Comédies et proverbes/Le Petit de Crac





LE PETIT DE CRAC




PERSONNAGES

M. de Ramière.

Mme de Ramière.

M. de Pontisse.

Mme de Pontisse.

Gertrude de Ramière, 13 ans.

Francine de Ramière, 12 ans.

Hector, 14 ans
Achille, 13 ans
leurs cousins.

Gudule de Pontisse, 12 ans.

Léonce de Pontisse, 14 ans.





La scène se passe à Paris.

ACTE I

La scène représente une terrasse donnant sur un jardin : au fond, un salon et d’autres chambres donnant sur la terrasse.

Scène I

Gertrude, Francine.


Gertrude.

C’est singulier que Léonce et Gudule n’arrivent pas ; l’heure est passée ; ils sont toujours si exacts.

Francine.

Tu sais bien comment est Léonce ! Il lui passe des idées bizarres par la tête, et il oublie tout ce qu’il doit faire.

Gertrude.

J’espère qu’il ne va pas oublier que nous l’attendons pour répéter notre charade, et que mes cousins Hector et Achille doivent venir pour le voir.

Francine, souriant.

Surtout pour l’entendre et lui voir faire ses tours d’adresse.

Gertrude.

Voilà longtemps qu’il nous parle de ses tours d’adresse ; il les promet toujours et il ne les commence jamais.


Scène II

Les précédents, Hector, Achille.


Hector.

Bonjour, mes cousines ; vous êtes encore seules ! Léonce et Gudule ne sont pas arrivés ?

Francine.

Non ; je ne sais pas ce qui leur prend ; nous les attendons depuis une demi-heure.

Gertrude.

Écoutez, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de ne plus les attendre et de nous passer d’eux.

Achille.

Très bien ! Commençons alors l’arrangement de notre théâtre.

Hector.

Et puis, nous pourrons répéter entre nous nos rôles des charades.

Gertrude.

Je veux bien ; seulement il nous manquera deux personnages ; et puis nous n’avons pas la fin des charades ; c’est Léonce qui les a gardées pour copier son rôle.

Francine.

Les voilà ! Je les entends.


Scène III

Les précédents, Gudule, Léonce.


Tous.

Ah ! vous voilà, enfin !

Gertrude.

Vous nous avez fait perdre plus d’une heure.

Gudule.

C’est bien la faute de Léonce ; il n’est jamais prêt.

Léonce.

Moi ! par exemple ! Je suis prêt depuis plus d’une heure !

Achille.

Et pourquoi n’arrivais-tu pas ?

Léonce.

Parce que, par le plus grand des hasards, je me suis trouvé enfermé dans ma chambre.

Achille.

Par qui ? Comment cela s’est-il fait ?

Léonce.

Par qui ? Je n’en sais rien. Comment ? Je n’en sais pas davantage ; mais me voyant enfermé, j’ai voulu passer par la fenêtre.

Francine.

Ah mon Dieu ! Du troisième étage !

Léonce.

Oui ! Mais moi, je ne crains rien ! C’était la moindre des choses ! J’ouvre la fenêtre ; j’enjambe ; je me trouve sur un petit cordon de briques ; j’avance bravement ; je passe de maison en maison ; je descends un peu chaque fois que je trouve un cordon de briques placé plus bas ! Je fais toute la rue…

Hector, impatienté.

Oh ! c’est trop fort !

Léonce.

Laisse-moi parler. J’arrive au coin ; je vois un omnibus qui tourne la rue ; ce n’était pas beaucoup plus bas que le petit chemin de briques où je me trouvais ; je m’élance…

Achille, riant.

De quelle hauteur ?

Léonce.

De vingt pieds tout au plus. Je tombe juste au milieu de l’omnibus, qui m’emporte au grand trot. J’appelle le conducteur ; malheureusement il s’est trouvé sourd. Il marche toujours, et je n’ai pu descendre qu’à une lieue de chez moi, quand l’omnibus s’est arrêté.

Gudule.

Et comment as-tu fait pour revenir ?

Léonce.
J’avais trente centimes dans ma poche ; je suis monté dans un autre omnibus, qui m’a ramené chez moi ; et voilà pourquoi nous sommes en retard. Vous comprenez que ce n’est pas ma faute.

« Je passe de maison en maison. » (Page 296.)

Hector.

Je comprends que tu nous inventes une histoire, comme tu fais toujours ; et je devine que tu t’es échappé de la maison, que tu as été chez un pâtissier, où tu as dépensé tes trente centimes, et que Gudule t’a attendu pendant tout ce temps.

Gudule.

Je crois, Hector, que tu devines très juste.

Léonce.

Eh ! laissez donc ! Il ne s’agit pas de se disputer, mais de s’amuser. Je veux bien vous pardonner de ne pas me croire, mais je veux m’amuser. À quoi allons-nous jouer ?

Francine.

Répétons la charade que nous devons jouer dimanche pour la fête de notre bon oncle.

Léonce.

Je veux bien, moi. Je suis bon garçon ; je veux tout ce qu’on veut.

Gudule.
As-tu apporté le papier, avec nos rôles que tu avais pris pour copier le tien ?
Léonce.

Certainement, certainement.

Gudule.

Veux-tu nous le donner ?

Léonce.

Certainement, certainement.

Gudule.

Donne donc !

Léonce.

Attends ; laisse-moi chercher. (Il fouille dans ses poches.) C’est singulier ! Je ne trouve pas… Qu’est-ce que j’en ai fait ?

Gudule.

Pas difficile à deviner ; tu l’as laissé à la maison.

Léonce, se tapant le front.

Ah ! je devine ! Je l’avais quand j’ai passé par la fenêtre ; il sera tombé sur l’omnibus quand j’ai sauté dessus.

Hector.

Écoute ! Léonce ! finis tes sottises. Tu penses bien que nous ne croyons pas un mot de ton omnibus ni de ta promenade impossible sur une arête de briques sur laquelle un rat n’aurait pu se tenir ; dis-nous franchement si tu as oublié la charade chez toi, ou si tu l’as laissée exprès parce que tu n’as pas copié ton rôle et que tu n’en sais pas le premier mot.

Léonce.

Je te dis que je l’avais sur moi.

Gudule.

Alors, va le chercher chez le pâtissier.

Léonce.

Je te prie de te taire, toi. Tu parles à tort et à travers, et tes paroles m’offensent.

Gudule.

Ah ! ah ! ah ! Monsieur se trouve offensé ! Bien des excuses à monsieur (elle fait une grande révérence) pour n’avoir pas cru aux énormes mensonges qu’il nous a débités !

Léonce, levant les épaules.

Vilaine sotte ! Si je ne me sentais la force de t’écraser comme une puce entre le pouce et l’index, je te répondrais comme tu le mérites.

Gudule.

Essaye donc. Allonge le pouce et l’index, et tu verras si je suis facile à écraser.

Léonce.

Tu ne connais pas ma force, malheureuse !

Gudule.

Je ne la connais pas du tout, il est vrai.

Gertrude.

Nous voudrions bien la connaître.

Francine.

Et nous te prions de nous la faire connaître.

Léonce.

Vous ne savez donc pas, imprudentes, que pas plus tard que ces jours-ci j’ai relevé un cheval qui passait dans la rue.

Francine.

Comment, relevé ?

Léonce.

Avec mes deux mains ! Un cheval avait glissé, était tombé, se trouvait pris dans des cordes qu’il avait sur le dos, et il ne pouvait pas se relever ; une foule de gens s’était rassemblée autour de lui ; on le tirait, on le poussait, rien n’y faisait. Qu’est-ce que je fais ? J’écarte tout le monde ; j’arrive au cheval, je le pousse de mes deux mains ; je le soutiens ; il se relève un peu, puis encore un peu, puis tout à fait. Et la foule s’est mise à crier : « Bravo ! le jeune Hercule ! Vive Hercule ! » Quand j’ai vu qu’ils allaient me porter en triomphe, je me suis sauvé et je suis rentré à la maison.

Gudule.

Quand as-tu fait ce beau tour de force ?

Léonce.

La semaine dernière.

Gudule.

Quel jour ?

Léonce.

Est-ce que je sais, moi ? Ce n’est pas déjà si extraordinaire que je le remarque comme une chose merveilleuse dans ma vie.

Gudule.

Et comment n’en as-tu pas parlé ?

Léonce.

Parce que je n’y ai pas pensé.

Gudule.

C’est probable, comme ton omnibus.

Gertrude.

Mais tout cela ne nous rend pas notre charade, et nous ne pourrons pas la répéter.

Léonce.

Écoutez, mes amis ; pour vous satisfaire, je vais courir au bureau de l’omnibus pour tâcher de la retrouver. Sans adieu ; je reviens dans un quart d’heure. (Il sort.)


Scène IV

Gudule, Gertrude, Francine, Hector, Achille.


Francine.

Sais-tu, Gudule, que Léonce devient par trop menteur ?

Gudule.

Je ne le sais que trop ; autant de mots, autant de mensonges ; impossible de croire à ce qu’il dit.

Francine.

N’as-tu pas essayé de le corriger ?

Gudule.

Il ne m’écoute pas ; tout ce que je dis est inutile.

Gertrude.

Et tes parents, ne le punissent-ils pas ?

Gudule.

Il se donne bien garde de mentir en leur présence. Papa l’a si bien houspillé un jour qu’il avait inventé une histoire impossible, qu’il n’a pas osé recommencer devant lui ; mais, entre nous, il est insupportable.

Gertrude.

Hector, invente donc quelque chose qui puisse lui donner une bonne leçon.

Hector.

Écoute, j’ai une idée. Puisque nous n’avons pas notre charade aujourd’hui…

Francine.

Il est allé la chercher ; il va la rapporter.

Hector.

Tu crois cela ? Il n’a rien copié, rien appris, et il va revenir les mains vides, nous faisant quelque nouveau conte.


Scène V

Les précédents ; Léonce, accourant.


Léonce, haletant.

Mes amis, mes bons amis, je reviens les mains vides.

Hector.

Tu n’avais pas besoin de le dire, nous en étions sûrs d’avance.

Léonce.

Comment pouviez-vous deviner ce qui m’est arrivé, et ce qui m’a empêché de rapporter notre charade ?

Achille.

Nous ne savons pas ce qui t’est arrivé, mais nous savions qu’il t’arriverait quelque chose, et que cette chose t’empêcherait d’apporter le cahier de charades.

Léonce.

Eh bien ! mes amis, vous allez voir si je pouvais vous apporter votre cahier. J’entre dans la maison en courant, j’appelle ; personne ne répond ; je monte, j’appelle encore ! Rien ! personne ! J’entre dans le corridor, j’entends un grognement. Je m’arrête, j’écoute ; j’entends un rugissement étouffé. Je n’ai pas peur, j’avance ; je vois une énorme masse noire à la porte de ma chambre ; je n’ai pas peur, mais je m’arrête pour voir ce que ce peut être. La masse noire avance vers moi tout doucement ; j’entends des grognements, des rugissements ; je ne bouge pas. La masse approche, devient plus grande, plus grande, et je vois, devinez quoi !

Gudule.

Rien du tout ?

Léonce.

Tu n’y es pas.

Gertrude.

Un voleur ?

Léonce.

Pis que cela.

Francine.

Un chien ?

Léonce.

Pis que cela.

Hector, riant.

Un cheval, un taureau !

Léonce.

Pis que cela.

Achille.

C’était donc le diable ?

Léonce.

Pas tout à fait ; c’était un ours !

Tous, ensemble.

Un ours ! Un ours dans une maison, à Paris ?

Léonce.

Un ours, mes amis, un ours gris, énorme, furieux, qui arrivait à moi les yeux flamboyants, la gueule ouverte, prêt à me dévorer, les pattes étendues, prêt à m’étouffer. Vous jugez de mon embarras…

Gudule, avec ironie.

Et de ta frayeur !

Léonce, avec dignité.

Je t’ai dit que je n’avais pas peur. Mais comment faire ? Pas une minute pour réfléchir ! Pas le temps de me sauver ; l’ours avançait toujours et me touchait presque : heureusement que j’aperçois sur une table près de moi un couteau de cuisine…

Hector.

Dans le corridor ?

Léonce.

Oui, mon cher, dans le corridor. Je saisis le couteau, et, au moment où le nez de l’animal touche mon nez, je lui enfonce le couteau dans la bouche, de manière à ce que la pointe touche le palais et le manche appuie sur la langue ; l’ours, en voulant fermer la bouche pour dévorer mon bras, s’enfonce le couteau dans le palais ; furieux, il veut arracher le couteau avec ses pattes, mais il ne peut pas le saisir, et il se l’enfonce de plus en plus dans la gueule ; dans sa rage, il se met à danser, à sauter, à se rouler ; je danse, je saute, je me roule avec lui ; je ris pendant qu’il hurle ; je bats des mains pendant qu’il rugit ; il me poursuit, je l’évite ; il tourne, je tourne ; nous avons l’air de valser. Enfin, le malheureux animal perd tout son sang ; il s’affaisse, il tombe, il se débat et s’étend près de ma porte. Vous comprenez, mes amis, que je ne pouvais pas entrer dans ma chambre avec une masse si lourde gardant ma porte.

Achille.

Pourquoi ne l’as-tu pas roulée au loin ?

Léonce.

Est-ce que je le pouvais, moi ! une si grosse bête !

Achille, d’un air moqueur.
Tu as bien relevé un gros cheval il y a peu de jours !

« Je danse, je saute, je me roule avec lui. » (Page 306.)

Léonce, embarrassé.

Certainement, certainement ; mais… c’est autre chose. Et puis… et puis… l’ours gigotait encore ; il pouvait me griffer… et tu sais qu’un coup de griffe d’ours, ce n’est pas une plaisanterie.

Hector.

Mon cher, la griffe de cet ours-là ne t’aurait pas fait beaucoup de mal, je pense.

Léonce.

Vraiment ! Un ours haut comme la chambre !

Hector.

Laisse donc, il n’y a pas plus d’ours que sur ma main ; et, si tu veux, je vais aller voir chez toi à l’instant.

Léonce.

Tu ne verrais rien du tout.

Hector.

Pourquoi cela ?

Léonce.

Parce qu’il n’y a plus d’ours.

Hector.

Comment ? il n’y a plus d’ours ? Tu viens de dire que tu ne pouvais pas remuer une masse pareille.

Léonce.

Certainement. Aussi n’ai-je pas voulu l’essayer, bien que j’eusse probablement pu le repousser. Mais j’ai pensé qu’un bifteck d’ours, des pattes d’ours, étaient un régal délicieux ; et j’ai couru chercher le cuisinier.

Gudule.

Quel cuisinier ?

Léonce.

Mais le cuisinier ! Notre cuisinier !

Gudule.

Nous n’avons qu’une cuisinière, tu le sais bien.

Léonce.

Mais laisse-moi donc raconter ! tu troubles mes idées. Je ne sais plus où j’en étais !

Gudule.

Tu en étais à l’invention d’un ours mort et d’un cuisinier.

Léonce.

Ah ! oui. Je cours chercher le cuisinier pour découper l’ours : il lui saisit une patte et donne un coup de couteau pour la détacher.

Gertrude.

Nous allons donc manger de l’ours ; car tu vas nous en donner un morceau, j’espère.

Léonce.

Je vous en aurais donné la moitié si j’avais pu le garder ; mais je ne l’ai plus.

Francine, surprise.

Tu ne l’as plus ? Tu as tout mangé ?

Léonce.

Je n’en ai pas seulement goûté une bouchée ; mais tout Paris va en manger ce soir.

Achille.

Comment ça, donc ?

Léonce.

Parce que le cuisinier a trouvé cet ours si gras, si appétissant, si énorme, qu’il a été chercher le portier pour le lui faire voir, et qu’il s’est mis à crier à la porte : « Un ours ! un ours ! » Tous les gens qui passaient entraient pour voir l’ours ; chacun a voulu en emporter un morceau, il n’est rien resté de ce superbe animal, rien ! pas seulement la queue.

Hector.

Et tout ça a été commencé et fini en dix minutes ? L’ours vivant et grognant, l’ours mort tué par toi, l’ours coupé en lambeaux et emporté par la foule ; tout ça a été fait en moins de dix minutes ?

Léonce.

Oui, en un instant ! Pif ! paf ! je le tue. Cric ! Crac ! on le coupe. Vlin ! vlan ! tout est disparu.

Gertrude.

Léonce, ce que tu racontes là est par trop fort ! et je t’assure qu’il t’arrivera malheur avec tes mensonges. Quand tu auras besoin de secours, on ne te croira pas et on ne te secourra pas.

Léonce.

Bah ! bah ! je n’aurai besoin de personne et je me moque bien de leur secours.

Francine.

Tout ça est bel et bon, mais notre charade, nous ne l’avons pas, tout de même, et nous ne pourrons pas la répéter.

Gertrude.

Inventons-en une autre.

Gudule.

Je ne demande pas mieux ; mais pour punir Léonce, c’est lui qui la devinera.

Hector.

Oui, oui, allons la préparer. Léonce, attends-nous ici, nous ne serons pas longtemps absents. (Ils sortent.)


Scène VI

Léonce, seul.


(Il paraît contrarié et se jette dans un fauteuil.)

Tous partis ! Ils me laissent seul ! Ils ne croiront pas ce que je leur ai dit… Je crois que j’ai été trop loin ; je n’aurais pas dû parler d’un ours, mais d’un chien enragé qui se serait établi dans le vestibule et m’aurait empêché d’avancer… C’eût été plus probable… C’est Hector qui est le plus ennuyeux, il ne croit à rien… Les filles sont mieux, elles avalent tout… Cette pauvre Gudule ! que de fois elle a cru à mes inventions ? L’autre jour, quand je lui ai dit que grand-mère s’était cassé la jambe, elle y a couru avec sa bonne !… (Il rit.) J’ai eu peur, tout de même ! Si papa l’avait su, il m’aurait puni ferme ! Heureusement que Gudule n’a pas dit que c’était moi qui l’avais raconté. Elle est bonne fille, Gudule ! Elle m’a sauvé plus d’une fois de la colère de papa et de maman !… Comme ils sont longtemps ! Vont-ils bientôt finir ! Je m’ennuie, moi !


Scène VII

Léonce, Mme de Ramière.


Madame de Ramière.

Bonjour, Léonce ; par quel hasard êtes-vous tout seul ? Où sont mes filles et leurs cousins ?

Léonce.

Ils sont allés préparer une comédie, madame.

Madame de Ramière.

Et pourquoi ne la jouez-vous pas avec eux.

Léonce.

Parce que je me trouvais trop malade, madame, quand ils sont partis.

Madame de Ramière.

Trop malade ! Qu’avez-vous donc, mon pauvre garçon, et comment vos amis ont-ils pu vous abandonner sans secours ?

Léonce.

C’est qu’ils ont eu peur, madame, ils se sont sauvés.

Madame de Ramière.

Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Comment ? Au lieu de vous soigner, d’appeler du monde pour les aider, ils se sauvent !

Léonce.

C’est qu’ils ont eu peur d’être mordus !

Madame de Ramière.

Mordus ! Par qui donc ?

Léonce.

Par moi, madame, parce que j’ai eu un petit accès de rage.

Madame de Ramière, avec terreur.

De rage ! Mais vous avez donc été mordu par un chien enragé ?

Léonce.

Oh ! il y a longtemps ! Par un petit chien à Gudule ; mais pas enragé du tout ; il m’a mordu à la main, et tout à l’heure j’y pensais ; je ne sais pourquoi j’ai cru le voir, et je me suis mis à crier… Non… à aboyer… je crois… Ils ont eu peur… Et je les vois encore ! Aïe ! aïe ! Il me poursuit, il veut me mordre ! (Léonce se jette par terre, saute, se roule, crie, aboie. Mme de Ramière, effrayée, s’échappe, ferme la porte à double tour. Léonce se relève en riant. Il fait quelques pas dans la chambre, s’arrête, et paraît inquiet.)


Scène VIII

Léonce, seul.


Je crains d’avoir fait une sottise ; ils vont tous me croire enragé… Et on ira prévenir papa et maman, qui auront une peur effroyable, et qui seront furieux quand ils verront que je ne suis pas enragé pour de bon… (Il se gratte l’oreille.) Je suis dans une mauvaise position… Comment faire pour en sortir ?… Nier, c’est impossible !… Avouer que j’ai menti, c’est impossible !… Ils me tueront dans le premier moment de colère ! (Il se promène avec agitation. Une tête apparaît à la fenêtre ; il se jette dessus comme pour la mordre. La tête pousse un cri et disparaît. Léonce s’arrête, son visage s’éclaircit ; il sourit.) J’y suis ! J’ai une idée ! Je suis sauvé ! (Il s’élance à la fenêtre, l’ouvre, brise deux carreaux, saute dehors et disparaît. Au même moment la porte s’entrouvre avec précaution, M. de Ramière passe la tête, ne voit personne, et entre suivi de trois domestiques portant des cordes.)



Scène IX

M. de Ramière, trois domestiques.


M. de Ramière.

Personne ! Il est peut-être sous quelque meuble. Prenez garde ! allez-y avec précaution. S’il a un accès de rage, comme me l’a dit ma femme, il pourrait s’élancer sur un de nous et nous mordre avant que nous eussions le temps de le saisir. (Ils cherchent avec précaution. Un des domestiques pousse un cri. Tous répètent le cri et se précipitent vers la porte.)

Le domestique, qui a poussé le premier cri.

Par ici ! par ici ! la fenêtre grande ouverte, deux carreaux de cassés ! Il s’est échappé par ici, c’est sûr !

M. de Ramière.

Vous avez raison ! Il faut que nous continuions nos recherches. S’il rencontrait un des enfants, il lui ferait une peur effroyable et peut-être lui ferait-il beaucoup de mal… Quel bruit ! Qu’est-ce qu’il y a donc ? (Il écoute avec inquiétude.)



Scène X

Les précédents, Gertrude, Francine, Gudule, Hector, Achille.


(Ils entrent avec précipitation et parlent tous ensemble ; M. de Ramière et les domestiques paraissent de plus en plus effrayés ; Hector et Achille éclatent de rire.)

M. de Ramière, avec indignation.

Vous riez, malheureux enfants ! Vous ne savez donc pas l’horrible malheur arrivé au pauvre Léonce ? (Les enfants paraissent surpris et effrayés. Gudule se précipite vers M. de Ramière.)

Gudule.

Un malheur ! À mon frère ! Quoi donc, cher monsieur ? Mon pauvre frère ! (Gudule fond en larmes.)

M. de Ramière.

Hélas ! oui, ma pauvre enfant ! Le malheureux Léonce a été pris d’un accès de rage ; il en a eu un devant ma femme.

Gudule, fort étonnée.

Un accès de rage ! Léonce ! Mais c’est impossible ! Il n’y a pas un quart d’heure que nous l’avons quitté ; il était calme et en très bonne santé.

Hector.

Il aura voulu faire peur à Mme de Ramière.

M. de Ramière.

Il ne se serait pas permis une pareille inconvenance ; d’ailleurs, ma femme a été témoin du commencement de l’accès. Il hurlait, il aboyait, il écumait. La voici, du reste. Elle va nous expliquer comment l’accès a commencé.


Scène XI

Les précédents, Mme de Ramière.


(Elle entre avec précaution en regardant de tous côtés.)

Madame de Ramière.

Où est-il, le malheureux enfant ? L’avez-vous fait porter chez lui ?

M. de Ramière.

Nous ne l’avons pas trouvé ; mais voici les enfants qui semblent tout étonnés de l’accès de rage du pauvre Léonce. Je croyais qu’il avait eu son premier accès avec eux.

Madame de Ramière.

Certainement il me l’a dit, du moins. Il a même dit qu’ils l’avaient laissé seul, parce qu’ils avaient eu peur d’être mordus.

Hector.

Mais c’est un affreux mensonge de Léonce. N’en croyez pas un mot, ma bonne tante. Nous l’avons quitté pour composer une charade et venir la jouer devant lui ; nous l’avions condamné à la deviner pour le punir d’un énorme mensonge qu’il venait de nous faire.

Madame de Ramière.

Je n’y comprends plus rien. Ce qui est certain, c’est qu’en reparlant de ce petit chien qui l’a mordu, il a eu un accès de rage devant moi, et que je me suis sauvée, fermant la porte à double tour. Mais il paraît qu’il a sauté par la fenêtre, puisque votre oncle l’a trouvée ouverte et avec les deux carreaux brisés.

Gertrude.

Je vous assure, maman, que lorsque nous l’avons quitté, il n’était pas plus enragé que je ne le suis maintenant.

Gudule.

D’ailleurs, je ne lui ai jamais entendu dire qu’il eût été mordu par un petit chien.

Madame de Ramière.

Un petit chien à vous, Gudule !

Gudule.

Je n’ai jamais eu de chien, madame, ni petit, ni grand.

M. de Ramière.

Que veut dire tout cela, donc ? Et par où peut s’être sauvé Léonce ? Avant tout il faut le retrouver ; car, s’il rencontre quelqu’un, il pourrait mordre, peut-être. (Aux domestiques.) Dites donc, vous autres, Nicolas, Jean et Damien, passez par la fenêtre ; et vous le chercherez dans le jardin.

Premier domestique.

Monsieur croit ?… C’est que Monsieur ne pense peut-être pas…

M. de Ramière.

Quoi donc ? Que voulez-vous dire ?

Premier domestique.

Monsieur ne pense pas… que la fenêtre…

M. de Ramière.

Vous avez peur de vous casser le cou ? d’une fenêtre du rez-de-chaussée ? Une fenêtre par laquelle a passé un garçon de quatorze ans ?

Premier domestique.

C’est précisément parce qu’il y a passé, Monsieur.

M. de Ramière.

Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ?

Premier domestique.

Mais, Monsieur, s’il était caché quelque part à côté ?

M. de Ramière.

Imbécile ! Poltron !


Scène XII

Les précédents, Léonce.


(Au même instant la porte s’ouvre ; Léonce paraît, échevelé et les habits en désordre. Un domestique pousse un cri, les autres le répètent après lui. Léonce avance. Ils se jettent dans un coin du salon et poussent des cris effroyables. Léonce parle, mais on ne l’entend pas : il court à eux ; tous crient, se bousculent, se poussent ; ils arrivent près de la fenêtre ; Léonce les suit ; le voyant près d’eux, Hector et Achille s’élancent par la fenêtre, M. et Mme de Ramière prennent le même chemin, puis les domestiques, puis Gertrude et Francine. Gudule seule reste immobile : Léonce s’arrête ; elle va à lui, lui prend la main.)

Gudule, d’un air de reproche.

Léonce, quelle mauvaise et cruelle plaisanterie ! Que vas-tu faire ? que vas-tu devenir ? M. de Ramière va faire prévenir papa. Tu juges de sa colère quand il saura que tout cela est une nouvelle invention de toi !

Léonce, confus.

Je suis bien fâché, je t’assure ! Je ne pensais pas qu’ils me croiraient, qu’ils auraient si peur ! et je revenais pour expliquer que, dans la rue, un monsieur, un médecin m’avait guéri.

Gudule.

Encore un gros mensonge ! Et comment veux-tu qu’on te croie ? Est-ce possible qu’un monsieur qui passe se trouve être un médecin, que ce médecin guérisse les gens enragés dans une minute, et qu’il ait tout juste sur lui son remède contre la rage ? Tout ça est impossible ! Personne ne te croira.

Léonce.

Tu verras, tu verras. J’arrangerai si bien mon histoire, qu’elle aura l’air très vraie. Seulement, je voudrais bien qu’on ne prévînt ni papa ni maman. Tâche de l’empêcher, ma bonne Gudule. Cours après eux. Amène-les. Dis-leur que je revenais leur annoncer ma guérison. Va, Gudule, va vite. Je te promets, je te jure que je ne mentirai plus jamais.

Gudule.

Je veux bien tâcher de te sauver cette fois encore, puisque tu me promets de ne plus mentir. Mais je te prie, je te supplie, mon cher Léonce, tiens ta promesse. (Elle sort.)


Scène XIII

Léonce, seul.


Je suis inquiet… très inquiet. Sotte idée que j’ai eue là !… Pourvu qu’ils me croient !… Gudule a raison, ce n’est guère vraisemblable… Je lui ai promis de ne

« Léonce paraît, échevelé et les habits en désordre. (Page 319.) »

plus mentir ; et, précisément, il faut que je mente pour m’excuser, pour expliquer ma guérison. Je crois que je les entends. Mon cœur bat. Pourvu qu’on me croie… S’ils ne me croient pas, je suis perdu.

Scène XIV

Léonce, M. et Mme de Ramière, Gudule, Gertrude, Francine, Hector et Achille.


(Ils entrent précipitamment et regardent Léonce avec curiosité.)

M. de Ramière.

Comment, Léonce, c’est-il possible ? Guéri ? En quelques instants ? Ça me semble louche, mon ami.

Léonce.

C’est pourtant vrai, monsieur, je vous le jure. J’étais, comme l’a vu Mme de Ramière, hors de moi, ne sachant ce que je disais ni ce que je faisais. Je ne sais pas comment je me suis trouvé dans la rue ; j’ai un souvenir confus d’avoir grimpé sur un mur et d’avoir sauté de l’autre côté. Il paraît qu’un monsieur qui passait par là et qui était médecin m’a vu tomber, m’a ramassé, m’a porté chez un pharmacien en face et m’a fait prendre une poudre qui m’a guéri en une minute. Je suis redevenu calme, tranquille ; j’ai demandé où j’étais, on m’a tout raconté, comment on m’avait ramassé, comment ce médecin a reconnu que j’avais un accès de rage et comment il m’avait guéri. Je me sentais très bien et je suis reparti bien vite pour venir vous rassurer ainsi que ma pauvre sœur, et aussi pour vous faire mes excuses de la peur que je vous ai faite, sans le vouloir, bien certainement, et du désordre que j’ai amené dans votre maison.

M. de Ramière.

Et comment s’appelle ce médecin habile qui vous a donné ce merveilleux remède ?

Léonce.

Je ne sais pas, monsieur ; je n’ai pas pensé à le demander dans les premiers moments de ma guérison.

M. de Ramière.

On doit le savoir chez le pharmacien où vous avez été porté ! Où se trouve-t-il ? Dans quelle rue ?

Léonce.

Je ne sais pas, monsieur. En reprenant connaissance, j’ai voulu revenir, mais je ne pensais à rien ; j’avais la tête comme vidée ; j’ai marché longtemps ; je ne retrouvais pas mon chemin, et je ne savais où j’étais.

Hector.

Comment donc as-tu fait pour revenir ?

Léonce.

J’ai demandé à un monsieur où était la rue du Cherche-Midi. Ce monsieur s’est mis à rire : « Mon pauvre garçon, a-t-il dit, c’est bien loin d’ici ; mais je vois que tu es perdu ; je vais te ramener. » Alors ce monsieur a pris un fiacre, il m’y a fait monter avec lui et il m’a amené jusqu’à votre porte.

M. de Ramière.

Et qui est ce monsieur ?

Léonce.
Je ne sais pas, monsieur.

« Et comment veux-tu qu’on te croie ? » (Page 320.)

Madame de Ramière.

Comment ne lui avez-vous pas demandé son nom pour aller le remercier chez lui ?

Léonce.

Je l’ai demandé, madame ; il n’a pas voulu me le dire.

Gertrude.

Pourquoi cela ? C’est singulier !

Léonce.

Parce qu’il ne voulait pas qu’on sût qu’il était à Paris.

Francine.

Pourquoi donc ?

Léonce.

Parce qu’il avait peur d’être arrêté par la police qui le cherchait.

M. de Ramière.

Tout cela est très singulier. Je crains, mon pauvre garçon, que vous n’ayez inventé un tissu de faussetés.

Léonce.

Oh non ! monsieur ; c’est la pure vérité !

Madame de Ramière.

Vérité ou non, vous feriez bien d’aller raconter le tout à votre père et à votre mère, qui feront des démarches pour avoir le nom du médecin admirable qui vous a guéri.

Léonce.

Certainement, monsieur ; c’est ce que je ferai en rentrant.

M. de Ramière.

Bien ! alors je n’ai pas besoin d’y aller moi-même.

Léonce.

Oh ! non, monsieur ! Ne prenez pas cette peine ; c’est inutile.

M. de Ramière.

Très bien ! Au revoir, mes enfants. (Bas à sa femme.) Je vais de suite chez ses parents leur raconter cette aventure extraordinaire.

Madame de Ramière, bas.

J’y vais avec vous, mon cher ami ; tout ce que dit ce Léonce me fait l’effet d’être une invention d’un bout à l’autre. (Ils sortent.)


Scène XV

Gertrude, Francine, Gudule, Hector, Achille, Léonce.


(Ils restent tous quelque temps sans parler, Léonce a l’air embarrassé.)

Hector.

Léonce, tu es un affreux menteur !

Léonce.

Mais je t’assure… que c’est vrai…

Hector.

Vrai que tu es un menteur. Je le sais.

Léonce.

Mais non ! Ce que j’ai dit… ce que j’ai raconté…

Achille.

Tais-toi ! Avec nous, du moins, ne mens pas.

Gertrude.

Nous allons bientôt savoir si tu as dit vrai, car papa et maman sont allés chez tes parents. Je les ai entendus le dire tout bas.

Léonce.

Chez papa ! Chez maman ! Mon Dieu, mon Dieu, je suis perdu ! Papa ne va pas me croire ; il me battra ! Il m’enfermera au pain et à l’eau ! Je serai malheureux, misérable, pendant un mois au moins.

Gudule.

Oh ! Léonce ! Léonce ! pourquoi as-tu inventé cette sotte histoire ? pourquoi as-tu fait mensonge sur mensonge !

Léonce.

Je ne sais ce qui m’a pris, ce qui m’a passé par la tête de faire l’enragé devant Mme de Ramière. Quand elle a été partie, j’ai compris la grosse sottise que j’avais faite.

Gudule.

Mais pourquoi l’as-tu aggravée en mentant encore, en inventant cette histoire impossible du médecin ?

Léonce.

Parce que c’était le seul moyen d’expliquer ma scène avec Mme de Ramière, ma fuite par la fenêtre en brisant les carreaux ; et puis ma guérison, car je ne pouvais pas continuer à faire l’enragé ; c’était trop fatiguant, trop difficile, et puis on aurait fait venir des médecins, qui m’auraient saigné, fait coucher, attaché dans mon lit, et je ne sais quoi encore.

Gudule.

Mon Dieu, mon Dieu ! dans quelle position tu t’es mis !… (Elle pleure ; Gertrude et Francine cherchent à la consoler.)

Hector.

Tu vois, malheureux, le chagrin que tu causes à ta pauvre sœur !

Léonce, désolé.

Pardonne-moi Gudule ; pardonnez-moi tous ! Sauvez-moi, mes amis, sauvez-moi de la colère de papa et de maman !

Gertrude.

Mais comment te sauver ? Comment les empêcher de te voir, de te questionner et de témoigner leur mécontentement ?

Léonce.

Empêchez M. et Mme de Ramière d’aller leur raconter ce qui s’est passé ; arrêtez-les.

Gertrude.

Je vais voir s’il en est temps encore, s’ils ne sont pas déjà partis. Et si je les trouve, que leur dirai-je ?

Léonce.

Que je suis un malheureux, un menteur, que je me repens, que je ne recommencerai pas. Va, cours vite, ma bonne Gertrude. Ne perds pas une minute. (Gertrude sort en courant. Les enfants sont tous consternés ; Gudule pleure. Léonce se promène avec agitation. Tout à coup il s’arrête, il écoute et s’écrie avec terreur :) Les voilà ! les voilà ! J’entends la voix de papa ! Ils arrivent. Où fuir ? Où me cacher ? (Il court de côté et d’autre, aperçoit la fenêtre restée ouverte et se précipite dehors. Gudule pousse un cri et s’élance après lui ; les autres restent effrayés et immobiles.)


Scène XVI

M. et Mme de Pontisse, Francine, Hector et Achille.


Madame de Pontisse.

Bonjour, mes enfants, Léonce et Gudule ne sont pas ici ? Nous les croyions chez vous ?

Francine.

Oui, madame ; c’est-à-dire non, madame. Ils y étaient… Ils n’y sont plus.

M. de Pontisse.

Est-ce qu’ils sont rentrés chez nous ? Par où donc sont-ils passés ? Nous ne les avons pas rencontrés.

Francine.

Je ne crois pas, monsieur. Je crois… c’est-à-dire… je ne crois pas…

Madame de Pontisse, souriant.

Qu’avez-vous donc, mes enfants, vous avez l’air terrifiés. Est-ce que nous vous faisons peur ?

Francine.

Oh non ! Madame ! C’est que Gertrude…

Madame de Pontisse.

Quoi donc ? Qu’est-il arrivé à la bonne petite Gertrude ? Au fait, elle n’est pas ici. Où est-elle ?

Hector, voyant l’embarras de Francine.

Gertrude va revenir, madame ; Francine est un peu embarrassée parce que nous devions répéter une charade, et comme c’est un secret…

Madame de Pontisse.

Oh ! mais je suis dans le secret, moi. Il n’y a que mon mari qui n’y était pas ; mais il sera discret ; je réponds de lui. Où sont vos parents ?

Francine, avec hésitation.

Je ne sais pas, madame ; Gertrude est allée voir. Mais la voici.


Scène XVII

Les précédents, M. et Mme de Ramière, Gertrude.


Madame de Pontisse.

Bonjour, chère amie ; nous venons vous faire une petite visite ; je ne vous ai pas vue depuis deux jours.

Madame de Ramière.

Nous allions partir pour aller chez vous, quand Gertrude nous a arrêtées pour nous raconter quelque chose qui l’intéressait. (Les parents s’asseyent et causent : les enfants parlent bas dans un coin du salon. On entend des cris perçants répétés du côté de la cour ; Hector et Achille sortent précipitamment.)

M. de Pontisse, se levant.

Qu’est-ce donc ? Un accident ? Les cris redoublent.

M. de Ramière, s’efforçant de paraître calme et souriant.

C’est probablement dans la rue. Je vais aller voir et je vous ferai mon rapport. (Il sort.)


Scène XVIII

M. et Mme de Pontisse, Mme de Ramière, Gertrude, Francine.


(Gertrude et Francine écoutent avec anxiété ; Mme de Pontisse les examine, se lève et regarde par la fenêtre.)

Madame de Pontisse.

Je ne vois rien. Il y a quelque chose, pourtant ; les enfants ont l’air effrayé, agité, contraint. (Elle observe Mme de Ramière avec attention.) Et vous-même, chère amie, vous avez l’air préoccupé, embarrassé. (Elle regarde de tous côtés, aperçoit le chapeau de Gudule et celui de Léonce ; elle pâlit et dit d’une voix tremblante :) On me cache quelque chose ; mes enfants sont ici.

Madame de Ramière.

Vous voyez bien que non, chère amie.

Madame de Pontisse.

Ils y sont. Voici leurs chapeaux.

Madame de Ramière, pousse un cri étouffé.

Ah ! comment se fait-il ? Qu’y a-t-il donc ? Francine, où sont Gudule et Léonce ?

Francine.

Je ne sais pas, maman ; ils sont partis.

Madame de Ramière.

Pour retourner chez eux ?

Francine.

Je crois que oui, maman ; ils ne l’ont pas dit.

M. de Pontisse.

Rien de plus facile que de nous en assurer ; je vais retourner à la maison, et je reviendrai vous dire s’ils y sont.


Scène XIX

Les précédents, Hector, Achille, M. de Ramière.


(Il sort : à peine a-t-il passé le seuil de la porte encore ouverte qu’il pousse un cri perçant : « Gudule ! Gudule ! ma fille ! mon enfant ! » Mme de Pontisse se précipite à la porte, au moment où M. de Ramière, ruisselant d’eau, entre, tenant dans ses bras Gudule, pâle, les yeux fermés, sans connaissance et ruisselante comme M. de Ramière. Léonce suit en se tordant les mains, et soutenu par Hector et Achille.)

M. de Ramière.

Vite, un médecin, du linge sec, un lit chaud. Elle vit, elle respire ; nous la ferons revenir. (Il pose Gudule sur un tapis ; la chambre se remplit de monde ; Mme de Pontisse, à moitié évanouie, à genoux, regarde sa fille sans proférer une parole ; Léonce sanglote et s’écrie :)

C’est moi ! c’est pour moi ! Je suis cause de tout !… C’est moi qui la tue !… Gudule ! bonne, excellente sœur ! Pardonne-moi !… Je suis ton assassin !… Maman ! papa ! tuez-moi ! je le mérite ! Vengez Gudule ! (M. de Pontisse saisit Léonce par le bras, le secoue fortement.)

M. de Pontisse, d’une voix étranglée par l’émotion.
Toi, assassin !… tu mens ! C’est impossible !… Dis-moi que tu mens ! Ta sœur ! Je te dis que c’est impossible ! Tu mens ! (Léonce veut parler ; Hector l’en empêche, il lui met la main sur la bouche.)

« Vite, un médecin ! » (Page 334.)

Hector.

Oui, cher monsieur, il s’accuse à tort. Il allait tomber dans le puits. Gudule a voulu le secourir ; elle s’est élancée dans un des seaux qu’on descend dans le puits. Léonce se tenait péniblement accroché à une pièce de bois. Quand Gudule l’a mis en sûreté et qu’elle a voulu enjamber le bord du puits pour en sortir, la corde s’est décrochée et Gudule est tombée au fond. Léonce a crié au secours ; personne n’est venu… On croyait qu’il criait pour attraper les domestiques, comme il a fait si souvent. Mais quand nous sommes accourus et que nous avons aussi crié, mon oncle est arrivé ; il a regardé dans le puits, et en se laissant glisser le long de la corde il y est descendu, il a pu saisir les cheveux de Gudule qui surnageaient, et il l’a tenue avec un de ses bras pendant qu’avec l’autre il se maintenait à la corde ; nos cris avaient attiré les domestiques ; ils nous ont aidés, Achille et moi, à remonter promptement la corde, que nous seuls ne pouvions tourner assez vite. C’est ainsi que mon oncle et Gudule ont été sauvés. Mais vous voyez, monsieur, que Léonce s’accuse à tort.

M. de Pontisse.

Que le bon Dieu te bénisse de ton récit, mon enfant ! Mon fils assassin de ma fille, c’était trop affreux !

Madame de Ramière.

Elle ouvre les yeux ! Elle est sauvée ! Il faut l’emporter dans la chambre de mes filles ; nous la déshabillerons, nous la sécherons avec du linge chaud, et nous la coucherons dans un lit bien bassiné ; dans peu de temps elle sera tout à fait remise, et nous vous la ramènerons avec ses amies. (Mme de Ramière et Mme de Pontisse emportent Gudule ; Gertrude et Francine les suivent.)


Scène XX

M. de Ramière, M. de Pontisse, Hector, Achille, Léonce.


(M. de Pontisse se jette dans les bras de M. de Ramière.)

M. de Pontisse.

Mon ami, mon bienfaiteur ! Sans votre courage, je n’aurais plus de fille ! Ma bonne, ma chère Gudule serait près du bon Dieu ! Comment vous témoigner ma reconnaissance, mon cher, mon excellent ami ?

M. de Ramière, souriant.

En me continuant votre amitié, mon ami, et en me rendant le même service, si l’occasion s’en présente. Pour le moment, je vous demande de me laisser aller changer de vêtements, car les miens sont trempés comme s’ils avaient été au fond d’un puits. (Il sort en riant.)


Scène XXI

M. de Pontisse, Léonce, Achille, Hector.


M. de Pontisse.

Léonce, explique-moi pourquoi tu as passé par-dessus le bord de ce puits, et qu’est-ce qui a pu t’engager à faire une pareille imprudence.

Léonce, très ému.

Papa, c’est que j’avais entendu votre voix et celle de maman, et je redoutais votre colère.

Madame de Pontisse, surpris.

Ma colère ! Pourquoi me supposais-tu en colère ?

Léonce.

Parce que je savais que M. et Mme de Ramière vous avaient informés des mensonges que je leur avais faits, du chien enragé, de l’accès de rage, du médecin.

M. de Pontisse, de même.

Je ne comprends pas un mot de ce que tu dis ! Quel chien ? Quel médecin ?

Léonce.

Comment, vous ne saviez pas ? Je croyais que vous veniez pour me gronder, me battre, m’enfermer.

M. de Pontisse.

Mais tu es fou, mon ami ! À propos de quoi t’aurais-je battu et enfermé ?

Léonce.

Oh ! papa c’est que j’ai commis une grande faute ! J’ai menti effrontément ; j’ai fait semblant d’être enragé devant Mme de Ramière ; j’ai sauté par la fenêtre pour me sauver j’ai dit qu’un médecin qui passait m’avait guéri ; enfin, j’ai fait tant de mensonges, que M. et Mme de Ramière les ont devinés, je pense, et qu’ils ont été vous en parler. Et c’est alors qu’entendant votre voix, j’ai cru que vous veniez me chercher pour me punir ; je me suis précipité par la fenêtre ; j’ai couru comme un fou ; j’ai sauté dans le seau du puits, ne sachant ce que je faisais, et la pauvre Gudule, voyant mon danger, s’est jetée après moi pour me sauver.

M. de Pontisse.

Malheureux !

Léonce.

Oh ! papa, pardonnez-moi ! Si vous saviez de quelle terreur, de quels remords j’ai été saisi quand j’ai vu Gudule précipitée au fond de ce malheureux puits ! Comme j’ai crié, comme j’ai demandé grâce au Bon Dieu !

M. de Pontisse.

Vous voyez, monsieur, ce que produisent vos mensonges ! Ne croyez pas que je les ignore tous. J’en connais assez pour avoir pris la ferme résolution de vous en punir et de vous séparer de votre sœur, qui rougit pour vous, qui souffre pour vous. Dans deux ou trois jours vous entrerez en pension, où l’on vous corrigera de cette funeste et honteuse habitude de mentir à tout propos.

Léonce, se jetant à genoux.

Grâce, papa, grâce ! Je ne mentirai plus, je vous le promets, je vous le jure. Jamais, jamais ! Croyez-moi cette fois seulement.

M. de Pontisse.

Et comment croirai-je un menteur qui se fait un plaisir de tromper tout le monde et que rien n’a pu corriger, ni remontrance, ni douceur, ni sévérité, ni honte ! et qui, enfin, eût été cause de la mort de sa sœur, si le courage intrépide d’un ami ne l’eût sauvée. (Léonce, toujours à genoux, se traîne, les mains jointes, aux pieds de son père, qui le repousse et veut sortir. Hector se jette au-devant de lui.)

Hector.

Monsieur, cher Monsieur, pardonnez-lui, faites-lui grâce ! Essayez, voyez s’il est corrigé. Son repentir paraît si sincère ! Gudule en sera si heureuse !

M. de Pontisse, après quelque hésitation.

Eh bien !… je cède à vos prières ; pour Gudule plus que pour lui je pardonne le passé ! Mais, au premier mensonge, à la première tentative de mensonge, Léonce, je t’envoie dans une pension, au loin, et sans grâce cette fois. (Léonce saisit la main de son père, la baise à plusieurs reprises en la mouillant de ses larmes. Son père, attendri, l’embrasse.) Je te pardonne, mon ami. Ne pensons plus au passé, et commence une vie nouvelle de vérité et de franchise. Merci, Hector ; vous avez invoqué à propos le nom de Gudule. Je vais savoir de ses nouvelles, et lui faire part de la conversation de Léonce. (Il sort.)


Scène XXII

Léonce, Hector, Achille.


Léonce.

Hector, mon ami, je suis reconnaissant ; je te remercie. Je n’oublierai jamais le service que tu m’as rendu.

Hector.

Quand tu y penseras, Léonce, que ce soit pour t’affermir dans ta bonne résolution et pour avoir horreur du mensonge.

Léonce.

Je te le promets ; je te le jure à toi et à ton frères. (Ils s’embrassent tous les trois et sortent pour avoir des nouvelles de Gudule.)

ACTE II

La scène se passe dans l’appartement de M. de Pontisse.

Scène I

Léonce, seul.


(Léonce est seul dans une salle d’étude ; il est assis près d’une table avec un livre devant lui. Après quelques instants il ferme le livre avec impatience.)

Léonce.

Je ne peux pas lire !… J’ai beau m’appliquer, me forcer, je ne comprends pas ce que je lis ; je pense toujours à la pauvre Gudule, à mon effroi quand j’ai vu cette malheureuse corde se dérouler et Gudule descendre et s’enfoncer au fond du puits… Pauvre Gudule ! quel cri elle a poussé !… Je crois l’entendre encore : « Léonce ! au secours ! c’est pour toi que je meurs ! » Et quand ce bon M. de Ramière l’a retirée du puits et que je l’ai crue morte !… Mon Dieu, mon Dieu ! quels remords ! quelle terreur ! Et comme elle a été malade ! Pendant trois semaines ! À présent encore elle peut à peine se lever et se tenir assise une heure par jour… Comme elle est pâle et maigre ! Et c’est moi, misérable, moi, avec mes affreux mensonges, qui suis cause de tout ce mal. (Léonce cache son visage dans ses mains et pleure.)


Scène II

Léonce, Hector, Achille.


Hector, bas à Achille.

Que fait-il donc ? Je crois qu’il dort.

Achille, souriant.

Il se sera endormi sur son livre, car en voilà un devant lui.

Hector.

Attends, je vais le réveiller. (Il approche doucement de Léonce et lui fait un hou hou formidable dans l’oreille. Léonce saute de dessus sa chaise, lève sur Hector ses yeux baignés de larmes.)

Léonce, tristement.

Pourquoi cette plaisanterie, Hector ? Le temps du rire est passé pour moi.

Hector.

Quoi donc, mon pauvre ami ? Qu’est-il arrivé ? Gudule est-elle plus mal ? Je te demande bien pardon ; je croyais que tu dormais ; ce livre devant toi m’a fait croire qu’on t’avait donné une leçon à apprendre, et que…

Léonce.

Et que, selon ma vieille habitude, je m’étais endormi au lieu d’apprendre. Non ; ce livre est, dit-on, fort amusant ; papa a eu pitié de ma tristesse et me l’a donné pour me distraire.

Achille.

Eh bien ?

Léonce.

Eh bien ! mes amis, je ne sais pas ce que je lis ; je ne comprends rien ; je vois toujours Gudule se noyant au fond de ce puits et j’entends sans cesse ce cri terrible : « Léonce ! au secours ! c’est pour toi que je meurs ! » (Il pleure.) Oh ! mes chers, mes bons amis ! quel terrible souvenir ! Voir ma sœur, cette bonne Gudule, périr pour avoir voulu me sauver ! Savoir que c’est par suite de mes mensonges qu’elle a couru ce danger ! Et puis cet excellent M. de Ramière qui a, lui aussi, manqué de mourir pour la retirer de ce puits !

Hector.

Tu as raison, mais pense à la bonté de Dieu, qui t’a préservé du malheur que tu redoutais ! Gudule est sauvée !

Léonce.

Mais elle a été si malade ! Elle a tant souffert !

Hector.

C’est vrai ! mais je te répète qu’elle est sauvée ; elle commence à se lever, à manger.

Léonce.

Elle est si pâle et si maigre !

Hector.
Je le crois bien ! Deux saignées, quatre vésicatoires, trois semaines sans manger, sans quitter son lit ! Il y a de quoi devenir pâle comme un linge et maigre comme un squelette.

« Il s’approche doucement de Léonce et lui hou hou. » (Page 343.)

Léonce.

Et c’est précisément ce qui augmente mon chagrin, mes remords, d’avoir été cause de tout ce qu’elle a souffert.

Achille.

Écoute, Léonce. Ce qui est fait, est fait ; tu ne peux pas l’empêcher. Tu aurais beau pleurer, gémir, crier, tu ne pourrais pas refaire le passé ; tu t’en es repenti, tu as pleuré, tu as souffert et tu es pardonné ! Personne n’y pense plus ; Gudule ne t’en aime pas moins, tu en aimes Gudule davantage ; tu parais être corrigé de tes mensonges gros comme des maisons ; ainsi tout est pour le mieux. Pense à l’avenir et oublie le passé !

Léonce.

Je tâcherai, mais je crains de ne pas pouvoir ; tout me le rappelle.

Achille.

Voyons, Léonce ! courage ! Ne te laisse pas aller ! Nous allons savoir des nouvelles de Gudule, et nous revenons tout de suite. (Ils sortent.)


Scène III

Léonce, seul.


Léonce.

Achille a un peu raison. Je vais tâcher de me distraire. Voyons encore ce beau jeu d’échecs en ivoire sculpté et le bel encrier en bronze que papa veut donner à Gertrude et à Francine. (Il ouvre un meuble, en retire la boîte d’échecs et l’écritoire en bronze.) Comme c’est beau ! Comme ces pièces d’ivoire sont bien faites ! Ce roi sur son trône, et cette reine avec son petit prince royal près d’elle, sont charmants, charmants ! (Il examine les pièces, les remet dans la boîte, qu’il laisse ouverte ; il prend l’écritoire, la regarde, prend les plumes, la cire, les crayons, le canif, le couteau à papier, le sablier, l’encrier.) Que c’est joli !… quels charmants cadeaux !… Elles seront bien contentes, j’en suis sûr. (Au moment de replacer l’encrier, il le laisse tomber dans la boîte d’échecs ; le couvercle se détache, l’encre se répand dans la boîte et tache plusieurs pièces. Léonce étouffe un cri de frayeur, saisit l’encrier, enlève les pièces et les essuie de son mieux avec son mouchoir ; il nettoie le fond de la boîte ainsi que l’encrier, et remet le tout en place ; il veut les renfermer dans le meuble, mais il entend venir quelqu’un et se sauve en disant :) Je vais vite changer de mouchoir et me laver les mains pour qu’on ne voie pas ce que j’ai fait, et j’irai ensuite rejoindre Hector et Achille. (Il sort en courant.)


Scène IV

Gertrude, Francine.


Gertrude.

Hé bien ! personne ici ? Gudule nous a dit que nous trouverions Léonce dans la salle d’étude.

Francine.
Il va venir sans doute. Ce pauvre Léonce me fait

Léonce étouffe un cris de frayeur. (Page 348.)

pitié depuis l’accident de Gudule ; il est toujours si triste !
Gertrude.

Et toujours les yeux rouges comme s’il avait pleuré.

Francine.

Et tu as remarqué qu’il ne ment plus ?

Gertrude.

Oui ; je crois réellement qu’il est corrigé. Ce serait bien heureux !

Francine.

C’est qu’on ne pouvait croire un mot de ce qu’il disait !

Gertrude.

Ce n’est pas encore bien sûr qu’il soit corrigé ! Il n’a pas eu d’occasion de mentir depuis la maladie de la pauvre Gudule ; s’il fallait avouer quelque sottise et se faire gronder, je crains bien qu’il ne mente comme jadis, en inventant quelque histoire absurde et impossible.

Francine.

Ah ! la jolie boîte ! La belle écritoire ! Regarde donc, Gertrude !… C’est magnifique ! (Gertrude approche et regarde avec Francine ; elles ouvrent la boîte.)

Gertrude.

Comme c’est joli ! comme c’est beau !

Francine.

Ah ! vois donc ! des pièces tachées d’encre !

Gertrude.

Quel dommage ! Tout le jeu est abîmé, perdu.

Francine.

Si on frottait un peu fort, on pourrait peut-être enlever les taches, du moins en partie ; c’est encore tout humide.

Gertrude.

Je ne crois pas, mais on peut toujours essayer. Donne-moi ce cavalier que tu tiens ; la croupe et le cou du cheval sont tout sales. Je vais frotter avec mon mouchoir.

Francine.

Et moi, je vais tâcher de nettoyer l’éléphant qui a sa tour pleine d’éclaboussures. (Elles frottent les pièces, et, après quelques instants, elles entendent du bruit ; elles remettent précipitamment les pièces dans la boîte, qu’elles referment au moment où M. et Mme de Ramière entrent au salon.)


Scène V

Gertrude, Francine, M. et Mme de Ramière.


Madame de Ramière.

Vous êtes seules ici, mes enfants ? Où sont donc vos cousins et Léonce ?

Gertrude, embarrassée.

Je ne sais pas, maman ; nous les attendons ici.

M. de Ramière, l’examinant.

Pourquoi n’avez-vous pas été chez Gudule ?

Francine.
Nous y avons été, papa ; mais elle était fatiguée et nous sommes venues ici ; Gudule nous avait dit que nous y trouverions Léonce avec mes cousins ; je


pense qu’ils sont dans la chambre de Léonce et qu’ils vont venir.

Scène VI

Les précédents, M. et Mme de Pontisse.


Madame de Pontisse.

Bonjour, chère bonne amie ; bonjour, cher monsieur ; chaque jour je sens plus vivement l’affection et la reconnaissance que je vous dois ; Gudule partage ces sentiments, et s’attache de plus en plus à vos excellentes filles.

M. de Pontisse.

Me permettrez-vous, chère madame, d’offrir à ces chères petites un souvenir de la part de Gudule ? (Il ouvre le meuble où étaient la boîte d’échecs et l’écritoire et paraît fort surpris de ne pas les y trouver.)

C’est singulier ! j’avais mis hier dans ce meuble une boîte et une écritoire pour Gertrude et Francine.

Madame de Pontisse.

N’est-ce pas ce qui est là sur table ?

M. de Pontisse.

Oui, justement ; comment se trouvent-ils sur la table ? Je les avais enfermés pour qu’on n’y touchât pas. (M. de Pontisse prend la boîte et l’écritoire, il les donne à Gertrude et à Francine qui ont l’air fort embarrassé ; M. de Pontisse les regarde avec surprise.)

M. de Pontisse.

Prenez, chers enfants, prenez ; votre papa et votre maman vous permettront, je n’en doute pas, d’accepter ce petit présent offert avec une vive et sincère affection.

M. de Ramière.

Certainement, mon ami ; mes filles peuvent tout accepter de votre bonne amitié. Quel charmant cadeau ! C’est, en vérité, trop riche et trop beau pour des petites filles. (Il prend la boîte et l’examine.) Charmant, charmant ! Quel travail ! quelle perfection de sculpture !… (Il l’ouvre.) Ah ! mon Dieu ! quel dommage !

M. de Pontisse.

Qu’est-ce donc ?

Madame de Ramière.

Des pièces tachées !

M. de Pontisse.

Tachées ! Comment ? par qui ? (Il s’approche vivement et prend les pièces.) C’est abominable ! Qui est-ce qui m’a joué ce méchant tour ? Si je le savais, je le tancerais vertement ! Sans doute quelque domestique curieux et maladroit ! Donnez, ma pauvre Gertrude : ce jeu n’est plus digne de vous être offert. (Gertrude lui remet la boîte et paraît embarrassée.) Qu’avez-vous donc, Gertrude ? Votre main tremble ! Vous êtes pâle ! Ne vous inquiétez pas de l’accident arrivé à votre jeu d’échecs. Je le remplacerai.

Gertrude.

Oh ! monsieur, vous êtes trop bon ! Je vous remercie beaucoup. Ce jeu est charmant tel qu’il est.

M. de Ramière, avec sévérité.

Comment le sais-tu ? Tu ne l’as pas vu. (Gertrude rougit, baisse la tête et ne répond pas.)

Madame de Ramière, mécontente.

Mais qu’avez-vous donc toutes les deux, et toi surtout, Gertrude ? Je ne t’ai jamais vue aussi embarrassée, aussi gauche. M. de Pontisse te fait un cadeau charmant, et c’est à peine si tu le remercies, si tu as l’air content. Francine est encore pis ; elle ne dit rien, pas même un simple merci.

Francine, embarrassée.

Maman, c’est que je ne sais que dire.

Madame de Ramière.

Comment, tu ne sais que dire, quand il est question de remercier un ami de ton père pour un aimable et amical souvenir ?

Gertrude.

Maman, c’est que… c’est que…

Madame de Ramière.

Quoi ? Achève donc !

Gertrude.

C’est que… l’encre… les pièces tachées… J’avais peur… nous pensions… c’est-à-dire je craignais… (Gertrude rougit et s’embarrasse de plus en plus ; elle voit la surprise générale, craint qu’on ne l’accuse ainsi que Francine d’avoir répandu l’encre sur les pièces d’échecs, et, ne sachant comment se disculper, elle fond en larmes et s’essuie les yeux avec son mouchoir, qui se trouve plein d’encre.)

Madame de Ramière, sévèrement.

Gertrude, je devine la cause de ton embarras et de tes larmes. C’est vous deux qui avez agi en curieuses, en filles mal élevées et en maladroites. Ton mouchoir taché d’encre en est la preuve : vous avez tiré ces deux charmants objets du meuble dans lequel M. de Pontisse les avait enfermés ; vous avez voulu tout voir en détail, et vous avez répandu dans la cassette l’encre de l’encrier.

Gertrude, sanglotant.

Papa… je… vous… assure…

M. de Ramière.

… que vous ne l’avez pas fait exprès ? Je le sais ; il ne manquerait plus que cela ! de la méchanceté, pour compléter votre mauvaise action. Je suis fort mécontent, et je prie M. de Pontisse de vous retirer les cadeaux qu’il voudrait vous faire.

Francine, sanglotant.

Papa… ce n’est… pas… Gertrude… c’est…

M. de Ramière.

C’est toi ? c’est-à-dire c’est vous deux ? Tu fais bien de disculper ta sœur ; mais vous n’en êtes pas moins deux petites sottes, curieuses, indiscrètes et maladroites.

M. de Pontisse.

Ne soyez pas si sévère avec ces pauvres enfants, mon cher ami ; un petit mouvement de curiosité et une légère maladresse ne sont pas des fautes irréparables, Dieu merci, et la preuve, c’est que d’ici à demain tout sera réparé.

M. de Ramière.
Non, mon cher, je vous prie instamment de ne rien réparer et de retirer vos présents ; elles méritent d’être punies, et elles le seront. (Gertrude et Francine pleurent amèrement ; Mme de Ramière est agitée ; elle parle bas à son mari, qui a l’air impatienté.)

« C’est moi, c’est moi qui les ai retirés pour voir. » (Page 361.)


Scène VII

Les précédents, Gudule, Léonce, Hector, Achille.


(Gudule paraît, appuyée sur le bras de Léonce et soutenue de l’autre côté par Hector et Achille ; elle est très pâle, marche difficilement et demande un fauteuil ; Achille lui en approche un.)

M. et Madame de Pontisse. Gudule ! toi, chère enfant ? Quelle surprise charmante !

Gudule.

Léonce et ses amis m’ont amenée jusqu’ici pour vous voir tous réunis. Gertrude, Francine, me voici près de vous… (Gertrude se jette à son cou en sanglotant ; Francine pleure.

Gudule, très effrayée

Qu’y a-t-il, mon Dieu ? Mes amies, mes chères amies, qu’avez-vous ? (Gertrude et Francine veulent répondre ; leurs larmes les empêchent de parler.)

M. de Ramière.

Il y a, ma chère Gudule, quelque chose qui ne fait pas honneur à vos amies ; par une indiscrétion et un mouvement de curiosité impardonnable à leur âge, elles ont ouvert ce meuble (il le désigne de la main), elles en ont retiré des objets que…

Léonce, vivement.

C’est moi, c’est moi qui les ai retirés pour les voir, pour me distraire ; ce n’est ni Gertrude ni Francine.

M. de Ramière.

Ah ! cela diminue leur faute d’autant ; mais ces demoiselles, en ouvrant et en examinant ce qu’elles ne devaient pas toucher, ont répandu de l’encre dans la jolie boîte d’ivoire sculpté et ont taché…

Léonce, de même.

C’est moi, c’est encore moi, cher monsieur ; c’est moi qui suis seul coupable. J’allais tout juste l’avouer à papa quand je suis venu ici ; et Gudule, à laquelle j’avais tout raconté, a voulu m’accompagner pour obtenir mon pardon. (Tout le monde paraît étonné. Gertrude et Francine sèchent leurs larmes et embrassent Léonce en s’écriant :)

Merci, merci, mon bon Léonce ; papa nous avait accusées, d’après nos mines embarrassées, parce que nous avions regardé le jeu d’échecs et que nous avions peur qu’on ne nous soupçonnât de l’avoir taché. Les larmes nous ont suffoquées et nous ont empêchées de nous justifier ; plus nous pleurions, et plus papa nous croyait coupables.

M. de Ramière.

Mes pauvres filles, je suis désolé de vous avoir accusées à tort ; mais comment se fait-il, Gertrude, que ton mouchoir soit taché d’encre ?

Gertrude.

Parce que, voyant ces jolies pièces fraîchement tachées et encore humides d’encre, nous avons voulu les essuyer, espérant faire partir l’encre entièrement, mais nous n’avons réussi qu’à noircir nos mouchoirs.

Gudule.
Léonce, mon ami, ce que tu viens de faire rachète tous tes anciens mensonges, et me donne une joie, un bonheur qui compensent bien ce que j’ai souffert dans ma longue maladie.

« Ce que tu viens de faire rachète tous tes anciens mensonges. » (Page 362.)

Léonce, la serrant dans ses bras.

Sois sûre, ma bien chère Gudule, qu’à l’avenir aucun mensonge ne viendra jamais souiller mes lèvres. Non, jamais, lors même qu’un aveu ou une déclaration sincère devraient me causer les plus grandes peines.

Madame de Pontisse.

Viens dans mes bras, mon enfant ; nous te croirons désormais comme nous croyons Gudule, qui n’a jamais altéré la vérité. (Tout le monde félicite et embrasse Léonce, qui paraît ému et heureux.)

M. de Pontisse.

Il ne reste plus qu’à réparer la maladresse de mon bon Léonce, et de présenter demain à mes pauvres petites calomniées un échiquier sans tache qui leur rappellera que, depuis sa conversion, Léonce mérite toute leur confiance.