Collection complète des œuvres de M. de Florian/Fables/3/Le Dervis, la Corneille et le Faucon
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FABLE XI
Le Dervis, la Corneille & le Faucon
Un de ces pieux solitaires
Qui, détachant leur cœur des choses d’ici-bas,
Font vœu de renoncer à des biens qu’ils n’ont pas,
Pour vivre du bien de leurs frères ;
Un dervis, en un mot, s’en alloit mendiant
Et priant,
Lorsque les cris plaintifs d’une jeune corneille,
Par des parents cruels laissée en son berceau,
Presque sans plume encor, vinrent à son oreille.
Notre dervis regarde, & voit le pauvre oiseau
Allongeant sur son nid sa tête demi-nue :
Dans l’instant, du haut de la nue,
Un faucon descend vers ce nid ;
Et le bec rempli de pâture,
Il apporte sa nourriture
À l’orpheline qui gémit.
O du puissant Allah providence adorable !
S’écria le dervis, plutôt qu’un innocent
Périsse sans secours, tu rends compatissant
Des oiseaux le moins pitoyable !
Et moi, fils du Très-Haut, je chercherois mon pain !
Non, par le prophète j’en jure,
Tranquille désormais, je remets mon destin
À celui qui prend soin de toute la nature.
Cela dit, le dervis couché tout de son long,
Se met à bayer aux corneilles,
De la création admire les merveilles,
De l’univers l’ordre profond.
Le soir vint ; notre solitaire
Eut un peu d’appétit en faisant sa prière :
Ce n’est rien, disoit-il, mon souper va venir.
Le souper ne vient point. Allons, il faut dormir,
Ce sera pour demain. Le lendemain, l’aurore
Parait, & point de déjeuner,
Ceci commence à l’étonner ;
Cependant il persiste encore,
Et croit à chaque instant voir venir son dîner.
Personne n’arrivoit ; la journée est finie,
Et le dervis à jeun voyoit d’un œil d’envie
Ce faucon qui venoit toujours
Nourrir sa pupille chérie.
Tout à coup il l’entend lui tenir ce discours :
Tant que vous n’avez pu, ma mie,
Pourvoir vous-même à vos besoins,
De vous j’ai pris de tendres soins ;
À présent que vous voilà grande,
Je ne reviendrai plus. Allah nous recommande
Les foibles & les malheureux ;
Mais être foible, ou paresseux,
C’est une grande différence.
Nous ne recevons l’existence
Qu’afin de travailler pour nous & pour autrui.
De ce devoir sacré quiconque se dispense,
Est puni de la Providence
Par le besoin ou par l’ennui.
Le faucon dit & part. Touché de ce langage,
Le dervis, converti, reconnoît son erreur,
Et, gagnant le premier village,
Se fait valet de laboureur.