Comédiens et Comédiennes d’autrefois/02

Comédiens et Comédiennes d’autrefois
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 312-358).
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COMÉDIENS ET COMÉDIENNES
D’AUTREFOIS

DERNIÈRE PARTIE[1]

Émile Campardon, les Spectacles de la foire, les Comédiens du roi de la troupe italienne ; l’Académie royale de musique, 6 vol. in-8o. — Mémoires pour servir à l’Histoire des spectacles de la foire ; Paris, 1743, 2 vol., par François et Claude Parfaict. — Affiches de Paris, Avis divers, 1746-1751, 11 vol. — Dictionnaire des théâtres de Paris, Lambert, 1756, 7 vol., par les frères Parfaict et d’Aigueberre. — Histoire de l’Opéra-Comique : Paris, 1769, 2 vol., par Des Boulmiers. — Le Désœuvré ou l’Espion du boulevard du Temple ; Londres, 1781-1783. 2 vol. — Mémoires de mistress Bellamy, d’Iffland, de Brandes, de Gozzi, de Goldoni. — Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire. — Barrière, Mémoires des comédiens. — Correspondances de Grimm et La Harpe. — Mémoires de Marmontel, Tilly, Bachaumont, Fleury, Morellet. — Collé, Journal historique, 3 vol. — Brazier, Histoire des Petits Théâtres. — Jules Bonnassies, les Spectacles forains et la Comédie-Française, 1 vol. in-18 ; Dentu. — Mercier, Tableau de Paris. — Restif de La Bretonne, Monsieur Nicolas ; les Contemporaines. — Histoire administrative de la Comédie-Française. — Louise Fusil, Souvenirs d’une actrice.


VI

Les abus intolérables sont ceux dont on ne profite pas. Expression concrète de l’injustice, image matérielle de l’arbitraire, l’abus prend naissance à l’origine des temps, partout où se rencontre un homme assez fort ou assez adroit pour confisquer le travail, l’intelligence du voisin, s’arroger un monopole ; il marche de conserve avec le pouvoir, d’autant plus criant que le gouvernement se montre tyrannique, puisqu’il est de l’essence de ce dernier d’installer partout castes, classes privilégiées, partis ou coteries, qu’il regarde comme les arcs boutans de son autorité. Quoi qu’on tente, hélas ! et quelle que soit la prévoyance des institutions humaines, l’abus s’y mêle aussitôt : il apparaît comme une maladie organique des sociétés, tant il est insinuant, flexible, universel. La liberté politique, la liberté économique, ont elles-mêmes leurs abus, moins douloureux assurément, moins pénibles, très réels cependant, et l’homme, l’animal qui plaide, qui trompe et se querelle, excelle à forger des instrumens d’oppression avec les armes qui doivent la combattre. Mais, malgré les argumens que fournissent au scepticisme les rechutes de la civilisation, malgré les perpétuels démentis qu’infligent à l’espérance l’égoïsme et la brutalité des individus ou des partis, l’histoire n’est pas seulement une école d’immoralité, elle est aussi une école de justice et de progrès : elle nous montre l’âge d’or en avant, les iniquités d’antan cent fois plus âpres que celles d’aujourd’hui, les droits de la conscience mieux respectés, la vie humaine plus douce, les faibles, les humbles réhabilités, et, plus nombreux de jour en jour, ceux qui, émus d’une indicible angoisse devant le redoutable problème des destinées humaines, cherchent à resserrer les frontières de l’abus, le poursuivent sous toutes ses formes, dans toutes ses retraites, et s’efforcent d’élargir la divinité. Plus fécondes aussi ces explosions de vérité, poésies sublimes, dogmes nouveaux, révolutions qui ébranlent les peuples et font vibrer l’humanité entière dans un frisson sympathique.

Au XVIIIe siècle, la vie sociale est exquise, mais elle reste l’apanage de trois ou quatre cent mille privilégiés ; parmi ceux-ci beaucoup ont le souci du bien, le sentiment des réformes nécessaires, mais la force ou la volonté leur manquent, et, sous une apparence brillante se dressent des abus révoltans : lettres de cachet, droits féodaux, torture, mort civile des protestans, servage perpétué jusqu’en 1787 dans certains endroits, privilèges de la noblesse et du clergé, soldats, paysans soumis à mille vexations. Le despotisme, a-t-on dit, abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer, et peut-être toutes ces iniquités de l’ancien régime semblèrent-elles moins amères à ceux qui les subissaient qu’à nous qui les contemplons dans leur synthèse menaçante, enflées encore et multipliées dans les imaginations par d’éloquens réquisitoires ; mais enfin elles sévissaient, nos pères les ont détruites, et ils ont droit à la gratitude des amis de l’humanité.

Tout était privilège à cette époque, et corporations, parlemens, seigneurs, clergé, bourgeois, paysans eux-mêmes sont en lutte perpétuelle pour revendiquer ce qu’ils appellent leurs droits. Ce ne sont que procès des uns contre les autres, prétentions fondées sur des titres surannés, chaque classe s’évertuant à la défense de ses libertés, et, au milieu de ces conflits, oubliant la liberté. Chose admirable : voici des excommuniés, des hommes que la loi civile traite presque aussi mal que la loi religieuse, les comédiens du roi, qui ont leurs privilèges et qui les soutiennent avec un acharnement extrême ; et, loin de leur inspirer des sentimens de fraternité, cette double déchéance les rend plus arrogans peut-être que ceux qui les oppriment. Est-ce donc une loi de notre être de se venger sur ce qui est au-dessous de soi des injures qu’on a reçues d’en haut ?

Rivalités des grands théâtres entre eux, procès de ceux-ci contre les petits, querelles des acteurs les uns avec les autres, tentatives et ruses de toute sorte pour se soustraire à l’autorité des gentilshommes de la chambre, rapports des comédiens avec les auteurs, le public et les gens du monde, ces questions, ces débats remplissent les chroniques du XVIIIe siècle, alimentent les conversations, autant ou plus que les conflits du parlement avec la royauté, des jansénistes avec les jésuites et les péripéties de la politique étrangère, car il s’agit ici du plaisir social par excellence, plaisir où les femmes avaient part, et s’amuser, parler de ses amusemens est alors la grande affaire. Mais est-ce alors seulement, et d’avoir saupoudré d’austérité l’égoïsme ou le désir légitime d’alléger le fardeau de l’existence, en y semant quelques sourires, cela nous rend-il si différens des hommes d’autrefois ? Quoi qu’il en soit, les infiniment petits deviennent en pareille matière les infiniment grands, et les mille riens de l’histoire dramatique prennent l’importance que leur accordent les contemporains ; pour ceux qui viennent ensuite, il est toujours curieux de regarder ces tableautins et, dans ces prétentions éteintes, de retrouver un écho de celles qui nous agitent : elles se sont déplacées, elles ont revêtu un autre costume, comme la liqueur prend la forme du vase où on la verse ; ont-elles beaucoup changé dans leur essence ?

Ainsi, ne semble-t-il pas assez piquant, invraisemblable même d’apprendre qu’en terre de France des hommes prétendirent interdire à d’autres hommes l’usage de la langue française ? Après avoir longtemps joué des pièces italiennes, les comédiens italiens imaginèrent d’intercaler des mots français dans le dialogue ; bientôt ils donnèrent des comédies de Fatouville, du Fresny, Regnard, Brugière de Barante, sans cesser toutefois de conserver leurs types italiens. Protestation des comédiens français qui crient à l’empiétement, soumettent leurs griefs à Louis XIV. Celui-ci ayant voulu entendre les deux parties, Baron parla le premier ; quand vint le tour de Dominique Biancolelli, le célèbre arlequin[2] : « Sire, dit-il, comment parlerai-je ? — Parle comme tu voudras, répondit le roi. — Il n’en faut pas davantage, j’ai gagné ma cause. » Baron voulut réclamer, mais le roi jugea la surprise de bon aloi, et déclara qu’il ne se dédirait point. C’étaient d’ailleurs des gens très avisés, ces Italiens, et qui ne négligeaient aucun genre de succès : ils essayèrent d’avoir un théâtre d’été ; non contens d’avoir obtenu gain de cause pour les comédies françaises, ils donnèrent des divertissemens dansés, chantés, et des parodies, au grand déplaisir de Voltaire, qui écrivit à la reine Marie Leczinska pour que sa tragédie de Sémiramis ne fût point moquée de la sorte : il avait sur le cœur celles d’Œdipe, de Zaïre et du Temple du goût. La Comédie-Française les fit défendre, et, de son côté, l’Académie royale de musique (l’Opéra) lança contre les Italiens les commissaires du Châtelet, qui dressèrent force procès-verbaux : « Sur la requête présentée au roi, étant en son conseil, par François Berger, actuellement pourvu du privilège de l’Académie royale de musique, contenant que, quoique par différentes ordonnances du feu roi, il eût été fait défenses à tous comédiens français, italiens et autres, de quelque troupe qu’ils puissent être, de se servir d’aucune voix externe, ni de plus de deux voix d’entre eux, comme aussi d’avoir un plus grand nombre d’instrumens que six, même d’avoir aucun orchestre, ni de se servir d’aucun danseur dans leurs pièces et représentations ; et nonobstant encore que ces défenses aient été expressément réitérées par Sa Majesté, par deux arrêts de son conseil d’État des 1er juin 1732 et 11 novembre 1741, à peine de dix mille livres d’amende ; cependant les comédiens italiens viennent tout récemment de les enfreindre dans une pièce qui a pour titre : la Fille, la Veuve et la Femme, parodie. En effet, il est constaté par le procès-verbal que le suppliant en a fait dresser par le sieur Cadot, le 23 août 1745, que cette pièce est entièrement composée de chants et de danses, sans un seul mot de prose ou de vers déclamés, et ornée, dans les divertissemens, de cantatilles avec symphonie, entrées de danses à deux, à trois, même avec des corps de ballet général, laquelle pièce a été représentée pour la première fois le 20 dudit mois d’août, sans avoir été annoncée ni affichée… » Et pour ces raisons, les Italiens emboursaient bel et bien une condamnation à dix mille livres d’amende : affermer le chant, les vers, la prose dramatique comme le sel ou le tabac, enchaîner le talent des auteurs, entraver les plaisirs du public, rien ne semblait plus naturel. Cependant les Italiens, ayant obtenu à prix d’argent la suppression de l’Opéra-Comique (1762), et s’étant rendus tributaires de l’Opéra, se trouvèrent légalement en possession du droit de chanter, dont ils usaient d’ailleurs assez largement, en dépit des menaces et des procès. Anseaume, Marmontel, Sedaine, Favart pour les paroles, Duni, Grétry, Philidor, Monsigny pour la musique, fournissent le répertoire des pièces chantées ; auparavant Marivaux avait attiré la foule à l’hôtel de Bourgogne avec les Surprises de l’amour, les Jeux de l’amour et du hasard, les Fausses confidences, l’Epreuve, que Mme Balletti, la fameuse Sylvia, interprétait à ravir. Dans la seule année 1763, les recettes s’élevèrent à 700,000 livres, chiffre considérable pour l’époque. Insensiblement leur personnel devenait entièrement lyrique, et en 1780, tous les acteurs italiens étaient congédiés : Carlin lui-même ne parvenait pas à sauver le genre italien du discrédit où il tombait, Carlin Bertinazzi, l’ami du pape Clément XIV et de d’Alembert, l’arlequin le plus étonnant qu’on eût jamais vu, qui, pour son esprit d’à-propos, ses saillies dans les pièces à canevas, la gaîté gracieuse et le naturel de son jeu, demeura pendant quarante ans l’idole du public.

Les troupes foraines[3] qui donnaient leurs représentations aux foires Saint-Laurent, Saint-Germain, aux boulevards, furent de bonne heure en butte aux tracasseries des grands théâtres : elles ont pour alliés le menu peuple, qui ne connaît guère d’autres spectacles, les oisifs eux-mêmes, les jeunes seigneurs amoureux de distractions épicées, la complication et la lenteur des procédures, les conflits de juridiction ; les autres comptent de leur côté la magistrature qui veille au maintien des traditions. En 1505, les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, qui prétendent expulser la troupe ambulante de Jehan Courtin et Nicolas Poteau, sont quelque peu malmenés, tandis qu’une sentence de police donne raison aux deux associés, à la charge de payer aux privilégiés deux écus par an. Joueurs de marionnettes, acrobates, arlequins, et au premier rang les Briochés avec Fagotin, le singe non pareil que Cyrano de Bergerac perça d’un coup d’épée, font la joie d’un public toujours plus nombreux. Vers 1662, les quatre enfans de Raisin, organiste de Troyes, jouent, avec l’agrément du roi, de petites pièces ; le jeune Baron entre dans cette troupe, mais Molière obtint de Louis XIV un ordre pour l’enlever à la veuve de Raisin, et la Troupe du dauphin vécut ; peu à peu, les troupes foraines s’organisent régulièrement, améliorent leur personnel, construisent des loges fixes, s’emparent du répertoire des comédiens italiens expulsés en 1697. Mais la Comédie-Française intervient, et, le 10 février 1699, sentence du lieutenant de police d’Argenson portant défense à tout particulier de représenter aucune comédie ou farce, condamnant Alexandre Bertrand, Maurice van der Beck et Alard, à 1,500 livres de dommages-intérêts. Appel au parlement, et en 1703, arrêt qui confirme les condamnations prononcées par d’Argenson. Afin d’éluder ces défenses, les forains imaginent déjouer des scènes détachées, des fragmens (que des personnes d’esprit prenaient soin d’arranger), et qui au dénoûment formaient une espèce de pièce. Et la foule d’accourir de plus belle. Nouvelles doléances de la Comédie, nouvelle sentence du lieutenant de police, appel au parlement, mais la lenteur des procédures permet aux persécutés de continuer leurs jeux aux foires de 1704, 1705. En 1706, d’Argenson leur interdit tous dialogues et colloques[4], les condamne à des dommages-intérêts, et, en cas de récidive, autorise la Comédie à démolir leurs théâtres. Dans ce pressant péril, les pauvres entrepreneurs implorent le patronage du cardinal d’Estrées, abbé de Saint-Germain, propriétaire du terrain où sont construites ces loges qu’il loue très cher : il consent à revendiquer les franchises de la foire, et présente requête au Grand-Conseil à l’effet de pouvoir assigner les comédiens. Mais, le 22 février 1707, le parlement rejette les requêtes du cardinal, et voilà les farceurs réduits au monologue. Tout n’est pas encore perdu : un seul acteur parlera, ses partenaires mimeront la réplique ; on a aussi la ressource des pièces à jargon, et voici un échantillon de ceHes-ci : il est tiré d’Arlequin Barbet, pièce chinoise en deux actes, de Le Sage et Dorneval.


ARLEQUIN, en robe de médecin. — Il va donc dîner.
LE COLAO. — Va dinao.
ARLEQUIN. — Et nous allons en faire autant ?
LE COLAO. — Convenio, demeurao, medecinao regardao dinao l’emperao.
ARLEQUIN. — Comment ? Ma charge m’oblige à le regarder faire ? (Le Colao lui parle à l’oreille.) Pour prendre garde à ce qu’il a mangé ? Et que m’importe à moi qu’il mange trop et qu’il se crève de choses nuisibles ?

LE COLAO. — Ho ! ho ! (Il lui parle à l’oreille.)
ARLEQUIN. — Plaît-il ? Comment dites-vous cela ? (Le Colao lui parle à l’oreille.) Eh bien, si le roi venait à mourir ?
LE COLAO. — Pendao le medicinao !
ARLEQUIN. — On pend le médecin ! Miséricorde ! Ah ! sur ce pied-là, au diable la charge ! (Il veut ôter sa robe, etc.)


La monnaie, dit Shakspeare, est un bon soldat, elle est aussi un fécond artisan de querelles. Le 9 septembre 1707, le terrible d’Argenson rend une sentence plus dure que les autres : démolition du théâtre, autorisation de détruire tous ceux que l’on construira sur les deux foires, condamnation à 500 livres de dommages-intérêts, menace de 6,000 livres en cas de récidive. Appel au parlement, qui ne se montre pas moins inexorable aux forains. Ceux-ci lutteront jusqu’au bout : élever un conflit de juridiction,. consentir une vente simulée de leurs loges et décors à deux Suisses-de la maison du roi, Holtz et Godard, mettre en avant leurs prête-noms, et se pourvoir en la prévôté de l’hôtel, qui juge les causes des commensaux de la maison du roi, un tel subterfuge faisait honneur aux conseillers d’Alexandre Bertrand, Dolet, de La Place, à la ténacité de leurs cliens. La prévôté de l’hôtel ayant débouté Holtz et Godard, ils assignèrent les comédiens français devant le Grand-Conseil : en attendant, ils donnaient bravement leurs représentations ; voici une de leurs affiches :


(Armes du roi.)

« Par permission du Roy,

« La grande troupe étrangère des danseurs de corde, et sauteurs, et autres menus plaisirs de la cour.

« Le public est averty que le sieur Holtz aura dans la loge qui estoit cy devant au sieur Alexandre Bertrand, dans le préau de la foire Saint-Germain, une troupe qui n’a point encore paru, et il fera aussi paroistre les sieurs Dolet et La Place, qui ont eu l’honneur de divertir à Compiègne Son Altesse électorale de Bavière, et l’avantage qu’ils ont eu plusieurs fois d’attirer vos applaudissemens ; ils espèrent vous bien divertir en changeant tous les jours de divertissement. Il y aura grand feu partout.

« C’est dans la grande loge, dans le préau attenant la Porte de la Treille.

« On prendra au parterre cinq sols, amphithéâtre et troisième loge dix sols, parquet et seconde loge vingt sols, teatre et première loge l’écu courant. »

De leur côté, les privilégiés déploient une persistance égale à celle de leurs adversaires : ils s’empressent de décliner la juridiction du Grand-Conseil, et, le samedi 20 février 1709, escortés d’une escouade du guet à pied et à cheval, de 40 archers en robe courte, ils se rendent à la foire Saint-Germain, où l’on notifie au sieur Holtz l’arrêt par défaut ordonnant la destruction de sa loge. Au même moment, se présentent deux huissiers du Grand-Conseil qui font lecture d’un arrêt contraire. Néanmoins on commence à démolir, mais la nuit arrête le travail. Holtz reparaît alors avec un bataillon d’ouvriers qui reconstruisent la loge, et le lendemain, il donne une représentation très brillante, où accourent en foule les gens du bel air, mêlés aux cochers et aux laquais. Nous voilà en pleine épopée. Mais les recors du parlement reviennent, cette fois ils démolissent de fond en comble la loge, et sur les ruines laissent en garnison douze archers. L’affaire devenait grave pour les comédiens, à cause de l’heure avancée de l’exécution : plainte de Holtz et Godard au Grand-Conseil, qui leur donne gain de cause, condamne les comédiens à 6,000 livres de dommages-intérêts, aux dépens, et à 300 livres d’aumônes. Les Suisses triomphent et s’empressent de pratiquer une saisie à l’hôtel de la Comédie, en même temps qu’ils rebâtissent leurs loges et jouent jusqu’à la fin de la foire. Hélas ! leur victoire sera de courte durée : les comédiens en ont appelé du Grand-Conseil au conseil privé du roi, qui renvoie l’affaire devant le conseil d’État. Le 11 mars 1710, ce dernier condamnait définitivement les forains, annulant tout ce qui avait été fait contre leurs adversaires : et, revenant à la charge, le parlement défendit de nouveau aux danseurs de corde de jouer des comédies par dialogues, monologues ou autrement. Traqués ainsi et débusqués de toutes leurs retraites, Bertrand, Dolet et La Place ne se découragent pas encore : deux de leurs auteurs, Rémy et Chaillot, inventèrent le jeu à la muette, les pièces à écriteaux ; on remplaçait la parole et l’action par la mimique, et, lorsqu’elle ne suffisait point, l’acteur avait dans sa poche son rôle écrit en gros caractères sur des cartons qu’il montrait aux spectateurs : quant aux couplets, l’orchestre jouait l’air, des compères placés dans la salle chantaient les paroles que le public répétait en chœur. Par la suite, on remplaça les écriteaux de poche par des écriteaux qu’on fit descendre du plafond du théâtre, soutenus par deux enfans costumés en amours. Plus tard encore, ou fera paraître en scène un acteur qui mimait le rôle qu’un autre personnage récitait ou chantait dans la coulisse.

Ainsi se termina cette mémorable querelle, qui n’est elle-même qu’un épisode du combat des théâtres libres contre les théâtres privilégiés. Quelques-uns cependant transigeaient, et, moyennant finances, ils obtenaient de l’Académie royale de musique la permission de jouer des pièces mêlées de couplets, auxquelles on donna le nom d’opéras-comiques ; mais, la Comédie-Française protestant plus que jamais, et l’Opéra augmentant d’année en année ses prétentions, la suppression de tous les spectacles forains, danseurs de corde et marionnettes exceptés, est ordonnée en 1719. Après mainte vicissitude, tantôt interdit, tantôt toléré ou autorisé, l’opéra-comique renaissait à la foire Saint-Germain, et Francisque Molin jouait avec succès l’Arlequin-Deucalion, de Piron. L’Arlequin-Deucalion cherche des matériaux pour fabriquer des hommes, et trouve un polichinelle en bois qui, à sa grande surprise, parle au moyen de la pratique d’un acteur placé sous la scène ; joie d’Arlequin exprimée par une pantomime expressive, mais, ô terreur ! ce polichinelle ne va-t-il pas le brouiller avec la Comédie ? Non, car ce genre de conversation n’est pas prévu par l’impitoyable parlement. — En même temps, aux Marionnettes étrangères de la foire, Fuzelier, Dorneval et Le Sage attirent la foule avec des pièces de leur composition où ils satirisent vertement les comédiens. Un moyen de braver les foudres de la Comédie consistait à acheter le droit de contravention, et par lui, le droit de représenter toutes sortes de pièces : mais cela coûtait fort cher, et les forains prêteraient tenter de s’échapper à travers les fissures de la légalité.

En 1760, Nicolet, fils de farceur et farceur lui-même, s’installe au boulevard du Temple : il ne peut ni chanter ni parler, doit se borner aux exercices d’équilibre et de voltige. Naturellement il s’émancipe, joue des opéras-comiques, des saynètes en vers et en prose, des pantomimes à machines : rappelé à l’ordre, il biaise, supplie les privilégiés de tolérer quelques libertés pour sa loge : « Mon nom caractérise, comme celui du cabaretier mon voisin, la drogue, la ripoupée… Laissez-moi rappeler à mes farces mes savetiers, mes soldats, mes marmitons et mes ravaudeuses. » Et tout doucement, il continue d’empiéter, et les plaintes de continuer, et l’autorité de tonner, mais de frapper le moins possible, car, répond le ministre aux protestations des envieux, il faut des spectacles pour le peuple. Le système de Louis XIV est changé. Ne convient-il pas en effet d’amuser cette nation qu’on gouverne si piètrement ? De tolérance en tolérance, Nicolet arrive à avoir trente acteurs, soixante danseuses, vingt instrumens, un répertoire de deux cent cinquante pièces ; en 1772, il joue, à Choisy, devant Louis XV et Mme du Barry ; même faveur à Audinot, qui, devant les mêmes personnages, représente : Il n’y a plus d’enfans, de Nougaret ; la Guinguette, de Plainchesme ; le Chat botté ou la Fricassée, d’Arnould, parade « très polissonne qui a fait rire à gorge déployée la comtesse. » Fondateur de l’Ambigu-Comique, Audinot eut d’abord des enfans pour acteurs, et sur sa porte étaient inscrits en gros caractères ces mots : Sicut infantes audi nos, calembour pitoyable qui contribua grandement à son succès. Et l’ombre de d’Argenson dut frémir d’horreur en apprenant que Lenoir multipliait les petits théâtres, autorisait les Variétés-Amusantes, les Associés, les Délassemens-Comiques. Il est vrai qu’indépendamment des redevances, de la censure de la police, les forains doivent soumettre toutes leurs pièces au visa de deux censeurs désignés par les Comédies française et italienne, Préville et Dehesse, et ceux-ci avaient grand soin de défigurer tout ce qui offrait une allure un peu littéraire, ne tolérant que la facétie grossière ou la parade ; mais de cette ingérence vexatoire les madrés compères ne tiennent guère compte, car, en 1781, Molé écrit avec désespoir au lieutenant de police qu’ils rétablissent tous les passages supprimés. Condamnés en principe à l’immoralité, les forains, véritables cafés-concerts de l’époque, font les délices des amateurs du genre poissard et ordurier ; et telle est la vogue de cette littérature qu’une ineptie malpropre comme les Battus paient l’amende (de Dorvigny) est jouée deux cents fois de suite, deux lois par jour, aux Variétés-Amusantes, et rapporte 400,000 livres (1780). Volange, dit Janot, soutenait de son talent bouffon cette farce qui fit courir tout Paris : son succès le grisa au point qu’il eut l’idée de solliciter un ordre de début à la Comédie-Italienne[5] ; il l’obtint, se montra excellent dans les rôles de niais ridicules ou bas, médiocre et trivial dans les autres emplois, et, son début terminé, retourna sagement à son public. On raconte que le marquis de Brancas, voulant en régaler ses amis, le convia à un grand souper. — Mesdames, dit-il, voilà M. Janot, que j’ai l’honneur de vous présenter. — Monsieur le marquis, fit l’acteur, en se rengorgeant, j’étais Janot aux boulevards, mais je suis à présent M. Volange. — Soit, répondit Brancas, mais comme nous ne voulions que Janot, qu’on mette à la porte M. Volange.

Le 18 juillet 1784, l’Opéra, dont les charges sont accablantes, obtint le privilège de tous les spectacles des foires et remparts de Paris, avec permission de rétrocéder à qui bon lui semblerait. La Comédie, les forains, jettent les hauts cris, mais en vain, et les directeurs des Variétés-Amusantes, qui ont voulu résister en justice, sont bel et bien dépossédés, remplacés par Gaillard et Dor-feuille, ex-directeurs du théâtre de Bordeaux : à travers mainte chicane, les Variétés-Amusantes devenaient ce second théâtre français réclamé par les auteurs, si bien qu’à la fin de 1791 il accueillit deux transfuges de la Comédie, Monvel et Julie Candeille. Tout ceci procédait en droite ligne de l’ordonnance de 1680, qui avait réuni les deux troupes de l’hôtel de Guénégaud, de l’hôtel de Bourgogne, et institué le monopole, un des fondemens de l’ancienne monarchie, un moyen de réaliser cette doctrine de l’unité, cette centralisation, qui devaient briser l’appareil féodal et écraser toutes les résistances. En fondant des théâtres-types, des théâtres-écoles, garantis contre la concurrence, Louis XIV voulait offrir à son peuple, à l’Europe, l’idéal tragique et musical ; mais parce qu’il fit litière de la liberté, il supprima pour l’avenir le plus grand levier d’activité intellectuelle et prépara la décadence de l’art dramatique. D’ailleurs, en dehors des argumens généraux puisés dans les entrailles mêmes de la royauté, les argumens particuliers et spécieux ne lui manquèrent pas : la concurrence, disait-on, loin d’entretenir l’émulation, excite les jalousies, les cabales, produit la pénurie des sujets, ruine beaucoup d’entreprises, pousse les auteurs à délaisser la grande littérature, fait éclore une foule de petites scènes qui cherchent le succès dans le scandale. Au XVIIIe siècle, les adversaires du privilège répondront : la concurrence est de droit, elle perfectionne les arts comme l’industrie, procure à bon marché la matière théâtrale, fait naître l’émulation des acteurs et des auteurs, propage le goût du théâtre : c’est à l’intérêt qu’il faut laisser le soin de modérer le nombre des spectacles. Cette seconde opinion devait triompher en 1791, mais comme on l’a remarqué justement, la Révolution ne s’occupa des théâtres que pour les affranchir, elle n’eut pas le temps de les organiser.


VII

Cent ans et plus, les auteurs[6], eux aussi, ont maille à partir avec les comédiens : déjà réduits à une sorte de domesticité vis-à-vis des princes ou des grands seigneurs qui les pensionnent, il faut encore qu’ils subissent les rebuffades, la morgue insolente, les dénis de justice de ceux qui acceptent leurs pièces à tort et à travers[7], les mettent parfois sur la paille, et rognent tant qu’ils peuvent sur leur part. Aussi quelle fureur concentrée, quelle haine vigoureuse des écrivains qui, comme Collé, se sentent, et se voient obligés cependant de ménager les premiers arbitres de leur réputation. Comme il grince des dents lorsque Clairon affirme qu’un auteur, quand il a terminé une pièce, n’a fait que le plus facile ! Comme il rembarre, dans son Journal historique, confident de ses colères, les perroquets, les chiffons coiffés, dont le talent viager se borne à exécuter ce que les auteurs pensent, et les verrailleurs, les encyclopédistes qui les farcissent de vers et de prose adulatrice ! Avec quel entrain rageur il dénonce leur avidité, leurs métalents, et la trop grande aisance qui favorise la paresse, et le théâtre déserté pour les fructueuses cueillettes en province ou les représentations en ville, et les complaisances des gentilshommes de la chambre qui trop souvent leur donnent gain de cause, « comme des maîtres injustes le donnent à des valets, » du Belloy, l’auteur du Siège de Calais, un des grands succès du siècle, condamné par leur faute à la mendicité, mourant de chagrin parce qu’ils refusent de jouer ses pièces, — Molé, brusquant le malheureux Boivin, qui était allé le relancer dans sa campagne d’Auteuil : « Eh ! monsieur, cessez de m’accabler, on vous jouera, mais de grâce, ne venez plus traîner dans mon antichambre ! » Mais aussi avec quelle satisfaction il fait l’éloge des comédiens italiens qui lui ont offert ses entrées ! Car on aime toujours quelqu’un contre quelqu’un. Cependant quelques auteurs, comme Saint-Foix, savent se faire respecter à force de se faire craindre. Il avait confié à Mlle Lamotte le rôle de la Fée, dans l’Oracle : mécontent de ses emportemens qu’il jugeait outrés, il lui arracha sa baguette pendant une répétition : « J’ai besoin d’une fée, dit-il, non d’une sorcière. » Et comme elle voulait récriminer, il lui ferma la bouche par ces mots : « Vous n’avez pas de voix ici, nous sommes au théâtre, et non au sabbat. »

Longtemps, hélas ! avant que Louis XIV, Corneille, Racine et Molière ne relèvent la dignité d’auteur dramatique, cette profession demeure dépendante, subalterne en quelque sorte, et celui qui l’embrasse se traîne à la remorque des troupes ambulantes ou sédentaires : il se met à leur solde, on le paie à forfait, tant la pièce, presque toujours un prix ridicule ; très souvent aussi il est comédien en même temps que fabricant de pièces. Au XVIIe siècle se produit un grand changement ; parfois encore les comédiens traitent à forfait et paient l’ouvrage deux cents pistoles, rarement plus ; mais ce mode de rétribution est le moins usité ; l’auteur devient momentanément sociétaire, et touche une ou deux parts d’acteur, tous frais déduits. En 1685, le nombre des parts fut définitivement fixé à vingt-trois. Quant aux droits d’auteur, de nombreux règlemens, des arrêts du conseil d’État les fixèrent ; mais l’habileté des comédiens en fit trop souvent de simples chiffons de papier ; en réalité, leurs pourvoyeurs restent à leur merci, et ils en abusent à cœur joie. Falsifier les recettes par des entrées et des abonnemens abusifs, refuser d’y comprendre le produit des loges à l’année, exagérer les frais, réduire le neuvième légal au vingtième, mal jouer exprès afin de faire tomber dans les règles les pièces qui leur déplaisent et s’en approprier le produit, ce sont là jeux de princes du tricot comique. Une pièce tombait dans les règles lorsque la recette s’abaissait au-dessous d’un certain chiffre, tantôt 1,200, tantôt 800 livres ; les comédiens alors l’abandonnaient, et elle devenait leur propriété, sans que l’auteur y pût rien prétendre désormais[8]. « Eh quoi, s’écriait Mlle Luzy, n’y aurait-il pas moyen de se passer de ces coquins d’auteurs ? » Quant aux petites loges, elles étaient louées à l’année et produisaient un bénéfice de 300,000 livres, à la grande joie des comédiens, assurés d’une recette, quoi qu’il advînt, au grand déplaisir du public forcé parfois de rester à la porte du théâtre, son argent à la main, tandis qu’elles demeuraient inoccupées. « Il faut donc, peste Mercier, quand on est femme, avoir dans une petite loge son épagneul, son coussin, sa chaufferette, mais surtout un petit fat à lorgnette, qui vous instruit de tout ce qui entre et de tout ce qui sort, et qui vous nomme les acteurs. Cependant la dame a dans son éventail une petite ouverture où est enchâssé un verre, de sorte qu’elle voit sans être vue. »

Avec les auteurs dignitaires (membres de l’Académie), ou qui ont une grande réputation, les choses se passent un peu autrement : on joue leurs pièces d’emblée, bons procédés, petits soins et passe-droits vont leur train ; les comédiens avaient offert à l’Académie ses entrées, et, par réciprocité, elle les invitait à ses séances. Mieux encore, on se laisse sermonner, gronder par Voltaire, qui d’ailleurs s’empressait de racheter par des adulations poétiques ses ruades et ses perfidies. On sait l’histoire de ce pâté magnifique qu’il envoya à Quinault-Dufresne un jour que celui-ci donnait un grand dîner : en l’ouvrant, il trouve douze perdrix portant chacune au bec un petit papier qui contenait les variantes que le poète ne cessait d’introduire dans son rôle. Une autre fois, un jeune homme se présente à la Comédie avec une pièce intitulée le Droit du Seigneur : après mille instances, il obtient une lecture et se voit conspué ; à quelque temps de là, Voltaire adresse la même pièce sous un autre titre, et elle est reçue avec transport. L’aventure s’ébruita, et l’on se gaussa ferme de messeigneurs de la Comédie. L’auteur de Zaïre lui-même supportait mainte avanie de leur part : on le voit, dans sa correspondance, se plaindre qu’ils mutilent ses pièces, changent les vers, allongent ou écourtent certains passages. Et c’était bien pis pour les autres, pour Marmontel, par exemple, qui avait remanié Wenceslas, tragédie de Rotrou ; Lekain, afin de le persifler, fit composer son rôle par Colardeau et le joua avec succès[9].

Une situation aussi précaire devait conduire les auteurs à se liguer pour la revendication de leurs droits. Ce fut une question de costume qui donna le signal de la bataille. On répétait, en 1774, la Journée lacédémonienne, de Lonvay de La Saussaye, et celui-ci avait recommandé une grande simplicité de costume, afin de bien observer la couleur locale. Loin de déférer à ses conseils, la Comédie fit deux mille écus de dépenses en habits, décors, ballets, musique, et lorsqu’il vint toucher ses droits, on lui présenta ironiquement une note à payer de 101 livres 8 sols 6 deniers, sous prétexte de frais extraordinaires. Presque en même temps, Mercier publiait un mémoire contre les comédiens qui refusaient de jouer un drame reçu et le traitaient de libelliste dans leurs registres : pour plaider lui-même son affaire, il se fit recevoir avocat. À sa suite, Palissot, Bohaire, Cailhava, le chevalier de Coudray, La Harpe, Le Blanc, Sauvigny, Sedaine, Renou, etc., se jettent dans la mêlée ; les publicistes, l’opinion publique font chorus, et mémoires, épîtres satiriques, consultations d’avocats, pamphlets dramatiques de pleuvoir sur les comédiens : deux scènes, observe-t-on, peuvent très bien vivre l’une à côté de l’autre, comme à Londres Covent-Garden et Drury-Lane. Les comédiens ne sont pas si malheureux qu’ils le prétendent : rue des Fossés, leur part allait à 8,000 ou 9,000 livres ; aux Tuileries, à 15,000 ou 10,000 ; au Luxembourg, avec un revenu fixe de 300,000 livres de loyer à l’année, elle monte à 30,000 livres[10]. Attaqués violemment, les comédiens se défendent avec acharnement. Ils en appellent aux gentilshommes de la chambre, au conseil, jouent une pièce satirique de Cubières, le Dramomane ou la Lecture interrompue, pièce dirigée contre Mercier, provoquent des dissidences, un schisme parmi les auteurs. Soudain se dresse contre eux un terrible adversaire, Beaumarchais[11], qui, le 27 juin 1777, réunit ses confrères et, de concert avec eux, fulmine un virulent réquisitoire. Mémoires contre mémoires, intrigues de tout genre se succèdent pendant trois ans : les comédiens objectent que les auteurs veulent les dépouiller, que leurs frais sont énormes, leur profession très ingrate, tandis que celle de leurs adversaires conduit à la célébrité, aux honneurs ; leurs avocats s’efforcent de traîner l’affaire en longueur, et Mercier est presque prophète lorsqu’il vaticine que « le corps dramatique n’aura pas l’esprit des savetiers assemblés[12]. » Trois arrêts successifs en 1780 ne satisfirent personne, et l’on continua de vivre sur le pied de guerre jusqu’à la révolution : du moins l’association fondée en 1777 subsistait et forçait la Comédie de compter avec elle ; beaucoup d’auteurs la mirent en interdit, portant leurs pièces, qui au théâtre de Versailles, qui à la Comédie italienne où on les traitait infiniment mieux, quelques-uns même aux forains : blocus assez rigoureux pour réduire l’assiégé à user de son privilège et enlever au théâtre de l’Écluze les Noces houzardes, de Dorvigny.

Acteurs et auteurs ont un maître, le public, dispensateur des bravos et des sifflets, de la célébrité et des chutes, tantôt débonnaire et tantôt féroce, qui, pareil au démos d’Aristophane, porte aux nues ses favoris et puis leur fait payer ses engouemens par de soudaines humiliations[13]. Mémoires, journaux, recueils du temps, rapportent à l’envi les sévérités et les empressemens du parterre, ses saillies et ses gaîtés, les traits de sang-froid, les audaces plus ou moins spirituelles de certains comédiens, Baron, Duclos, Dugazon, Legrand, Carlin, etc. À tout prendre, le vrai public se montre bon prince, et celui d’aujourd’hui ne supporterait guère des exclamations comme celle de la Duclos : « Ris donc, sot parterre, au plus bel endroit de la pièce ! » ou la menace de Baron : « Je vous préviens que, si l’on rit de nouveau, je quitte le théâtre pour n’y plus revenir. » Encore moins eût-il toléré sur la scène la présence de ces petits-maîtres, les blancs-poudrés, coiffés au rhinocéros et à l’oiseau royal, ricanant, se pavanant, babillant sans vergogne, qui, remarquait Saint-Foix, savent tout sans rien apprendre, regardent tout sans rien voir, jugent tout sans rien écouter, appréciateurs du mérite qu’ils méprisent, protecteurs des talens qui leur manquent, amateurs de l’art qu’ils ignorent ; un abus qui traînait après lui une troupe d’inconvéniens : spectacle étouffé, scène rétrécie, encombrée, entrées et sorties des comédiens, coups de théâtre et grands mouvemens de la tragédie gênés, hostilités continuelles des spectateurs du parterre avec ceux des banquettes, occasion nouvelle de libertinage entre eux et les actrices, ordonnances royales aussi impuissantes à réprimer les désordres qu’à empêcher les grands seigneurs, les officiers, d’entrer aux Comédies sans payer.

En 1694, le marquis de Sablé arrive un jour sur la scène à moitié ivre, au moment où l’acteur chantait :


En parterre, il boutra nos blés ;
Nos prés, nos champs seront sablés.


Le marquis se croit insulté, se lève de sa place et va gravement souffleter le chanteur, qui dut dévorer l’affront sans mot dire. Dans une scène pathétique du Childéric de Morand, en 1736, l’acteur chargé d’apporter la lettre ne peut fendre la foule et agite désespérément son papier : Place au facteur ! crie un plaisant du parterre, et toute la salle d’éclater de rire. Molière avait combattu cet usage dans les Fâcheux et le Misanthrope, mais il n’était parvenu qu’à remplacer les chaises par des bancs immobiles ; d’ailleurs les comédiens avaient intérêt à maintenir des places qui se payaient fort cher. Après Molière, Voltaire, qui attribuait à cette pratique la chute de Sémiramis, proteste vigoureusement : selon lui, elle énerve la terreur du spectacle par le contraste du. ridicule, et suffit à priver la France de beaucoup de chefs-d’œuvre qu’on aurait sans doute hasardés, si on avait eu un théâtre libre, propre pour l’action, tel qu’il est chez les autres nations. « Vous me demandez, écrit-il au marquis Albergoti Capacelli, si on doit entendre au premier acte les gémissemens de l’ombre de Ninus ; je vous répondrai que, sans doute, on les entendrait au théâtre grec ou romain ; mais je n’ai pas osé le risquer sur la scène de Paris, qui est plus remplie de petits-maîtres français à talons rouges que de héros antiques. »

Il y avait là un obstacle pécuniaire dont l’argent seul pouvait triompher. En 1759, un grand seigneur[14], ami de la science et des arts, le comte de Lauraguais, le lanceur de Sophie Arnould, offrit aux comédiens la somme nécessaire pour les indemniser, et assurer la liberté du théâtre avec la beauté du spectacle. Lekain appuya la proposition par un mémoire éloquent, et, le samedi 31 mars, Brizard, dans le discours de clôture prononcé à l’occasion des vacances annuelles de la Passion à la Quasimodo (discours et complimens étaient fort en usage au théâtre), annonça que désormais la scène française aurait une forme et une disposition plus décentes. Il en coûta 60,000 francs à Lauraguais, mais le public, les auteurs célébrèrent sa générosité, virent avec une joie extrême le théâtre purgé des petits-maîtres. Une nouvelle carrière s’ouvrait aux tragiques. Voltaire peut tout à son aise tapisser la scène de boucliers et de gonfanons pour sa chevalerie de Tancrède, et Dorat salue cette délivrance à grand renfort d’alexandrins :


On n’y voit plus l’ennui de nos jeunes seigneurs
Nonchalamment sourire à l’héroïne en pleurs.
On ne les entend plus, du fond de la coulisse,
Par leurs caquets bruyans interrompre l’actrice,
Persifler Mithridate, et, sans respect du nom,
Apostropher César ou tutoyer Néron.


Cependant l’usage se maintint de rétablir les banquettes aux deux Comédies et à l’Opéra pour les représentations dites de capitation : ces jours-là, on peut, moyennant un louis, pénétrer sur la scène, et les agréables n’ont garde d’y manquer ; mais, dans la crainte que cette exception ne favorisât le retour au privilège disparu, le parterre montrait alors une humeur si indocile et faisait un tel vacarme qu’il les obligea plusieurs fois à se retirer dans les coulisses.

Si les grands comédiens persécutent les petits et malmènent les auteurs, ils ne s’entendent guère les uns avec les autres, et leur histoire intérieure offre une nouvelle application de la maxime pessimiste : homo homini lupus, femina feminæ lupior. Fréquemment, en effet, le comédien est loup pour son confrère, et deux fois louve la comédienne pour ses camarades ; ce ne sont que rivalités de talens et d’amours[15], méchancetés, rancunes, compétitions de rôles, que l’intendant des Menus, les gentilshommes de la chambre accommodent avec le sérieux et la dignité d’affaires d’État. Afin d’imiter de tout point les gens de condition, plusieurs, comme Fleury, Dazincourt, Dugazon, se montrent fort chatouilleux sur le point d’honneur, dégainent pour un oui, pour un non. Mlles Beaumesnil et Théodore se battent au pistolet, Ribou tue Roselly à la suite d’une querelle envenimée par la Gauthier ; Paris et Versailles s’égaient du duel burlesque de Dugazon avec Desessart, acteur gros comme un muid, que sa corpulence avait fait surnommer l’Eléphant, célèbre d’ailleurs par sa gourmandise et ses axiomes culinaires[16]. L’éléphant de la ménagerie du roi étant mort, Dugazon va trouver son camarade, et le prie de l’accompagner chez le ministre, avec recommandation de se mettre en grand deuil, car, dit-il, tu représenteras un héritier. Desessart passe un habit noir avec des crêpes, des pleureuses, et se présente au ministère où l’attend nombreuse et brillante compagnie. « Monseigneur, dit Dugazon, la Comédie-Française a été fort affligée de la mort du bel animal qui faisait l’ornement de la ménagerie du roi, et je viens, au nom de mon théâtre, solliciter pour notre camarade la survivance de l’éléphant. » Furieux de la mystification, Desessart provoque Dugazon, et l’on part pour le bois de Boulogne. Au moment de croiser le fer, Dugazon prend la parole : « J’ai trop d’avantages, observe-t-il, laissez-moi égaliser les chances. » Et très gravement, il trace, avec de la craie, un rond sur la bedaine de son adversaire : « Tout ce qui sera hors du rond ne comptera pas. » Puis il se remet en garde. L’hilarité s’empare des témoins, de Desessart lui-même, plus de combat, la réconciliation s’achève dans un joyeux déjeuner.

Une querelle vraiment épique par sa durée, ses épisodes et ses suites est celle de Mme Vestris et de Mlle Sainval (1779-1785). Mme Vestris avait de l’esprit, de la beauté, des bras admirables, peu d’entrailles, peu de chaleur naturelle ; mais, à force d’art, elle remplaçait les qualités absentes et s’était lait un jeu noble, intelligent, bien qu’emphatique et lourd, une décence toujours tragique. Mlle Sainval aînée était laide et tellement préoccupée de sa laideur, que dans le monde et sous prétexte que le jour ou la lumière lui fatiguait les yeux, elle portait un voile épais et le soulevait jusqu’à la bouche seulement ; sa voix ne valait guère mieux que sa figure, mais elle captivait le public par une sensibilité profonde, la vérité de l’expression, l’art des transitions spontanées et des mots préparés avec des silences, le jeu de sa physionomie : elle rappelait de loin Dumesnil qu’elle avait été appelée à remplacer. Grâce à son protecteur, le duc de Duras, la première s’était emparée de tous les rôles à sa convenance, et il n’y en avait pas moins de cent onze. Protestations de Sainval, concessions ironiques et plus ou moins sincères de l’accapareuse, renvoi de l’affaire devant l’aréopage comique qui donne raison à la plaignante, indignation du duc de Duras, brochure de la marquise de Saint-Chamond qui révèle tous les secrets de l’état et du gouvernement comiques, et mêle imprudemment le nom de la reine à l’affaire, démarche de Mme Vestris auprès de sa majesté, exil illustre de Sainval à trente lieues de Paris, division de la Comédie en deux camps rivaux. Une facétie, qui courut alors, raconte de façon assez plaisante la bataille et donne quelques renseignemens sur la composition de la troupe à cette époque, les caractères des combattans, leurs amis, leurs journaux :


TABLEAU DES DEUX ESCADRES RIVALES.
Escadre noire.

Vaisseau amiral : Le Duras, capitaine Vestris, 120 canons ; — l’Intérêt, capitaine Brizard, 74 canons ; — le Courtisan, capitaine Préville, 80 canons ; — le Balourd, capitaine Desessart, 61 canons ; — l’Inutile, capitaine Ponteuil (beau vaisseau qui n’a ni poudre ni canons) ; — l’Insensible, capitaine Larive, 64 canons ; — la Vengeance, capitaine Préville, 64 canons ; — l’Intrigant, capitaine Dugazon, 14 canons ; — la Méduse, capitaine La Bellecour, 16 canons ; — le Tartufe, capitaine Vanhove, 64 canons ; — le Saint-Joseph, capitaine Courville, 64 canons ; — l’Effrayante, capitaine La Dugazon, 1 canon ; — la Coquette, capitaine La Luzy, 23 canons ; — la Fatigante, capitaine La Suin, 32 canons.

Escadre blanche.

Le Talent, capitaine Sainval l’aînée, 100 canons ; — la Sensible, capitaine Sainval cadette, 80 canons ; — le Rusé, capitaine Molé, 74 canons ; — l’Ingénieux, capitaine Monvel, 74 canons ; — le Véridique, capitaine Fleury, 64 canons ; — la Bonne Foi, capitaine Auger, 64 canons ; — le Comique, capitaine Dazincourt, 64 canons ; — la Gentille, capitaine Faniez, 32 canons ; — la Douceur, capitaine Doligny, 32 canons ; — la Dédaigneuse, capitaine Contât, 32 canons ; — l’Insouciante, capitaine La Chassaigne, 26 canons.

Vaisseaux de suite (Escadre noire).

Mercure (lougre), capitaine de Chamois, 14 canons ; — Gardes-Françaises, capitaine Deschamps,14 canons ; — les Petites-Affiches (flûte-bâtiment parlementaire), capitaine Boyer, 10 canons.

Vaisseaux de suite (Escadre blanche).

Le Journal de Paris (lougre), d’Ussieux, 10 canons ; — le Public (bombarde), capitaine Parterre.

« Le capitaine Raucourt, corsaire, monte la Sophie (Sophie Arnould), avec trois cents volontaires, commandés en second parle lieutenant Florence (le prince d’Hénin). Il vient de se joindre à l’escadre noire, mais ce bâtiment qui tombe en pourriture, quoiqu’il soit calfaté tous les jours, a une voie d’eau si considérable qu’on ne croit pas qu’il puisse tenir la mer longtemps… »

Suit une description nautique de la défaite de Sainval. Celle-ci se console en jouant avec un prodigieux succès dans les grandes villes de province[17] ; sa sœur cadette va la voir, se réconcilie avec elle, et, à son retour, est accueillie par des applaudissemens si vifs qu’elle tombe évanouie sur la scène. On joue Tancrède, et, à chaque instant, le parterre fait entendre ce cri : les deux Sainval ! enchanté de narguer le duc de Duras qui se dissimule au fond de sa loge ; pour comble d’ennui, Linguet l’appelle le bâtonnier des comédiens, le crible d’épigrammes qui courent les salons, et comme le maréchal, outré de colère, le menace du bâton : tant mieux, repart le publiciste, je serais fort aise de lui voir faire usage de son bâton de maréchal une fois dans sa vie. Cependant que sergens et gardes répandus dans toute la salle du Théâtre-Français n’empêchent point les manifestations hostiles de continuer. Est-on de tragédie aujourd’hui ? demandaient les gens de garde, tantôt battant, tantôt battus.

De cette iliade tragique naquirent d’interminables incidens : démission de Préville et de sa femme, brouille de Larive et Ponteuil, émeutes du parterre, lutte nouvelle entre Mme Vestris et Sainval cadette ; celle-ci se plaignit que sa rivale la traitât comme si elle arrivait à la Comédie pour lui porter la queue, demanda sa retraite pour lui procurer le plaisir de dire : je me suis défaite des deux sœurs, — réponse de Gerbier, lettre de Clairon, consultation de Tronçon du Coudray et de Target, procès en diffamation arrêté par la cour qui finit par imposer silence à ces dames. Dans l’intervalle, s’était opéré un rapprochement entre Raucourt et Vestris qui jadis avait de toutes ses forces cabale contre celle-ci. Éclatans en effet furent ses débuts (1772-1773), excessif aussi l’enthousiasme du public pour l’élève de Brizard[18] et Clairon ; mais le roi, la Du Barry, les plus grandes dames, les gens de lettres, lui avaient prodigué les marques d’intérêt, les hommages en vers et en prose, et les bonnes camarades avaient dû crever de dépit en voyant les portes assiégées dès dix heures du matin quand jouait Raucourt, les domestiques qu’on envoyait retenir des places courir risque de la vie, les billets de parterre se négocier jusqu’à six et neuf francs dans la cour des Tuileries. Une mémoire surprenante, une beauté noble et théâtrale, une déclamation intelligente et nuancée, bien qu’inégale, dans ce rôle si difficile de Didon, la voix la plus flexible, un jeu muet d’une rare perfection, de tels dons avaient de quoi charmer chez une actrice de dix-sept ans : c’est lorsqu’elle ne parle pas qu’il faut l’écouter, disait la princesse de Beauvau. Est-ce aux intrigues de ses rivales, est-ce plutôt au scandale de sa conduite influant sur son talent qu’elle dut de se voir huée quelques années après ? Après avoir ravi le monde par son innocence, elle le stupéfiait par ses vices. N’avait-elle pas imaginé, dans l’intérêt de l’art et des mœurs, disait-elle, d’interdire l’entrée des coulisses à tous les auteurs, excepté celui dont on représentait la pièce ; en réalité, elle ne pouvait souffrir les soins qu’ils rendaient aux autres actrices. Un garçon de théâtre ayant signifié la consigne à Arnault : « Je comprends, observa-t-il à haute voix, Mlle Raucourt fait de vous son garde-chasse ; elle vous charge de veiller sur ses terres, mais n’est-elle pas sur les nôtres ? Allez lui dire que, si quelqu’un chasse ici en fraude, ce n’est pas nous, et qu’après tout les capitaineries sont supprimées. » Et il passa. Cette émule de Mlle de Maupin recevait les visiteurs en redingote et pantalon de molleton, bonnet sur l’oreille, entre sa commensale du moment qui l’appelait mon bon ami et un petit enfant qui l’appelait papa. Le marquis de Bièvre triompha le premier, assure-t-on, de ses scrupules, grâce à une pension mensuelle de 1,500 livres et grâce à une rente viagère. Quand elle le quitta, il se consola par un calembour : Ah ! l’ingrate à ma rente ! Ses créanciers[19] se lassèrent, et, au moment d’être arrêtée, elle s’enfuit à franc étrier en petit uniforme de dragon ; elle fut rayée du tableau de la comédie, et ce qui lui restait mis sous séquestre. Après un court séjour dans l’enclos du Temple, séjour des débiteurs insolvables, et un voyage en Russie, elle revint en France, eut le bonheur de plaire à la reine, rentra le 28 août 1779 au théâtre, joua la modestie, se mit au travail et reconquit la faveur de la foule. Emprisonnée avec ses camarades pendant la Terreur, assez malmenée sous le Directoire, protégée par Napoléon, qui goûtait son jeu énergique, en dépit de sa voix devenue rocailleuse, de sa déclamation saccadée, et la chargea d’organiser des troupes de comédiens français en Italie, elle fut encore l’objet des faveurs de la cour lors de la première restauration. C’est une femme sans principes, disait-on à un personnage aussi influent que dévot. — Sans principes, c’est possible, mais elle a de si bonnes opinions ! — Elle mourut assez subitement, à l’âge de cinquante-neuf ans, le 15 janvier 1815, et, le cierge de Saint-Roch ayant refusé l’entrée de l’église, la multitude enfonça les portes du sanctuaire et accompagna le convoi au Père-Lachaise. Du moins ses contemporains s’accordent-ils à lui trouver une conversation fort aimable, le don de parler en perfection de son art, de l’esprit ; il paraît aussi qu’elle composa une comédie, et, qu’elle dit, en sentant sa fin approcher : « Voilà la dernière scène que je jouerai ; il faut la jouer d’une manière convenable. » Mais les mots de mourans sont un peu comme les mots de princes, des enfans adultérins qui ont un père officiel et un père naturel.

Transaction, concordat, voilà la loi fondamentale qui règle les rapports des humains ; interpréter judaïquement les textes, invoquer le droit strict, prétendre pratiquer la politique de tout ou rien, sans tenir compte de la force des choses, c’est aller droit à l’état de guerre universel et monter à cheval sur les nuages. Un propriétaire intelligent ferme les yeux vingt fois avant de poursuivre le maraudeur que son garde a surpris en flagrant délit ; le député qui présente un projet de loi s’estime fort heureux si les chambres laissent debout la moitié des articles ; le mari, qui d’après le code civil, a droit à l’obéissance de sa femme, partage de fait le pouvoir avec elle. De même l’Église, la coutume, ont beau frapper le comédien, et les gentilshommes de la chambre posséder des prérogatives exorbitantes, ceux-ci ne peuvent toujours sévir, envoyer au For-l’Évêque, car le public réclame ses plaisirs : il faut donc composer, manier avec douceur les amours-propres les plus irritables. Ces histrions qu’on affecte de mépriser, ils ont dans le monde des amis et des amies ; ces comédiennes qu’on s’imagine régenter sans peine, elles gouvernent leurs maîtres. Deux femmes de qualité se battent en duel pour l’amour de Chassé : Louis XV lui ayant fait dire par Richelieu de garder quelque réserve : « Répondez à Sa Majesté, reprend-il, que ce n’est pas ma faute, mais celle de la providence qui m’a créé l’homme le plus aimable du royaume. » Le ministre veut que je danse, s’écriait la Guimard ; qu’il prenne garde, moi je pourrais bien le faire sauter ! Et, sans trop de fatuité, elle pouvait se croire une manière de puissance ; princes, ducs, cordons bleus, ministres, viennent à la comédie chez elle, la reine l’appelle à ses conseils de toilette, et un jour qu’on l’envoyait au For-l’Évêque pour une escapade plus forte que les autres, il lui suffit d’écrire à Marie-Antoinette[20] qu’elle venait d’imaginer une nouvelle façon d’échafauder les cheveux, et elle fut mise en liberté le soir même. Si beaucoup de ces dames estiment qu’on ne doit point penser au mariage par respect pour l’amour, d’autres, plus éprises de réalités positives, demandent au sacrement le décor de la considération. Le comte de Clermont épousa Mlle Leduc ; le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur de Marie-Thérèse, Mlle Levasseur ; Lolotte Gaucher[21], devenue comtesse d’Hérouville, eut un salon très distingué ; la Saint-Huberty, comtesse d’Entraigues, reçut du comte de Provence le cordon de Saint-Michel, ordre qu’une seule femme avant elle, Anne Quinault, avait porté. Homme à bonnes fortunes autant et plus qu’il ne voulait, vivant dans la meilleure compagnie, idole du public, Jélyotte[22] a du crédit auprès des ministres, protège ses compatriotes, obtient pour eux toutes sortes de grâces.

Comblés d’adulations, prônés par les gazettes, enfans gâtés des salons, acteurs, danseurs et chanteurs luttent en quelque sorte d’insolence, d’indiscipline, et le gouvernement du tripot comique, lyrique et cabriolant devient d’année en année plus difficile. L’esprit de révolution pénètre là comme partout, on se rit du For-l’Evêque, et Mlle Dorival sollicite en ces termes son congé : « Faites-moi le plaisir de me chasser le plus promptement possible ; j’ai grand besoin d’aller chez les Anglais gagner de quoi vivre tranquillement en France. » Refus de rôles sous les prétextes les plus frivoles, changemens perpétuels de répertoire, caprices délirans, menaces de quitter la comédie, demandes de congés, de gratifications, de pensions, de passe-droits, entorses au règlement, crimes de lèse-majesté parterrienne, se succèdent sans trêve. L’intendant des Menus est tellement abreuvé de dégoûts qu’il offre sa démission à chaque instant. Chéron, Lays, Rousseau, chanteurs à l’Opéra, ont toujours une maladie en poche, et l’extradition de ces messieurs, quand ils s’enfuient à l’étranger, donne lieu à de véritables négociations, où nos diplomates réussissent moins que Quidor, le modeste exempt qu’on charge habituellement de filer, arrêter et ramener les rebelles. En 1778, la direction de l’Opéra est confiée à un particulier, M. de Vismes : très intelligemment éclectique, celui-ci accueille tous les genres, Gluck et Piccini, grand opéra et opéra bouffon, ballets à chaconne et ballets-pantomimes, anciens et modernes. On le surnommait le Turgot de l’Opéra, et ses réformes ranimèrent les finances de ce théâtre, qui, grâce à lui, n’était plus seulement le paradis des yeux et l’enfer des oreilles ; mais, selon la remarque de Grimm, il eut le malheur de mécontenter les grands de son empire, Guimard, Levasseur, Vestris, Dauberval, et les mots de propriété, d’indépendance, de liberté, de retentir dans les coulisses. Aux plaintes de ces dames, il répondit par des injures : ne devaient-elles pas s’estimer trop heureuses d’appartenir à un spectacle sans la protection duquel leurs vertus seraient sous les coulevrines de la police ? Mais les coalisés s’organisent, ils comptent parmi leurs défenseurs le prince de Soubise, le comte de Mercy-Argenteau, forment un congrès dont Vestris se déclare le Washington : la Guimard opinait magnifiquement : « Mesdames et messieurs, point de démissions combinées, c’est ce qui a perdu le parlement. » Et le diou de la danse traitait de Vismes avec une telle arrogance, que celui-ci crut le mettre à la raison en demandant s’il savait à qui il parlait ? Et l’autre de riposter : « À qui je parle ? Au fermier de mon talent. » Il fallut sévir, envoyer quelques mutins au For-l’Évêque ; cependant les assemblées recommencèrent, et aussi les très humbles remontrances, et les députations à Versailles ; le tout se termina par une sorte de traité, bientôt suivi de la retraite de De Vismes, et, bien plus que la prise de Pondichéry ou l’expédition de Sainte-Lucie, cette grave affaire avait défrayé les conversations des salons.

Vestris fils[23] avait pour père et mère le diou de la dame et Mlle Allard ; d’où son surnom de Vestrallard. Le danseur Dauberval, un autre usufruitier des charmes de Mlle Allard, s’écriait en admirant les grâces de ce fils aérien, qui mettait pied à terre quelquefois, pour ne pas humilier ses camarades : « Quel malheur ! c’est le fils de Vestris et ce n’est pas le mien ! Hélas ! je ne l’ai manqué que d’un quart d’heure ! » En 1784, il était revenu de Londres avec une extension de nerfs au pied droit, qui l’empêchait de déployer son génie habituel. La dernière fois que le roi de Suède vint à l’Opéra, la reine lui fit dire à trois reprises qu’elle le priait de danser comme il pourrait, ne fût-ce qu’une seule entrée : mais, soit que sa réponse eût dépassé les bornes de l’impertinence, soit que la malignité de ses camarades eût dénaturé la portée de ses excuses, le baron de Breteuil donna l’ordre de le conduire à l’hôtel de La Force et de l’y laisser jusqu’à ce qu’il fût en état de reparaître. Grande émotion à cette nouvelle, pluie de pamphlets, de chansons et de caricatures pour ou contre Vestrallard ; le maréchal de Noailles estimait qu’il aurait fallu l’expédier en chaise de poste, flanqué d’un exempt, à Stockholm, et ne l’en ramener que quand il aurait sauté pour le roi de Suède : et le grand Vestris de se lamenter, les larmes aux yeux, de cette brouillerie, « la première de notre maison avec la famille des Bourbons. » La reine en personne eut la bonté d’apaiser cette querelle et engagea M. de Bretreuil à faire sortir de prison le jeune étourdi. Le jour où il reparut à l’Opéra, l’assemblée se montrait houleuse comme à la veille d’une guerre civile ; et, au moment de son entrée en scène avec la Guimard, la tempête se déchaîna ; applaudissemens, sifflets, cris de : « À genoux ! À genoux ! » se croisaient en tous sens. Lui seul gardait son calme, et jamais il ne dansa plus divinement, mais ses délicieuses cabrioles n’auraient pas désarmé les mécontens, qui commençaient à se prendre aux cheveux et à jeter des pierres sur la scène, si le sergent de service n’eût fait avancer quelques grenadiers qui conduisirent au corps de garde les plus hostiles, et laissèrent le champ libre aux admirateurs[24].

Une de celles qui tourmentèrent le plus l’intendant des Menus, la Saint-Huberty[25], « cerveau aussi bizarrement que durement organisé, » savait, malgré son peu de beauté, se transfigurer dans Armide et Didon au point d’apparaître à Chateaubriand comme la personnification de sa Démone, la sylphide de Combourg, d’inspirer à Bonaparte les seuls vers qu’il ait peut-être commis. Née en 1756 à Strasbourg, passée bientôt au rang d’enfant prodige, elle s’amourache sottement d’un chevalier d’industrie, le sieur Croisilles de Saint-Huberty, qui se donnait comme directeur-général des menus plaisirs du roi de Prusse, le suit à Berlin, l’épouse, et grugée, exploitée, volée par lui, obtient la nullité de son mariage en 1781. Malgré la protection, intéressée peut-être, du chevalier Gluck, son succès à l’Opéra fut lent et difficile : on lui reprochait au début de ne pas arrondir et de multiplier ses gestes, de ressembler à une femme persécutée par des convulsions intérieures. Soudain les choses changent d’aspect, l’artiste a corrigé ses défauts ; la critique ne voit plus que son goût, son intelligence. La fortune lui envoie le rôle d’Iphigénie en Aulide ; peu à peu les premiers sujets, Laguerre, Levasseur, disparaissent. Elle reste seule, devient, et se sent indispensable, multiplie ses exigences, exerce à l’Opéra une sorte de royauté, se regarde comme « l’enfant gâté de la nature. » Elle a de l’esprit, ses petits soupers font partout le désespoir des grands, son luxe, son élégance, l’instituent souveraine des modes ; et, quant à ses défauts de caractère, une âme intéressée, orgueilleuse, des mœurs fâcheuses (elle passait pour aborder aussi volontiers l’île de Lesbos que celle de Paphos), ils sont rachetés (que ne pardonne-t-on à une belle voix ? ) par un talent de premier ordre, le sens du pathétique, une voix douce et touchante qui traduit avec justesse toutes les passions. Elle marie, disait-on, le chant de Todi au jeu de Clairon. Dans la Didon de Piccini et Marmontel, jouée d’abord à Fontainebleau devant la cour, elle se révèle grande tragédienne, virtuose admirable : Louis XVI s’intéressait si fort à cet opéra qu’il avança l’heure du conseil pour que les ministres pussent assister au spectacle. Même intelligence du costume, même dédain révolutionnaire des habitudes et des modes consacrées ; un jour, Didon se présente en tunique de toile de lin, avec les brodequins lacés sur le pied nu ; une autre fois, la tunique est attachée sous un sein découvert, les jambes nues, les cheveux épandus sur les épaules. On l’applaudit avec frénésie, mais la prud’homie du pouvoir s’effaroucha de cette demi-nudité, et il fallut revenir « aux bas couleur de chair, à la tunique de burat, à la gaze d’Italie tamponnée, au satin anglais, au taffetas aurore, à la perruque. » Les ovations dont elle fut l’objet en province, à Marseille, Toulon, Lyon, Strasbourg, dépassèrent tout ce qu’on avait encore vu. Vêtue d’un costume antique, portée par une gondole armée de huit rameurs habillés aussi à la grecque, escortée de deux cents chaloupes chargées de curieux, elle débarque à Marseille au bruit des décharges de mousqueterie, assiste à une joute et de ses mains décerne la couronne au vainqueur ; étendue sur une espèce de divan, elle reçoit en souveraine les hommages des spectateurs ; dans une pièce allégorique, Apollon couronne de son laurier la dixième muse ; au bal, elle a son fauteuil sur une estrade entre Melpomène et Thalie ; enfin, pendant un souper splendide, façonné par l’illustre Arquier, elle chantait quelques couplets en patois provençal, la foule faisait chorus, et les applaudissemens méridionaux redoublaient, éclatans, répercutés au loin dans la campagne. Puis, pour résumer en quelques mots cette vie tumultueuse, la double liaison avec le comte de Turconi, l’amant qui paie, et avec d’Antraigues, le gentilhomme aventurier, mobile et inconsistant, percé à jour dans sa popularité par un pamphlet de Mirabeau, qui, après avoir étalé un libéralisme fougueux, devient le pire des jacobins blancs, le Marat de la royauté, et ne veut conserver de la Révolution que la guillotine ; le départ pour Genève en 1790, son mariage avec d’Antraigues, l’arrestation de celui-ci à Venise, les démarches qu’elle tente pour le sauver, la pension viagère de 1,000 ducats que lui fait l’empereur d’Autriche en mémoire des services rendus à la reine Marie-Antoinette (en qualité de surintendante de la musique de cette auguste princesse), les brochures, les missions secrètes, la cuisine des achats de conscience, des complots ténébreux, la vie à Londres, la domination despotique de la comtesse sur son vieux mari, enfin l’assassinat des deux époux le 22 juillet 1812, par un de leurs domestiques : une mort tragique, presque naturelle pour de tels personnages, à l’époque la plus tragique de notre histoire.


VIII

Mme d’Épinay[26], l’amie, la collaboratrice de Grimm, la correspondante de Galiani, imagina un jour de quitter à moitié sa propre enveloppe et de se réincarner dans l’âme de Clairon ; la voilà qui se promène dans sa chambre d’un air majestueux, humilie ses rivales, voit à ses pieds gentilshommes de la chambre, clergé, intendant des Menus, respire à pleins poumons l’encens poétique de Voltaire, et, portant la main à sa tête, y trouve au lieu d’un bonnet de nuit une couronne de papier doré. Cependant, on introduit chez elle deux apprentis comédiens qui viennent lui demander des conseils : le premier déclame une scène d’Alzire, elle croit entendre Lekain ou sa caricature, et, après quelque compliment ironique, s’empresse de le congédier ; le second n’était pas beau comme le premier, mais il avait de la physionomie, de l’esprit naturel, il lui plaît, elle l’interroge et lui développe ses théories. Par exemple, il a étudié le rôle de Néron, mais sait-il son histoire, son caractère, les mœurs des anciens ? Quelles sont les causes de sa cruauté ? Faut-il les chercher dans la trempe de son âme, la corruption de son siècle ou l’enchaînement des circonstances ? Un acteur consommé sait faire sentir toutes ces nuances, et à ce prix seulement, il sera de la tête aux pieds le personnage qu’il veut rendre. Qu’est-ce que jouer l’amour, la fureur, si on n’est ni amoureux, ni furieux ? Voilà pour la tragédie, et quant à la vie des personnages comiques, elle est écrite dans le grand-livre du monde.

Mme d’Épinay adresse son rêve au sublime abbé, qui s’empressa de répondre. Il convient d’abord que l’étude de l’histoire est nécessaire à l’acteur, pourvu que l’auteur l’ait étudiée lui-même, en ait observé les mœurs, le siècle, le costume. Et il profite de l’occasion pour ébaucher sa théorie sur le théâtre, ou plutôt une théorie, car les théories de Galiani sont innombrables ; il n’a cure si elles se contredisent peu ou prou, et il les sème à la volée, sous une forme hachée, humoristique, sans souci des transitions ni des développemens qu’elles comportent. Qu’il amuse, que son esprit fasse la roue et pétille comme un feu d’artifice, son but sera atteint : les Parisiens continueront de regretter l’homme des jours de pluie, la postérité le lira, car il sait à merveille que ses billets seront conservés, publiés, et il fait visiblement leur toilette, comme Mme de Sévigné, qui n’ignorait pas non plus que ses lettres allaient plus loin et plus haut que leur destinataire. Et après tout, paradoxe pour paradoxe, celui-ci en vaut bien un autre : — « En vérité, ma belle dame, il me paraît que l’ignorance des auteurs a engendré l’ignorance des acteurs, et de ces deux ignorances a procédé l’ignorance des spectateurs, qui n’a été ni créée ni engendrée, mais qui procède des deux. Voilà une trinité d’ignorances qui a engendré le monde théâtral. Ce monde n’existe qu’au théâtre ; les hommes, les vertus, les vices, le langage, les événemens, le dialogue du théâtre, sont particuliers. Il s’est fait une convention parmi les hommes que cela serait ainsi, que le théâtre aurait ce monde, et l’on est convenu de trouver cela beau. Les raisons de cette convention seraient difficiles à retrouver. L’acte en est fort ancien, et il n’a pas été insinué au greffe. J’ai bien peur qu’on ne soit convenu de trouver Lekain bon et parfait. On ne doit pas revenir contre une convention, et une convention en forme. Au reste, je crois que les causes qui ont produit cet éloignement de la nature qu’on a fait dans le théâtre, au point de créer un monde entier tout à fait nouveau, a été la difficulté de s’approcher de la vérité en gardant son langage vulgaire, et avec la loi de ne pas y placer les événemens modernes. On fait une bonne comédie, vraie au dernier point, parce qu’il est permis d’y représenter le cocuage arrivé dans la semaine même, la querelle entre mari et femme, arrivée dans le mois, la ruine d’un joueur arrivée dans l’année ; mais, s’il ne vous est pas permis de rendre en tragédie, ni la chute du duc de Choiseul, ni même celle du cardinal de Bernis, comment peut-on peindre la vérité ? Si vous mettez sur le théâtre Thémistocle et Alcibiade, à l’instant je m’aperçois qu’ils ont parlé grec et qu’on les fait parler français ; qu’ils étaient citoyens d’une république, et qu’on est à Paris, qui n’est pas une république, à ce que dit l’Almanach royal. Je renonce donc à l’espoir d’une tragédie vraie, et je consulterais mon acteur pour avoir les postures les plus pittoresques, la voix la plus terrible, la démarche la plus chargée, les passions les plus outrées. Toutes fois qu’en faisant une grimace il est applaudi, je lui conseillerais de faire le lendemain une véritable contorsion, tâcher de se faire bien payer, c… avec toutes les dames qui le lui demanderont, et demander à c… avec toutes les actrices qui paraîtraient vouloir le lui refuser. Voilà l’éducation de mon Emile Lekain le jeune… »

Étude de l’histoire et du monde, réflexions de l’intelligence et clairs de l’inspiration, originalité factice ou réelle, art et nature, vérité humaine ou théâtrale, protocoles eschyliens, règles nouvelles qui jaillissez de l’éternelle source du génie, vertus organiques et vertus de volonté, vous êtes les élémens subtils, impondérables qui formez l’âme d’un grand artiste. Tantôt vous semblez ne pouvoir vous mêler dans le creuset magique, tantôt vous vous confondez en des nuances aussi indécises que celles de certains tableaux du Corrège. Parfois on croirait que l’antinomie est complète, parfois que le mariage est indissoluble. Ici, l’un de vous domine, là tel autre ; celui-ci ayant l’air de s’ajouter en proportion arithmétique, celui-là en proportion géométrique ; mais, pour si grande que paraisse la fusion, si exclusive, si tyrannique que soit une qualité, les autres élémens ont dépouillé pour elle leur substance, lui communiquant en quelque sorte leur vie propre, leur essence intime. Hasard ou Providence, le chimiste qui les combine accomplit son œuvre, impénétrable aux analyses les plus savantes, inconnue à lui-même dans ses résultats, puisque le libre arbitre, le joug des circonstances, la modifient sans cesse. La lettre de Galiani soulève mille réflexions, et, avec la même vraisemblance, on pourrait soutenir qu’il a raison ou qu’il prend l’effet pour la cause. Est-il bien sûr que l’étude de l’histoire ne soit point utile à l’acteur si l’auteur ne s’en est lui-même pénétré ? Celui-ci a-t-il devant les yeux, lorsqu’il compose, cette vérité théâtrale où tend le comédien, et, s’il a méconnu le caractère de son personnage, s’ensuit-il que ‘interprète doive s’asservir à sa médiocrité, à son ignorance ? N’arrive-t-il pas souvent qu’il s’imprègne de son rôle au point de le transfigurer, qu’à côté de la pensée incertaine du texte, il place des gestes, des accens, des sourires qui métamorphosent l’œuvre et lui apportent une étincelle de vie ? Que de pièces ordinaires ont dû leur succès au mérite du tragédien, qui, les yeux fixés sur le passé, fouillant les bibliothèques, contemplant les statues, les médailles, allant au fond de son âme, découvre des beautés que personne ne soupçonnait ! Cette tirade monotone, incolore dans la bouche d’un médiocre, il lui insuffle la passion dont il est embrasé, passion qu’il a su exprimer, parce que d’abord il s’est fait Tibère, Mahomet, Orosmane. Tel le poète soupirant une divine élégie à l’aspect d’une rose qui éveille en son âme des sensations ignorées du philistin ; tel le sculpteur qui tire d’un modèle à moitié stupide la statue de la Grâce ou de la Philosophie. Même en présence de chefs-d’œuvre, l’acteur n’accomplit-il pas pour l’auteur une sorte de voyage de découvertes ; ne lui révèle-t-il pas des terres vierges, des aspects nouveaux de sa pensée, comme certains paysages célèbres, la baie de Naples, le Bosphore, inspireront éternellement des accens nouveaux à ceux qui ont le don de sentir, de voir et de peindre ? L’écrivain le plus savant, le plus puissant tragique n’a pas tout prévu, il ne saurait calculer d’avance tous les effets du jeu muet, peser les regards, mesurer cette électricité intellectuelle qui s’échappe d’une parole, d’un silence, et fait vibrer ensemble deux mille spectateurs à la fois.

Lekain fut un de ces grands artistes, un de ces collaborateurs de génie. La nature, disaient les Anglais, a fait en faveur de Garrick[27], comparé aux autres acteurs, ce qu’elle a fait pour l’homme comparé aux animaux qui en approchent le plus : pour Lekain, elle se montra une mère et aussi une marâtre : visage maigre, joues creuses, narines trop ouvertes, taille mesquine, jambes courtes et arquées, corps mal équarri, ce qu’on nomme en argot un pot-à-tabac, un ensemble qui fait penser aux portraits que tracent les historiens des Huns d’Attila. Collé le traite de comédien rauque et hideux, de monstre à voix humaine ; et il succédait à Quinault-Dufresne, un des plus beaux hommes de son temps, il luttait en scène avec Grandval et Belcour, tous deux fort bien de leur personne. Ajoutez à cela une tenue négligée, presque malpropre, qui achève de le rendre antipathique aux femmes, aux ambrés ; mais il a pour lui Voltaire qui, l’ayant vu jouer sur des théâtres de société, commence par lui déconseiller cet ingrat métier, Voltaire qui l’encourage lorsque le jeune homme lui confesse la violence irrésistible de sa vocation, le fait jouer avec ses nièces sur son petit théâtre, le recueille comme pensionnaire, qui plus tard l’appellera : son Garrick, son enfant chéri ; il a la princesse de Robecq et ses amis, mais surtout le parterre, les habitués du café Procope qui possèdent la tradition dramatique, que transportent l’amour du beau, la découverte d’un talent original. Qu’importe dès lors si les amateurs de l’antique palinodie le surnomment le Taureau, lui reprochent de jouer les mots plutôt que les choses ? Il n’a point eu de maître, car le génie ne s’apprend pas, son jeu longtemps restera trop fougueux et sans règle, la voix semble un peu sourde et les sons déchirans, mais elle est excellente dans le médium, mais son action-pantomime aussi éloquente que son action parlée, le visage esclave docile de l’âme, des silences longs et savans, une démarche grave et majestueuse, de si rares mérites devaient attirer l’attention des vrais connaisseurs. Reçu à l’essai, congédié, essayé de nouveau, congédié une seconde fois, aucune taquinerie ne lui est épargnée par Clairon et l’aréopage comique ; et, pendant dix-sept mois, tout Paris continue de se passionner pour ou contre lui. À la fin de chaque spectacle, le parterre l’appelle à grands cris et lui demande d’annoncer ; l’usage alors voulait que tout acteur reçu dît au public : « Demain, nous aurons l’honneur de vous donner,.. » et que les acteurs non encore admis se servissent de cette formule : « Demain, on aura l’honneur… » Chaque fois qu’il disait : On aura, ses partisans, sans le laisser achever, criaient : Nous aurons, nous aurons ! Et ils réclamaient avec énergie sa réception. Un désir si constamment répété finit par exciter la curiosité de la cour. Louis XV voulut entendre Lekain et dit après la pièce : « Cet homme m’a fait pleurer, moi qui ne pleure jamais ; je le reçois (1752). » Déjà, d’ailleurs, quelques-uns de ses camarades se lassaient de ces mesquines intrigues de coulisses, et l’un d’eux s’était écrié en plein comité : « Si vous ne voulez pas le recevoir comme votre égal, recevez-le comme votre maître ! »

Perfectionner son art par la réforme du costume, rendre sa voix moelleuse et flexible, l’enrichir de tous les accens de la passion, substituer à l’enflure du début des accens simples et nobles, mettre en harmonie son visage et ses gestes, faire les pièces que les mauvais auteurs pensent écrire, transformer son âme en une source inépuisable de mouvemens grandioses et pathétiques, prouver que l’homme est grand par elle et non par le corps, tels furent pendant vingt-sept ans son but, son constant effort : il y parvint au prix d’études profondes, soutenues par une sensibilité exquise, une pénétrante intelligence. Talma, le seul tragédien qui l’ait égalé et même surpassé, a défini ces deux qualités théâtrales en termes qu’il n’est pas inutile de rappeler : « Selon moi, la sensibilité n’est pas seulement cette faculté que l’acteur a de s’émouvoir lui-même, d’ébranler son être au point d’imprimer à ses traits, et surtout à sa voix, cette expression, ces accens de douleur qui viennent réveiller toute la sympathie du cœur, et provoquer les larmes de ceux qui l’écoutent ; j’y comprends encore l’effet qu’elle produit, l’imagination dont elle est la source ; non cette imagination qui consiste à avoir des souvenirs tels que les objets semblent actuellement présens, ce n’est proprement là que la mémoire ; mais cette imagination qui, créatrice, active, puissante, consiste à rassembler dans un seul objet fictif les qualités de plusieurs objets réels, qui associe l’acteur aux inspirations du poète, le transporte à des temps qui ne sont plus, le fait assister à la vie des personnages historiques ou à celle des êtres passionnés créés par le génie, lui révèle comme par magie leur physionomie, leur structure héroïque, leur langage, leurs habitudes, toutes les nuances de leur caractère, tous les mouvemens de leur âme, et jusqu’à leurs singularités spéciales. J’appelle encore sensibilité cette faculté d’exaltation qui agite l’acteur, s’empare de ses sens, l’ébranle jusqu’à l’âme, et le fait entrer dans les situations les plus tragiques, dans les passions les plus terribles, comme si elles étaient les siennes propres. L’intelligence, qui procède et n’agit qu’après la sensibilité, juge des impressions que nous fait éprouver celle-ci ; elle les choisit, elle les ordonne, elle les soumet à son calcul. Si la sensibilité fournit les objets, l’intelligence les met en œuvre. Elle nous aide à diriger l’emploi de nos forces physiques et intellectuelles, à juger des rapports et de la liaison qu’il y a entre les paroles du poète et la situation ou le caractère des personnages, à y ajouter quelquefois les nuances qui leur manquent, ou que les vers ne peuvent exprimer, à compléter enfin leur expression par le geste et la physionomie… »

Étudier un rôle pendant quinze et vingt ans, aller au palais entendre Gerbier, les avocats célèbres, amener sa parole aux accens propres à la situation du personnage, se promener seul, une heure avant de jouer sur la scène, afin de se remplir des fantômes de la tragédie, exécuter alors les premières conceptions tout en se livrant aux élans de sa sensibilité, puis, dans le repos, se rappeler les intonations et les gestes qui ont fait balle sur le public, souvent même, afin de les graver dans la mémoire, se répéter, en rentrant dans la coulisse, la scène qu’on vient de jouer, au lieu de celle qu’on va jouer, emmagasiner ainsi toutes les créations de la sensibilité et s’enrichir constamment sans rien perdre, ces procédés d’un Lekain, d’un Talma exigent des trésors de patience et d’empire sur soi-même. Le peintre Doyen disait à Collé, à propos de Lefèvre, auteur d’une tragédie de Cosroès : « Je pense comme vous ; vous lui accordez qu’il fait bien les vers, mais j’ai des élèves qui font très bien des yeux, des mains, des pieds, des bras, et lorsqu’il s’agit de faire un tout et d’assembler ces parties, les petites bonnes gens n’y entendent plus rien. » Auteurs, artistes, comédiens, poètes, la plupart restent toute leur vie des élèves et ne sauront jamais faire que des bras ou des yeux ; quelques-uns dominent la foule, parviennent à assembler les parties : mieux encore, ils donnent à chaque détail la valeur d’un tout, montrent une tragédie dans un vers, une époque dans une attitude. Trente ans après sa mort, les contemporains se rappelaient avec émotion la pantomime de Lekain sortant du tombeau de Ninus, lorsque, pâle, échevelé, sanglant, cloué à la porte par la terreur, au bruit du tonnerre, à la lueur des éclairs, il s’agitait, se débattant au milieu des ténèbres. Si violente était d’ailleurs en lui l’impression tragique qu’il lui fallait quelque temps après le spectacle pour se ressaisir, éloigner les fantômes et sortir de la tragédie ; et si grand l’empire des conventions poétiques qu’à propos d’une tragédie en prose de Sedaine, il déclara qu’il ne prostituerait pas son talent à faire valoir de la prose. Après une grave maladie qu’il eut en 1771, il reparut dans Tancrède, plus sublime que jamais, tout brillant de perfections nouvelles : l’âme de Grimm en fut tellement ébranlée qu’il lui fallut plusieurs jours pour se calmer. Lorsque Mlle Gaussin prit sa retraite, on craignit de ne plus revoir Zaïre : Lekain, avec des acteurs assez ordinaires, la fit revivre cent fois ; il était à lui seul toute la pièce, il communiquait quelque chose de sa flamme à ses partenaires ; et les femmes de s’écrier, en entendant Orosmane, Gengis-Khan : « Comme il est beau ! »

Lekain avait de l’instruction, un caractère grave, réfléchi, et bien qu’il fût naturellement mélancolique et qu’il lui arrivât rarement de rire, il aimait la gaîté, se plaisait infiniment dans la compagnie de Préville et de Carlin. On l’accusa d’avarice : un singulier avare qui déployait un faste extrême dans ses habits de théâtre, secourait des familles indigentes, aidait ses amis de sa bourse et les réunissait souvent à Paris ou dans sa campagne de Fontenay-sous-Bois. Ce qui est certain, c’est qu’il eut des passions très vives où il trouva sans doute un des foyers de son talent. Il n’aima jamais qu’avec fureur et haïssait de même : dans les derniers temps il était éperdûment épris d’une Mme Benoît qu’il devait épouser ; et lorsqu’il jouait, il la plaçait dans la première coulisse, lui adressant toutes les tendresses qu’il débitait à l’actrice en scène avec lui. Cet amour, dit-on, hâta sa fin : le 24 janvier 1778, pour être agréable à la dame de ses pensées, il donna, quoique souffrant, une représentation de Vendôme, dans Adélaïde du Guesclin. La fièvre se déclara, suivie d’une inflammation d’entrailles, qui l’emportait à l’âge de quarante-neuf ans, la veille même du jour où Voltaire, qui ne l’avait jamais vu sur un théâtre de Paris, mais qui le recevait tous les ans à Ferney, arrivait dans la capitale. Le parterre ayant demandé de ses nouvelles à l’acteur qui annonçait, celui-ci ne répondit que ces mots : Il est mort. Un cri de douleur s’échappa de toutes les poitrines, l’art venait de faire une perte irréparable. Clairon, Dumesnil, avaient quitté le théâtre, et Larive, Monvel[28], malgré quelques belles qualités, ne pouvaient remplir l’interrègne pendant lequel la royauté tragique allait demeurer vacante jusqu’à l’avènement de Talma.


IX

Un grand tragédien, Lekain ; trois grands acteurs comiques, Molé, Préville, Fleury[29] ; quelques traits communs : vocation précoce, irrésistible, que ne rebute aucune disgrâce, travail soutenu, effort perpétuel pour devenir supérieur à soi-même, intelligence et finesse, respect des traditions dramatiques, sympathie des gens du monde, services prolongés, quarante-deux, trente-trois, quarante ans à la Comédie-Française[30]. Molé, successeur de Grandval et Belcour, qui, à soixante-dix ans, jouait le marquis du Cercle, comme Baron jouait Égisthe à près de quatre-vingts ans, et pouvait s’appliquer le vers du Confident par hasard,


Mon acte de naissance est vieux… mais non pas moi,


Molé, un des maîtres de Talma à l’école de déclamation, fut, en quelque sorte, le comédien de l’art, ou plutôt de ce qu’il appelait le naturel théâtral, imitation embellie du naturel social, si éloigné lui-même du naturel primitif. Montrant à un adversaire de ses doctrines un maçon ivre, chancelant et déraisonnant : « Si le théâtre n’offre que des copies, observait-il, pourquoi ne pas préférer les originaux ? » Bannissant de son système l’imagination, il prône l’expérience, les combinaisons savamment méditées, recommande l’effusion factice : automate sensible, machine calculante, voilà, selon lui, le comédien idéal, qui, pour réussir pleinement, doit garder sa tête et livrer son cœur. « De là pour l’acteur, l’expression juste qui, par la vraisemblance, simule la vérité ; de là, pour le spectateur, qui y reconnaît une imitation choisie, cette déception des sens qu’on nomme illusion, mais dont les moyens factices procurent des émotions pleines de réalité, Ce qui doit se passer sur la scène est un jeu convenu ; ce qu’on éprouve au parterre est une réalité. »

Molé érige en maximes ses pratiques, le besoin qu’il a de rester maître de soi pour atteindre sa propre perfection. Népomucène Lemercier l’ayant félicité après une représentation du Jaloux de Rochon de Chabannes : « Eh bien, confesse l’acteur, je ne suis pas content de moi aujourd’hui ; aussi n’ai-je pas produit la même impression que de coutume. Je me suis trop livré ; j’étais entré si vivement dans la situation que j’étais le personnage même et que je n’étais plus l’acteur qui le joue. J’ai été vrai comme je le serais chez moi, mais pour l’optique du théâtre, il faut l’être autrement. La pièce se joue dans quelques jours ; venez la voir encore, et placez-vous dans les premières coulisses. » Lemercier fut exact au rendez-vous. Au moment où commence la scène capitale, Molé se tourne de son côté et murmure : « Je suis bien maître de moi, vous allez voir. » Et en effet, il produisit une impression bien plus profonde. Rien d’étonnant, dès lors, si rarement on parlait de son naturel, tandis que celui de Préville ravissait le spectateur, si ses meilleurs effets semblaient dictés d’avance à force d’ingéniosité, de calculs transcendans, tandis que ceux de son camarade paraissaient avoir été improvisés sur la scène, inspirés par le rôle. Molé bégaie, papillote légèrement, il mutilera les vers par des explétifs, mais il a des grâces infinies ; et puis il a débuté dans le genre sensible, il joue les amoureux, les petits-maîtres[31], devenus bientôt les imitateurs de celui qui a commencé par les étudier ; il a pour lui les femmes, la jeunesse, car tout le monde aime, comme dit l’autre, et personne ne conspire. Ses succès de théâtre, ses bonnes fortunes le grisent, l’entraînent dans un véritable délire de fatuité ; il traite les auteurs du haut de sa grandeur, rendant à celui-ci son manuscrit qu’il n’a pas ouvert, après avoir déduit longuement les raisons de son refus (mais ce manuscrit n’est qu’un rouleau de papier blanc), faisant attendre Colin d’Harleville pendant des mois avant d’écouter la lecture de l’Inconstant. Le public, la société, ne semblent-ils pas prendre plaisir à favoriser ses défauts ? En 1766, on apprend qu’il est atteint d’une fluxion de poitrine, assez grave pour qu’il se laissât confesser, administrer, et renonçât au théâtre, selon l’usage : six semaines de suite, le parterre réclame tous les soirs de ses nouvelles, beaucoup de gens du monde envoient régulièrement prendre les bulletins qu’on rédige avec le même soin que s’il s’agissait d’un premier ministre, le roi lui fait remettre cent louis. Ses médecins ayant prescrit du vin vieux pour sa convalescence, deux cents courriers aussitôt sont expédiés, toutes les caves mises à réquisition, et, en un seul jour, il reçoit deux mille bouteilles. Molé a des dettes, comme tout gentilhomme qui se respecte : vite une représentation à son bénéfice, Clairon jouera sur le théâtre du baron d’Esclapon, à la barrière de Vaugirard, le billet est fixé à un louis ; la duchesse de Villeroy, la comtesse d’Egmont, se chargent d’en placer six cents, et l’on compte parmi les souscripteurs quatre prélats, le prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, l’archevêque de Lyon, les évêques de Blois et de Saint-Brieuc. Le jour de sa rentrée au théâtre (10 février 1767), toutes les loges sont louées une semaine d’avance, et l’on se bat à la porte pour pénétrer dans la salle[32].

Une telle frénésie d’enthousiasme ne pouvait manquer d’exciter la verve des esprits moqueurs. On calcula que l’argent employé à payer les dettes de Molé aurait préservé du froid et de la faim bien des pauvres, on raconta qu’au début de sa convalescence, Bouvard lui avait fixé le terme de deux mois avant lequel il ne pourrait reparaître sur la scène, et comme il se récriait : « Ce terme est peut-être trop court pour ma santé, mais il est trop long pour l’intérêt de ma gloire, » Bouvard aurait répondu : « Tâchez de vous tranquilliser et tout ira bien. Au reste, vous savez qu’on a reproché à Louis XIV de parler trop souvent de sa gloire. » Le singe de Nicolet, un autre favori, servit à parodier l’aventure : on annonça gravement qu’il était malade, le parterre s’informa de sa santé, ouvrit une souscription, de malins couplets circulèrent :


Vous eûtes, éternels badauds,
Vos pantins et vos Ramponneaux ;
Français, vous serez toujours dupe.
Quel autre joujou vous occupe ?
Ce ne peut être que Molet
Ou le singe de Nicolet…

L’animal un peu libertin
Tombe malade un beau matin :
Voilà tout Paris en peine,
On croit voir la mort de Turenne ;
Ce n’était pourtant que Molet
Et le singe de Nicolet.

La digne et sublime Clairon
De la fille d’Agamemnon
A changé l’urne en tirelire ;
Et dans la pitié qu’elle inspire,
Va partout quêtant pour Molet,
À la cour et chez Nicolet.

Généraux, c…, magistrats,
Grands écrivains, pieux prélats,
Femmes de cour bien affligées,
Vont tous lui porter des dragées :
Tant on craint de perdre Molet
Et le singe de Nicolet.


En dépit de sarcasmes bien mérités, Molé continua de plaire au public : pendant la révolution[33], il étala des opinions assez avancées qui lui permirent d’échapper au sort de ses camarades détenus dans les cachots de la Terreur, et alla jusqu’à accepter le rôle de Marat dans les Catilinas modernes, de Féru. Après le 9 thermidor, il passe au théâtre de la Montausier, aux théâtres de Feydeau, de Louvois, se réunit en 1799 aux survivans de la Comédie, paie de sa personne, redouble d’activité, toujours applaudi pour la chaleur de son jeu, sa sûreté de goût et d’expérience, jusqu’à ce qu’il tombe sur la broche, le 11 décembre 1802. En 1795, lorsqu’une loi réunit en corps les diverses académies et fonda l’Institut, on créa à l’Académie des beaux-arts une section dite de musique et de déclamation, dont il fut nommé membre avec Méhul, Grétry, Gossec, Préville et Monvel ; mais, en 1803, le premier consul révisa l’œuvre de Lakanal, Daunou, Carnot, trop libérale à son gré : l’Académie des beaux-arts ne dut comprendre désormais que des créateurs, et les comédiens lurent éliminés. Peut-être aussi Bonaparte se souvenait-il de certaine lettre où le citoyen Molé, membre de l’Institut, traitait de collègue le citoyen premier consul.

Autrefois, comme aujourd’hui, le foyer de la Comédie-Française était un des salons de Paris où l’on disait le plus de jolies choses : agréables de la cour, auteurs, artistes, comédiens et comédiennes y vivent à pot et à feu, se courtisent, font assaut d’esprit, d’épigrammes, de piquans commérages. Nouvelles littéraires et politiques, passions et passionnettes circulent avec rapidité sous ce nouvel arbre de Cracovie, où Beaumarchais, Saurin, Favart, Goldoni, Lauraguais, Barthe, cent autres apportent leur écot. Savez-vous le quatrain que vient de composer le vaniteux Lemière pour obtenir la reprise de sa Veuve du Malabar ? Mieux encore, sa conversation avec Molé avant la première représentation de cette pièce ? Voulant faire quelques corrections à son rôle, il lui demanda une plume. — Votre plume n’écrit point, observe-t-il. — Que ne prenez-vous celle de Racine ? — Elle ne m’irait point ; Racine est plus harmonieux que moi, j’en conviens, mais j’ai l’expression plus énergique et plus propre. — Voulez-vous une explication fantaisiste du traité d’alliance de la France avec les États-Unis ? Rochon de Chabannes va vous la donner. M. de Sartines, ministre de la marine, est l’homme le mieux coiffé du royaume, il a trois perruquiers à ses ordres et trente-six perruques : perruque pour le négligé, perruque pour le conseil, perruque à bonnes fortunes avec cinq petites boucles flottantes. On réussit à lui persuader que cette passion avait été moquée en pleine chambre des pairs : et lui de se venger en poussant à la conclusion du traité. — Dans un coin du foyer, Fanier et Contat rient de tout et de tous ; on parle d’une camarade accouchée de deux enfans à la fois : — Tant mieux, repart Contat, chaque père aura le sien. — Ce n’est pas comme cette bonne*** qui partage ses faveurs entre Dazincourt et son médecin, elle n’a qu’un garçon et ne sait comment le nommer. — La voilà bien embarrassée, opine un des causeurs du groupe, qu’elle l’appelle Crispin-Médecin. — Arrive Dugazon, l’écureuil du théâtre, assez mauvais coucheur, mystificateur enragé, d’une verve intarissable, qui conte de quelle manière il s’y prit pour bâtonner impunément un homme de qualité qui avait la bonté d’être l’amant de sa femme ; puis, tout d’un coup, il bondit sur la table, et, contrefaisant les farceurs de la foire, crie à tue-tête : « Écoutez tous, messieurs et mesdames, la fameuse proclamation du général Bourgogne ; c’est une œuvre unique, militaire, littéraire et véridique ; nous la tenons du sieur Monvel, traducteur, éditeur, commentateur et teinturier littérateur de plus d’un, qui ne s’en vante guère : c’est sur la fameuse guerre du pays lointain, américain, contre le peuple de Franklin. Écoutez ! » Il chante, et chacun répète le refrain :


Nous vous promettons du bon thé,
Des taxes, du papier timbré,
Car la mère patrie,
Eh bien !
Vous aime à la folie,
Vous m’entendez bien.


Et puis on fait cercle autour de Préville qui cisèle sa récente aventure avec deux parvenus. Ils l’avaient invité, Belcouret lui, à souper, en prévenant un autre convive qu’ils auraient, pour les amuser, ces deux acteurs, « les plus drôles de corps qu’il fût possible d’entendre. » Préville, ayant saisi au vol le propos, résolut de se venger. Ils vont au souper, mangent de tout, ne soufflent mot, quittent la compagnie dès qu’on se lève de table ; et comme les deux amphitryons essayaient de les retenir, ils leur donnent rendez-vous le lendemain à la Comédie pour entendre Turcaret : « Personne mieux que vous, ajoutent-ils, ne pourra juger si effectivement dans cette pièce nous avons l’art de copier les originaux qui en font le sujet. »

Brizard, Fanier, Préville et sa femme avaient reçu de leurs camarades un surnom : on les appelait la famille Molière. Pour beaucoup de connaisseurs, Préville est aux autres comédiens ce qu’est Molière aux auteurs ; acteur universel, il a tout pour lui, le physique, l’intelligence, la gaîté, l’âme ; ses moindres gestes font épigramme, et, comme le mime antique, il parle éloquemment avec les mains. Comiques, amoureux, manteaux, financiers, pères nobles, soldats, valets, tous les rôles lui appartiennent, toutes les nuances des caractères et des situations sont de son domaine, et l’on sait l’histoire de ce factionnaire qui, le voyant dans la coulisse, la pipe à la bouche, prenant l’attitude d’un ivrogne, cherchait à l’empêcher d’entrer en scène : « Camarade, suppliait-il, au nom de Dieu, ne passez pas ; vous me ferez mettre au cachot. » Louis XV fut tellement satisfait de ses débuts (1753), quand il l’entendit à Fontainebleau, qu’il lui fit expédier le soir même son ordre de réception. « Jusqu’ici, dit-il au maréchal de Richelieu, j’ai reçu beaucoup de comédiens pour vous, messieurs les gentilshommes de la chambre ; je reçois celui-ci pour moi. »

Préville était modeste dans sa vie privée, conteur exquis, ami tendre et sensible, exempt de jalousie, secourable aux débutans, excellent professeur ; il ignora toujours le prix de l’argent et le gaspillait à tort et à travers, emporté tantôt par le goût du rabot, tantôt par celui de la truelle ou des tableaux. Chasseur aussi maladroit que passionné, le prince de Condé lui accorda la permission de tirer tout gibier sur ses domaines, et il y avait dans son théâtre une loge réservée à M. et Mme Préville, où lui-même et sa troupe mondaine leur rendaient ce qu’on appelait les honneurs du roi. Il avait un domestique, sorte de Laforêt mâle, qui le servit pendant trente ans sans convention de gages, sans autre arrangement que celui de dire de temps en temps : « Monsieur, donnez-moi de l’argent. » Et Préville remettait l’argent sans plus s’informer. Naturellement ce valet modèle regardait comme siens la fortune, le talent, le succès de son maître. « Nous n’en pourrons plus demain, grommelait-il ; y a-t-il du bon sens à cela ? Nous jouons le Barbier de Séville et le Mercure galant : mais il y a de quoi crever ! »

Préville aimait à s’entourer d’originaux, fussent-ils de fieffés parasites, de ces gens qui sont, « en chair et en os, de véritables résumés à la façon de La Bruyère. » L’un d’eux, Saint-Amand, ex-comédien de province, avaricieux sublime, capable de faire cuire des œufs à la coque sous le verre grossissant d’un cadran de soleil, vient demander l’hospitalité pour une nuit, prend ses aises et demeure chez lui quinze ans. Après avoir quitté le théâtre en 1786, il fut sollicité par ses camarades en détresse, reparut sur la scène en 1791 avec Mme Préville, et repassa tous ses rôles avec succès. Cependant l’âge, la perte de ses pensions, les fureurs de la révolution avaient énervé son corps et son esprit ; sa vue, sa mémoire, s’étaient affaiblies, son âme s’emplissait de spectres menaçans, et, un jour qu’il jouait Larisole, un de ses plus grands triomphes, il dit à son neveu en entrant dans la coulisse : « Doublons le pas ; nous voici dans la forêt ; la nuit est sombre, et nous aurons de la peine à nous en tirer (il se croyait dans la forêt de Senlis). — Eh non, mon oncle, reprit Champville, c’est une toile peinte qui vous trompe : vous venez de jouer Larisole ; vous traversez le théâtre pour aller vous habiller en procureur et en abbé. » — Préville serrant la main de son neveu : « Tu as raison, ne me quitte pas ; c’en est fait, je ne jouerai plus la comédie. » Il se retira à Beauvais, mais l’arrestation de la Comédie acheva de troubler sa raison ; en dehors de ses intimes, il ne reconnaissait plus personne, les autres étaient des agens chargés de le conduire au tribunal révolutionnaire. Un de ses amis imagina le stratagème suivant : « Vous êtes dénoncé comme contre-révolutionnaire, lui dit-il, mais le tribunal est tellement convaincu de votre innocence qu’au lieu de vous appeler devant lui, c’est ici, dans votre salon, qu’il se réunira pour vous juger. Apprêtez-vous donc à comparaître, et surtout, de la fermeté. » Préville, frappé de cette idée, prépare ses moyens de défense, consulte des avocats auxquels on a fait la leçon ; il prête l’oreille aux bruits de la rue, entend ces paroles prononcées par des affidés : Mémoire justificatif du citoyen Préville, l’ami, le père des pauvres, injustement accusé ! Au jour dit, il se présente et plaide sa cause devant des juges qui, à l’unanimité, le déclarent innocent. Il n’est pas coupable ! il n’est pas coupable ! répètent avec enthousiasme cent voix. On l’entoure, on l’embrasse, on l’acclame, et du coup les noires visions disparurent, tant et si bien qu’une dernière fois il reparut sur la scène, lorsque, rendus à la liberté, les comédiens rouvrirent enfin leur théâtre, et joua dans Mélanide, les Fausses confidences et le Bourru bienfaisant.

Une lettre inédite de Suzanne Brohan à M. Delaunay fournit d’intéressans détails sur Fleury, professeur au Conservatoire, et déjà au déclin de sa carrière[34].


Fontenay-aux-Roses, 18 may 1881.

Cher monsieur Delaunay,

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Nous avons parlé dimanche du célèbre Fleury que vous n’avez pu connaître, très heureusement pour vous… et pour le public. Eh bien, moi, je l’ai vu un jour qui fut pour moi comme un rêve, et dont le souvenir est resté un des plus chers de ma pauvre enfance. J’avais onze ans… Comme Lisette, « je parle de longtemps ! » Je venais d’être présentée au Conservatoire, et le bon M. Perne, alors directeur, m’avait fait inscrire pour la classe de M. Fleury. J’étais une enfant extrêmement timide. Le grand jour de l’audition arrive, le garçon de classe me désigne un banc où je vais m’asseoir. Ma mère se place derrière moi. La classe était au grand complet, et le fauteuil où vous professez aujourd’hui attendait le maître d’alors. Ce spectacle était pour moi très imposant et déjà bien troublant ! — Fleury entre, s’assied et donne à plusieurs élèves des leçons excellentes, sans aucun doute, mais dont je n’entendis pas un mot, tant mon cœur sautait, et tant mes oreilles bourdonnaient. Enfin le maître, après avoir consulté une feuille qui était sur la table, appelle un nom… le mien ! — Je me lève vivement, puis je reste là, droite, immobile, incapable de faire un pas. Je devais avoir une mine bien effarée, car le cher homme me prit en pitié. « Vous avez donc bien peur, ma pauvre petite ? » me dit-il. — Moi, hors d’état d’articuler un mot, je fis signe que oui ! — « Voyons ! venez ici, près de moi. » Sa voix s’était faite très douce, et je trouvai la force de faire quelques pas vers son fauteuil. Alors il me plaça entre ses genoux, prit mes deux mains dans une des siennes, de l’autre écarta de mon front mes cheveux qui s’étaient aussi effarouchés, et me dit doucement : « Regardez-moi ! » J’osai lever les yeux sur lui, et je vis un aimable visage, vieux et laid, avec un bon sourire un peu railleur et des yeux noirs tout pleins de malice et de bonté. « Eh bien ! est-ce que j’ai l’air si méchant ? » Je secouai la tête pour dire non ! — « Alors de quoi avez-vous peur ? » Involontairement je jetai un regard de méfiance du côté des jeunes gens qui se mirent à rire tout bas de ma sauvagerie. — « Ah ! bien… je comprends ! Ce sont ces mauvais garçons-là qui vous effraient. Oui, ils sont moqueurs ! mais attendez ! nous allons bien les attraper ! Donnez-moi votre livre, c’est moi qui vais vous donner la réplique, et vous allez me conter cela… tout bas… à l’oreille. » Ce qui fut fait à la lettre, entre ses genoux. Je lui dis, me penchant à son oreille, un fragment du joli petit rôle de Rose dans l’Optimiste. Après quoi il me dit que ce n’était pas mal du tout, que ma prononciation était bonne. Il me mit un baiser au front, me donna une petite tape d’amitié sur la joue et me renvoya à mon banc… ravie et acceptée. Cette bonté, cette grâce, m’étaient entrées au cœur, et je me faisais une fête de revoir le bon maître. Hélas ! il ne revint plus. Le jour même où je fus reçue par lui était le dernier de son professorat ; puis il donna sa représentation de retraite, et tout fut dit. Donc je n’ai pas vu jouer le grand artiste, mais à soixante-deux ans de distance j’ai été embrassée par le Fleury des temps passés et par le Fleury de nos jours. J’ai le droit d’être fière, — et je le suis.

Votre affectionnée,


SUZANNE BROHAN.

On voit se dessiner ici certains traits du caractère de Fleury : l’aménité, le tact, la bonne grâce. Homme du monde, et si parfaitement gentleman qu’on l’aurait cru né sur les genoux d’une duchesse, lui, le fils du directeur des spectacles de Nancy, ayant fréquenté dans sa jeunesse les enfans des meilleures familles de la ville, débutant à l’âge de sept ans, embrassé par le roi Stanislas et la belle marquise de Boufflers, conduit chez Voltaire qui lui donne des leçons de probité dramatique, tire son horoscope et lui conseille de s’étudier dans son cabinet, de s’oublier sur le théâtre, complimenté plus tard par Louis XV pour avoir généreusement excusé cinq jeunes gens de grande maison coupables de rapt contre une actrice qu’il défendit l’épée à la main, brave, spirituel et ignorant comme ces nobles qui l’admettaient dans leur intimité, mais de cette ignorance ornée qui, à défaut de Vaugelas, reçoit l’éducation de la mémoire, se pare de mots fins, de tirades animées, applique dans la conversation les préceptes de Corneille, Molière, Racine, appelle à son aide l’observation, les dons naturels, et finit presque par donner l’illusion du savoir ou en tout cas vous fait la réputation d’un aimable diseur de riens. Les goûts aristocratiques de Fleury, ses rapports avec la bonne compagnie eurent une action réflexe sur son talent : c’est là, sans doute, qu’il apprit à imiter les airs de fatuité, la politesse moqueuse des gens de cour envers les bourgeois, c’est à cette source première qu’il puisa cette finesse des intonations, cette intelligence des détails qui le placèrent hors de pair dans le théâtre de Marivaux. Pour persifler quelqu’un, il eut non-seulement le coup de poignard, mais comme on disait alors, la révérence dans la voix. Le comte d’Artois, à propos de son rôle du marquis dans Turcaret, opinait : « J’ai vu Molé dans le marquis du Lauret, il ne s’était enivré que de piquette ; aujourd’hui Fleury s’est enivré de Champagne. » Mais aussi quel souci de la vérité, quelle fièvre de perfection, quelle ardeur à s’envelopper pour ainsi dire du personnage qu’il joue, à rendre saisissante, palpable la fiction, à faire parler ce qui est muet dans le livre, ce qui est enterré dans le cimetière de l’histoire, à écouter les prédicateurs, les avocats célèbres, s’initier à leurs procédés ! Tel Molé, grand admirateur de Mirabeau qu’il appelait le Gluck du discours parlé et considérait comme un sublime musicien sans notes. Lui-même ou plutôt son rebouteur littéraire, M. Laffitte, a conté avec quel soin il composa son rôle de Frédéric II dans la comédie des Deux Pages. C’est d’abord un officier du prince Henri qui lui donne de précieux renseignemens sur le philosophe de Sans-Souci ; puis il achète des livres, des dessins qui représentent le héros, se lève, marche, mange trois mois entiers avec la pensée qu’il est Frédéric, endosse chaque matin l’habit militaire avec « le chapeau militaire, les bottes, et tous les accessoires du costume : car les vêtemens neufs nuisent à l’aisance, il faut avoir l’air d’être né dans son costume et que celui-ci soit comme le plumage de l’oiseau. » Il a sans doute entendu dire que la Guimard se plaçait tous les matins devant son portrait à vingt ans, et là, étudiant les nuances et la théorie de la palette, un miroir d’un côté, de l’autre des pinceaux et des couleurs, elle refaisait à son visage les grâces, la jeunesse d’antan : de même il place sur un pupitre le portrait de Ramberg, et, à l’aide d’épingles noircies, de couleurs, il cherche à ressembler au roi de Prusse. Frappé de cette pensée qu’on se met en harmonie avec l’objet qui nous impressionne, qu’on est le miroir obéissant des choses pathétiques, il va plus loin encore, et le voilà rêvant de sièges, parlant à ses généraux, haranguant ses troupes et gagnant des batailles, jouant de la flûte, appelant son chat Alcmène du nom de la chienne favorite de son modèle ; enfin, il s’essaie aux échecs, parce qu’il arrive à considérer celui-ci comme un sublime mathématicien, comme un habile joueur d’échecs habitué à faire mat son adversaire. Le public battit des mains quand il vit les autres acteurs, Contât, Dazincourt, Raucourt dans le premier acte ; mais lorsque Frédéric II parut, ce fut comme une révélation, l’admiration éclata aux premiers mots, à son premier geste, et, à la fin de la pièce, Fleury recevait son baptême de grand comédien (1789) : le prince Henri de Prusse lui envoya une tabatière ornée de diamans et d’une miniature du roi, avec cette pensée en guise de compliment : Il y a de l’âme au fond de toutes les grandes choses. Cette fois Molé ne pouvait plus dire que la comédie fleurirait bien sans lui, car il commença à le remplacer dans les rôles de sa jeunesse, de telle façon qu’on ne l’oubliait pas assurément, mais qu’on ne le regrettait point. Est-il besoin d’ajouter que les opinions aristocratiques de Fleury, le talent qu’il montra dans l’Ami des lois et Paméla contribuèrent à sa longue détention en 1793-1794 ? Mais avant comme après cette éclipse forcée, et jusqu’en 1818, il demeura le précieux collaborateur de la comédie, et le public de la révolution, de l’empire, de la restauration, ne cessa de confirmer le verdict du public de l’ancien régime.

La révolution émancipa les comédiens et abolit leurs privilèges : déclaration des droits de l’homme, motions de Rœderer, de Clermont-Tonnerre en faveur des juifs, des acteurs et du bourreau, supplique des comédiens au président de la Constituante, leur cause combattue par Maury et par Lezay-Marnesia qui invoque l’autorité de Jean-Jacques, plaidée par Robespierre, Duport, Mirabeau, le décret du 26 décembre 1789 qui leur accorde la jouissance de tous les droits de citoyen, les déclare accessibles aux emplois civils et militaires. Ils se hâtèrent de les envahir avec l’enivrement de prisonniers délivrés qui marcheraient en tous sens pour se prouver à eux-mêmes leur liberté : Naudet est élu colonel de la garde nationale, Grammont lieutenant-colonel, Brizard capitaine, des acteurs deviennent représentans du peuple. Si le royaume du ciel ne leur est pas solennellement ouvert par assis et levé, si Talma se heurte au refus du curé de Saint-Sulpice lorsqu’il veut se marier, et n’arrache pas un vote formel à l’assemblée nationale, l’institution du mariage civil lui donne satisfaction, puisqu’il peut régulièrement se marier sans recourir à l’église ; comme les registres de décès et la police des cimetières sont enlevés au clergé en même temps que les mariages, le comédien, à défaut de sépulture religieuse, aura la sépulture civile. Le voilà affranchi aussi du despotisme des gentilshommes de la chambre, mais la rançon coûtera cher, car il tombe sous le joug de la municipalité, surtout sous la domination du parterre plus capricieux, plus tumultueux que jamais, du parterre qui s’est fait peuple, et qui, affranchi de la tutelle monarchique, apporte au théâtre l’écho des passions de la rue, des clubs, des sections : aux vociférations des tape-dur succéderont les calembours des beaux qui allusionnent au théâtre. Le tonnerre, observait-on, vient d’être arraché aux dieux ivres, mais il y a plusieurs sortes d’ivresse ; et l’on sait le joli billet de la marquise de Simiane à son ancien adorateur, le général Lafayette, en lui envoyant une pomme tombée dans sa loge pendant une représentation houleuse : « Permettez-moi de vous adresser le premier fruit de la révolution qui soit venu jusqu’à moi. »

Un autre danger menaçait les comédiens : les auteurs portent devant l’assemblée constituante leurs doléances, leurs griefs, les revendications des forains. Le 24 août 1790, La Harpe présente une adresse où sont énumérés les titres des gens de lettres, ces libérateurs de l’esprit humain, ces initiateurs de la révolution, à la reconnaissance de l’assemblée. Conclusion : autoriser toutes les troupes théâtrales à jouer les œuvres des auteurs morts, devenues ainsi propriétés nationales, assurer aux vivans la propriété de leurs pièces. La pétition avait pour signataires Sedaine, Cailhava, Ducis, Fenouillot, Lemière, Laujon, Marie-Joseph Chénier, Mercier, Palissot, Fabre d’Églantine, Framery, André de Murville, Forgeot, de Sauvigny, de Maisonneuve, Vigée, Chamfort, etc. On devine le scandale qu’une telle prétention produisit à la comédie ; la noblesse avait eu sa nuit du 4 août, rien de semblable à attendre de ces messieurs. Quoi ! se lamentent-ils, plusieurs troupes joueraient dorénavant nos pièces ! Quel attentat à l’œuvre de Molière et de Louis XIV, qui voulaient que tous les grands talens, rassemblés sur la même scène, fussent encouragés à une généreuse émulation par cette réunion même ! Ne va-t-on pas ôter à la nation les seuls artistes qui puissent comprendre les maîtres, parce qu’eux seuls les ont étudiés vingt ans pour se rendre dignes de les jouer pendant dix autres ? De quel droit les auteurs modernes viennent-ils attaquer des conventions faites avec les anciens poètes du Théâtre-Français ? Sont-ils leurs successeurs et héritiers ? stipulent-ils des intérêts de famille ? Voici vingt extraits de nos registres qui démontrent à quels titres nous avons acquis les pièces de notre répertoire. Lisez, messieurs de la Constituante : donné à Molière pour les Précieuses ridicules, en plusieurs acomptes, 1,000 livres ; 2,000 livres à Pierre Corneille pour son Attila : en 1670, donné 2,000 livres à Thomas Corneille, prix fait pour sa Bérénice. En 1673, payé à M. de La Calprenède pour une pièce de théâtre qu’il doit faire, 100 livres. — N’est-ce pas sur la foi de la propriété de toutes ces pièces que, pendant plus d’un siècle, nous avons contracté, transigé, acquis des immeubles, créé des rentes, stipulé une foule de conventions ? Et Fleury, qui avec Dazincourt et Mole avait signé le mémoire, répétait un mot de sa nourrice la cardeuse sur des avancés de son temps : « Ces gens d’aujourd’hui, parce qu’ils ont un peigne à carder, prétendent qu’ils doivent avoir le droit de coucher sur tous les matelas de la ville. »

La bataille continua. Vous avez, ripostaient les auteurs, acquis le droit de jouer les pièces ; mais le droit de les jouer seuls, vos actes n’en disent pas un mot. Le privilège n’étant plus, l’exclusif tombe en même temps, et tout le monde rentre dans ses droits. Au reste, les anciens auteurs n’ont pas stipulé librement, puisque le monopole de la comédie ne permettait point de faire jouer ailleurs leurs pièces. Votre propriété rentre dans la catégorie des biens de mainmorte que la Constituante vient d’attribuer à la nation : celle-ci doit être propriétaire des œuvres dramatiques après que les auteurs et les comédiens en ont retiré un bénéfice convenable.

Le 13 janvier 1791, Le Chapelier lut à la Constituante son rapport sur la pétition des auteurs : la loi votée le même jour décrète la liberté industrielle, abolit la censure, reconnaît la propriété littéraire. Dorénavant, chaque citoyen peut, après en avoir fait la déclaration à la municipalité, élever un théâtre public et y représenter toute sorte de pièces ; les ouvrages des auteurs morts deviennent propriétés publiques cinq ans après leur décès ; sous peine de confiscation du produit total des représentations, ceux des auteurs vivans ne peuvent être joués sans leur consentement par écrit. Jadis le public avait supporté avec impatience la présence des gardes établis par les gentilshommes de la chambre afin de le surveiller ; désormais, la garde ne devait pénétrer que dans le cas où la sûreté publique serait compromise, et sur la réquisition expresse de l’officier civil. Quant aux théâtres de province, les auteurs jusqu’alors n’avaient pas de rapports avec eux, parce qu’aucune loi ne consacrait la propriété littéraire ; ils cédaient leurs droits à un imprimeur, à un graveur, qui à leur tour vendaient les ouvrages aux directeurs. La loi de 1791 troublait ceux-ci dans leur usurpation, ils protestèrent violemment, et Gudin de La Brenellerie les compara spirituellement à cet Arabe qui se plaignit au cadi que les pèlerins se réunissaient en caravane, ce qui empêchait les hordes du désert de les détrousser. La loi du 24 juillet 1793 consacra enfin les droits des auteurs.

Beaucoup de comédiens restaient entachés d’aristocratie et regrettaient l’ancienne cour ; un coup si rude acheva de les exaspérer, et cette colère se traduisit par une sourde rancune qui devait leur porter malheur. C’est ainsi, ce sera toujours ainsi : à l’heure où s’accomplit un progrès, quelques hommes souffrent, tombent, quelques intérêts pâtissent ; l’injustice elle-même, sanctionnée par la prescription du temps, emprunte la voix, les argumens, la conviction du droit. Ces hommes dépossédés traînent un cortège de cliens plus dignes de pitié qu’eux-mêmes, ces intérêts sacrifiés ont groupé un réseau d’autres intérêts qui semblent respectables, ces privilèges servent parfois, terrible ironie de la morale, à jeter des semences de bonté, d’harmonie, de générosité. La féodalité, qui fit serfs l’homme et la terre, créa ces monnaies idéales, la chevalerie, le culte de l’honneur, les croisades ; des tyrannies violentes ont favorisé l’éclosion d’admirables chefs-d’œuvre ; le droit d’aînesse, les majorats, les substitutions, les corporations, maintenaient dans des cadres étroits, mais solides, l’ancienne société. Il semble qu’un génie malin se complaise à perpétuer la confusion des âmes, le brouillard des esprits, à accumuler montagnes et abîmes entre les effets et les causes, en imprimant aux lois de l’homme des résultats inattendus. Tant d’incertitude devrait inspirer quelque modestie aux esprits absolus, nous rendre tolérans envers ceux qui défendent des dogmes, des institutions surannés. Cependant, au milieu des noirs nuages et de la tempête, un phare est apparu, dont la tremblante lumière nous guide vers la vérité, au moins vers des vérités meilleures que l’antique erreur : depuis 1789, un principe nouveau s’affirme dans le monde, la liberté, la justice, mais cette liberté, cette justice, qui profitent au grand nombre, le droit aux plus faibles de se faire entendre, de revendiquer leur part de bonheur, la pitié des destinées humaines, et cette inquiétude de l’infini qui, pour beaucoup de nobles âmes, remplace les symboles un peu décolorés des religions positives.


VICTOR DU BLED.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1892.
  2. Né en 1640, mort en 1688, Dominique, au dire de Saint-Simon lui-même, était instruit, spirituel, et, par son tact modeste, il avait gagné l’amitié du président de Harlay. Assistant un soir au souper de Louis XIV, il contemplait, non sans envie, deux perdrix succulentes servies sur un plat d’or. Le roi s’en aperçut, et s’adressant à l’officier de bouche : « Que l’on donne ce plat à Dominique. — Quoi, sire ! et les perdrix aussi ? interrogea le comédien. — Et les perdrix aussi, reprit le roi en souriant.
  3. Les principaux théâtres forains fuient l’Opéra-Comique, l’Ambigu-Comique, le Théâtre des Associés, les Variétés-Amusantes, les Ombres-Chinoises, les Petits Comédiens de Mgr le comte de Beaujolais, les Délassemens-Comiques.
  4. Emile Campardon, les Spectacles de la foire, t. II, p. 245 et suivantes.
  5. Grimm, t. XII, p. 253.
  6. Jules Bonnassies, la Comédie française et les auteurs de province ; les Auteurs dramatiques et les Théâtres de province. — Des Essarts, les Trois Théâtres de Paris.
  7. « Comment la comédie s’y prend-elle pour recevoir tant de mauvaises pièces ? demandait la reine à Lekain. — Madame, répondit-il, c’est le secret de la comédie. » — On publia une caricature où l’aréopage comique était figure sous l’aspect de bûches en coiffures et en perruques.
  8. Cailhava nous conte de façon fort piquante l’histoire d’un manuscrit tombé de cascade en cascade chez un acteur. Il va pour le retirer, ne trouve point son homme, mais une grosse cuisinière, assise sous la porte cochère dans son fauteuil à bras, qui tout en épluchant ses épinards, l’interroge : « N’êtes-vous pas un poète ! — Hélas ! oui ! — Ne venez-vous pas chercher une pièce ? Attendez ! » — Là-dessus, elle fouille dans le tas d’herbes, en tire le manuscrit et le remet à l’auteur.
  9. L’acteur Sarrazin jouait le rôle de Brutus, et comme il mettait peu de fermeté, de grandeur dans son invocation au dieu Mars, Voltaire le gourmanda vivement : — « Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls de Rome, et qu’il ne faut point parler au dieu Mars comme si vous disiez : — Ah ! bonne Vierge, faites-moi gagner un lot de cent francs à la loterie ! » — Une autre fois, il apostropha le comédien Legrand qui rendait assez platement le personnage d’Omar : — « Oui, oui, Mahomet arrive ! » C’est comme si l’on disait : « Rangez-vous, voilà la vache ! »
  10. Compte-rendu de l’affaire des auteurs dramatiques et des comédiens français, publié en 1780.
  11. Roscius recevait 900 francs par jour du trésor public. — Les comédiens donnent de temps en temps une représentation gratuite : le spectacle commence à midi ; charbonniers et poissardes occupent les deux balcons, les premiers sont du côté du roi, les dames du côté de la reine ; et Mercier, dans son Tableau de Paris, constate qu’ils applaudissent aux beaux endroits, tout comme l’assemblée la plus huppée. Après la pièce, acteurs et spectateurs fraternisent, dansent ensemble, et les comédiens jouent le parfait contentement, car il s’agit pour eux de se rendre ou de rester populaires.
  12. Voir sur Mercier : le Prince de Ligne et ses contemporains, 2e édition ; Calmann Lévy. Le célèbre excentrique était partisan du parterre debout et s’indignait fort qu’on l’eût fait asseoir. Depuis, disait-il, « il est tombé en léthargie. La communication des idées et des sentimens ne se fait plus sentir. L’électricité est rompue depuis que les banquettes ne permettent plus aux têtes de se toucher et de se mêler. Aujourd’hui le calme, le silence, l’improbation froide, ont succédé au tumulte. »
  13. Adolphe Jullien, les Spectateurs sur le théâtre ; Détaille, 1875 ; — Crébillon, Lettre sur les spectacles ; — Victor Fournel, Curiosités théâtrales ; — Grimm, Collé, Bachaumont, La Harpe, etc.
  14. Les Causeurs de la Révolution, 1 vol. in-18 ; Calmann Lévy, 2e édition.
  15. Dans sa correspondance, Favart raconte un trait de Mlle Collet, lorsqu’elle débuta à la Comédie-Italienne. Piquée de la préférence que témoignait M. de La Ferté, intendant des Menus, à Mlle Lafond, elle va le trouver et lui tient ce langage : « Je sais, monsieur, que vous avez des bontés pour Mlle Lafond, parce qu’elle en a pour vous. Tout le monde dit que vous voulez me nuire, parce que je n’ai pas voulu, mais ce sont de vilains propos. Vous savez bien, monsieur, que cela n’est pas vrai, et que, si vous m’aviez fait l’honneur de me demander quelque chose, je suis trop attachée à mes devoirs et trop honnête fille pour avoir osé prendre la liberté de vous refuser. »
  16. Voici quelques-unes de ses maximes culinaires : — « Que le gigot soit attendu comme un premier rendez-vous d’amour, mortifié comme un menteur pris sur le fait, doré comme une jeune Allemande et sanglant comme un Caraïbe. — Une bonne cuisine est l’engrais d’une conscience pure. — N’oubliez jamais que le faisan doit être attendu comme la pension d’un homme de lettres qui n’a jamais fait d’épîtres aux ministres et de madrigaux à leurs maîtresses. »
  17. Detcheverry, Histoire des théâtres de Bordeaux.
  18. Brizard avait naturellement des cheveux gris qui lui permirent à trente ans de se charger des rôles de vieillard dans les tragédies : il est comme Samson, observait malignement d’Alembert, toute sa force est dans ses cheveux.
  19. On imagina un chapeau à la Raucourt, ayant la forme d’un panier percé, et les plus honnêtes femmes s’empressèrent de l’adopter.
  20. Le roi, après une représentation à la cour, lui ayant accordé une pension de quinze cents livres : « Je l’accepte, dit-elle à ses amis, à cause de la main dont elle vient, car c’est une goutte d’eau dans la mer ; c’est à peine de quoi payer le moucheur de chandelles de mon théâtre. »
  21. Elle avait inspiré un sentiment très vif à milord Albemarle ; un soir qu’elle regardait une étoile avec beaucoup d’attention : « Ne la regardez pas tant, supplia-t-il, je ne puis vous la donner. »
  22. Mémoires de Cheverny, de Marmontel, de Mme d’Épinay.
  23. Lorsque le jeune Vestris débuta, le diou de la danse, vêtu du plus riche et du plus sévère costume de cour, l’épée au côté, le chapeau sous le bras, se présenta avec son fils sur le bord de la scène ; et, après avoir adressé au parterre des paroles pleines de dignité sur la sublimité de son art et les nobles espérances que donnait l’auguste héritier de son nom, il se tourna d’un air imposant vers le jeune candidat et lui dit : « Allons, mon fils, montrez votre talent au public, votre père vous regarde. » Grimm prétend aussi qu’un peu ému des dépenses exagérées de ce fils, il lui adressa ce reproche : « Souvenez-vous, Auguste, que je ne veux pas de Guéménée dans ma famille. » Voir, dans les Mémoires (apocryphes) de la marquise de Créqui, le récit d’une leçon de révérence donnée par Vestris au prince de La Marck, t. IV, p. 141.
  24. Le public ne gardait pas longtemps rancune à ses favoris : Mlle Laguerre, s’étant présentée dans un état voisin de l’ivresse, passe deux jours en prison, en sort pour chanter Iphigénie, est accueillie par des bravos chaleureux. « J’ai connu une dame moins indulgente, observe malicieusement Grimm. On louait beaucoup devant elle un célèbre virtuose. — Oui, dit-elle, belle voix, mais mauvais cœur. Mon frère le cardinal l’a fait eunuque, et il n’en a jamais eu la moindre reconnaissance. »
  25. De Goncourt, la Saint-Huberty, in-12 ; Dentu. — Levacher de Chamois, Recherches sur les costumes et les théâtres.
  26. Correspondance de l’abbé Galiani, éditée par Lucien Perey et Gaston Maugras, t. II, p. 25 et suiv. ; — Jullien, Histoire du costume au théâtre ; — Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire ; — Annales dramatiques, Anecdotes dramatiques, Dictionnaire des théâtres ; — Barrière, Mémoires des comédiens : — Souvenirs de Mme Vigée-Lebrun, de Louise Fusil ; — Œuvres de Brifaut ; — Hérault de Séchelles ; Voyage à Montbar ; — Mémoires de Marmontel, Fleury, Bachaumont, Collé, Grimm, etc. — Mémoires sur Talma, par Regnault-Warin.
  27. Mémoires de Molé, Préville, Lekain, Goldoni. — Quelques réflexions sur Lekain et sur l’art théâtral, par Talma ; — Biographie Michaud ; — Mémoire de la vie de David Garrick, par Thomas Davies, 2 vol. ; Vie de Garrick, par Arthur Murphy, 2 vol. in-8o. L’engouement du public anglais pour Garrick prit le nom de « fièvre de Garrick. »
  28. Monvel était petit, grêle, fluet, maigre à faire pitié ; il ressemblait, dit Clairon, à un amant à qui l’on a toujours envie de donner à manger. Lekain lui reprochait de trop détailler ses rôles, de dépecer les plus belles périodes pour en faire de la prose de conversation, et, dans son amour de la dignité tragique, il appelait cela du pathétique bourgeois, du naturel affecté. Voir sur Larive et Monvel : Mercure de France, années 1770-1781 ; Journal de Paris, 1781 ; Mémoires de l’Institut, 1798 ; Quérard, la France littéraire ; Grimm, Adolphe Jullien, Vigée-Lebrun, Louise Fusil, de Goncourt.
  29. Préville, né en 1721, mort en 1799 ; — Mole, 1734-1802 ; — Fleury, 1750-1824 ; — Correspondance de La Harpe ; Journal des théâtres ; le Censeur des théâtres ; Etienne et Martinville, Histoire du théâtre français ; Œuvres du vicomte de Ségur.
  30. Il n’est pas question de présenter ici, même en résumé, la vie des comédiens avant la révolution, mais d’esquisser leur physionomie générale, les traits principaux qui touchent l’histoire sociale de cette époque : aussi le nom d’un grand nombre d’acteurs, d’actrices de talent se trouve à peine prononcé, et sans doute, Brizard, Grandval, Belcour, Lanoue, Aufresne, Doligny, Sophie Arnould, Laruette, Armand, Sarrazin, Contat, cent autres mériteraient une étude attentive ; tel encore ce Dazincourt qui donna des leçons de déclamation à Marie-Antoinette, fut directeur des spectacles sous Napoléon, que Préville définissait ainsi à cause de son jeu plus sage que brillant : « C’est un bon comique, plaisanterie à part. » Les comédiens n’ont, en général, que la moindre part aux mémoires qui portent leur nom ; de véritables gens de lettres les inventent, les mettent en français, ou arrangent les notes plus ou moins informes qu’ils ont laissées : tels les Mémoires de Dazincourt, Dumesnil, Préville, Molé, Fleury, etc.
  31. Molé est malade, disait-on au marquis de Bièvre. « Quelle fatalité (fat alité) ! » s’écria celui-ci. Le marquis lui avait abandonné ses droits d’auteur dans le Séducteur, et un jour qu’il s’excusait de l’avoir joué faiblement, parce qu’il était enroué, M. de Bièvre répondit qu’il n’avait jamais été mieux dans son rôle.
  32. Garrick causait un jour avec Molé de la difficulté de paraître sur la scène homme de bonne compagnie et ivre. Molé voulut lui faire voir comment il s’en tirait dans un de ses rôles de jeune marquis. « À merveille, opina Garrick, mais avinés plus vos jambes, et moins votre buste et votre tête. L’ivresse du peuple est dans tout son corps, parce qu’il s’abandonne entièrement au vin ; un homme élégant, un marquis, ne lui abandonne jamais son élégance. Voyez le Bacchus de Michel-Ange : le demi-dieu est ivre aussi, il sourit à la liqueur dont la coupe semble aussi lui sourire ; mais il est debout ; il est droit ; on ne soupçonne l’ivresse que par les flexions légères de ses jambes, seules parties de son corps par lesquelles le demi-dieu, devenu dieu dans l’ivresse, touche à la terre. » (Garat, Mémoires historiques, t. II, p. 130.)
  33. « S’il y a un Dieu, s’écriait Monvel en 1793 à Saint-Sulpice, je lui donne un quart d’heure, montre en main, pour me foudroyer. »
  34. M. Delaunay m’a gracieusement donné connaissance de cette lettre.