve.

  14. Mon futur époux.
  15. Aliena, mot latin ; étrangère bannie.