Collection complète des œuvres de M. de Florian/Fables/3/Le Lièvre, ses amis et les deux chevreuils

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FABLE VI

Le Lièvre, ses amis & les deux chevreuils


 
Un lièvre de bon caractère
Vouloit avoir beaucoup d’amis.
Beaucoup ! me direz-vous, c’est une grande affaire,
Un seul est rare en ce pays.
J’en conviens ; mais mon lièvre avoit cette marotte,
Et ne savoit pas qu’Aristote
Disait aux jeunes Grecs, à son école admis :
« Mes amis, il n’est point d’amis. »
Sans cesse il s’occupoit d’obliger & de plaire ;
S’il passoit un lapin, d’un air doux & civil,
Vite il couroit à lui : « Mon cousin, disoit-il.
J’ai du beau serpolet tout près de ma tanière ;
De déjeuner chez moi faites-moi la faveur. »
S’il voyoit un cheval paître dans la campagne,
Il alloit l’aborder : « Peut-être monseigneur
A-t-il besoin de boire ; au pied de la montagne
Je connois un lac transparent
Qui n’est jamais ridé, par le moindre zéphyre :
Si monseigneur veut, dans l’instant
J’aurai l’honneur de l’y conduire. »


Ainsi, pour tous les animaux,
Cerfs, moutons, coursiers, daims, taureaux,
Complaisant, empressé, toujours rempli de zèle,
11 vouloit de chacun faire un ami fidèle,
Et s’en croyoit aimé parce qu’il les aimoit.
Certain jour que, tranquille en son gîte, il dormoit,
Le bruit du cor l’éveille, il décampe au plus vite ;
Quatre chiens s’élancent après,
Un maudit piqueur les excite,
Et voilà notre lièvre arpentant les guérets.
11 va, tourne, revient, aux mêmes lieux repasse,
Saute, franchit un long espace
Pour dévoyer les chiens, &, prompt comme l’éclair,
Gagne pays ; & puis s’arrête :
Assis, les deux pattes en l’air,
L’œil & l’oreille au guet, il élève la tête,
Cherchant s’il ne voit point quelqu’un de ses amis.
Il aperçoit dans des taillis
Un lapin que toujours il traita comme un frère ;
Il y court : « Par pitié, sauve-moi, lui dit-il,
Donne retraite à ma misère,
Ouvre-moi ton terrier ; tu vois l’affreux péril… »
« Ah ! que j’en suis fâché ! répond d’un air tranquille
Le lapin : je ne puis t’offrir mon logement,
Ma femme accouche en ce moment,


Sa famille & la mienne ont rempli mon asile ;
Je te plains bien sincèrement ;
Adieu, mon cher ami. » Cela dit, il s’échappe,
Et voici la meule qui jappe.
Le pauvre lièvre part. À quelques pas plus loin,
Il rencontre un taureau que, cent fois au besoin,
Il avoit obligé ; tendrement il le prie
D’arrêter un moment cette meute en furie
Qui de ses cornes aura peur.
« Hélas ! dit le taureau, ce seroit de grand cœur :
Mais des génisses la plus belle
Est seule dans ce bois, je l’entends qui m’appelle ;
Et tu ne voudrois pas retarder mon bonheur. »
Disant ces mots, il part. Notre lièvre hors d’haleine,
Implore vainement un daim, un cerf dix-cors,
Ses amis les plus sûrs ; ils l’écoutent à peine,
Tant ils ont peur du bruit des cors.
Le pauvre infortuné, sans force & sans courage,
Allait se rendre aux chiens, quand du milieu du bois
Deux chevreuils reposant sous le même feuillage,
Des chasseurs entendent la voix :
L’un d’eux se lève & part ; la meule sanguinaire
Quitte le lièvre & court après.
En vain le piqueur, en colère,
Crie & jure, & se fâche ; à travers les forêts


Le chevreuil emmène la chasse,
Va faire un long circuit, & revient au buisson
Où l’attendoit son compagnon,
Qui dans l’instant part à sa place.
Celui-ci fait de même ; & pendant tout le jour,
Les deux chevreuils, lancés & quittés tour à tour,
Fatiguent la meute obstinée.
Enfin les chasseurs, tout honteux,
Prennent le bon parti de retourner chez eux.
Déjà la retraite est sonnée,
Et les chevreuils rejoints. Le lièvre palpitant
S’approche, & leur raconte, en les félicitant,
Que ses nombreux amis, dans ce péril extrême,
L’avoient abandonné. Je n’en suis pas surpris,
Répond un des chevreuils : à quoi bon tant d"amis ?
Un seul suffit quand il nous aime.