Colloque Sentimental entre Émile Zola et Fagus/XCVII

Société libre d’édition des gens de lettres (p. 95-96).

XCVII


Si je ne me barbouille pas avec du blanc
Et du rouge et du bleu, je suis un monstre, v’lan !
Ah, tenez ! vous êtes à conserver sous cloche !
N’est-ce pas déjà trop, poète va nu-pieds,
Ignorant ce que c’est qu’avoir vingt sous en poche
Que j’accepte le risque d’être estropié
Ou tué par des gens qui ne m’ont nulle haine
Et que je ne hais point, les ayant jamais vus,
En veillant sur l’intégrité du bas de laine
De toi, rentier qui me méprises, sac d’écus
Dont la patrie est le guichet d’où pleut la rente ?
Où de toi, paysan tordu, prêt à lécher
Comme naguère et jadis, la botte sanglante
D’un hussard blanc, pour quelques liards à empocher,
Pourvu que l’ennemi ne touche pas ta terre
Ou bien qu’il mette à sac la terre du voisin ?…
Oui, vous avez raison, patriotes austères,
Je trahis la patrie et suis son assassin :
Si j’étais un bon patriote, ma première
Entreprise serait de vous exterminer !
Vous avez fait de mon pays, cette lumière
Du monde, votre proie, et, vous la rançonnez
Et la mangez en chœur ! et ce n’est rien encore :
Vous l’avez avilie et roulée à l’égout !
Ô France ! oui tu fus ! tu fus l’auguste aurore

Des peuples ! maintenant tu n’es que leur dégoût !
Et par vous ! vous avez étranglé Poésie,
Art, noblesse de cœur, tout, macheurs de gros sous.
Et piétiné dessus avecque frénésie ;
Tout élan, votre fange ignoble l’a dissous !
Vous avez promulgué, biffant toute l’histoire,
Que la Patrie est un enclos de tant d’arpents,
Une bureaucratie à même un territoire
Où patinent sans fin vos appétits rampants !
Eh bien, entendez-moi : s’il est une Patrie,
C’est nous qui la faisons, artistes et penseurs,
Et cette morte sainte, hélas par vous flétrie,
Sans nous, ses respectueux ensevelisseurs,
Vous, grouillements de vers, votre atroce besogne
En ferait une immonde et navrante charogne !

30 mai 98.