Coligny (A. Laugel)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 656-680).
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COLIGNY

I.
LA PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION EN FRANCE.

Gaspard de Coligny, amiral de France, par M. le comte Jules Delaborde, 3 vol. Paris, 1882; Fischbacher.


Quand j’entends accuser le peuple français de légèreté, je pense involontairement à deux hommes, à Calvin, à Coligny. Il y a dans l’histoire de l’humanité peu de figures plus sérieuses, plus austères. Calvin et Coligny ont bu tous deux aux mêmes sources du pur évangile, ils ont eu les mêmes ambitions, les mêmes pensées, ils ont servi sous des costumes différens un maître plus puissant que tous les rois de la terre. Le théologien, sorti de l’ombre de la cathédrale de Noyon, Picard raisonneur et subtil, logicien sans merci, fut le guide spirituel de l’homme d’épée qui, par la puissance de son caractère bien plus que par la grandeur de sa maison, ou même par sa valeur guerrière, se fit bientôt reconnaître de tous comme le bras armé de la réforme française. On ne peut comparer un instant Coligny à ces membres d’une sorte de prolétariat princier qui, en Allemagne, avaient épousé les idées nouvelles pour s’en faire un instrument de domination ou de conquête, ni à ces grands qui, en France, n’aspiraient qu’à rendre les grands offices de la couronne héréditaires dans leur famille. A aucun moment de sa vie, il ne songea à se créer quelque souveraineté, comme fit plus tard le duc de Bouillon à Sedan ; il ne se battit jamais pour des gouvernemens, ni pour des villes; il fut le défenseur d’une cause idéale, non pas précisément de ce qui fut appelé plus tard la tolérance, — de ce qu’on nommait le libre exercice de la religion. Il réclamait pour les siens le droit de prier Dieu à leur façon, tandis que les princes allemands professaient la maxime : Cujus religio ejus princeps. Coligny et ses coreligionnaires voulaient seulement le prêche à côté de la messe.

M. le comte Jules Delaborde vient d’élever un véritable monument à la mémoire de Gaspard de Coligny. Tout ce que la patience la plus minutieuse a pu recueillir sur la vie du fameux amiral de France, sur sa jeunesse, sur ses guerres, sur ses négociations, sur sa vie intime, se trouve réuni dans cette histoire, enrichie d’une foule de documens encore inédits, empruntés pour la plupart à notre Bibliothèque nationale et à nos archives. L’historien a pour son héros un culte véritable; ce sentiment l’empêche quelquefois de donner des proportions exactes aux diverses parties de son sujet ; il semble que tout grossisse sous son regard, que tout ce qui touche Coligny ait pareille importance. On peut lui reprocher aussi d’écrire sur le ton de l’hagiologie plutôt que sur le ton de l’histoire : il est impossible de ne pas être fatigué par une sorte de monotonie dans l’admiration ; le style est souvent terne, gris, sans couleur ; on n’y sent point l’éclat, l’inquiétude, l’agitation du XVIe siècle. Coligny nous apparaît toujours le même, dans les camps, à Saint-Quentin, pendant la soirée de Dreux, pendant les marches rapides avec les reitres, comme dans le calme pieux de Châtillon ; on ne voit pas assez bien le terrible homme de guerre, on devine plutôt qu’on n’aperçoit le négociateur, fécond en ressources, familier avec tous les ressorts des cours, enveloppé d’informations secrètes, tenant en main l’écheveau compliqué des affaires de son parti, excellent à conduire les hommes de loin comme de près, secret, actif, infatigable, très souple au besoin, mais ramenant toute chose à des desseins suivis avec une ténacité surprenante. Il y a dans les quelques pages que Brantôme a consacrées à l’amiral un je ne sais quoi qui le fait mieux revivre sous nos yeux que le long panégyrique de M. Delaborde. Sans doute, il y a une saveur particulière dans les éloges d’un ennemi, et politiquement l’on peut tenir Brantôme pour un ennemi de Coligny ; il est assez piquant de voir l’austérité jugée par la frivolité, et la plume légère de l’auteur des Dames galantes a de véritables caresses pour l’amiral, mais il y a dans le portrait de Brantôme autre chose que le mérite des contrastes : on y sent parler la nature même. Coligny s’y montre avec un air d’autorité et de hauteur qui véritablement en imposent : « C’est un grand cas qu’un seigneur simple, et non point souverain, mais pourtant d’un très haut et ancien lignage de Coligny en Savoie, et autrefois souverain et très grand, ait fait trembler toute la chrestienté et remplie de son nom et de sa renommée ; tellement que lors, de l’admirai de France, en estoit-il plus parlé que du roi de France. »


I.

Le berceau des Coligny était en Bresse ; les sires de Coligny y étaient maîtres d’un petit territoire nommé le Revermont, ils étaient seigneurs d’Andelot et de Fromente. Jean III de Coligny quitta la Bresse et se fixa à Châtillon-sur-Loing, dans la seconde moitié du XVe siècle, sans doute pour échapper à la dure domination des ducs de Savoie. Son fils Gaspard épousa à Écouen Louise de Montmorency, fille de Guillaume, baron de Montmorency ; cette alliance unissait les Châtillon, car c’est désormais sous ce nom qu’on distinguait plus souvent les Coligny, à une des plus grandes maisons de France. Le maréchal de Châtillon eut quatre enfans de Louise de Montmorency, qui naquirent à deux ans d’intervalle : Pierre, qui mourut en bas âge, et Odet, Gaspard et François, plus tard bien connus sous les noms de cardinal de Châtillon, de Coligny et d’Andelot. Un dessin qui se trouve dans les galeries du duc d’Aumale et qui a été reproduit autrefois par la gravure, les montre arrivés à l’âge d’homme, debout et comme prêts à l’action, avec ces mots : Fratres Colinœi. Coligny est au centre, il est le vrai chef de famille, le valeureux et bouillant d’Andelot ne demande qu’à lui obéir, aussi bien que le cardinal.

Coligny n’avait que trois ans quand mourut son père, « bon et sage capitaine du conseil duquel le roy s’est fort servy tant qu’il a vescu, comme il avait raison, car il avait bonne teste et bon bras. » (Brantôme.) Sa mère Louise se fixa à Châtillon, avec ses enfans (elle en avait trois d’un premier mariage avec Ferry de Mailly) ; elle ne quittait guère sa maison que pour aller faire son service de dame d’honneur auprès de la reine Éléonore, femme de François Ier. Son frère, Anne de Montmorency, était au comble de la faveur, il était alors maréchal, gouverneur du Languedoc, grand-maître de France ; il avait épousé la nièce de Louise de Savoie, mère du roi.

Odet de Châtillon profita de cette faveur dès son plus jeune âge. Au moment où François Ier maria son fils à Catherine de Médicis, il obtint du pape quatre chapeaux de cardinal et en offrit un à Anne de Montmorency, qui le donna à l’aîné de ses neveux, âgé à peine de seize ans. C’est ce frère de Coligny qui fût désormais désigné sous le nom de cardinal de Châtillon, même après qu’il fut sorti de l’église. Gaspard fit des études sérieuses avec Nicolas Bérauld ; il écrivait à ce précepteur des lettres en assez mauvais latin qu’on a conservées ; il lisait à quinze ans Cicéron et étudiait les tables de Ptolémée et la cosmographie. Comme son frère François, il se destinait à la profession des armes : tous deux allèrent de bonne heure à la cour.

Coligny s’y lia très intimement avec François, alors appelé le comte d’Aumale, fils aîné de Claude de Lorraine, duc de Guise. Ils ne prévoyaient, ni l’un ni l’autre, qu’une haine mortelle les diviserait un jour. « Ils furent tous deux, dit Brantôme, en leurs jeunes ans, sur le déclin du règne de François Ier et assez avant dans celui du roy Henri II, si grands compagnons, amis et conférerez de cour, que j’ay ouï dire à plusieurs qui les ont veus s’habiller le plus souvent des mesmes parures, mesmes livrées, estre de mesme partie en tournois, combats de plaisir, couremens de bague, mascarades et autres passetemps et jeux de cour; tous deux fort enjouez et faisans des folies plus extravagantes que tous les autres ; et surtout ne faisoient nulle folie qu’ils ne fissent mal, tant ils estoient rudes joueurs et malheureux en leurs jeux. » Voilà de ces traits qu’on ne trouve que dans Brantôme et qui font mieux comprendre l’homme : toute sa vie, Coligny resta rude joueur et malheureux en ses jeux guerriers.

MM. de Châtillon étaient au nombre des favoris du dauphin avec La Châtaigneraie, Saint-André et quelques autres; Gaspard « ayda fort à M. de Guyse à le faire aimer à M. le Dauphin; » leur grande amitié dura bien cinq ou six ans. Les Châtillon firent leurs premières armes en 1542, dans le Luxembourg et en Flandre, sous les ordres du dauphin. Coligny fut blessé au siège de Binche d’une arquebusade à la gorge, et à peine rétabli, il prit part à la défense de Landrecies. En 1544, les deux frères partirent comme volontaires pour l’armée d’Italie et servirent, comme on disait alors, pour leur plaisir, avec le comte d’Enghien. Coligny fut grièvement blessé à Cerisoles, où il marchait sous la cornette du général en chef; le dauphin l’appela peu après auprès de lui et lui donna un régiment pendant la campagne purement défensive, qui fut suivie de la paix conclue avec Charles-Quint, à Crépy-en-Laonnais, puis, la guerre continuant avec les Anglais, Coligny accompagna le dauphin au siège de Boulogne. Il prit part à une expédition maritime dirigée contre les côtes anglaises qui resta sans résultat. La paix fut signée à Camp le 7 juin 1546 et rendit Coligny et d’Andelot au repos.

Quand Henri II monta sur le trône, Coligny fut nommé « colonel et capitaine-général de toutes les bandes de gens de pied françois, » charge d’une grande importance, car sous François Ier, l’infanterie était devenue plus nombreuse que dans les temps précédens et avait commencé à jouer un rôle plus important dans les batailles. Coligny appliqua aux gens de pied des règles de discipline extrêmement sévères connues sous le nom d’ordonnances. « Croy, dit Brantôme, que depuis qu’elles ont esté faictes, les vies d’un million de personnes ont esté conservées, et autant de leurs biens et facultés, car auparavant ce n’estoit que pilleries, voleries, briganderies, rançonnement, meurtres, querelles et paillardises parmi les bandes, si bien qu’elles ressemblaient plustost compagnies d’Arabes et de brigands que de nobles soldats. » Il y a une terrible monotonie dans les pénalités des ordonnances. « Le soldat qui fautra à la faction sera passé par les picques,.. le soldat qui ne se trouvera aussi promptement à une alarme, comme son enseigne, sera passé par les picques, etc. — Celui qui forcera femme ou fille sera pendu et estranglé. — Le soldat qui pipera au jeu ou dérobera les armes d’un autre, sera pendu et estranglé... » Tout est sur ce ton : le blasphème est puni de la peine du carcan « par trois divers jours, trois heures à chacune fois, » et le soldat qui aura juré le nom de Dieu en vain, « la teste nue, demandera pardon à Dieu. »

La maréchale de Châtillon mourut chez son frère le connétable, le 12 juin 1547 ; elle s’était laissé prendre aux nouvelles doctrines religieuses, comme son amie Mme de Soubise, « la seule femme noble, dit M. Delaborde, qui antérieurement à 1547, eût franchement adhéré aux doctrines de la religion nouvelle. » Ces doctrines, au reste, ne semblaient pas encore hérétiques ; les âmes délicates n’y voyaient qu’une purification du christianisme, une séparation plus complète du divin et du terrestre. Quelques mois après la mort de sa mère, Coligny épousa Charlotte de Laval, qui, orpheline de bonne heure, avait été élevée par les soins de son tuteur le connétable, et peu après, d’Andelot épousa Claude de Rieux, la nièce de Charlotte de Laval. Nommé lieutenant-général en Boulonnais, Coligny fut mêlé activement aux négociations qui précédèrent la reprise de Boulogne par le roi de France et fut envoyé en Angleterre pour recevoir le serment d’Edouard VI sur l’observation de la paix. Il alla recevoir peu après, à Nantes, lord Northampton, qui apportait à Henri II l’ordre de la Jarretière. Le roi le nomma gouverneur de Paris et de l’Ile-de-France pour le récompenser de ses services dans le Boulonnais, et quand il prépara son expédition dans les Trois-Évêchés, il lui donna dans son armée le commandement de dix mille fantassins. L’honneur de défendre Metz contre Charles-Quint ne fut pas accordé à Coligny ; pendant le siège fameux de cette place, défendue par le duc de Guise, il dut rester en Lorraine dans l’armée d’observation du connétable. Il ne conservait plus au reste la charge de colonel-général de l’infanterie que comme un dépôt qui devait être remis à d’Andelot, dès que celui-ci, alors prisonnier de guerre au château de Milan, serait revenu de captivité ; car le roi l’avait nommé amiral de France, le 25 novembre 1552, et à partir de ce moment il ne fut plus guère désigné que sous le nom de l’amiral. Charles-Quint brûlait du désir de se venger du désastre qu’il avait subi devant Metz ; Philibert-Emmanuel ayant pris Térouenne et Hesdin, Henri II se mit en campagne avec une armée où Coligny commandait quinze mille hommes d’infanterie. Cette campagne de 1553 fut sans résultats, et, l’année suivante, Henri II reprit les hostilités dans le Brabant, le Hainaut et le pays de Namur. Au siège de Dinant, Coligny monta le premier à la brèche, une enseigne à la main, qu’il planta sur la muraille; il fut blessé à la jambe, mais sa blessure ne l’empêcha pas d’être au combat de Renty, où il dut mettre pied à terre et « prenant mille à douze cents tant harquebuziers que corcellets, et des bons, et luy une picque au poing, à la teste, donna de telle furie et asseurance avec ses gens, teste baissée, qu’en un rien il eust deslogé et repoussé du bord du bois cette arquebuzerie espaignolle, qui montoit à deux fois plus que la trouppe de M. l’admiral. » (Brantôme.)

Brantôme raconte que, le soir de la bataille, il y eut dans la chambre du roi un différend entre Coligny et le duc de Guise, « si que M. de Guyze lui dit : «Ah ! mort Dieu ! ne me veuillez point ester mon honneur! » M. L’admirai lui répondit : « Je ne le veux point; » et M. de Guyze répliqua : « Aussi ne le sçauriez-vous. » Le roi leur commanda de se taire et d’être bons amis. L’ancienne amitié avait, depuis quelque temps déjà, fait place à d’autres sentimens, et la journée de Renty en déchira les derniers restes.

Le gouvernement de Picardie, le plus important à ce moment, où l’Espagnol pressait sans cesse sur notre frontière du Nord, étant devenu vacant, par suite de l’avènement d’Antoine de Bourbon au trône de Navarre, Henri II le donna à Coligny. Antoine de Bourbon avait pourtant prié le roi d’en investir son frère le prince de Condé; mais Henri II, dans un moment d’irritation causé par une négociation relative au Béarn, donna la préférence à Coligny, bien que celui-ci eût déjà le gouvernement de l’Ile-de-France. Il est vrai qu’il ne détenait ce dernier gouvernement que comme un dépôt pour le transmettre au fils aîné du connétable, qui était alors prisonnier de guerre.

Coligny fut chargé de traiter avec l’empereur de la rançon ou de l’échange des prisonniers de guerre. Les longues conférences qui eurent lieu à ce sujet ayant amené la conclusion d’une trêve, il se rendit à Bruxelles pour recevoir le serment de Charles-Quint et de Philippe. Quand l’amiral fit sa première visite au château à Bruxelles, les Français furent mécontens d’y voir des tapisseries qui représentaient l’histoire de la prise de François Ier devant Pavie et son débarquement en Espagne. Brusquet, le fou du roi Henri II, qui était dans la nombreuse compagnie de Coligny, « sceut fort gentiment rendre le change de ce brocard. » Le lendemain, la messe fut célébrée dans la chapelle du château, et, la messe finie, au moment où le roi prêtait le serment pour l’exécution loyale de La trêve, Brusquet et son valet se mirent à crier : « Largesse! » et vidèrent un grand sac plein d’écus du palais de Paris, « Le roi à ce cri se retourna avec admiration devant l’amiral, estimant que les Français, après leur première folie, fussent passez jusques à cette témérité de faire largesse chez luy, en sa présence ; l’amiral demeura court, ne sachant encore que dire, qu’il ne sceut la vérité; il découvre Brusquet et son valet, jouant cette farce, qu’il monstra à ce prince. »

Charles-Quint reçut Coligny dans la modeste maison où il s’était retiré dans le parc de Bruxelles; « son habillement estoit une petite robe citadine de serge de Florence, coupée au-dessous des genoux, ses bras passez au travers des manches, en pourpoint de treillis d’Allemagne noir, un bonnet de Mantoue entouré d’un petit cordon de soie, sa chemise à simple rabat. » L’amiral le salua au nom du roi de France et lui présenta une lettre de son souverain ; Charles-Quint ne put l’ouvrir, le tiret se trouvant un peu plus fort que pour les lettres ordinaires; il la tendit à l’évêque d’Arras : « Vous voyez, monsieur l’amiral, comme mes mains qui ont faict et parfaict tant de grandes choses et manié si bien les armes, il ne leur reste maintenant la moindre force et puissance du monde pour ouvrir une simple lettre. Voylà les fruits que je rapporte pour avoir voulu acquérir ce grand nom, plein de vanité, de grand capitaine et très capable et puissant empereur. » Charles-Quint continua ainsi, sur le ton le plus familier; il demanda à voir Brusquet et s’amusa de sa conversation : « Tu fais le fou, lui dit-il, et je t’assure que tu ne l’es pas.» Coligny eut encore plusieurs fois l’honneur d’être reçu par Charles-Quint ; et Brantôme raconte que, dans une de ces conversations où se plaisait l’empereur, il vint à parler un jour des grands capitaines : il n’en restait plus, disait-il, que trois : « Luy, premièrement, se donnant le premier lieu, comme de raison, M. le connestable, son oncle, pour le second, et le duc d’Albe pour le tiers ; » il ne voulait point faire tort au roi Henri, ni à M. de Guise, ni à l’amiral à qui il parlait, mais il était nécessaire que le temps leur apportât une plus longue expérience, il leur fallait vivre continuellement en guerre comme lui, « qui n’y avoit nullement espargné son corps tout royal, mol et tendre, l’y ayant abandonné comme le moindre soldat. »

Charles-Quint n’avait guère besoin de conseiller au roi de France de vivre continuellement en guerre : Henri Il était bien le fils de François Ier, et les Guises brûlaient toujours du désir de voir recommencer les hostilités. Le pape avait envoyé en France son neveu le capitaine Caraffa devenu cardinal, qui se concerta avec les Guises pour faire rompre la trêve de Vaucelles. Paul IV, qui, suivant le mot d’Estienne Pasquier, « étoit devenu nouveau gendarme, soudain qu’il avoit esté appelé à la papauté, » cherchait partout des alliés contre l’Espagne. Coligny, qui avait inspecté son gouvernement de Picardie et qui en connaissait toute la faiblesse, supplia le roi de ne pas rompre la trêve et rappela les promesses faites par le roi d’Espagne; le légat donna à Henri II une épée bénie par Paul IV et lui dit qu’il avait le pouvoir de le délier du serment prêté pour l’observation de la trêve. Guise se promettait déjà d’aller à la conquête de Naples avec la fleur de la noblesse française. Pour le connétable, il disait en grommelant que, si on y allait à cheval, on en reviendrait à pied. Coligny répétait « que les événemens étoient toujours funestes et Dieu vengeur indubitable, en tous siècles, des parjuremens. » il se retira mécontent à Châtillon et médita de se démettre du gouvernement de Picardie. Son frère d’Andelot, qui avait été tenu pendant trois ans dans la plus dure captivité à Milan, était revenu en France et avait pris le commandement de l’infanterie française; le fils du connétable, François de Montmorency, revenu aussi de captivité, avait le gouvernement de l’Ile-de-France. Coligny dut retourner en Picardie sur les instances du connétable et s’occuper de renforcer les garnisons des places frontières.

La trêve fut rompue de deux côtés à la fois. Le duc de Guise partit pour l’Italie et le roi donna à Coligny l’ordre de se jeter sur une des places des impériaux. « L’amiral, non sans regret et contre tout ce qu’il avait pu remonstrer, rompit aussi les tresves, au Pays-Bas.» (De La Place.) Il tenta inutilement d’entrer par surprise dans Douai, se jeta sur Lens, rasa la ville et, rentré dans son gouvernement, écrivit au roi: « Sire, il me déplaist bien fort que Je n’ay meilleur subject de vous faire cette despesche, mais de telles choses que celle qui m’avoit mené au lieu d’où je viens il ne peult advenir que ce qu’il plaît à Dieu en ordonner. »

Engagée avec une coupable légèreté, la guerre finit par un désastre : le duc de Savoie, après avoir fait mine de menacer Guise, se jeta précipitamment sur Saint-Quentin. L’armée française fut mise en pleine déroute et presque anéantie, le connétable fut fait prisonnier; en apprenant le résultat de la journée de Saint-Laurent (c’est le nom que lui donnent les Espagnols), Charles-Quint s’écria : « Mon fils doit être à Paris ; » mais Philippe, qui n’avait point l’âme guerrière de son père, s’attarda au siège de Saint-Quentin. L’amiral avait réussi à y jeter un faible secours et avec une poignée de combattans il opposa une résistance héroïque aux ennemis. Les Espagnols firent jusqu’à treize brèches, et Coligny n’avait pas huit cents hommes de guerre pour les défendre, car il n’avait pas voulu mettre les gens de la ville aux lieux les plus menacés. Le jour du dernier assaut, étant à l’une des brèches, il se vit abandonné de tous, sauf d’un gentilhomme, d’un valet de chambre et d’un page. Il fut contraint de se rendre à un Espagnol et fut conduit devant M. de Savoie ; celui-ci lui haussa la bourguignote de son casque. Il dut montrer sa chaîne de Saint-Michel pour se faire mieux reconnaître. Le duc de Savoie le mit dans la tente de son maître-de-camp et le tint, pendant le repas, au bas bout de la table sans jamais lui adresser la parole. D’Andelot avait aussi été fait prisonnier pendant l’assaut, mais il se souvenait encore trop bien du château de Milan ; au péril de la vie, il s’échappa pendant la nuit, traversa des marais où il pensa se noyer et réussit à gagner Ham. Pendant dix-sept jours, Coligny avait lutté contre une armée de quarante-cinq mille hommes ; il n’avait rendu que des ruines. Grâce à son héroïque défense, Condé avait pu reprendre la campagne ; des levées d’hommes se faisaient partout et le duc de Guise ramenait les vieilles bandes d’Italie. Philippe II n’avait tiré aucun fruit de la victoire. Le jour même où le roi d’Espagne avait fait son entrée dans Saint-Quentin, Coligny avait dû prendre le chemin de l’Écluse, petite ville située sur la mer du Nord, à l’extrémité de la Flandre. Il y fut soumis à la plus stricte captivité et y tomba malade; une fièvre qui dura quarante jours mit un moment sa vie en péril. A peine convalescent, il fit demander la sainte Écriture ; la tristesse et la solitude lui ouvrirent des mondes nouveaux ; il n’était plus déjà, quand il était entré dans sa prison, qu’à demi catholique; il se souvenait des leçons de sa mère Louise ; il savait que d’Andelot, au château de Milan, avait médité sur les doctrines nouvelles, il se révoltait contre des papes tels que Paul IV, contre des cardinaux tels que Caraffa et le cardinal de Lorraine; en même temps qu’il lisait l’Écriture, il rédigeait le récit de sa défense de Saint-Quentin, qui est resté une des plus belles pages de notre histoire militaire. Après six mois de séjour à l’Écluse, Coligny fut transporté à Gand ; il y arriva encore malade, mais put recevoir les soins de Chapelain, le médecin qui traitait le connétable des suites d’une blessure qu’il avait reçue à Saint-Quentin. Il continua à y lire assidûment la Bible; « dans sa prison, écrit de Bèze dans son Histoire ecclésiastique, il fut gagné au Seigneur pour estre un jour instrument d’élite en son église. » D’Andelot avait déjà sauté le fossé et avait été dénoncé au roi comme hérétique par les Guises ; on savait qu’en Bretagne il s’était fait, au printemps de 1558, accompagner de deux ministres, Carmel et Loiseleur, qui prêchaient devant lui. Henri II lui avait adressé des reproches, et moitié par caresses et moitié par menaces, l’avait ramené un moment à la messe ; mais d’Andelot était retourné bientôt au prêche et avait été dépouillé de sa charge de colonel-général de l’infanterie, qui fut donnée à Montluc.

Dans sa prison de Gand, Coligny reçut des livres de Genève et des lettres de Calvin, qui l’exhortait « à se desdier pleinement à Dieu et à espérer en la vie céleste.» Calvin écrivait aussi à la femme de Coligny pour la consoler dans son affliction. Les deux époux, « fortifiés en constance invincible, » étaient désormais acquis à la réforme. Charlotte eut beaucoup de peine à réunir les cinquante mille écus d’or au soleil que Philibert-Emmanuel exigeait pour la rançon de son prisonnier. Coligny ne sortit de prison que dans les premiers jours de février 1559; deux mois après, la paix était signée au Cateau-Cambrésis. Henri II et Philippe II s’y promettaient de ne plus faire la guerre qu’aux réformés ; le roi de France donnait une de ses sœurs en mariage au duc de Savoie et une de ses filles au roi d’Espagne. Coligny ne pouvait trouver bonne cette paix « glorieuse aux Espagnols, désavantageuse aux Français, redoutable aux réformés. » (D’Aubigné.) Il offrit sa démission du gouvernement de Picardie, mais le roi la refusa. L’amiral ne parut à aucune des fêtes données pour la signature des contrats ; on ne le revit que lorsqu’il vint après la mort de Henri II prendre sa place et veiller à côté du lit du roi, dans la salle des Tournelles, qui servit de chapelle ardente.

Il pouvait donner des regrets sincères à un monarque « de doux esprit, mais de fort petit sens, » dont il avait été le compagnon à la cour, à la guerre, et qui, il faut le dire, l’avait comblé de ses faveurs. Ce roi l’avait, tout jeune, fait gouverneur de deux belles provinces et amiral de France. Quand le connétable présenta ses neveux au nouveau souverain, François II, il le pria de les confirmer dans leurs charges. François II, soufflé par sa mère, donna des éloges à l’amiral et à d’Andelot. Catherine de Médicis ne se méfiait pas encore de Coligny, elle croyait n’avoir rien à craindre de son ambition, le tenant pour «homme rond, » et elle n’était point fâchée d’avoir deux cordes à son arc, les Châtillon et les Guises.


II

Les Guises avaient, au lendemain de la mort d’Henri II, éloigné Condé en l’envoyant aux Pays-Bas recevoir le serment des Espagnols pour la paix de Cateau-Cambrésis ; le prince se hâta de remplir sa mission et alla retrouver à Vendôme son frère, le roi de Navarre, qui avait été appelé par le connétable. L’amiral se rendit aussi à Vendôme avec ses deux frères et nombre de seigneurs. On y conféra sur les moyens de délivrer le roi de la tyrannie des Lorrains. Quelques-uns demandèrent une prise d’armes ; Coligny s’y opposa et fit prévaloir son avis. Il fut résolu seulement qu’Antoine de Bourbon et Condé son frère revendiqueraient leur droit, en qualité de premiers princes du sang, de participer aux affaires de l’état. Une seconde conférence eut lieu, après le sacre de François II, à La Ferté-sous-Jouarre, sur l’appel de Condé : on ne sait pas bien ce qui s’y passa ; mais une chose semble certaine, c’est que l’amiral, toujours préoccupé de faire triompher la cause des réformés par les voies légales, s’opposa encore cette fois à une prise d’armes. Il se retira à Châtillon en octobre 1559, et, ayant enfin fait accepter sa démission du gouvernement de Picardie, il vécut dans une profonde retraite. C’est le moment où, se détachant entièrement de l’ancienne foi, il commença à épouser la foi nouvelle avec la ferveur d’un apôtre et on pourrait presque dire l’exaltation d’un homme qui se prépare au martyre. Coligny et sa femme disaient la prière à genoux, au milieu de leurs serviteurs, le matin. On attendait l’heure du prêche, qui se faisait de deux jours l’un ; avant le dîner, on chantait un psaume et l’on disait la bénédiction; la nappe ôtée, l’amiral se levait avec tous les assistans et rendait grâces lui-même ou les faisait rendre par son ministre : même chose se faisait au souper. Le château de Châtillon avait sa règle comme un couvent ; on ne s’occupait que de prières, de chants, de bonnes œuvres; ces exemples furent imités dans toutes les familles unies à l’amiral, chez les Soubise, chez les Rohan, chez La Noue, Briquemault, chez Mme de Rothelin, chez Mme de Roye. Mais Coligny fut bientôt troublé dans cette pieuse paix. Mandé à Amboise, il s’y rendit tout de suite et y arriva le 24 février ; ses frères l’y suivirent de près.

Quel a été le rôle de Coligny dans la fameuse conjuration d’Amboise? M. le duc d’Aumale affirme que Condé y avait participé; pour Coligny, dit-il, « prudent et maître de lui, il n’avait pas été impliqué dans la conspiration ; mais c’est lui qui, dans une réunion à La Ferté-sous-Jouarre, après le sacre du roi, avait exposé à Condé l’organisation des églises, le nombre des réformés, leurs relations avec les princes luthériens d’Allemagne, et qui, échauffant son ardeur, tout en modérant l’impatience dont le remplissaient de récens et nombreux outrages, l’avait engagé dans une voie plus lente et plus sûre. » Brantôme déclare que l’amiral ne sut jamais rien de la conjuration d’Amboise : la reine et les Guises ne parlèrent d’abord à Coligny que de mesures à prendre contre l’Angleterre. La glace rompue, l’amiral osa faire à la reine de fortes remontrances; il lui déclara le mécontentement des sujets du roi, tant pour le fait de la religion que pour les affaires politiques; il conseilla un édit de tolérance et un « sainct et libre concile. » Peu de jours après, on rendit bien un édit, mais on n’accordait pas le libre exercice de la religion ; c’était un édit d’abolition pour le passé et pour l’avenir, qui enjoignait aux réformés de vivre comme bons catholique?. En vain, Coligny et d’Andelot s’efforcèrent d’arracher à la mort le baron de Castelnau, arrêté aux environs d’Amboise par le duc de Nemours ; ne pouvant rien obtenir, ils demandèrent à se retirer et en obtinrent la permission; d’Andelot partit pour la Bretagne, et Coligny se rendit en Normandie ; il y trouva le culte reformé célébré publiquement dans nombre de villes, et pendant trois jours qu’il resta à Dieppe, il fit célébrer le service divin dans sa maison, portes ouvertes. Il échauffa partout le zèle des églises et reçut un grand nombre de requêtes qu’on lui remit pour le roi et pour la reine mère.

Au mois d’août (1560), la reine mère réunit à Fontainebleau les princes et les membres du conseil privé avec beaucoup de prélats et de seigneurs. On discuta longuement sur les affaires qui troublaient l’état, et quand ce fut au tour de l’amiral, il présenta au roi et à la reine mère deux requêtes envoyées par les réformés de Normandie, qui demandaient la cessation des persécutions et la liberté du culte nouveau. L’amiral observa que, sans doute, des requêtes de cette importance devaient être signées, mais que cela ne se pouvait faire tant qu’on n’aurait pas permis aux réformés de s’assembler; qu’au reste, on l’avait assuré qu’en Normandie seulement, il se trouverait cinquante mille personnes pour les signer. Tous les témoins de cette scène s’émerveillèrent de tant d’audace; c’était la première fois que la réforme trouvait un avocat aussi résolu et tenant une aussi grande place dans l’état. Retourné à Châtillon, il apprit l’arrestation de Condé, celle de sa sœur, la comtesse de Roye, le triomphe complet des Lorrains et leurs sinistres projets. Il n’hésita pas : laissant sa femme enceinte, sans lui dissimuler qu’elle entendrait peut-être bientôt parler de sa prison, ou de sa mort, il se rendit à Orléans. Il plaida en vain la cause de Condé; il voyait déjà dresser l’échafaud qui s’élevait pour le prince, quand la maladie et la mort imprévue du jeune roi donnèrent à toutes choses une face nouvelle. Devant le lit de mort de François II, Coligny dit ces simples mots : « Messieurs, le roi est mort ; cela nous apprend à vivre. » Rentré chez lui, il se chauffait à la cheminée et se perdait dans sa rêverie. « Monsieur, c’est trop resver, lui dit un de ses gentilshommes; vos bottines en sont toutes bruslées. — Ah! Fontaine, il n’y a pas huit jours que toy et moy en eussions voulu estre quittes chacun pour une jambe, et aujourd’hui nous en sommes quittes pour une paire de bottines : c’est bon marché. »

Devenue régente et débarrassée de la tyrannie des Guises, la reine mère donna place à Coligny dans tous ses conseils et fit mine d’incliner vers la tolérance : elle accorda à Coligny et à sa femme, au prince et à la princesse de Condé, à la duchesse de Ferrare, la permission de célébrer leur culte dans leurs appartemens à Fontainebleau ; c’est le moment où le cardinal de Châtillon commença à adhérer publiquement à la nouvelle religion, où Calvin envoyait à l’amiral un aumônier nommé Merlin. On caressa quelque temps l’espoir d’une réforme catholique, d’un mariage entre la foi ancienne et les doctrines nouvelles ; et la reine mère, soit pour gagner du temps, soit pour chercher les formules d’une sorte de religion française, soit pour user les haines dans de vaines discussions théologiques, convoqua les prélats et les ministres au colloque de Poissy ; pendant cette espèce de concile, la cour resta à Saint-Germain, et le culte réformé y fut célébré tout le temps, portes ouvertes, dans les appartemens du roi de Navarre, de Condé, de Coligny, de Jeanne d’Albret. Un mariage eut lieu, en leur présence, à Argenteuil, « à la mode de Genève, » celui de Jean de Rohan et de Diane de Barbançon, et, le 17 janvier 1562, le roi signait à Saint-Germain le premier édit qui admettait la légalité des réunions pour l’exercice public du culte réformé et qui accordait aux églises réformées une organisation consistoriale et synodale.

Coligny avait trop triomphé; les hommages qu’il avait reçus des ministres étrangers envoyés par le palatin et par le duc de Wurtemberg, l’intimité de ses rapports avec Throckmorton, l’ambassadeur d’Elisabeth, ce rôle de chef du parti réformé qu’il prenait tout naturellement, par le sérieux de sa foi, par la hauteur de son maintien, par l’autorité attachée à toute sa personne, tout le rendait suspect, non-seulement à Philippe II et à son ambassadeur, Chantonnay, non-seulement à Catherine de Médicis, mais aussi à Antoine de Bourbon, jaloux d’une influence qui dominait la sienne. Qu’étaient les Châtillon auprès des Bourbons? Ceux-ci étaient les premiers princes du sang après les enfans de France; sans doute tous les rameaux de la branche de Valois n’étaient pas encore desséchés, les Bourbons devaient beaucoup au connétable de Montmorency, comme les Châtillon ; si l’âme haute de Louis de Bourbon était inaccessible à de bas sentimens, Antoine de Bourbon ne put se défendre de quelque jalousie contre Coligny. Il se mit d’accord avec Chantonnay, et il était sur le point de demander que l’amiral fût renvoyé de la cour, quand celui-ci demanda lui-même à la reine de lui permettre de se retirer à Châtillon. Il partit, laissant le champ libre à ses ennemis, et peut-être eût-il mieux fait de ne pas leur rendre la tâche aussi facile.

Condé restait seul en face des Guises ; mais Coligny n’était pas inactif; il entretenait des rapports suivis avec l’électeur palatin et avec le duc de Wurtemberg, avec Calvin, avec les cantons évangéliques de Suisse. Il pressentait qu’une crise était prochaine. Le massacre de Vassy fit sortir les épées des fourreaux. Condé voulut engager la lutte sans plus tarder; il avait dû quitter Paris, où le duc de Guise était entré en maître, et il pressait ses oncles, Coligny et d’Andelot, de le joindre. « A Chastillon-sur-Loing, dit d’Aubigné, s’estoient assemblez près l’amiral le cardinal et d’Andelot, ses frères, Genlis, Boucard, Briquemault et autres pour le presser de monter à cheval. « Ce vieil capitaine trouvoit le passage de ce Rubicon si dangereux, qu’ayant par deux jours contesté contre cette compaignie et par doctes et spécieuses raisons rembarré leur violence, il les avoit estonnés de ses craintes. » Charlotte de Laval devait triompher des derniers scrupules de l’amiral. « Ce notable seigneur, deux heures après avoir donné le bonsoir à sa femme, fut resveillé par les chauds soupirs et sanglots qu’elle jettoit; il se tourna vers elle, et, après quelques propos, il lui donna occasion de parler ainsi : « Nous sommes ici couchez en délices, et les corps de nos frères, chair de notre chair et os de nos os, sont les uns dans les cachots, les autres par les champs à la merci des chiens et des corbeaux. Ce lit m’est un tombeau, puisqu’ils n’ont pas de tombeau; ces linceux me reprochent qu’ils ne sont point ensevelis. » Il n’y a rien dans Corneille qui dépasse en force et en grandeur cette conversation de Coligny et de sa femme dans le silence de leur château endormi. L’amiral, qui voit de loin, qui sait ce que c’est que la guerre et ce qu’elle amène après soi de misères et d’horreurs, qui pressent ce que va devenir la France, ouvrant ses propres entrailles à l’Espagnol, se débat encore ; il peint à sa femme « la vanité des esmeutes populaires, la douteuse entrée dans un parti non formé, les difficiles commencemens, non contre la monarchie, mais contre les possesseurs d’un estat qui a ses racines envieillies, tant de genz intéressez à sa manutention. » Il lui demande si elle est prête à tout, « si elle pourra digérer les desroutes générales, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos partisans, les reproches que font ordinairement les peuples quand ils jugent les causes par les mauvais succez, les trahisons des vostres, la fuite, l’exil en païs estranger, là les choquemens des Anglois, les querelles des Allemans, vostre honte, vostre nudité, vostre faim et, qui est plus dur, celle de vos enfans. Tastez encore si vous pouvez supporter vostre mort par un bourreau après avoir veu vostre mari traîné et exposé à l’ignominie du vulgaire et, pour fin, vos enfans infâmes vallets de vos ennemis accreus par la guerre et triomphans de vos labeurs. Je vous donne trois semaines pour vous esprouver, et quand vous serez à bon escient, fortifiée contre tels accidens, je m’en irai périr avec vous et avec nos amis. » L’amirale répliqua : « Ces trois semaines sont achevées. »

Coligny monte à cheval et, quelques jours après, il se trouve entouré d’une troupe nombreuse. Le 30 mars, il était déjà avec le prince de Condé sous les murs de Paris avec mille gentilshommes ; il marcha sur Orléans avec une armée sans cesse grossissante. La reine mère et le roi ayant été ramenés de Fontainebleau à Paris par Antoine de Bourbon, par le duc de Guise et le connétable de Montmorency, les protestans firent d’Orléans leur capitale et leur grande place d’armes. La guerre commencée, Condé et Coligny furent bientôt contraints de demander du secours à l’étranger. De Bèze, raconte que lorsqu’il fut question pour la première fois, dans le conseil du prince, de faire appel aux princes allemands, « l’amiral leur rompit la délibération, disant qu’il aimoit mieux mourir que consentir que ceux de la religion fussent les premiers à faire venir les forces étrangères en France. » On se contenta d’abord d’envoyer deux gentilshommes en Allemagne pour bien faire comprendre aux princes les causes de la guerre ; il fut résolu que ces ambassadeurs ne bougeraient d’Allemagne jusqu’à la paix ; s’il était nécessaire d’appeler les Allemands, on leur enverrait de nouvelles instructions. On hésitait encore, on députa cependant auprès du duc de Savoie, auprès de la reine Élisabeth ; d’Erlach, qui avait été longtemps auprès de Coligny, porta un message aux cantons. On voulait seulement au début exciter des sympathies, mais on se laissa glisser par degrés dans les négociations les plus dangereuses. Coligny n’épargnait pas les efforts pour détacher son oncle le connétable du triumvirat ; il adressait dépêches sur dépêches à la reine mère ; des deux côtés, l’on ne songeait plus en réalité qu’à gagner du temps et à augmenter ses forces. L’Espagnol offrait trente mille hommes de pied et six mille chevaux au roi de France ; les triumvirs avaient levé six mille Suisses ; le rhingrave leur avait donné vingt enseignes de lansquenets: Rockendorf amenait six cornettes de reîtres. La campagne commença mal pour les protestans, et il fallut enfin en venir au recours des forces étrangères. On envoya Briquemault en Angleterre ; d’Andelot alla en Allemagne pour hâter les levées déjà préparées.

Coligny tenta de sauver Bourges, assiégée par les catholiques ; il alla inquiéter l’armée de siège et réussit à enlever un convoi qu’on y amenait près de Châteaudun ; mais il ne put empêcher Bourges de capituler, et il ne resta plus aux réformés qu’Orléans et Rouen. Le traité d’Hampton-Court fut le prix qu’exigea Elisabeth pour donner son appui aux réformés français (il fut signé le 20 septembre 1562); la reine s’y engageait à mettre trois mille hommes dans le Havre pour le garder au nom du roi de France, et à donner trois mille hommes pour la défense de Rouen et de Dieppe ; le traité ne devait point préjudicier aux droits de la reine d’Angleterre sur Calais. « Condé et Coligny, dit le duc d’Aumale, essayèrent plus tard d’effacer la tache que ce traité inflige à leur mémoire; ils prétendirent n’avoir pas connu la portée des engagemens pris en leur nom envers Elisabeth et accusèrent le vidame de Chartres d’avoir outre-passé ses instructions. » Les dépêches de Throckmorton à sa souveraine prouvent qu’ils regardaient comme « une grande note d’infamie » l’accusation qui pouvait se porter contre eux si, par leur moyen, la reine d’Angleterre chassait le roi, leur souverain, de la « fleur du duché de Normandie. »

Il était plus dangereux de traiter avec la reine d’Angleterre qu’avec les princes allemands, simples marchands d’hommes, qui ne demandaient jamais que de l’argent. Les protestans se trouvaient dans la situation la plus critique ; Condé, qui, seul avec Coligny, résistait encore au découragement des siens, était prêt à partir, avec quelques chevaux, à travers mille périls, pour l’Allemagne, quand on eut enfin des nouvelles de d’Andelot. Il n’était plus qu’à trente lieues ; il avait, miné par la fièvre et porté dans une litière, conduit le secours allemand à travers la Lorraine, il avait passé des sources de la Seine dans la vallée de l’Yonne; enfin, le 6 novembre, il entrait à Orléans.

L’amiral conseilla de marcher droit avec ce renfort en Normandie pour recevoir l’argent anglais et en contenter les reîtres et les lansquenets, et pour recueillir les troupes anglaises promises par Elisabeth. Les catholiques marchèrent parallèlement aux protestans, et le 19 décembre les deux armées se trouvèrent en face l’une de l’autre à Dreux. Le duc d’Aumale, qui a donné un récit très circonstancié de cette bataille, relève quelques erreurs commises la veille par Coligny : « L’amiral, dit-il, croyait qu’il n’y aurait pas de bataille, et imposait son opinion comme d’habitude. L’armée rentra dans ses logemens de la nuit sans occuper les villages qu’elle avait devant elle, sans même s’éclairer. » Le matin du 19 décembre, Condé, pressé d’agir, était à cheval avec la « bataille » et envoyait message sur message à Coligny ; mais l’amiral, toujours convaincu qu’il n’y avait pas chance de combattre, s’inquiéta peu de ces ordres et n’arriva que longtemps après avec sa troupe « sans harnois sur le dos n’y armes en tête. » Il fallut se rendre à l’évidence; Condé, Coligny et d’Andelot aperçurent bientôt devant eux toute l’armée du connétable. Le combat engagé, l’amiral donna son infanterie à Condé. Lui-même, avec quatre cents lances et six cornettes de reîtres, chargea et rompit la gendarmerie du connétable, les enseignes de Picards et de Bretons, et la cavalerie de Sansac, qui formait l’extrême gauche de l’armée royale. Le connétable fut fait prisonnier dans cette charge terrible. On sait comment les Suisses rétablirent les affaires des catholiques par leur héroïque résistance, comment Guise donna sur les lansquenets et les reîtres, épuisés par leurs values attaques ; en vain Condé et l’amiral allèrent-ils au secours des reîtres, ils furent entraînés dans leur déroute. Condé roula sous son cheval et fut fait prisonnier. L’amiral rallia l’armée protestante et fit un retour offensif sur les catholiques : « Ce fut, dit le duc d’Aumale, la plus furieuse rencontre de la journée. » La cavalerie de Guise ploya sous le choc; la nuit venait déjà et l’on ne pouvait plus distinguer les écharpes blanches des écharpes rouges. Ce dernier coup donné, l’amiral se retira lentement, fièrement, avec ses troupes en bon ordre.

Des deux côtés on s’attribua la victoire; le champ de bataille était resté au duc de Guise, mais, dès le lendemain, l’amiral marcha du côté de l’armée royale, et, s’étant montré comme pour l’appeler à une nouvelle lutte, il se retira en bataille et conduisit son armée à Auneau. L’infanterie protestante avait été défaite, mais la cavalerie était entière et extrêmement résolue; l’amiral conduisit ses troupes en Sologne et en Berri et puis se rapprocha d’Orléans. Il résolut ensuite d’aller avec la cavalerie, en Normandie, laissant l’infanterie pour la défense d’Orléans. Il était indispensable d’aller chercher de l’argent pour payer les reîtres. Avec cette cavalerie, qui était composée de deux mille reîtres, de cinq cents chevaux français, de mille arquebusiers à cheval et de douze cents chevaux, qui portaient le bagage sans charrettes, il fit plus de cinquante lieues en six jours. Il envoya Téligny en Angleterre, n’ayant encore rien reçu des cent mille écus promis par Elisabeth. Pendant qu’il faisait le siège du château de Caen, il reçut enfin l’argent anglais avec huit pièces d’artillerie; il put payer les reîtres et fit capituler le château le 2 mars. Quelques jours après, il apprit la mort du duc de Guise devant Orléans sans savoir encore « qui avoit fait le coup ni comment il avait été fait. » (De Bèze.)

Peu après, on reçut la déposition dans laquelle Poltrot, l’assassin du duc de Guise, incriminait Coligny. Celui-ci assembla tout de suite les seigneurs et les officiers de son armée ; il protesta contre toute complicité avec le crime et fut une déclaration justificative qui a été conservée par de Bèze. Il rappela qu’il avait toujours découragé ceux qui formaient des projets contre le duc de Guise, qu’il avait averti la duchesse, en temps et lieu, de certains projets dont il avait eu connaissance. Sur sa vie et son honneur, il nia avoir jamais « recherché, induict ni sollicité quelqu’un à tuer le duc, ni de paroles, ni d’argent, ni par promesses, ni par soy, ni par autruy, directement, ni indirectement. » Si Poltrot avait reçu quelque argent, c’était à titre d’espion ; l’amiral se souvenait bien que Poltrot, en lui faisant un rapport, s’était laissé un jour aller à dire qu’il serait aisé de tuer le duc de Guise. L’amiral n’avait point fait grande attention à ce propos, l’estimant « chose de tout frivole. » Plusieurs gentilshommes estimant que Coligny avait tort de confesser ces points si librement, il répliqua que, s’il était jamais confronté avec Poltrot et était forcé d’en dire plus qu’il ne déclarait volontairement, il donnerait occasion de penser qu’il n’avait pas dit toute la vérité. Il envoya sa déclaration écrite le même jour à la reine par un trompette, avec une lettre où il demandait à être confronté avec l’assassin. La confrontation, on le sait, n’eut jamais lieu : la postérité a complètement absous la mémoire de Coligny, et toute sa vie proteste contre l’accusation qui avait été portée contre lui ; mais les mœurs du XVIe siècle étaient telles qu’on ne peut trop s’étonner si les Lorrains et leurs partisans poursuivirent toujours l’amiral de leur injurieux soupçon.

La mort du duc de Guise rendait la paix plus facile : Catherine de Médicis la désirait ardemment, et Condé était impatient de sortir de captivité. Le prince et le connétable réglèrent les principaux articles de l’accord. Le connétable ne voulant pas consentir au rétablissement pur et simple de l’édit de janvier, Condé consentit à signer un nouvel édit, dit « de pacification, » qui accordait l’exercice du culte réformé à la noblesse et qui laissait à la partie du peuple et de la bourgeoisie, appartenant à la nouvelle religion, la liberté de ce culte dans une ville par chaque bailliage et sénéchaussée. On a dit et répété maintes fois que Coligny avait été laissé complètement en dehors de la négociation qui aboutit à l’édit d’Amboise. L’amiral était, avec sa cavalerie, dans la plaine de Caen pendant la négociation ; mais bien certainement Condé lui envoya les articles préparés de concert avec le connétable. Coligny écrivait, en effet, au rhingrave : « Assurez-vous qu’il ne tiendra point à moi que nous n’ayons une paix. Mais si on pense la faire avec les articles que j’ay vus, l’on ne peut espérer que plus graves troubles en ce royaume que jamais ; car c’est trop grand pitié que de limiter ainsy certains lieux pour servir à Dieu, comme s’il ne vouloit estre servy en tous endroits. » (16 mars 1563.)

Voyons cependant le récit de De Bèze : il montre l’amiral arrivant à Orléans, le 23 mars, trouvant l’édit dressé, signé et scellé en son absence depuis cinq jours ; il le peint exposant le lendemain au prince, en son conseil, tous les inconvéniens du nouvel édit : « Ayant restreintes les églises à une ville par bailliage, avec autres semblables, on avoit fait la part à Dieu, et plus ruiné d’églises par ce coup de plume que toutes les forces ennemies n’en eussent pu abattre en dix ans; et quant à la noblesse, elle devoit confesser que les villes lui avoient montré l’exemple, et les pauvres monstre le chemin aux riches. » Cette protestation éloquente a longtemps donné à penser que Coligny n’avait été pour rien dans la paix d’Amboise; mais des documens publiés par M. le comte de La Perrière démontrent le contraire; le 16 mars, Coligny envoya, en effet, deux lettres, l’une à la reine Isabelle, l’autre à Cecil, avec un messager (le sieur Du Chastellier), chargé de les renseigner sur diverses « occurrences. » Que ces occurrences eussent trait à la paix prochaine, on va le voir; car la paix fut signée le 19 mars, et Coligny l’annonce à Elisabeth, par une lettre datée de Brou, dans les termes suivans : « J’ay ce jourd’huy receu une lettre de Monseigneur le prince de Condé, par laquelle il m’advertit comment toutes choses sont conclues ou arrestées pour la pacification des troubles du royaume, synon qu’il reste à prendre une résolution sur ce qui touche vostre faict, puys aussy de l’autorité qu’il aura. Et quant au contenu aux articles de ce traité, il ne m’eschoit vous en dire autre chose, madame, synon qu’ils sont à peu près suyvant ceulx desquels je vous ay envoyé une copie par le sieur Du Chastellier. » Coligny joignait à sa lettre une longue lettre du prince de Condé adressée à la reine, où on lit: « Et combien que la principale occasion qui nous a faict prandre les armes soit maintenant levée, si est-ce que nous aurons tousjours retenu l’arrêt de tout le négoce jusques à l’arrivée de M. L’admiral, ayant supplié la reine ne trouver mauvais si, sans le consentement de luy et des seigneurs qui sont en sa compagnie, je ne pouvois rien accepter n’y conclure. » Il ressort bien clairement de ces documens que Coligny avait eu connaissance des articles de la paix et qu’il les avait fait connaître à la reine d’Angleterre. Cela n’empêche point qu’arrivé à Orléans, il ait pu témoigner quelque mauvaise humeur ; si les paroles que Théodore de Bèze met dans sa bouche sont irritées, l’on trouve au contraire beaucoup de calme dans les lettres que Coligny adressa aux princes protestans d’Allemagne et à la reine d’Angleterre pour leur annoncer la paix. Un article de la paix portait qu’on ferait « sortir les étrangers ; » cela s’entendait-il seulement des reitres? et cela devait-il s’appliquer aussi aux Anglais? Elisabeth était furieuse contre Condé; dans une lettre à Calvin, elle se laisse aller jusqu’à le traiter de misérable; elle rappelle à Smith son ambassadeur que Condé s’est engagé à ne rien faire à son préjudice, dans un traité signé de lui-même et de l’amiral ; elle parle dans ses lettres à Condé de « l’honneur de Dieu, de l’avancement de son évangile ; » mais elle pense surtout à Calais et elle n’a mis ses troupes dans Le Havre que pour ravoir cette ville. Coligny écrit en vain à M. de Beauvoir : « Quant à ce que disent les Anglais, que l’article porte qu’on fera sortir les estrangers, cela ne s’entend pas pour eulx. » Elisabeth y voit plus clair ; elle sait qu’on veut lui reprendre Le Havre et que le traité d’Amboise a été fait sans aucun souci de ses intérêts.

Condé eut conférences sur conférences avec Smith et Middlemore ; il luttait contre leur insistance et, ne sachant plus que proposer, il suggéra un mariage d’Elisabeth avec le roi de France !« L’attitude de Coligny, dit le duc d’Aumale, les surprit davantage ; de tout temps, les Anglais avaient beaucoup compté sur lui. Il était plus engagé avec eux que Condé ; il avait souvent écrit et répété qu’il n’y avait pas de paix possible sans le consentement de la reine Elisabeth… Mais il changea de langage dès qu’il eut obtenu quelques modifications verbales de l’édit. Il soutint vis-à-vis des envoyés anglais la même opinion que Condé, avec une parole moins vive et moins entraînante, mais avec autant de fermeté dans le fond et plus de raideur dans la forme. Comme il ne pouvait pas plaider l’ignorance du traité d’Hampton-Court, puisqu’il avait depuis signé un autre arrangement où ce traité était visé et confirmé, il accusait la parcimonie et les lenteurs de l’Angleterre. » Il est bien certain qu’Elisabeth en avait fait à la fois trop et trop peu, trop en signant des actes qui constituaient une agression contre le roi de France et qui par là même invalidaient toutes ses prétentions sur Calais ; trop peu en lésinant, en donnant toujours moins qu’elle n’avait promis, en ne remplissant aucun de ses engagemens envers les chefs réformés. Le commandant anglais du Havre avait conduit à Portsmouth tous les vaisseaux français qu’il avait trouvés dans ce port ; Coligny, n’obtenant pas d’argent pour ses reîtres, avait dû tolérer leurs dépréciations en Normandie. Les garnisons anglaises fermaient leurs portes aux réfugiés huguenots ; les secours d’Elisabeth avaient été vraiment trop onéreux, et il ne faut pas s’étonner si l’on tint finalement peu de compte de ses protestations contre une paix qu’elle n’avait rien fait pour rendre avantageuse à ses alliés.

Le 28 mars, on célébra la cène dans Sainte-Croix à Orléans. L’amiral et le prince assistèrent à cette cérémonie. Théodore de Bèze, sur le point de retourner à Genève, fit le sermon ; il rappela que douze mois auparavant, la plupart des assistans avaient fait la cène à Meaux. Ils allaient retourner dans leurs foyers, ayant conquis une liberté de conscience et de culte encore incomplète, mais qui contenait les promesses d’une liberté plus grande dans l’avenir. La reine mère fit son entrée dans Orléans le 1er avril, avec le connétable, suivie de l’amiral et de M. le prince, et peu après Coligny, avec sa femme, ses enfans et son frère d’Andelot, reprit le chemin de Châtillon. En repassant dans son esprit ce qui était arrivé depuis un an, peut-être regretta-t-il de n’avoir pas suivi son premier sentiment et de n’avoir pas résisté plus obstinément à ceux qui voulaient commencer la guerre civile. Sa conduite à Dreux avait été héroïque, mais était-il de ceux qui eussent besoin de faire admirer leur courage? Qu’avait gagné la nouvelle religion à ces luttes sanglantes? Les haines étaient-elles bien apaisées? Un soupçon affreux le suivait comme une ombre. Si les Lorrains étaient tout prêts à mettre l’Espagnol dans nos villes, n’avait-il pas dû lui-même négocier avec la dangereuse reine d’Angleterre et caresser des espérances qui étaient une menace pour la France ? n’avait-il pas été contraint de montrer aux reîtres allemands le chemin de la Loire? Et cette paix, si chèrement obtenue, que valait-elle? Elle donnait moins aux églises que ne leur avait donné le premier édit, dit édit de janvier. Si celui-ci avait été indignement violé, pouvait-on se flatter que l’édit nouveau serait plus respecté? La peste avait enlevé à Coligny un de ses enfans à Orléans : il retourna chez lui, triste, assez mécontent de Condé, préoccupé des affaires du Havre : « Pouvant obtenir des charges, j’ai toutefois mieux aimé me retirer en ma maison, et, dans toute sorte de retenue et de repos, y mener une vie privée[1]. » Sa piété avait pris un caractère plus fervent. Il exerçait la justice seigneuriale et ordonna que désormais l’exercice de cette justice commencerait par des prières. Châtillon devint un temple; l’exercice du nouveau culte restant, en vertu de l’édit, une sorte de privilège, il était naturel que les grandes maisons seigneuriales en profitassent et qu’on y appelât tous ceux à qui l’on ne pouvait librement distribuer au dehors le pain de l’évangile. Ce n’était pas la terreur qui le tenait éloigné de la cour, il ne connaissait pas ce sentiment, mais les Guises parlaient toujours de venger le meurtre de François de Lorraine. Un moment, Coligny quitta Châtillon pour aller à Saint-Germain, afin de répondre en face à ses calomniateurs. Condé l’arrêta à Essonne et le supplia de ne pas aller plus loin et de ne donner par sa présence aucun prétexte à ceux qui voulaient fomenter de nouveaux troubles. « Je crains, disait Condé à l’ambassadeur d’Angleterre, que parmi tant d’hommes de guerre qui sont ici, il y en ait un qui lui tire un coup de pistolet, et je prends autant de soin de son existence que de la mienne. »

Coligny ne pouvait toutefois rester tout à fait étranger aux négociations poursuivies avec Elisabeth au sujet du Havre. D’Andelot, son frère, qui était retourné à la cour, tenait fortement pour les droits de la couronne de France. Il était, comme Condé, aussi éloquent que brave; mais Smith tenait ferme contre eux, et Elisabeth s’indignait contre ses protégés. Middlemore vit Coligny à Essonne, quand l’amiral était en route pour la cour : il se fit l’organe des doléances de sa souveraine. A son tour, l’amiral se plaignit des procédés dont la reine avait usé à son égard : n’avait-elle pas dit de lui qu’il était le plus faux des hommes et qu’elle voulait déclarer hautement que l’intention de lui-même et de ses amis n’était pas d’établir la religion, mais de renverser le roi, et de se faire des rois et des maîtres souverains? Jamais il n’avait promis par lettre ou autrement à la reine d’Angleterre qu’elle pourrait garder Le Havre jusqu’à la restitution de Calais (aux termes du traité de Cateau-Cambrésis, Calais ne devait être restitué à l’Angleterre qu’après un délai qui expirait en 1567) ; il défiait qu’on lui montrât une lettre où il eût fait cette promesse; personne ne pouvait rien donner, rien promettre au détriment des droits du roi.

Toutes les négociations furent inutiles; la force seule pouvait arracher Le Havre à Elisabeth : d’Andelot, bien que la reine mère lui eût rendu sa charge de colonel-général, ne prit point de part au siège, non plus que Coligny. Cette réserve s’explique de leur part; pour Condé, il avait longtemps hésité; il avait refusé le commandement de l’armée, puis subitement il avait congédié Middlemore, l’agent d’Elisabeth; et avait rejoint l’armée. Elisabeth n’avait rien gagné par son obstination ; aux termes de la paix conclue après la prise du Havre, elle perdit tous ses droits sur Calais.


III.

Pendant les quatre années qui séparent la première guerre civile de la seconde, Coligny demeura principalement à Châtillon ; à la fin de l’année 1553, il dut sortir un moment de sa retraite. La duchesse de Guise avait présenté au roi et à la reine, à Chantilly, une requête dans laquelle elle demandait que le roi renvoyât à l’un des parlemens de France la connaissance des poursuites qu’elle voulait exercer contre les Châtillon. Bien que le roi eût évoqué l’affaire au grand conseil, ce qui excluait tous les parlemens du royaume du droit de connaître la cause, la requête de la duchesse de Guise fut envoyée à l’amiral. Il partit avec son train ordinaire pour Fontainebleau, où s’était portée la cour ; pendant qu’il était en route, la reine lui fit dire de retourner à Châtillon, mais Coligny répondit « qu’il ne pouvoit rebrousser chemin que, premier, il n’en eût été entendu du roy les occasions, et qu’il ne luy eût baisé la main ; ou autrement ce luy seroit un grand tort et deshonneur, et pour la seconde fois. » (Mémoires de Condé.) L’amiral vit le roi et la reine mère à Chailly ; il annonça l’intention de remplir sa charge près de leurs majestés, et le désir de demeurer à la cour pour répondre à toutes les accusations qui pourraient être portées contre lui. Il suivit ensuite le roi à Paris, qui était le fort des Guises. « Il faut confesser qu’il y entra avec aussi grand honneur, et notable compagnie de seigneurs et gentilshommes, dont aucuns volontairement le suivoient, les autres estant sortis au-devant de luy, que seigneur qui y soit arrivé depuis vingt ans, lesquels sieurs de Guise se monstrans au contraire si estonnez, sans grande occasion, qu’aussitost qu’ils le sentirent approcher, ils broussèrent bagage en diligence et deslogèrent tous du Louvre et des environs pour s’aller retirer en l’hostel de Guise, où ils faisoient ordinairement guet et sentinelle[2]. » Catherine de Médicis, qui voulait contenir les Guises et les Châtillon les uns par les autres, ne trouva rien de mieux que d’ajourner à trois ans la décision du conflit qui les séparait. Les Guises mécontens s’éloignèrent de la cour, et Coligny retourna à Châtillon dans les derniers jours de janvier 1564.

Il parut huit jours seulement à Fontainebleau au mois de mars ; il avait à remplir une ingrate besogne, qui consistait à relever les infractions commises en cent lieux contre l’édit d’Amboise ; il plaidait des causes presque toujours perdues d’avance : les parlemens, les gouverneurs, les magistrats et officiers de tout rang étaient presque partout hostiles aux églises.

Coligny quitta encore une fois Châtillon, au mois de janvier 1565, à l’appel de son cousin François de Montmorency. Le cardinal de Lorraine, revenu du concile de Trente, était entré à Paris avec une nombreuse troupe de gens portant « armes défendues, » malgré la défense de Montmorency ; celui-ci avait dû faire désarmer la garde du cardinal, qui s’était retiré à son hôtel de Cluny, puis à Meudon et en Champagne. Son frère le duc d’Aumale continuait à parcourir les environs de Paris avec des gens armés. Montmorency appela Coligny, qui arriva le 22 janvier à Paris avec trois cents cavaliers. Un conseil fut convoqué, où Coligny porta la parole devant Christophe de Thou, Pierre Séguier, Hailay et quelques autres. Il protesta contre toute intention de vouloir se saisir de Paris : « Quant à moy, dit-il, je n’ay point de prétention au royaume, n’y a aucune de ses parties, et, sy je l’avois, j’estime que, depuis cinq cents ans, personne de la noblesse française n’a eu tant de moyens que moy de troubler l’état. » Il continua sur ce ton hautain : s’il était sorti de la retraite où il s’enfermait, c’est parce que l’audace de quelques-uns devenait trop grande; tous les jours on prêchait l’extermination des huguenots. Depuis la publication de la paix, on en avait tué plus de cinq cents en divers lieux; quand on se plaignait, on n’obtenait que des paroles ou du parchemin. Les catholiques ne pouvaient rien reprocher aux protestans : « Si est-ce qu’il n’y a lieu en France, nulle si forte place, citadelle ou château, où les prêtres demeurent et célèbrent leurs cérémonies et mesmes avec plus de seureté qu’en ma ville de Chastillon. » (Hotman, Vie de Coligny.) L’amiral tint pareil langage, le lendemain, au prévôt des marchands et au parlement. Le président de Thou, dans sa réponse, parla de César et de Pompée, « César étant dans la ville. Pompée y entra avec ses armes... Et toutefois Pompée se contint si bien et se montra tant amateur de république qu’il ne voulut rien esmouvoir; ainsi Dieu vous veuille inspirer de faire comme ledit Pompée. » Coligny ne goûta pas trop ces comparaisons classiques : « La cour, dit-il, lui faisoit grand honneur en le comparant à Pompée; mais il luy sembloit qu’il n’y avoit nulle occasion de luy proposer cet exemple, n’y de faire comparaison de luy à Pompée, vu qu’il n’y avoit point de César à Paris. » Après avoir été saluer le duc d’Anjou à Saint-Germain, l’amiral repartit le 30 janvier pour Châtillon. A la suite de ces incidens, le roi défendit l’accès de la capitale aux personnes suivantes : Monsieur de Guise, Monsieur d’Aumale, Monsieur de Longueville, Monsieur de Nevers, Monsieur l’admiral, Monsieur d’Andelot, Monsieur de La Rochefoucauld, Monsieur le prince de Porcien, Monsieur de Soubize » et quelques autres. On essayait ainsi, en quelque sorte, de neutraliser la capitale du royaume. Catherine de Médicis n’eût pas mieux demandé que de neutraliser le royaume entier; mais les passions catholiques et protestantes ne perdaient rien de leur ardeur. L’entrevue de Bayonne, qui avait eu lieu pendant l’été de 1565, avait jeté les réformés dans les plus vives alarmes ; l’amiral fut appelé quelque temps après cette entrevue à Moulins, où se rendait Catherine de Médicis. Le débat entre les Châtillon et les Guises fut soulevé de nouveau dans cette ville et, le 29 janvier 1566, l’innocence de l’amiral fut proclamée par un arrêt royal. En présence du roi et à sa demande, le cardinal de Lorraine embrassa l’amiral et ils se promirent de ne garder aucun ressentiment l’un contre l’autre. Voulait-on ainsi endormir Coligny, lui inspirer une fausse confiance et lui persuader que les bruits répandus après l’entrevue de Bayonne étaient mensongers? Qui pourrait exactement le dire? Catherine de Médicis craignait et détestait Coligny, elle songeait peut-être déjà à le mener, les yeux bandés, au piège où il devait périr, sans bien savoir encore où, quand et comment il serait tendu. Le biographe de Soubise prétend qu’à Moulins, déjà l’on fut sur le point de massacrer les chefs des réformés ; la reine avait entendu le duc d’Albe dire à Bayonne « qu’une tête de saumon valait mieux que cent grenouilles. » « Déjà le maréchal de Bourdillon et le comte de Brissac estoient entrés dans la chambre de la reine (qui cependant se devoit retirer dans un cabinet) estant armez de maille par dessoubs, et devoit le comte de Brissac prendre une querelle d’Allemagne contre monsieur le prince, pour avoir l’occasion de mettre la main à l’espée avec ceulx qui estoient attirez pour cette exécution. Mais il prit une soudayne peur à la royne, de sorte qu’elle empescha lors que l’entreprise ne fût exécutée. » Le bruit courut dans Moulins que l’amiral allait être assassiné ; « un gentilhomme, raconte Brantôme, Italien francisé, l’alla trouver pour s’excuser à lui, parce qu’on avoit dit dans la ville qu’il vouloit le tuer. Coligny ne fit qu’en rire et luy dict seulement qu’il le pensoit moins de luy que d’homme de la cour pour faire ce coup-là ; le taxant froidement par ce mot, qu’il n’estoit pas assez courageux et assuré pour faire ce coup. » Le 8 mars, Coligny était de retour à Châtillon avec son oncle le connétable et son frère François.

Les années écoulées depuis la bataille de Dreux et la paix d’Amboise n’avaient été qu’une trêve : des deux côtés on se préparait à des luttes nouvelles. La réconciliation entre les Châtillon et les Guises ne pouvait être que sur les lèvres. Coligny avait été très lent, une première fois, à la guerre civile ; mais désormais il ne s’appartenait plus pleinement, il était devenu le chef d’un parti à la fois religieux et politique, et ce parti voyait avec une terreur croissante que tout se liguait contre lui ; les frontières de la France avaient été insultées par le duc d’Albe, qui allait punir les mécontens des Pays-Bas. La marche des Espagnols avait servi de prétexte à la cour pour faire de grandes levées en Suisse, et les protestans se demandaient si ces levées devaient bien servir contre les régimens de Philippe II. Une fois encore, ils eurent à examiner s’il fallait attendre ou donner les premiers coups. Nous allons suivre Coligny dans ces luttes nouvelles et l’accompagner jusqu’à la Saint-Barthélemy.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Hotman, Vie de Coligny.
  2. Mémoires de Condé.