Comédie humaine - Répertoire/INTRODUCTION


INTRODUCTION


Êtes-vous balzacien déterminé — comme disait déjà le Gautier des Jeune France, au lendemain de l’apparition de cette épopée rabelaisienne et mystique, la Peau de chagrin ? Avez-vous éprouvé, en lisant au collège et clandestinement quelque tome dépareillé de la Comédie humaine, une sorte d’exaltation qu’aucun livre ne vous avait procurée auparavant, que bien peu vous ont procurée depuis ? Avez-vous rêvé, à cet âge où l’on vendange à l’avance tous les fruits de l’arbre de la vie — encore à fleurir, — oui, avez-vous rêvé d’être Daniel d’Arthez et de vous couvrir de gloire à force d’œuvres, pour être consolé un jour de toutes les tristesses d’une jeunesse pauvre par la sublime Diane, duchesse de Maufrigneuse, princesse de Cadignan ? Ou bien, plus ambitieux et moins littéraire, avez-vous souhaité de voir, nouveau Rastignac, les portes de la haute vie ouvertes devant vos convoitises par la clef d’or suspendue au bracelet de Delphine de Nucingen ? Romanesque, avez-vous soupiré vers l’angélique tendresse d’une Henriette de Mortsauf et savouré en songe les innocentes émotions des bouquets cueillis, des chagrins écoutés, des serrements de main furtifs, au bord d’une rivière étroite, et bleue et lente, dans une vallée dont votre amie serait comme le lys candide et frémissant, l’idéale, la chaste fleur ? Mélancolique, avez-vous caressé la chimère, pour les heures sombres de la vieillesse commençante, d’une amitié pareille à celle dont le brave Schmucke enveloppe jusqu’aux manies de son pauvre Pons ? Avez-vous cru au souverain pouvoir des associations secrètes et délibéré avec vous-même lequel, parmi vos compagnons, serait digne d’entrer dans les Treize ? La carte de France vous est-elle apparue, distribuée en autant de districts que la Comédie humaine compte de romans ? Tours vous a-t-il représenté Birotteau, la Gamard et le formidable abbé Troubert ; Douai Claës ; Limoges madame Graslin ; Besançon Savarus et son amour trompé ; Angoulême Rubempré ; Sancerre madame de la Baudraye ; Alençon cette touchante vieille fille, si naïve, et à qui son oncle, l’abbé de Sponde, disait avec une ironie douce : « Tu as trop d’esprit, il n’en faut pas tant pour être heureuse ? » Ô sortilège du plus prodigieux magicien de lettres qui se soit rencontré depuis Shakspeare ! Si vous avez subi ses enchantements, ne fût-ce qu’une heure, voici un livre qui vous ravira, un livre qui aurait ravi Balzac lui-même, — Balzac plus dupe de son œuvre que ses plus fanatiques lecteurs et dont le rêve était de faire concurrence à l’état civil. Ce volume, de près de 600 pages, c’est en effet l’état civil de tous les personnages de la Comédie humaine, de quoi retrouver, détail à détail, les moindres aventures des héros qui passent et repassent à travers ces cinquante romans, de quoi vous rendre en une minute les émotions jadis ressenties par la lecture de tel ou tel de ces chefs-d’œuvre. Plus modestement, c’est une espèce de table des matières d’un ordre unique ; une table des matières vivante !

Bien des balzaciens l’ont rêvée, la constitution de cet état civil. J’en ai connu, pour ma part, cinq ou six qui avaient commencé ce singulier travail. Pour ne citer que deux noms entre plusieurs autres, l’idée de ce Vapereau fantaisiste avait traversé la tête du subtil et délicat observateur, M. Henri Meilhac, et celle de ce criminaliste en feuilletons, Émile Gaboriau. Je crois bien, moi-même, avoir, parmi les papiers de ma dix-huitième année, quelques feuillets couverts de notes prises à la même intention. Mais le travail était trop considérable. Il y fallait une patience infinie jointe à une inextinguible ardeur d’enthousiasme. Les deux fidèles du Maître qui se sont réunis pour lui élever ce monument n’auraient peut-être pas surmonté les difficultés de cette entreprise, s’ils ne s’étaient appuyés l’un sur l’autre, apportant à l’œuvre commune, M. Christophe sa minutieuse méthode, M. Cerfberr son implacable mémoire, sa foi passionnée dans le génie du grand Honoré, une foi à transporter sans faiblir des montagnes de documents. Il y aurait un joli chapitre de reportage littéraire à écrire sur l’histoire de cette collaboration. Chapitre mélancolique, car il s’y rattache le souvenir du charmant homme qui, le premier, rapprocha MM. Cerfberr et Christophe, et qui depuis est mort bien tristement ! Il s’appelait Albert Allenet et rédigeait en chef une vaillante petite revue, la Jeune France, qu’il trouva le moyen de soutenir pendant des années avec une persévérance digne d’un des hommes d’affaires de la Comédie humaine. Je le vois encore fébrile, usé, mais avec son visage toujours animé par la passion, m’accostant dans un couloir de théâtre pour me parler du projet formé par M. Cerfberr, et presque aussitôt nous découvrions que le même projet avait été conçu par M. Christophe. Ce dernier avait déjà organisé tout un casier de fiches, étiquetées et classées avec les noms des personnages de Balzac. Quand deux hommes se rencontrent dans une même entreprise de collectionneurs, il ne leur reste qu’à se haïr ou à mettre en commun leur effort. Grâce à l’excellent Allenet, les deux balzaciens profès s’entendirent à merveille. Pauvre Allenet ! Nous le conduisîmes peu de temps après au cimetière, par un triste après-midi de fin d’automne, nous tous qui l’avions connu et aimé. Il est mort aussi, l’autre balzacien qui s’était tant intéressé à cette œuvre, et pour qui la Comédie humaine était une pensée unique, Honoré Granoux. C’était un négociant de Marseille, d’aspect un peu chétif et déjà bien souffrant, lorsque je l’ai connu ; mais il revivait en parlant de Balzac ; et avec quelle vénération mystérieuse de conspirateur il prononçait ces mots : « le Vicomte »…, désignant par là, pour les initiés suprêmes en Balzacolâtrie, l’incomparable bibliophile auquel nous devons l’histoire des œuvres du romancier, M. de Spoelberch de Lovenjoul ! « Le Vicomte approuvera ou désapprouvera… », c’était la formule absolue pour Granoux qui s’était, lui, consacré à l’immense travail de réunir les moindres articles publiés sur Balzac depuis les débuts de l’écrivain. Et, voyez quelle fascination ce diable d’homme — comme Théophile Gautier disait encore — exerce sur ses disciples, je me rends bien compte que ces petits détails de manie balzacienne vont faire sourire le lecteur. Quant à moi, je les ai trouvés et je les trouve encore aussi naturels que le mot de Balzac à Jules Sandeau qui lui parlait d’une sœur malade : « Revenons à la réalité. Qui va épouser Eugénie Grandet ? »

La fascination ! c’est le seul mot qui convienne pour caractériser la sorte d’influence que Balzac exerce sur ceux qui le goûtent vraiment, et ce n’est pas d’aujourd’hui que date ce phénomène. Vallès le signalait, voici des années déjà, dans une page éloquente des Réfractaires sur les victimes du livre. Sainte-Beuve, peu suspect de partialité à l’égard du rédacteur en chef de la Revue parisienne, raconte une anecdote plus étrange et plus significative que toutes les autres. À un moment, toute une société réunie à Venise, et des plus aristocratiques, s’avisa de distribuer entre ses membres différents rôles tirés de la Comédie humaine, et certains de ces rôles, ajoute mystérieusement le critique, furent bel et bien poussés jusqu’au bout. — Expérience dangereuse, car on sait que les héros et les héroïnes de Balzac côtoient souvent les plus dangereux abîmes de l’Enfer social. Cela se passait aux environs de 1840. Nous sommes en 1887, et il s’en faut que le sortilège soit épuisé. L’ouvrage auquel ces notes servent d’introduction en est la preuve. Même, on a remarqué que les hommes de Balzac, tant dans la littérature que dans la vie, sont apparus, surtout après la mort du romancier. Balzac semble avoir moins observé la société de son époque qu’il n’a contribué à en former une. Tel ou tel de ses personnages était plus vrai en 1860 qu’en 1835. Lorsqu’il s’agit d’un phénomène de cette donnée et de cette intensité, il ne suffit point de prononcer les mots d’engouement, de vogue et de manie. La séduction d’un auteur devient un fait psychologique d’une importance capitale et que l’analyse doit expliquer. Je crois voir deux raisons à cette force particulière du génie de Balzac. L’une réside dans le caractère spécial de sa vision, l’autre dans la portée philosophique qu’il a su donner à toute son œuvre. — Ce que fut cette vision, ce répertoire suffirait seul à le montrer. Feuilletez-le au hasard, et calculez la quantité de faits imaginés que supposent ces deux mille biographies, toutes individuelles, toutes distinctes, et la plupart complètes, c’est-à-dire prenant le personnage à sa naissance pour ne le quitter qu’à sa mort. Balzac ne sait pas seulement cette date de naissance ou de mort, il sait aussi quel était à cette époque l’esprit du pays, de la province, du métier auquel l’homme appartenait. Il s’est renseigné sur le taux de la rente et les conditions de la culture. Il n’ignore pas que Grandet n’a pu faire fortune par les mêmes procédés que Gobseck, son rival en avarice, ni Ferdinand du Tillet, ce chacal, avec la même largeur de moyens que cet éléphant de Nucingen. Il a constaté et il a mesuré le rapport exact du personnage à son milieu, de même qu’il a constaté et mesuré les attaches de ses différents personnages entre eux ; si bien que chacun des individus se trouve constitué séparément dans ses réalités personnelles et sociales, et qu’il en est de chaque famille comme de chaque individu. C’est le squelette de ces individus et de ces familles que vous contemplerez mis à nu dans ces notes de MM. Cerfberr et Christophe ; mais cet établissement de faits reliés ainsi les uns aux autres par une logique égale à celle de la vie est le moindre effort du génie de Balzac. Un extrait de naissance, un contrat de mariage, un état de fortune représentent-ils une personne ? Évidemment non. Il y manque comme à une ossature la chair et le sang, les muscles et les nerfs. Au regard de Balzac, ces faits énumérés s’animent ; à cette vue circonstanciée des conditions de l’existence des êtres, se surajoute une vue égale de ces êtres eux-mêmes. Et d’abord il les connaît physiologiquement. L’histoire de leur machine corporelle n’a pas de mystères pour lui. Sur la goutte de Birotteau, sur la névrose de M. de Mortsauf, sur la maladie de peau de Fraisier, sur les causes profondes de la possession de Rouget par Flore, sur la catalepsie de Louis Lambert, il est informé comme un médecin, et il est informé comme un confesseur sur le mécanisme spirituel à qui cette machine animale sert de support. Les plus menues faiblesses de conscience lui sont perceptibles. Depuis la portière Cibot jusqu’à la marquise d’Espard, aucune de ses femmes n’a une mauvaise pensée qu’il ne pénètre. Avec quel art, comparable à celui de Stendhal, de Laclos, et des analystes les plus subtils, il marque, dans les Secrets de la princesse de Cadignan, le passage de la comédie à la sincérité ! Il sait quand un sentiment est simple et quand il est compliqué, quand le cœur est dupe de l’esprit, et quand il l’est des sens. Avec cela, il entend parler ses personnages, il distingue leur voix, et nous la distinguons nous-mêmes dans le dialogue. Le grondement de Vautrin, le sifflement de la Gamard, la mélodie de madame de Mortsauf nous restent dans les oreilles. Car une telle intensité d’évocation est communicative comme un enthousiasme et comme une panique. Les témoignages abondent, qui nous prouvent que, chez Balzac, cette évocation s’accomplissait comme chez les mystiques, en l’affranchissant pour ainsi dire des lois ordinaires de la vie. Voici dans quels termes M. le docteur Fournier, le maire actuel de Tours, raconte les séances de travail du romancier, d’après les confidences d’un domestique du château de Saché : « Parfois il se renfermait dans sa chambre, et il y restait plusieurs jours. C’est alors que, plongé dans une sorte d’extase et armé d’une plume de corbeau, il écrivait nuit et jour, s’abstenant de nourriture et se contentant de décoctions de café qu’il préparait lui-même[1]. » Dans le début de Facino Cane, ce phénomène se trouve ainsi décrit : « Chez moi, l’observation était dès ma jeunesse devenue intuitive. Elle pénétrait l’âme sans négliger le corps, ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au delà. Elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur lequel elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui, comme le derviche des Mille et une nuits prenait l’âme et le corps des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles… » Et il ajoute, après s’être décrit en train de suivre dans la rue un ouvrier et sa femme. « Je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le rêve d’un homme éveillé. » Un jour qu’il regardait avec un de ses amis un loqueteux qui passait sur le boulevard, l’ami vit avec stupeur Balzac toucher de la main sa propre manche : il venait d’y sentir la déchirure qui bâillait au coude du mendiant. Avais-je tort de rapprocher cette sorte d’imagination de celle que l’on observe chez les extatiques de l’ordre religieux ? Avec un don pareil, Balzac pouvait n’être, comme Edgar Poë, qu’un donneur de cauchemars. Il fut préservé du fantastique par un autre don qui semble contradictoire avec le premier. Ce visionnaire fut en effet un philosophe, c’est-à-dire un amateur et un manieur d’idées générales. La preuve en est dans sa biographie, qui nous le montre plongé, durant ses années de collège, à Vendôme, comme en une folie de lectures abstraites. Toute la bibliothèque de théologiens et de mystiques qui se trouvait dans la vieille maison d’oratoriens fut absorbée par l’enfant, au point qu’on dut le retirer de l’école, malade, le cerveau presque abêti par cet étrange opium. L’histoire de Louis Lambert est la monographie de sa propre intelligence. Durant sa jeunesse et dans les moments arrachés au métier, de quoi s’occupait-il ? D’idées générales encore. On le voit s’intéresser à la querelle de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, s’inquiéter de l’hypothèse de l’unité de création, reprendre les mystiques encore, et, de fait, ses romans débordent de théories. Pas un de ses ouvrages, d’où l’on ne puisse extraire des pensées abstraites, par centaines. S’il décrit, comme dans le Curé de Tours, les infortunes d’un vieux prêtre célibataire, il en profite pour esquisser une théorie sur le développement de la sensibilité, et une théorie sur l’avenir de l’Église catholique. S’il décrit, comme dans la Maison Nucingen, une scène de souper entre des Parisiens blasés, il y introduit une philosophie du crédit, des rapports de la banque et des pouvoirs publics, — que sais-je ? Parlant de son Daniel d’Arthez, celui de ses héros, avec Albert Savarus et Raphaël, qui lui ressemble le plus, il écrit : « Daniel n’admettait pas le talent hors ligne sans de profondes connaissances métaphysiques. Il procédait en ce moment au dépouillement de toutes les richesses philosophiques des temps anciens et modernes pour se les assimiler. Il voulait, comme Molière, être un profond philosophe, avant de faire des comédies. » Certains lecteurs estiment même que la philosophie surabonde chez Balzac, que le trop-plein des hypothèses générales y déborde, et que ses romans foisonnent en digressions. Quoi qu’il en soit, il paraît indiscutable que ce fut là sa faculté maîtresse, la vertu et le vice de sa pensée. Voyons maintenant par quel détour singulier ce pouvoir de généralisation, le plus opposé, prétendrait-on, au pouvoir créateur, a augmenté en lui la faculté du visionnaire poétique.

Il importe de remarquer tout d’abord que ce pouvoir de visionnaire ne put guère s’exercer directement. Balzac n’a pas eu le temps de vivre. La liste de ses ouvrages, année par année, dressée par sa sœur, démontre que, depuis son entrée dans la renommée jusqu’à sa mort, il ne prit jamais le loisir de se reposer, de regarder autour de lui, d’étudier les hommes, ainsi que le firent Molière et Saint-Simon, par un contact quotidien et familier. Il coupait son existence en deux, écrivant la nuit, dormant le jour, n’ayant souvent pas une heure à donner aux visites, à la promenade, à l’amour. Il ne l’admettait, d’ailleurs, ce troublant amour, qu’à distance et par lettres, — « parce que cela forme le style » ! C’est en tout cas celui qu’il a le plus complaisamment pratiqué — exception soit faite pour les mystérieuses intrigues dont sa correspondance a laissé la trace. Tout jeune, ç’avait été le même système de travail forcé, en sorte que l’expérience de ce maître de la littérature exacte fut réduite à un minimum ; mais ce minimum lui suffit, précisément à cause du don philosophique qu’il possédait à un si haut degré. À ce faible nombre de données positives fournies par l’observation, il appliqua une analyse si intuitive, qu’il découvrit, derrière ces menus faits ramassés en médiocre quantité, les forces profondes, les génératrices, si l’on peut dire. Il a lui-même, et toujours à propos de Daniel d’Arthez, décrit d’un trait la méthode de ce travail analytique et généralisateur. Il l’appelle une « pénétration rétrospective ». Vraisemblablement, il s’emparait des données de l’expérience et les jetait comme dans un creuset de rêveries. Grâce à une alchimie assez analogue au procédé de Cuvier, le plus petit détail lui permettait de reconstituer tout un tempérament, et un individu toute une classe ; mais, dans ce travail de reconstitution, ce qui le guidait, c’était toujours et partout ce procédé habituel aux philosophes : la recherche et la vue des causes.

C’est grâce à cette recherche que ce songeur a défini presque tous les grands principes des modifications psychologiques propres à notre temps. Il a vu nettement, et tandis que la démocratie s’installait chez nous sur les ruines de l’ancien régime, les nouveautés de sentiments que les transferts des classes les unes dans les autres allaient produire. Il a compris toutes les complications de cœur et d’esprit de la femme moderne par une intuition des lois qui sont imposées à son développement. Il a deviné la transformation de l’existence des artistes consécutive à la métamorphose de la situation nationale, et, encore aujourd’hui, le tableau qu’il a tracé du journalisme dans les Illusions perdues demeure d’une vérité stricte. Il me semble que ce même pouvoir de vision des causes, qui a fait la richesse d’idées de son œuvre, en fait la magie. Tandis que les autres romanciers nous décrivent l’humanité par le dehors, il nous la montre, lui, à la fois par ce dehors et par le dedans. Les personnages qui jaillissent de son cerveau sont soutenus et portés par les mêmes vagues sociales qui nous soutiennent et nous portent. Les faits générateurs qui les ont créés sont ceux qui continuent à fonctionner autour de nous. Si beaucoup de jeunes gens se sont proposé comme modèle un Rastignac par exemple, c’est que les passions dont cet ambitieux pauvre est consumé sont celles que notre âge d’effrénées convoitises multiplie autour de la jeunesse déshéritée. Ajoutez à cela que Balzac ne s’est pas contenté de montrer les sources fécondes de l’âme moderne, mais qu’il les a montrées sous la lumière de la plus ardente imagination qui fût jamais. Par une rencontre bien rare, ce philosophe était aussi un homme pareil aux conteurs d’Orient, à qui la solitude, la surexcitation du travail nocturne avaient communiqué une brillante et continue hallucination. Il a su faire partager cette fièvre à ses lecteurs et les plonger dans une sorte de pays des Mille et Une Nuits où toutes les passions, tous les besoins de la réalité apparaissent, mais amplifiés jusqu’à la fantasmagorie, ainsi que dans les cauchemars du laudanum et du hachisch. Comment ne pas comprendre que, pour certains lecteurs, ce monde de Balzac ait été plus vivant que l’autre, et, par suite, ait modelé leur activité à sa ressemblance ? Il est possible qu’aujourd’hui ce phénomène devienne plus rare, et que Balzac, admiré autant, n’exerce plus la même influence fascinatrice. Cela tient à ce que les grandes causes sociales qu’il a définies ont presque achevé leur œuvre. D’autres forces modifient les générations nouvelles et les préparent à d’autres nuances de sensibilité. Il n’en reste pas moins acquis que, pour mieux pénétrer toute la portion centrale du dix-neuvième siècle français, il faut lire et relire la Comédie humaine ; et nous devons un remerciement à MM. Cerfberr et Christophe pour ce répertoire. Grâce à eux, nous marcherons plus aisément à travers les longues galeries peintes à fresque de ce palais énorme — et inachevé, puisqu’il y manque ces scènes de la vie militaire dont les titres font rêver : À marches forcées ; La Bataille d’Austerlitz ; Après Dresde… Certes la Guerre et la Paix de Tolstoï est un admirable livre, mais comment ne pas regretter la peinture de la Grande Armée et de notre grand Empereur par Balzac, notre Napoléon littéraire ?

Paul Bourget
  1. Brochure de M. le docteur Fournier sur la statue de Balzac, cette statue à l’œuvre de laquelle s’est voué si ardemment M. Henry Renault, — un autre dévot qui avait fondé le Balzac. — On trouve dans cette brochure un bien curieux portrait de Balzac, d’après une sépia de Louis Boulanger, qui appartient à M. le baron Larrey.