Comédies et proverbes/Le Dîner de mademoiselle Justine





LE DÎNER


DE MADEMOISELLE JUSTINE


COMÉDIE EN DEUX ACTES




PERSONNAGES


M. Gaubert, 44 ans.

Mme Gaubert, 32 ans.

Caroline, 8 ans.

Théodore, 10 ans.

Hilaire, domestique, 16 ans.

Sidonie, femme de chambre.

Antonin, domestique étranger.

Jules, domestique renvoyé.

Justine, cuisinière.

M. Guelfe, 50 ans.


ACTE premier

Une salle à manger.

Scène I

Hilaire, essuyant des assiettes, des tasses, etc. ; Sidonie, étendue dans un fauteuil.


Sidonie.

Tu n’apprendras donc jamais le service, mon pauvre garçon ? Voilà bien une heure que tu rinces, que tu essuies la vaisselle, et tu n’as pas encore fini.

Hilaire.

Je fais pourtant de mon mieux pour avancer mon ouvrage, mademoiselle Sidonie, mais… mais…

Sidonie.

Mais quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Voyons, parle !

Hilaire.

Je n’ose pas, mam’selle ; j’ai peur de vous fâcher.

Sidonie.

Bon ! Encore peur ! Toujours peur ! Quoi que tu fasses, tu as peur de quelqu’un ou de quelque chose !

Hilaire.

C’est que, mam’selle, ce que je voulais dire n’est pas agréable pour vous.

Sidonie.

Pour moi ? Ah ! ah ! ah ! Soyez tranquille, monsieur Hilaire, ce que vous avez à dire ne pourra certainement pas me fâcher. Parle, mon garçon, parle sans crainte.

Hilaire.

Eh bien ! mam’selle, c’est que, voyez-vous, si je n’ai pas fini mon ouvrage, ce n’est pas moi qui en suis fautif, c’est bien vous.

Sidonie.

Moi ? en voilà une bonne ! Explique-moi donc cela ; je serais bien aise de pouvoir comprendre la bêtise que tu viens de dire.

Hilaire.

Ce n’est pas une bêtise, mam’selle, c’est bien une vérité. Madame vous a dit de nettoyer et ranger toute sa belle porcelaine, et que je vous aiderais. Vous n’y avez seulement pas touché ; c’est moi qui ai tout fait. Alors…

Sidonie.

Alors, pour lors, dès lors, tu es un sot et un nigaud. Il fallait faire comme moi : laisser tout cela sans y toucher, épousseter un peu, pour lui donner l’air d’avoir été nettoyé, et l’ouvrage serait fini pour toi comme il l’est pour moi.

Hilaire.
Comment, mam’selle ! Et les ordres de Madame, donc !

« Je croyais trouver la porcelaine rangée. » (Page 85.)

Sidonie.

On en prend ce qui convient et on laisse ce qui gêne. Je te l’ai dit cent fois, tu ne veux pas m’écouter.

Hilaire.

Et vous me le diriez cent autres fois, que je ne vous obéirais pas davantage, mam’selle. Non, non, il y a quelque chose en moi qui me dit que c’est mal ; que c’est tromper Madame, qui est bonne pour moi comme pour vous.

Sidonie.

Bonne ! Laisse donc ! Elles sont toutes bonnes tant qu’on leur fait leurs quatre volontés ; mais quand on ne leur obéit pas comme des esclaves, ils vous bousculent, ils vous grondent, ils vous font un train !… Je suis bien revenue de tout ça, mon garçon ; et j’en prends à mon aise… Ah ! voici Madame ! je l’entends qui vient. (Sidonie se précipite à la table où Hilaire essuie la vaisselle, saisit une assiette, un torchon, et nettoie d’un air très empressé.)


Scène II

Hilaire, Sidonie, Mme Gaubert.


(Elle entre, s’approche de la table, examine les porcelaines.)

Madame Gaubert.

Je croyais trouver la porcelaine nettoyée et rangée avant de sortir, Sidonie. Vous êtes pourtant deux ! Qu’est-ce qui vous a donc retardée ?

Sidonie.

Rien du tout, Madame ! Mais il y en a une fameuse quantité. Et puis Madame dit qu’on était deux ! Le pauvre Hilaire fait certainement son possible, mais il n’est pas au fait de l’ouvrage, il ne va pas vite ; et puis, il faut refaire après lui ; c’est comme si on était seule.

Madame Gaubert.

Ce n’est pourtant pas difficile de laver et essuyer de la porcelaine. Mon pauvre Hilaire, tâchez donc de faire comme Sidonie ; si vous ne savez seulement pas laver et essuyer une assiette après trois mois de service, comment arriverez-vous à faire le reste de l’ouvrage ? Sidonie ne peut pas tout faire, et si vous ne l’aidez pas, je serai obligée de vous remplacer. (Hilaire, qui a eu l’air fort étonné, veut parler ; Sidonie lui coupe la parole.)

Sidonie.

Que Madame ait un peu d’indulgence pour ce pauvre garçon ; il se formera ; il est si jeune !

Madame Gaubert.

Vous me dites toujours la même chose ; je ne demande pas mieux que d’attendre, mais il ne fait rien, il n’apprend rien et vous le soutenez toujours, je ne comprends pas pourquoi.


Scène III

Caroline et Théodore entrent en courant.


Maman, nous voudrions goûter et nous ne trouvons rien que du pain. (Hilaire sort en témoignant de la surprise.)

Madame Gaubert.

Pourquoi, Sidonie, ne laissez-vous pas des fruits ou des confitures, comme j’en ai donné l’ordre ?

Sidonie.

Madame sait bien que c’est Hilaire que Madame a chargé du goûter des enfants ; il tient tout sous clef, de sorte qu’on ne peut jamais rien avoir ; c’est comme l’autre jour, quand la sœur de Madame est venue et qu’elle a demandé à manger, on n’a pu rien servir parce qu’Hilaire était sorti.

Madame Gaubert.

Mais c’est fort ennuyeux. (Elle cherche Hilaire des yeux.) Où est Hilaire ? Allez me le chercher ; il faut que je lui parle sérieusement.

Sidonie.

Si Madame voulait bien me dire ce qu’elle veut pour les enfants, je l’apporterais et j’éviterais à Madame l’ennui de gronder.

Madame Gaubert.

Je ne veux pas le gronder, je veux lui parler.

Sidonie.

Madame peut être bien assurée que ce garçon fait de son mieux pour contenter Madame ; si Madame voulait me charger de le diriger pour son ouvrage, en six mois j’en ferais un excellent serviteur.

Madame Gaubert.

Non, du tout. Vous êtes toujours à l’excuser ; vous le gâteriez ; je veux qu’il apprenne par lui-même à avoir de l’ordre, de l’exactitude, et surtout à obéir aux ordres que je lui donne. Allez chercher Hilaire et envoyez-le-moi. (Sidonie sort avec humeur.)



Scène IV

Mme Gaubert, Caroline, Théodore.


Caroline.

Maman, je crois qu’il faudrait renvoyer Hilaire.

Madame Gaubert.

Pourquoi donc, ma chère petite ?

Caroline.

Parce qu’il est bête, paresseux, désobéissant et qu’il ne fait jamais rien pour personne.

Théodore.

Et puis, il ne donne rien de bon à boire et à manger.

Madame Gaubert.

D’où prenez-vous cela, mes enfants ? Qu’est-ce qui vous a dit tout cela ?

Caroline.

D’abord, Antonin, le domestique de mon oncle, disait l’autre jour qu’Hilaire lui avait refusé un verre de vin et des biscuits ; et puis, Sidonie voulait régaler de thé et de gâteaux la bonne de mes cousines la semaine dernière, et Hilaire lui a refusé du sucre et du thé.

Madame Gaubert.

Il a très bien fait ; il ne doit pas donner de ces choses sans ma permission. Ce qui m’étonne, c’est que Sidonie ait eu la pensée de le demander.


Scène V

Les précédents, Sidonie entre lentement.


Sidonie.

Je n’ai pas trouvé Hilaire, Madame, il a emporté les clefs.

Caroline.

Comme c’est ennuyeux ! Ce vilain garçon ! Nous sommes obligés de manger notre pain sec.

Madame Gaubert.

Ce ne serait pas un grand malheur. Mais vous pouvez aller demander du beurre à la cuisine.

Sidonie.

Venez avec moi, pauvres enfants ; ma sœur m’a donné un pot de raisiné que vous trouverez bien bon, j’en suis sûre. Je vais vous en mettre sur votre pain.

Théodore.

Merci, Sidonie.


Scène VI

Mme Gaubert, seule. (Elle regarde sortir les enfants et reste pensive.) Hilaire rentre pour ranger la porcelaine.


Madame Gaubert.

Ah ! vous voilà, Hilaire ! Où étiez-vous allé tout à l’heure ?

Hilaire.

À l’antichambre, pour brosser le manteau de Madame avant qu’elle ne sorte.

Madame Gaubert.

Comment Sidonie ne vous a-t-elle pas trouvé ?

Hilaire.

Je ne sais pas, Madame ; je n’ai pas vu Mlle Sidonie.

Madame Gaubert.

C’est singulier ; je lui avais dit d’aller vous chercher, parce que j’avais à vous parler.

Hilaire.

Je ne savais pas que Madame m’eût demandé. Madame a-t-elle un ordre à me donner ?

Madame Gaubert.

Oui. Pourquoi n’avez-vous pas laissé sur le buffet le goûter des enfants, comme je vous l’avais dit ?

Hilaire.

J’ai exécuté les ordres de Madame ; j’ai laissé un reste de confitures, quatre biscuits, deux poires et deux pommes.

Madame Gaubert.

Mais, mon ami, si vous aviez laissé ce que vous dites, cela y serait encore, et les enfants n’ont rien trouvé que du pain.

Hilaire.

Je ne comprends pas… je ne sais pas…

Madame Gaubert, souriant avec bonté.

Mon pauvre garçon, je comprends, moi. Vous avez oublié et vous voulez vous excuser. Mais, mon pauvre Hilaire, même dans les petites choses, il ne faut pas mentir ; c’est en s’excusant par le mensonge qu’on perd la confiance de ses maîtres. (Mme Gaubert sort.)



Scène VII

Hilaire reste stupéfait.


Hilaire.
Je n’y comprends rien. C’est toujours moi qui ai tort, même quand j’ai raison. Je suis sûr d’avoir laissé pour les enfants tout ce que j’ai dit à Madame, et il est certain qu’il n’y avait plus rien quand j’ai été voir tout à l’heure. Qu’est-ce que c’est devenu ? L’auront-ils mangé, et, pour en avoir davantage, auront-ils dit qu’ils n’avaient trouvé que du pain sec ?… Non, ce n’est pas possible ! Ces pauvres enfants, ils n’auraient pas voulu me faire gronder injustement !… Qu’est-ce donc ?… Ce dont je suis certain, c’est d’avoir laissé ce que Madame m’a ordonné… et il paraîtrait que le tout a disparu… C’est que… je me souviens à présent !… Ce n’est pas la première fois que chose pareille m’arrive… L’autre jour, la bouteille de malaga presque pleine !… Et puis le vin, le sucre qui diminuent sans que je sache comment !… Est-ce que… ? Mais non… c’est impossible !… Elle n’est pas capable… Quel mal lui ai-je fait ? Au contraire, je l’aide tant que je peux ; je fais sans cesse son ouvrage… Ce serait bien mal !… Un pauvre garçon comme moi, orphelin, sans le sou ; chercher à me faire du tort !… C’est impossible ! C’est une méchante pensée qui m’est venue pour cette pauvre Mlle Sidonie ! … Tout de même, je ne me fie pas à ses conseils ; ils sont mauvais : si je l’écoutais, je me ferais aimer des camarades, c’est vrai, mais je ne serais pas tranquille. Je rougirais devant M. le curé, devant Madame… devant mes camarades aussi… car tous auraient le droit de m’appeler voleur !… Mon Dieu, moi qui ai tant promis à maman de rester honnête comme mon pauvre père, je manquerais à ma promesse ! je deviendrais un malhonnête, un trompeur, un… un… oui… un voleur ! c’est le mot. Mon Dieu ! protégez-moi ! Maman, mon père, priez pour votre pauvre Hilaire, resté seul dans le monde, abandonné de tous ! (Hilaire pleure et cache son visage dans ses mains.)

« Pauvre Hilaire ! Ne pleurez pas. » (Page 95.)


Scène VIII

Hilaire, Caroline entre et reste interdite en voyant pleurer Hilaire.


Caroline.

Hilaire ! qu’avez-vous, pauvre Hilaire ? Pourquoi pleurez-vous si fort ?

Hilaire, essuyant vivement ses yeux.

Ce n’est rien, mademoiselle ; rien ! Une idée qui passait !

Caroline.

Quelle idée ? Dites, Hilaire ? Une idée bien triste alors ?

Hilaire.

Mademoiselle pense bien qu’un pauvre orphelin, seul dans le monde, ne peut pas avoir des idées bien gaies ! Personne pour l’aimer ! Personne pour le défendre, pour le recueillir, le consoler ! (Il essuie ses yeux.)

Caroline.

Pauvre Hilaire ! Ne pleurez pas ! Je prierai maman d’être bien bonne pour vous, de ne jamais vous gronder, de ne pas vous faire travailler.

Hilaire.

Oh ! mam’selle ! Merci bien ! vous êtes bien bonne ! Mais je ne demande pas à ne rien faire, à croiser les bras comme un paresseux ! Bien au contraire, je demande de l’ouvrage tant que j’en peux faire. — Et puis je ne demande pas à ne pas être grondé quand je le mérite ; seulement, cela me chagrine quand Madame croit, comme tout à l’heure, que je ne dis pas la vérité, que j’ai menti pour m’excuser. C’est cela qui est dur, mam’selle. J’ai tant promis à mon père, à maman, de ne jamais tromper, de ne jamais mentir ! Vous pensez, mam’selle, que cela fait rougir, quand on est accusé d’une vilaine chose comme cela.

Caroline.

Mais de quoi donc maman vous a-t-elle accusé, pauvre Hilaire ?

Hilaire.

Madame croit que je n’ai rien laissé pour votre goûter, mademoiselle, et que pour m’excuser j’ai menti en lui contant tout ce que j’avais réellement laissé.

Caroline.

Comment ? C’est pour notre goûter que vous avez du chagrin ? Mais il ne faut pas vous affliger pour si peu de chose, Hilaire. Qu’est-ce que ça fait que nous n’ayons que du pain sec ?

Hilaire.

Ce n’est pas pour le pain sec, c’est pour ce que j’aurais menti, comme le croit votre maman, mam’selle.

Caroline.

J’arrangerai tout cela, Hilaire ; soyez tranquille. Tout à l’heure, en sortant avec maman, je lui raconterai ce que vous venez de me dire et vous verrez qu’elle vous croira toujours. Adieu, mon bon Hilaire, adieu, ne pleurez pas.

(Caroline sort ; un instant après, par une autre porte, entrent Sidonie et Antonin.)


Scène IX

Hilaire, Sidonie, Antonin. (Hilaire continue à ranger la porcelaine.)


Sidonie.

Ha ha ha ! Voyez donc, Antonin, le voilà qui range encore ! Est-il nigaud, ce garçon !

Antonin.

Voyons, petit, ne fais pas la bête, et laisse là ton torchon et ta vaisselle. Nous avons besoin de toi. Un tour à gauche et prends ma droite. Je suis un bon garçon ; je ne te donnerai pas d’ennui, au contraire.

Hilaire.

Tout à l’heure, monsieur ! Je finis ma vaisselle et je vous suis.

Sidonie.

Est-il sot avec sa vaisselle ! Tu en as pour un bon quart d’heure, à ranger tout cela.

Hilaire.

Cela ne fait rien, mam’selle Sidonie ; je ne suis pas pressé.

Antonin.

Mais nous le sommes, nous, nigaudinos ! Madame sera rentrée dans deux heures ! Attends, je vais t’aider. (Antonin donne une forte secousse à Hilaire, qui laisse tomber une pile d’assiettes qu’il allait poser dans l’armoire. Hilaire pousse un cri.)

Hilaire, consterné.

Mon Dieu ! mon Dieu ! Monsieur Antonin, qu’avez-vous fait ! Que va dire Madame ?

Antonin.

Elle dira ce qu’elle voudra ! Que t’importe ? Elle ne saura seulement pas qu’il y en a de cassé, ramasse les morceaux ; jette-les, et ta besogne est faite. Elle n’ira pas compter ses assiettes aujourd’hui même.

Hilaire.

Mais plus tard Madame le saura bien.

Antonin.

Plus tard, cela ne te regarde plus, nigaud.

Hilaire.

Mais si elle me demande qu’est-ce qui lui a cassé ses assiettes ?

Antonin.

Eh bien, c’est personne ! c’est toujours personne ; chose reçue ! Les maîtres savent tous cela… Allons viens ! Quand tu resteras là comme un imbécile à regarder les morceaux, tu ne les raccommoderas pas.

Hilaire.

Hélas, non ! Mais je dirai tout de même à Madame le malheur qui est arrivé.

Antonin.

Comment, petit pestard ! tu vas faire des contes a ta maîtresse pour nous faire gronder ?

Hilaire, balayant les morceaux cassés.
Ce n’est pas vous qui serez grondé, monsieur Antonin, puisque je ne vous accuserai pas. C’est moi seul qui serai grondé, car c’est moi qui tenais les assiettes et qui les ai lâchées.

« Mon Dieu ! mon dieu ! monsieur Antonin ! » (Page 98.)

Antonin.

À la bonne heure ! Au fait, si tu les avais tenues plus solidement, elles ne seraient pas tombées. Mais c’est bête d’aller t’accuser toi-même, quand personne n’y songe — Et à présent que tu as enlevé les morceaux, viens avec nous chez Mlle Sidonie qui va nous régaler d’une bouteille de vieux malaga et d’un fameux gâteau que nous a fait la cuisinière.

Hilaire.

Merci bien, monsieur Antonin. Madame pourrait avoir besoin de moi, et…

Antonin.

Elle est sortie avec les enfants.

Hilaire.

D’ailleurs, je n’ai pas faim ; j’ai bien déjeuné il y a deux heures.

Sidonie.

Qu’est-ce que cela fait ? Il n’est pas besoin d’avoir faim pour se régaler, et tu vas nous donner une bouteille de vin blanc pour arroser le gâteau. Voyons, ne fais pas la bête et viens avec nous.

Hilaire.

Merci, mam’selle ; j’ai à travailler ; et quant au vin, j’en suis bien fâché, mais je n’en ai pas seulement un verre à vous donner. Le peu d’argent que je gagne, je ne l’emploie pas à acheter du vin.

Sidonie.

Et qu’est-ce qui te parle d’acheter du vin, bêta ? Est-ce le tien qu’on te demande ? C’est celui de la cave dont tu as la clef.

Hilaire.

Mais le vin de la cave n’est pas à moi, mam’selle ; il est à Madame.

Sidonie.

Eh bien ?

Hilaire.

Eh bien, il n’est pas à moi, et je ne puis vous en donner. Voilà tout.

Sidonie.

Imbécile !

Antonin.

Animal ! — Venez, Sidonie ; laissons ce triple sot faire le héros, et prenons ce que nous avons déjà. Justine va nous trouver quelque autre chose, bien sûr.


Scène X

Les précédents, Justine.


Justine.

Mais que faites-vous donc, vous autres ? Vous laissez passer le temps, et Madame va rentrer avec les enfants. Les enfants, c’est une peste dans une maison ! Ça fourre son nez partout, ça voit tout, ça entend tout ! Dépêchons-nous, avant qu’ils aient flairé le gâteau, le café, et qu’ils aient reconnu le cachet du malaga.

Sidonie.

C’est cet imbécile d’Hilaire qui nous retient ; il ne veut pas nous donner de vin blanc, il ne veut rien de ce que nous lui offrons ; on ne sait par quel bout le prendre.

Justine.

Ah ! (Elle regarde Hilaire avec méfiance et dit bas à Sidonie :) Méfiez-vous de ce garçon ; c’est un cafard, un hypocrite !

Sidonie, bas.

C’est bien ce que je pense. (Haut.) Voyons, puisque notre partie est manquée, retournons chacun à notre besogne. (Bas à Antonin et à Justine :) Dans ma chambre ! tout est prêt. (Ils sortent.)


Scène XI

Hilaire, seul. (Il essuie partout.)


Hilaire.

J’ai peur ! — Oui, j’ai peur de me laisser gagner, entraîner par les mauvais exemples de ces gens sans conscience… et ces gens sont mes camarades !… Et Madame a confiance en eux !… Et pourtant ils la volent ; ou tout au moins ils la trompent. — Que dois-je faire ?… Laisser voler et tromper ma maîtresse ? — Ce n’est pas bien ; non, ce n’est pas bien… Lui dire ce qui se passe ? Elle ne me croirait pas ! elle me chasserait, et les autres continueraient à la tromper… Je vais continuer à faire de mon mieux, à diminuer le gaspillage en ce qui me regarde, jusqu’à ce que je puisse demander conseil à M. le curé. — Et jamais, non jamais, je n’accepterai rien d’eux. — Voici les enfants ; ça va gêner les camarades là-haut !


Scène XII

Caroline, Théodore, Hilaire, qui frotte l’argenterie.


Caroline.

Te voilà, Hilaire ! Tu travailles donc toujours ?

Hilaire.

C’est qu’il y a toujours à faire, mademoiselle, quand on veut que tout soit tenu proprement. Par où donc êtes-vous rentrés, mademoiselle et monsieur ? Et par quel hasard êtes-vous rentrés sans Madame ?

Caroline.

Nous sommes rentrés par la cuisine en même temps que le porteur d’eau, et maman nous a ramenés parce que Mme Duroux lui a demandé de venir l’aider à choisir de la porcelaine.

Théodore.

Hilaire, pourquoi Sidonie ne t’aime-t-elle pas ?

Hilaire.

Je ne sais pas, monsieur ; c’est peut-être que je n’ai pas l’habitude du service, que je travaille mal, que je suis maladroit.

Théodore.

Mais non, tu n’es pas maladroit ; j’ai remarqué que lorsque tu travailles seul, tu travailles très bien et que tu n’es pas du tout maladroit ! Tu casses et tu fais mal quand tu aides les autres ! Pourquoi cela ?

Hilaire.

Mais je n’ai pas remarqué ce que vous dites, monsieur. Il me semble que je ne casse déjà pas tant.

Théodore.

Pourtant Sidonie apporte sans cesse à maman des choses cassées par toi. Et c’est pourquoi je dis qu’elle ne t’aime pas. (Hilaire paraît étonné ; il ne répond pas.)

Caroline.

Théodore, sens-tu une odeur de café ? (Elle aspire fortement.) Et de malaga aussi ! Comme ça sent bon ! Je vais voir ce que c’est.

Hilaire.

Non, mam’selle, n’y allez pas ; c’est peut-être du café qui passe.

Caroline.

Je vais aller voir le café qui passe et en goûter un peu. (Caroline sort, sent de quel côté vient l’odeur, et se dirige vers l’escalier qui monte chez Sidonie.)


Scène XIII

Théodore, Hilaire.


Théodore.

Hilaire, sais-tu une chose ? C’est que maman est mécontente de toi.

Hilaire, tristement.

Pourquoi, monsieur ? Dites-le-moi, pour que je puisse la contenter à l’avenir.

Théodore.

Maman dit que tu es menteur ; Caroline lui disait que non, que tu disais la vérité ; maman répondait : « C’est un bon garçon, mais il est menteur et j’en suis bien fâchée. »

Hilaire, soupirant.

Si j’étais menteur, monsieur, je ne serais pas un bon garçon ; c’est très vilain de mentir, et le bon Dieu punit les menteurs. J’espère que votre maman reconnaîtra plus tard que je dis toujours la vérité.


Scène XIV

Les précédents, Caroline rentre sans bruit, mais très précipitamment.


Caroline.

Théodore, ils sont là-haut chez Sidonie, ils boivent du vin, du café ; ils mangent du gâteau, des fruits. Ils rient, ils parlent si fort qu’ils ne m’ont pas entendue arriver ; je les ai vus par la porte vitrée ; viens voir avec moi ! C’est très amusant et ça sent si bon ! (Les enfants veulent sortir.)

Hilaire, les retenant.

Monsieur, mademoiselle, n’y allez pas, croyez-moi ; s’ils boivent et mangent, vous les fâcherez en les dérangeant, et ils ne seront pas contents. Et il ne faut chagriner personne, vous savez.

Caroline.

C’est vrai, Hilaire ! Mais cela sent si bon ! Ils ont un gâteau superbe et toutes sortes de bonnes choses !

Hilaire.

Eh bien, mademoiselle, laissez-les se régaler tranquillement ; ne les dérangez pas. C’est mieux, je vous assure.

Caroline.

Je crois que tu as raison, Hilaire ; mais je voudrais pourtant manger un peu de leur gâteau ; il paraît si bon.

Hilaire.

Demandez à Mlle Justine de vous en faire un, mademoiselle ; elle ne vous refusera pas.

Caroline.

C’est vrai ! Justine est très complaisante. (On entend sonner à la porte.)

Hilaire.

C’est Madame qui rentre ; je vais ouvrir. (Hilaire sort et rentre un instant après.) Non, ce n’est pas Madame ; c’est une visite pour Mlle Sidonie.

Théodore.

Qui ça ? Quelle visite ?

Hilaire.

M. Jules, qui était ici avant moi.

Théodore.

Jules ! Comment Sidonie le laisse-t-elle venir chez elle ? Maman l’a renvoyé pour des choses si vilaines qu’elle n’a pas voulu nous les dire ; et il a été si impertinent pour maman que papa l’a chassé à coups de pied. Sais-tu pourquoi il vient ?

Hilaire.

Je ne sais pas, mademoiselle ; mais voici ma salle à manger en ordre ; je vais me nettoyer et m’habiller pour être propre au retour de Madame. (Hilaire sort.)


Scène XV

Théodore, Caroline.


Caroline.

J’aime beaucoup Hilaire ; il est bon, et puis il travaille toujours.

Théodore.

C’est lui qui fait tout l’ouvrage, ce me semble. Et maman croit qu’il ne fait rien, que Sidonie fait tout.

Caroline.

C’est la faute de Sidonie, qui le dit à maman.

Théodore.

Et qui se plaint toujours du pauvre Hilaire. (On entend rire, chanter.)

Caroline.

Quel tapage ! qu’est-ce qu’ils font ? Je vais aller voir. (Caroline sort ; Théodore reste à la porte.)

Théodore.
J’aime mieux ne pas y aller ; ils grondent toujours quand nous venons pendant qu’ils mangent ; et après, Sidonie se plaint de nous et nous fait gronder. (Caroline rentre sans bruit.)

« Ah ! ah ! voici ma salle à manger ! » (Page 111.)

Caroline, bas.

Théodore, allons-nous en ; ils vont venir dans la salle à manger, et j’ai peur.

Théodore.

Pourquoi peur ?

Caroline, bas.

Chut ! ils ont des airs qui m’ont fait peur. Jules buvait à même la bouteille ; ils parlent et chantent tous à la fois. Et puis Jules a dit à Sidonie : « Il n’y a pas de danger ; l’ouvrière nous préviendra quand elle verra venir Madame et les enfants. » Alors ils ont recommencé, et Sidonie a dit : « Ces gueux d’enfants, si je les prends à nous espionner, je le leur ferai payer ! » Alors je me suis sauvée tout doucement et j’ai entendu Jules qui a dit : « Allons dans la salle à manger ; j’ai mes doubles clefs ; il nous faut un supplément de vin, de sucre et d’eau-de-vie… » (Caroline écoute.) Les voilà ! je les entends ! Vite, sauvons-nous ! (Théodore et Caroline s’échappent ; à peine sont-ils sortis, que les domestiques entrent en riant et en se poussant.)


Scène XVI

Sidonie, Justine, Antonin, Jules.


Jules.

Ah ! ah ! voici ma salle à manger ! Nous nous y sommes bien régalés et bien des fois, pendant que les maîtres étaient dehors. Voyons ! (Il tire des clefs de sa poche.) Voici la clef des vins et des liqueurs. (Il ouvre une armoire.) Tiens ! attrape complète ! rien que des cristaux ! Passons à l’autre. (Il ouvre une seconde armoire.) Rien encore ! Ah çà mais… l’autre jour, quand j’ai pris le malaga et l’eau-de-vie, tout était dans les armoires comme de mon temps. Est-ce qu’il se moque du monde, le nouveau qui a pris ma place ?

Antonin.

On n’a jamais vu un buson pareil à ce nouveau ! Il ne connaît pas les usages ! Il ne sait seulement pas que ces changements de place, ça ne se fait pas entre camarades ; comment veut-il qu’on s’y reconnaisse ?

Jules.

Et tu crois, toi, innocent, qu’il n’y a pas mis de malice ? C’est un finaud, c’est moi qui te le dis.

Sidonie.

Il en est bien capable, en vérité ! m’a-t-il impatientée des fois avec ses airs honnêtes ! Il semblerait avec lui qu’on est tous des voleurs et qu’il est chargé de la police de la maison. Il aura caché les vins et les liqueurs, de peur que nous n’y arrivions, bien sûr.

Antonin.

Petit filou, va ! si je le tenais !

Justine.

Nous le rattraperons ! Sidonie lui fera son affaire près de Madame.

Antonin.

Le malheur, c’est qu’il n’y a rien à en dire.

Jules.

Rien ! est-ce qu’on ne trouve pas toujours quelque chose ? Sidonie est une bonne fille ; elle va mettre tout son esprit à nous délivrer de ce mauvais garnement.

Sidonie.

Soyez tranquilles, mes bons amis ; je n’aurai de repos que lorsque je l’aurai fait partir. D’abord, quand Madame va rentrer, j’ai quelque chose à dire qui va lui faire donner un bon galop.

Justine.

Quoi donc ? dis-nous ce que c’est, Sidonie.

Sidonie.

C’est par rapport à la… (On entend la voix de l’ouvrière :) Mademoiselle Sidonie, mademoiselle Justine. Madame ! Madame qui arrive ! Vite, vous n’avez qu’une minute ! (On entend sonner. Les domestiques se précipitent sur l’escalier ; Jules monte, oubliant son chapeau sur le buffet ; Justine court ranger la chambre de Sidonie ; Sidonie va ouvrir la porte après un second coup de sonnette.)


Scène XVII

Mme Gaubert, Sidonie.


Madame Gaubert.

Qu’avez-vous, Sidonie ? Vous êtes rouge, vous paraissez troublée.

Sidonie.

C’est que… je viens de faire une découverte qui ne sera pas agréable à Madame.

Madame Gaubert.

Quoi ? Qu’est-ce donc ?

Sidonie.

Que madame vienne voir. (Elle ouvre la porte de l’office et fait voir à Mme Gaubert un panier qui contient des porcelaines cassées.)

Madame Gaubert, stupéfaite.

Qui est-ce qui a cassé mes belles porcelaines ?

Sidonie, avec feu.

Celui qui brise tout dans la maison, que Madame aime et protège parce qu’elle a trop bon cœur ! Celui qui met le désordre partout, qui fait le saint pour plaire à Madame et qui est un maladroit, un nigaud et un hypocrite par-dessus le marché ! Je demande bien pardon à Madame de parler si librement de son protégé, mais je suis trop attachée à Madame, je prends trop ses intérêts, pour pouvoir me taire plus longtemps. Tant que ce garçon sera dans la maison, tout ira de travers, et l’ouvrage de chacun sera gêné par ses niaiseries et sa mauvaise volonté.

Madame Gaubert.

Mais Sidonie, qu’est-ce qui vous prend donc ? Vous me disiez juste le contraire et vous me demandiez toujours de patienter avec Hilaire, de lui donner le temps de se former, d’apprendre le service.

Sidonie.

Je le disais à Madame par pitié pour ce garçon ; mais quand je le vois tromper Madame, mettre à tout ce que lui commande Madame une paresse, une négligence coupables, ma conscience me reproche de taire la vérité ; elle me dit que c’est une ingratitude pour toutes les bontés de Madame de continuer à l’aveugler sur les défauts de ce garçon. Et puisque j’ai commencé, j’avertis encore Madame que son vin fin, ses liqueurs disparaissent. Que Madame demande le malaga qu’on a débouché et à peine goûté l’autre jour ! J’ai dans l’idée qu’il ne se retrouvera pas et qu’Hilaire fera l’étonné comme si quelqu’un le lui avait pris. Il est si faux ! Nous commençons à le connaître, nous, et il faut que Madame le connaisse aussi.

Madame Gaubert.

Tout ce que vous me dites me surprend au dernier point, Sidonie ; je ne puis croire que vous ne soyez pas trompée par votre attachement pour moi ! Comment M. Guelfe, qui connaît ce pauvre Hilaire depuis sa naissance, qui l’a recueilli, élevé, qui l’a gardé chez lui jusqu’au moment où il l’a placé chez moi, comment eût-il été trompé à ce point ?… C’est impossible ! — Avant de parler à Hilaire, je veux voir M. Guelfe, l’interroger encore, lui raconter ce que vous venez de me dire, et…

Sidonie.

Que Madame veuille bien ne pas me nommer à M. Guelfe ; je l’en supplie ! Ce bon Monsieur est si trompé par Hilaire qu’il ferait croire à Madame que c’est moi qui suis coupable de haine et de calomnie contre son protégé. Et tout ce que j’ai dit à Madame par dévouement et par délicatesse de conscience tournerait contre moi.

Madame Gaubert.

Soyez tranquille ; je ne vous nommerai pas. Laissez-moi, Sidonie ; j’ai besoin de réfléchir avant de prendre un parti.


Scène XVIII

Mme Gaubert, seule.


(Elle paraît troublée et agitée ; elle finit par s’asseoir dans un fauteuil.)

Madame Gaubert.

Je ne reviens pas de ce que me dit Sidonie ; j’avoue que j’ai peine à y croire. Et pourquoi ce changement ? Après l’avoir protégé, elle tourne contre lui. À l’entendre, Hilaire serait un petit scélérat… Et il a l’air si doux, si honnête !… Cette porcelaine cassée qu’il cache me surprend beaucoup. Et ce malaga ! Je veux lui parler, éclaircir ces deux faits, qui seraient graves… (Elle sonne ; Hilaire entre, il paraît embarrassé et triste. Mme Gaubert l’examine, il baisse les yeux et rougit.)

Hilaire.

Madame veut-elle me pardonner ? Je suis bien coupable ; mais c’est par inadvertance, je le jure à Madame.

Madame Gaubert, froidement.

De quoi êtes-vous coupable ?

Hilaire.

J’ai brisé une pile des belles assiettes de Madame, et j’aime mieux l’avouer de suite, afin d’avoir la conscience débarrassée et pour que Madame ne puisse soupçonner personne.

Madame Gaubert, avec douceur.

Ce que vous faites est bien, Hilaire, et vous avez d’autant plus raison de m’avoir avoué votre maladresse que je la savais ; j’ai vu le panier plein des morceaux de porcelaine brisée.

Hilaire, surpris et joyeux.

Et Madame ne me gronde pas ? Madame veut bien me pardonner ?

Madame Gaubert.

Mon pauvre garçon, je ne gronde pas pour des maladresses ; ce qui me fâche et ce que je ne pardonne pas, ce sont les mensonges, les méchancetés, les infidélités et l’hypocrisie.

Hilaire.

Oh ! que Madame a raison ! et tous ces vilains défauts ne se corrigent pas facilement et proviennent d’un mauvais naturel, d’un mauvais cœur.

Madame Gaubert.

Est-ce bien sincère, ce que vous dites là, Hilaire ?

Hilaire.

Oui, Madame, c’est ma vraie pensée, depuis que j’ai souvenir de moi-même.

Madame Gaubert, avec hésitation.

Hilaire, apportez-moi le malaga commencé l’autre jour.

Hilaire.

Je ne l’ai plus, Madame.

Madame Gaubert.

Vous ne l’avez plus ? qu’en avez-vous fait ?

Hilaire.

Je l’ai mis dans l’armoire avant-hier, Madame, et je ne l’ai plus retrouvé.

Madame Gaubert.

Vous avez donc laissé l’armoire ouverte ?

Hilaire.

J’ai toujours tout fermé, Madame, et j’ai les clefs sur moi. Je ne puis comprendre comment ce malaga et bien d’autres choses ont disparu depuis quelques jours, depuis que Madame m’a confié les clefs.

Madame Gaubert.

C’est assez singulier, car personne autre que vous ne peut ouvrir ces armoires.

Hilaire.

Madame n’a donné à personne des doubles clefs ?

Madame Gaubert.

Non ; Jules en avait, mais il les a perdues il y a longtemps.

Hilaire.

Je me suis permis de changer de place les vins, les liqueurs et les provisions ; je les ai mis dans le buffet.

Madame Gaubert.

Vous avez eu tort ; ces armoires sont faites pour serrer les vins et les provisions ; les buffets sont pour l’argenterie. Qu’avez-vous mis en place ?

Hilaire.

Si Madame veut voir ! (Il tire de sa poche la clef de l’armoire, approche et pousse un cri.) Ah !

Madame Gaubert.

Qu’avez-vous ? Qu’est-ce que c’est ?

Hilaire.
Que Madame voie ; une clef dans la serrure ! Et voici la mienne !

« À qui est ce chapeau ? » (Page 121.)

Madame Gaubert.

C’est très singulier ! (Elle regarde, aperçoit le chapeau, le prend, l’examine.) À qui est ce chapeau ?

Hilaire.

Je ne sais pas du tout. (Il le prend, le regarde, et cherche à lire un nom écrit dans le fond du chapeau.) Monsieur… monsieur… Je ne peux pas lire… Tiens, c’est… M. Jules ! Je crois bien que c’est M. Jules qui est écrit au fond.

Madame Gaubert.

Quel Jules ?

Hilaire.

Le domestique qui était chez Madame.

Madame Gaubert.

Comment oserait-il venir chez moi ! Aucun de mes gens ne voudrait le recevoir après ce qu’il a fait. (Elle prend et examine le chapeau.) C’est pourtant bien son nom qui est écrit au fond. Quelle audace ! c’est donc lui ! Je commence à comprendre. Il a gardé les clefs de mes armoires… Mais comment a-t-il laissé celle-ci ? Et comment sera-t-il venu ici sans que personne l’eût vu entrer ?… Mais c’est effrayant, cela ! Il a probablement les clefs de toutes les chambres ! Je vais parler à Sidonie, la prévenir, pour qu’elle prenne garde à ce voleur… (Mme Gaubert sonne.)


Scène XIX

Les précédents, Sidonie.


Madame Gaubert, fort agitée.

Sidonie, voyez donc ce que nous venons de trouver, Hilaire et moi ! une clef de l’armoire dans la serrure, et le chapeau de Jules. (Sidonie rougit, pâlit et ne répond pas. Mme Gaubert continue.) Je devine ce que c’est. Jules aura gardé les clefs qu’il prétendait avoir perdues, et se sera introduit dans l’appartement pour nous dévaliser.

Sidonie, tremblante.

Comment Madame peut-elle croire une chose pareille ? Jules a eu une vivacité et il a été insolent envers Madame, c’est vrai, mais c’est un honnête garçon.

Madame Gaubert.

Honnête ! Mais vous ne savez donc pas que je l’ai renvoyé parce que je l’ai surpris devant mon bureau qu’il avait ouvert avec une fausse clef ; il prenait de l’or à pleines mains et le mettait dans sa poche !

Sidonie.

Est-il possible ! Madame est-elle bien sûre ? Et si Madame l’a pris sur le fait, comment ne l’a-t-elle pas remis entre les mains de la justice ?

Madame Gaubert.

Par un geste de pitié pour sa famille et pour lui-même. Mais je l’ai vu, bien vu, et j’en suis sûre. Il faut donc, Sidonie, que vous alliez de suite chez le serrurier, et que vous lui disiez de venir changer toutes mes serrures aujourd’hui même.

Sidonie.

Oui, Madame. (Sidonie sort avec un air goguenard et se dit tout bas :) Plus souvent que j’irai ; on ne touchera pas aux serrures et Jules entrera quand il voudra ; je cours le prévenir.


Scène XX

Les précédents, Caroline et Théodore.


Caroline.

Vous voilà revenue, maman ? Vous avez été longtemps absente.

Théodore.

Comme vous avez l’air agité, maman ? Et Hilaire a l’air tout effaré.

Madame Gaubert.

C’est que nous venons de trouver un chapeau qui doit être à Jules.

Théodore.

Ah ! il a laissé son chapeau ? Comment l’a-t-il apporté ici ?

Madame Gaubert.

Je suppose qu’il est entré dans la salle à manger.

Caroline.

Certainement, il est entré avec tous les autres.

Madame Gaubert.

Quels autres ?

Caroline.

Sidonie, Justine, Antonin.

Madame Gaubert.

Qu’est-ce que j’apprends ! Comment sais-tu ce que tu me dis là ? De qui le sais-tu ?

Caroline.

Je les ai vus et entendus, maman. Ils étaient tous chez Sidonie, et quand ils ont dit qu’ils allaient venir ici pour chercher une bouteille de vin, je me suis sauvée et j’ai prévenu Théodore, qui était resté ici, qui a eu peur comme moi, et nous nous sommes cachés dans votre chambre.

Madame Gaubert.

Mais comment les aurais-tu vus chez Sidonie, et pourquoi es-tu montée chez Sidonie ?

Caroline.

Parce que cela sentait si bon ici et dans l’escalier, que j’ai voulu voir ce que c’était ; je suis montée, j’ai regardé par la porte vitrée de Sidonie, et j’ai vu un gâteau magnifique, du malaga, du café, des fruits : ils riaient et chantaient tous ; c’était très amusant !

(Mme Gaubert paraît accablée ; elle laisse tomber sa tête dans ses mains.)

Caroline, inquiète.

Maman, qu’avez-vous ? Êtes-vous malade ?

Madame Gaubert.

Non, mon enfant, pas malade, mais triste et affligée.

Théodore.

Affligée de quoi, maman ?

Madame Gaubert.

De la conduite de Sidonie, qui me paraît avoir bien mal agi dans tout cela. Je ne sais que croire ; je crains d’accuser injustement. Je ne vois qu’un moyen de sortir d’embarras. Hilaire, allez chez M. Guelfe ; priez-le de venir me parler pour une affaire pressée. (Hilaire sort.) Théodore, as-tu vu ce que dit ta sœur ?

Théodore.

Non, maman ; je n’ai pas voulu monter chez Sidonie, parce que j’avais peur qu’elle ne m’aperçût, et je sais qu’elle n’aime pas que nous y allions quand elle a du monde.

Madame Gaubert.

Quand elle a du monde ? Quel monde ?

Théodore.

Justine, Antonin, Jules et d’autres amis.

Madame Gaubert.

Et que font-ils là-haut ?

Théodore.

Ils mangent des gâteaux, des fruits ; ils boivent du vin, du café et beaucoup de bonnes choses.

Madame Gaubert.

C’est incroyable que je ne l’aie jamais su ! Cette Justine, que je croyais si honnête ! Cette Sidonie, qui avait toute ma confiance !… Et Hilaire, y allait-il aussi ?

Théodore.

Non, je ne l’ai jamais vu.

Madame Gaubert.

Et toi, Caroline, l’as-tu vu ?

Caroline.

Non, jamais ; il travaille pendant ce temps ; aujourd’hui, il nettoyait l’argenterie.

Madame Gaubert.

Est-ce qu’il sait nettoyer l’argenterie ?

Caroline.

Je crois que oui, car il la nettoyait très vite et très bien, comme lorsqu’on sait faire une chose.

Madame Gaubert.
Et pourquoi, mes enfants, ne m’avez-vous jamais dit qu’on mangeait et qu’on buvait chez Sidonie ?
Théodore.

Parce que nous avions peur qu’elle ne nous grondât ; elle nous défendait très sévèrement de vous en parler, et nous ne pensions pas que ce fût mal ce qu’elle faisait ; alors nous aimions mieux lui faire plaisir en nous taisant.

Madame Gaubert.

Et comment Hilaire ne m’a-t-il pas avertie ?


Scène XXI

Les précédents, M. Guelfe ; les enfants sortent.


M. Guelfe, saluant.

Hilaire m’a dit, Madame, que vous désiriez me parler.

Madame Gaubert.

Oui, cher Monsieur ; veuillez vous asseoir. Je voulais vous parler au sujet d’Hilaire et des gens de ma maison. Sidonie m’a dit tantôt beaucoup de mal d’Hilaire, qu’elle accuse de mensonge, d’infidélité et d’hypocrisie. Dites-moi bien sincèrement ce que vous pensez de ses accusations.

M. Guelfe.

Je pense, madame, que ce sont des mensonges et des calomnies. Hilaire vient de m’ouvrir son cœur, de me demander des conseils. Le résultat de cette conversation a été pour moi la conviction de sa parfaite honnêteté et de son dévouement à vos intérêts. Je ne veux pas encore vous révéler ce qu’il m’a confié, en m’autorisant de vous en faire part si je le jugeais nécessaire ; mais je vous demande instamment, pour l’honneur de votre maison, pour la sécurité de votre service et pour la complète justification de mon pauvre Hilaire, de vous assurer par vous-même de ce qui se passe chez vous.

Madame Gaubert.

Mais comment m’en assurer, cher monsieur ? En ma présence, ils ne feront rien de blâmable.

M. Guelfe.

Il faut qu’ils vous croient absente, madame. Annoncez pour ce soir ou demain un dîner avec vos enfants chez Mme votre sœur, et avertissez que vous rentrerez tard, dix heures, par exemple. Laissez les enfants chez Mme leur tante, et venez avec M. Gaubert surprendre vos gens vers huit heures. Vous verrez ce qui se passe. Je crois pouvoir affirmer que vous trouverez des désordres qui vous éclaireront sur la culpabilité de vos domestiques.

Madame Gaubert.

Ce serait facile à arranger ; demain matin, j’annoncerai à ma cuisinière et à Sidonie que nous dînons tous chez ma sœur, et que nous allons le soir à Franconi, ce qui nous fera rentrer vers onze heures ; et pendant que mes enfants seront au cirque avec ma sœur et mon beau-frère, nous reviendrons ici, mon mari et moi, et nous tâcherons de surprendre nos gens en faute. Mais Hilaire, que deviendra-t-il pendant ce temps ?

M. Guelfe.

Vous pourrez l’emmener, madame ; il emportera sa clef, et il pourra vous faire rentrer sans donner l’éveil à personne.

Madame Gaubert.

Très bien ! Je vous remercie de votre conseil, cher monsieur ; il nous sera favorable, je l’espère. Ayez l’obligeance de mettre Hilaire dans la confidence, afin qu’il emporte la clef de l’appartement.

M. Guelfe.

Je le mettrai au courant en m’en retournant chez moi, madame, si vous permettez qu’il m’accompagne jusqu’à ma porte.

Madame Gaubert.

Certainement ; c’est un vrai service que vous me rendez ; vous viendrez me voir après-demain matin pour savoir le résultat de notre complot. Adieu, cher monsieur ; bien des remercîments.

M. Guelfe.

J’espère, madame, que lorsque j’aurai l’honneur de vous revoir, vous serez tranquillisée et surtout débarrassée de vos mauvais serviteurs. Je vous présente mes respects. (M. Guelfe salue et s’en va. Mme Gaubert donne l’ordre à Hilaire de l’accompagner jusque chez lui. Elle-même se retire dans sa chambre.)

ACTE II

Le théâtre représente la chambre de Sidonie dans un grand désordre ; elle et Justine rangent les meubles. Pendant toute la scène elles mettent le couvert.


Scène I

Sidonie, Justine, Jules, Antonin.


Sidonie.

Je crois que c’est bien. Il nous reste à ranger l’appartement et à tout préparer pour le dîner et la soirée.

Justine.

Es-tu sûre que Jules et Antonin soient avertis ?

Sidonie.

Je crois bien ! Madame m’a heureusement prévenue de bonne heure qu’elle dînerait chez sa sœur avec les enfants et qu’on irait à Franconi ensuite. Pendant qu’elle était à la messe avec les enfants, j’ai fait faire le lit et la chambre par Hilaire, et j’ai couru moi-même avertir Jules et Antonin. Je leur ai promis un fameux dîner et une bonne soirée.

Justine.

Le dîner sera bon, mais le malheur, c’est que nous n’avons ni vin ni liqueurs. Pas moyen d’en avoir seulement une bouteille de ce scélérat d’Hilaire. Et je n’ai pas eu le temps de relancer les amis !

Sidonie.

Mais, moi, j’y ai pensé ; j’ai averti Jules et Antonin, et ils nous en auront du bon et du vieux ; tu verras !

Justine.

Leur as-tu recommandé de venir de bonne heure ?

Sidonie.

À six heures précises. Monsieur, Madame et les enfants devant partir à cinq heures, il nous fallait le temps de ranger ma chambre. Ils ne vont pas tarder, j’espère. Et le dîner, est-ce qu’il ne va pas brûler, pendant que tu m’aides à mettre le couvert ?

Justine.

Sois tranquille, la fille de cuisine a mes ordres : elle sait ce qu’il faut faire.

Sidonie.

Tu ne crains pas qu’elle nous gâche nos sauces, nos crèmes, nos sucreries ?

Justine.

Pas de danger, va, je l’ai stylée ! Elle fait sans cesse le dîner des maîtres ; elle est presque aussi habile que moi. (On entend sonner.) Ah ! voilà nos invités ! (Elles approchent les chaises. La porte s’ouvre ; Jules et Antonin entrent et saluent.)

Jules.

Mesdames, bien le bonjour.

Antonin.
Mesdemoiselles, j’ai bien l’honneur !

« Je leur ai promis un fameux dîner et une bonne soirée. » (Page 129.)

Sidonie.

J’ai bien cru hier que tout était perdu quand Madame a trouvé votre chapeau, Jules.

Jules.

Et Antonin qui était chez moi et qui n’osait plus sortir !

Sidonie.

Comment, chez vous ?

Jules.

Chez moi, c’est-à-dire dans mon ancien chez-moi, dans ma chambre d’autrefois, dont j’ai gardé la clef, et où je viens de temps à autre, vous savez ?

Sidonie.

Le fait est que j’ai eu bien peur et que j’ai cru que nous étions tous découverts. Si cet imbécile d’Hilaire avait seulement dit un mot, je ne sais pas, ma foi, comment je m’en serais tirée ; heureusement, le nigaud n’a pas parlé ; et moi, j’ai fait l’ignorante sur ce que Madame vous avait reproché, et alors Madame m’a raconté comme quoi vous aviez ouvert son secrétaire et puisé dedans. Je n’en ai pas cru un mot, vous pensez bien ; je connais les maîtres ; je sais comment ils parlent de nous autres pauvres domestiques, qui gagnons notre vie en les servant comme des esclaves. Quand ils ont renvoyé un domestique, c’est toujours la même chanson : insolent, paresseux, sale, voleur ; voleur, surtout ! c’est leur grand mot ! Comme si on était voleur pour quelques méchantes bouteilles de vin, quelques gâteaux et autres friandises ! Ils en mangent bien, eux ! Pourquoi donc n’en mangerions-nous pas aussi ?

Antonin.

Bravo, Sidonie ! C’est bien dit ! De même pour les habits, les chaussures des maîtres ; ils en ont dix fois plus qu’ils ne peuvent porter. Le grand mal quand il en disparaîtrait quelques-uns !

Sidonie.

Et les bouts de dentelles, d’étoffe, les gants, les robes de rebut, est-ce qu’elles savent seulement ce qu’elles en ont ! Quand on en prendrait ce qui peut encore nous servir, le grand malheur !

Justine.

Mais si Madame le demande ?

Sidonie.

On cherche, on ne trouve pas ; on pense que Madame l’a donné ; et puis, au besoin, on dit que les enfants touchent à tout, farfouillent partout, prennent tout.

Jules.

C’est tout de même commode, les enfants ! On peut tout leur mettre sur le dos : le sucre, les friandises, les fruits, les crayons, le papier, les ciseaux, canifs, livres, aiguilles, épingles, pommade, tout enfin !

Antonin.

C’est qu’ils se défendent comme de beaux diables !

Sidonie.

Ah ! bah ! ils ont toujours le dessous ! On les agace, on les irrite en soutenant qu’on les a vus toucher, prendre, emporter, etc. Ils se fâchent, ils deviennent impertinents ; la maman les gronde et les fait taire, et on ne parle plus de rien.

Antonin.

Ah ! çà ! et le dîner ? Nous ne sommes pas ici seulement pour causer, mais aussi pour manger.

Justine.

Gourmand ! Il ne pense qu’à manger, lui.

Antonin.

Je crois bien, quand c’est vous qui faites à manger. Voyons, Justine, qu’avons-nous à dîner ?

Justine.

Nous avons des huîtres, un potage aux œufs pochés, un gigot de chevreuil, une belle volaille, un homard en salade, des cardons à la moelle, une croûte aux champignons, un gâteau napolitain et une bavaroise au marasquin.

Jules.

Vive Justine et son dîner ! Sacs à papier ! ce n’est pas de la gargotte, cela.

Antonin.

Mais arriverez-vous à payer tout cela sans qu’il y paraisse ?

Justine.

On sait s’arranger, allez ! C’est le fruitier du coin et le marchand de volaille, gibier et marée, qui fournissent tout. Au lieu de se tuer à aller au marché, on va chez eux, on ne marchande pas, et on a comme ça tout ce qu’on veut, et sans payer, bien entendu.

Antonin.

C’est-à-dire, ce sont les maîtres qui payent.

Justine.

Qu’est-ce que cela leur fait ? Est-ce qu’ils le savent, seulement ? Pourquoi faut-il que je m’échine à courir au marché, à user mes chaussures, pour n’en avoir aucun profit et pour leur faire gagner de l’argent quand ils en regorgent ?

Jules.

Et, avec tout cela, nous ne mangeons pas les bonnes choses que nous a annoncées Justine ! J’en ai l’eau à la bouche, moi ! Avec ça que je n’ai guère déjeuné ; me trouvant sans place, je fais des économies !

Sidonie.

Tiens ! c’est vrai, ça ! Le pauvre Jules !

Justine.

J’y vais, j’y vais. (Elle sort.)



Scène II

Les précédents, moins Justine.


Antonin.

C’est tout de même fort, ce que fait Justine ! Elle va se faire pincer un de ces jours !

Sidonie.

Écoutez donc ! Franchement, elle l’aura bien mérité ! Elle en met dans ses poches, dans celles de sa mère, de son père ! Cette pauvre fille de cuisine, quand on pense qu’elle lui retient tous ses gages, pour payer, soi-disant, son apprentissage !

Jules.

Quant à ça, c’est l’usage ! Tous les chefs et cuisiniers en font autant.

Antonin.
Oui ; mais, tout de même, on laisse à l’apprenti une pièce de cent sous pour payer sa chaussure.

« Voici l epotage. » (Page 140.)

Sidonie.

Et avec Justine, c’est rien, mais rien du tout !… Qu’est-ce qu’elle fait avec son dîner ? Le temps se passe ! Je vais voir à la presser un peu. (Elle sort.)


Scène III

Antonin, Jules.


Antonin, riant.

Voilà une bonne langue et une bonne amie, cette Sidonie.

Jules, riant.

Elle est méchante comme une vipère ! Je la connais bien ! J’ai été avec elle ici pendant un an ! Il n’y a pas de méchanceté qu’elle n’invente. Et paresseuse ! Il faut voir ! Rien de raccommodé, rien rangé, rien nettoyé !

Antonin.

Ce n’est pas elle qui t’a fait partir d’ici, par hasard ?

Jules.

C’est bien possible ! Je n’en sais rien. Elle et Justine me donnent à manger ; Sidonie m’aide à conserver ici mon ancienne chambre sans que personne le sache. Alors, tu comprends, je ne dis rien, je la laisse faire.

Antonin.

Mais comment fais-tu, sans argent ? Car tu n’en avais guère quand tu as été renvoyé, m’as-tu dit.

Jules, embarrassé.

Mais, d’abord, tu vois que mon logement et ma nourriture ne me coûtent pas grand-chose. Et quant à l’argent courant, Sidonie ne lésine pas pour me donner une pièce de cinq francs de temps à autre.


Scène IV

Les précédents, Justine et Sidonie apportent plusieurs plats.


Justine, mettant sur la table.

Voilà ! ce sont les huîtres qui ont fait attendre ! Voici le potage, le chevreuil, la volaille et le homard. La fille montera le reste quand nous appellerons.

Sidonie, déposant sur la table six bouteilles de vin.

Et voilà le vin apporté par ces messieurs ! Jules, débouchez le Sauterne pour boire après les huîtres. Chacun ses deux douzaines. (Ils se mettent à table, mangent et boivent.)

Antonin, mangeant.

Des huîtres fraîches comme Vénus sortant des ondes.

Justine, buvant.

Et un vin qui ne les gâte pas !

Sidonie.

Bon potage ! Bouillon soigné !

Justine, riant.

Bouillon ! comme c’est parlé ! Dites donc consommé !

Sidonie.
Consommé, si tu veux.

« Monsieur ! » (Page 144.)

Jules, saluant.

Consommé comme le talent de Mlle Justine !

Justine.

Et corsé comme l’esprit de M. Jules. (Elle découpe.) Je coupe le chevreuil ! chacun deux tranches !

Antonin.

Et ce n’est pas trop ! Chevreuil exquis ! Une sauce qui en ferait manger jusqu’à demain !

Jules, offrant du vin.

Bordeaux ou volnay ?

Antonin.

Des deux, mon cher ; volnay d’abord, bordeaux ensuite. (Ils continuent à boire et à manger et ils ne s’aperçoivent pas que la porte s’est doucement entrouverte.)

Justine, riant.

Dis donc, Sidonie, si les maîtres nous surprenaient ! Vois-tu la figure qu’ils feraient !

Antonin.

Et que nous ferions aussi !

Jules.

Heureusement qu’ils ont leur Franconi ! Car ils ne pensent qu’à s’amuser, ces gens-là. C’est surprenant, en vérité ?

Sidonie.

Et à quoi voulez-vous qu’ils pensent ! Des gens sans cœur ! Des égoïstes ! Allez, ils méritent bien les tours que nous leur jouons.

Justine.

C’est qu’ils sont bêtes, il faut voir ! Ils ne se doutent de rien !

Sidonie.

Si vous aviez vu la figure que faisait Madame, quand je lui débitais une tartine d’attachement, de dévouement et de conscience à propos de ce petit gredin d’Hilaire ! C’est qu’il fallait le faire partir à tout prix ; il en savait trop !

Jules.

Oui, vous nous l’aviez promis ; il va falloir s’en débarrasser le plus tôt possible ! Et ne pas laisser à Madame le temps de se reconnaître.

Sidonie.

Ce ne sera pas difficile, je pense ; elle écoutait ce que je lui disais avec un air bonasse qui a manqué me faire éclater de rire.

Justine.

C’est bête, ces maîtres ; on ne s’en fait pas d’idée !

Jules.

Il y en a tout de même qui sont futés. Il ne faut pas toujours s’y fier. Le tout est de bien calculer son affaire et de ne pas se laisser prendre. (Ils continuent à manger et à boire et paraissent pris de vin ; ils chantent et parlent tous à la fois ; Justine se lève.)

Justine.

Je vais appeler la fille pour qu’elle nous monte les cardons, les champignons, le gâteau et la crème au marasquin. (Elle va à la porte, l’ouvre, pousse un cri d’effroi et tombe à genoux ; les camarades se lèvent précipitamment et restent saisis en apercevant M. Gaubert.)

Tous ensemble.
Monsieur !

Trois sergents de ville entrent dans la chambre. (Page 148.)


Scène V

Les précédents, M. et Mme Gaubert entrent et regardent les domestiques tout avinés.


M. Gaubert.

Malheureux ! c’est ainsi que vous reconnaissez les bontés de ma femme et les miennes ! Payés largement, nourris abondamment, traités doucement, avec confiance et affection, vous pouviez et vous deviez vous attacher à la maison et désirer y passer votre vie ! Au lieu de la reconnaissance, nous trouvons de la haine et de la méchanceté. Vous allez être tous traités comme vous le méritez ; vous, Antonin, vous allez être démasqué près de votre maître ce soir même… Vous, Sidonie, et vous, Justine, je vous chasse immédiatement ; vous pouvez suivre votre ami Antonin.

Sidonie, qui s’est consultée avec ses camarades.

On ne chasse pas ainsi les gens, monsieur ! Vous nous devez huit jours de gages, de nourriture et de logement ; nous ne partirons pas que vous ne nous ayez indemnisés des huit jours que vous nous devez.

M. Gaubert.

Vous n’aurez pas un centime, et vous déguerpirez tout à l’heure, quand je vous en donnerai le signal.

Justine.

C’est ce que nous allons voir. Antonin et Jules ne nous laisseront pas voler ainsi ; ils témoigneront en justice ; nous vous assignerons devant le juge de paix.

M. Gaubert.

Taisez-vous, vous êtes à moitié ivres, laissez-moi terminer ce que j’ai à vous dire.

Jules.

On ne parle pas comme ça à des dames ! C’est grossier, c’est impertinent.

M. Gaubert.

Insolent ! Tu auras ton tour. Je ne t’oublierai pas.

Jules, ivre.

Insolent vous-même ! Je ne suis plus à votre service et vous n’avez pas le droit de m’insulter ! Quant à ces dames, Antonin et moi nous saurons les défendre, et prenez garde à ce qui pourrait vous arriver.

M. Gaubert, froidement.
Puisque vous me provoquez, je n’hésite plus à vous punir tout comme vous le méritez, et votre ivresse ne vous sera pas une excuse. (Il se tourne vers la porte.) Sergents, vous avez tout entendu comme moi, arrêtez ces gens-là ! Celui-ci (montrant Jules) doit être emmené à part, comme m’ayant volé de l’argent à l’aide de fausses clefs ; il doit passer en cour d’assises ; les autres en correctionnelle. (Trois sergents de ville entrent dans la chambre ; Jules et Antonin veulent se défendre ; Jules tire un couteau-poignard de sa poche ; deux sergents de ville le désarment et le garrottent. Antonin est aussi facilement terrassé ; Sidonie et Justine crient et se débattent, donnent des coups d’ongles, des coups de pied ; on les saisit également ; les sergents de ville emmènent Jules, Antonin, Sidonie et Justine.)

« Je n’aurais jamais cru une chose pareille. » (Page 151.)


Scène VI

M. et Mme Gaubert.


Madame Gaubert.

Je n’aurais jamais cru chose pareille, si je n’avais vu de mes yeux et entendu de mes oreilles. Cette Sidonie que j’aimais et à l’affection de laquelle je croyais si fermement ! Quel langage ! Quelle fausseté et quelle ingratitude ! Pauvres gens ! Quelle position ils perdent et quel avenir ils se sont fait.

M. Gaubert.

Ma chère amie, je reconnais aujourd’hui plus que jamais la vérité de ce que nous disait ce bon M. Guelfe, en nous donnant Hilaire. « Prenez des serviteurs chrétiens si vous désirez être bien servis ; l’amour de Dieu disposera le serviteur chrétien à aimer son maître ; la fidélité envers Dieu rendra le serviteur fidèle envers son maître. L’habitude du service de Dieu donnera au serviteur l’intelligence et la volonté du service de son maître. Et le courage de braver pour Dieu les moqueries et le blâme donnera au serviteur le courage de repousser les mauvais conseils et les tentations qui le détourneraient du service de son maître. »

Madame Gaubert.

Oui, il avait raison, et à l’avenir gardons-nous de prendre des domestiques sans foi et sans religion pratique. Mais comment allons-nous faire avec Hilaire seul pour nous servir ?

M. Gaubert.

Nous tâcherons de trouver le plus tôt possible femme de chambre et cuisinière.

Madame Gaubert.

L’abbé Guelfe me disait, il y a quelques jours, que notre fille de cuisine était une brave fille.

M. Gaubert.

Nous verrons cela demain ; à présent, retournons chez votre sœur pour ramener les enfants.

Madame Gaubert.

Et voyez, mon ami, à ce qu’on ne traite pas trop durement ces malheureux, surtout les femmes. Pauvre Sidonie et pauvre Justine, quelle nuit elles vont passer !

M. Gaubert.

J’irai voir demain comment elles se trouvent dans leur nouvelle position et je donnerai quelque argent pour qu’elles ne soient pas trop mal, mais franchement, je ne peux les plaindre de payer le dîner de Mlle Justine. (Ils sortent.)