Code des gens honnêtes/Considérations

Code des gens honnêtes
ou l’art de ne pas être dupe des fripons
J.-N. Barba (p. i-xxiii).
Livre I  ►

CONSIDÉRATIONS


MORALES, POLITIQUES, LITTÉRAIRES, PHILOSOPHIQUES, LÉGISLATIVES, RELIGIEUSES ET BUDGETAIRES, SUR LA COMPAGNIE DES VOLEURS.




Les voleurs forment une classe spéciale de la société : ils contribuent au mouvement de l’ordre social : ils sont l’huile des rouages : semblables à l’air, ils se glissent partout : les voleurs sont une nation à part, au milieu de la nation.

On ne les a pas encore considérés avec sang-froid, impartialité. Et en effet, qui s’occupe d’eux ? Les juges, les procureurs du roi, les espions, la maréchaussée et les victimes de leurs vols.

Le juge voit, dans un voleur, le criminel par excellence qui érige en science l’état d’hostilité envers les lois ; il le punit. Le magistrat le traduit, et l’accuse : tous deux l’ont en horreur, cela est juste.

Les gens de police et la maréchaussée sont aussi les ennemis directs des voleurs, et ne peuvent les voir qu’avec passion.

Les gens honnêtes enfin, ceux qui sont volés, n’ont guère l’envie de prendre le parti des voleurs.

Nous avons cru nécessaire, avant de tenter de dévoiler les ruses des voleurs privilégiés comme non privilégiés de toutes les classes, de nous livrer à des considérations impartiales sur les voleurs ; nous seuls, peut-être, pouvions les examiner sous toutes leurs faces avec sang-froid ; et certes, on ne nous accusera pas de vouloir les défendre, nous qui leur coupons les vivres, et signalons toutes leurs opérations, en élevant dans ce livre un phare qui les domine.

Un voleur est un homme rare ; la nature l’a conçu en enfant gâté ; elle a rassemblé sur lui toutes sortes de perfections : un sang-froid imperturbable ; une audace à toute épreuve ; l’art de saisir l’occasion, si rapide et si lente ; la prestesse, le courage, une bonne constitution, des yeux perçants, des mains agiles, une physionomie heureuse et mobile ; tous ces avantages ne sont rien pour le voleur, et forment cependant déjà la somme de talents d’un Annibal, d’un Catilina, d’un Marius, d’un César.

Ne faut-il pas, de plus, que le voleur connaisse les hommes, leur caractère, leurs passions ; qu’il mente avec adresse, prévoie les événements, juge l’avenir, possède un esprit fin, rapide ; ait la conception vive, d’heureuses saillies, soit bon comédien, bon mime ; puisse saisir le ton et les manières des classes diverses de la société ; singer le commis, le banquier, le général, connaître leurs habitudes, et revêtir au besoin la toge du préfet de police ou la culotte jaune du gendarme ; enfin, chose difficile, inouïe, avantage qui donne la célébrité aux Homère, aux Aristote, à l’auteur tragique, au poëte comique, ne lui faut-il pas l’imagination, la brillante imagination ? ne doit-il pas inventer perpétuellement des ressorts nouveaux ? Pour lui, être sifflé, c’est aller aux galères.

Mais, si l’on vient à songer avec quelle tendre amitié, avec quelle paternelle sollicitude, chacun garde ce que cherche le voleur, l’argent, cet autre Protée ; si l’on voit de sang-froid, comme nous le couvons, serrons, garantissons, dissimulons ; on conviendra au moins que s’il employait au bien les exquises perfections dont il fait ses complices, le voleur serait un être extraordinaire, et qu’il n’a tenu qu’à un fil qu’il devînt un grand homme.

Quel est donc cet obstacle ? ne serait-ce pas que ces gens-là, sentant en eux une grande supériorité, ayant aussi un penchant extrême à l’indolence, effet ordinaire des talens ; se trouvant d’ailleurs dans la misère, mais conservant une audace effrénée dans les désirs, attribut du génie ; nourrissant des haines fortes contre la société qui méprise leur pauvreté ; ne sachant pas se contenir par suite de leur force de caractère ; et secouant toutes les chaînes et tous les devoirs ; voient dans le vol un moyen prompt d’acquérir. Entre l’objet désiré avec ardeur et la possession, ils n’aperçoivent plus rien, et se plongent avec délices dans le mal, s’y établissent, s’y cantonnent, s’y habituent, et se font des idées fortes, mais bizarres, des conséquences de l’état social.

Mais que l’on réfléchisse aux événements qui conduisent un homme à cette profession difficile, où tout est ou gain ou péril ; où, semblable au pacha qui commande les armées de sa hautesse, le voleur doit vaincre ou recevoir le cordon ; de plus hautes pensées naîtront peut-être au cœur des politiques et des moralistes.

Lorsque les barrières dont les lois entourent le bien d’autrui sont franchies, il faut reconnaître un invincible besoin, une fatalité ; car enfin la société ne donne même pas du pain à tous ceux qui ont faim ; et, quand ils n’ont aucun moyen d’en gagner, que voulez-vous qu’ils fassent ? Mais, bien plus, le jour où la masse des malheureux sera plus forte que la masse des riches, l’état social sera tout autrement établi ; et en ce moment l’Angleterre est menacée d’une révolution de ce genre.

La taxe pour les pauvres deviendra exorbitante en Angleterre ; et, le jour où, sur trente millions d’hommes, il y en a vingt qui meurent de faim, les culottes de peau jaune, les canons et les chevaux n’y peuvent plus rien. À Rome il y eut une semblable crise ; les sénateurs firent tuer les Gracchus ; mais vinrent bientôt Marius et Sylla, qui cautérisèrent la plaie en décimant la république.

Nous ne parlerons pas du voleur par goût, dont le docteur Gall a prouvé le malheur, en montrant que son vice est le résultat de son organisation : cette prédestination serait par trop embarrassante, et nous ne voulons pas conclure en faveur du vol, nous voulons seulement exciter la pitié et la prévoyance publiques.

En effet, reconnaissons au moins dans l’homme social une sorte d’horreur pour le vol, et, dans cette hypothèse, admettons de longs combats, un besoin cruel, de progressifs remords, avant que la conscience n’éteigne sa voix ; et, si le combat a eu lieu, que de désirs contraints, que d’affreuses nécessités, quelles peines n’aperçoit-on pas entre l’innocence et le vol !

La plupart des voleurs ne manquent pas d’esprit, d’éducation ; ils ont failli par degrés, sont tombés, par suite de malheurs oubliés du monde, de leur splendeur à leur misère, en conservant leurs habitudes et leurs besoins. Des valets intelligens vivent sans fortune en présence des richesses, tandis que d’autres se laissent dominer par les passions, le jeu, l’amour, et succombent au désir d’acquérir l’aisance pour toute la vie, et cela d’un seul coup, en un moment.

La foule voit un homme sur un banc, le voit criminel, l’a en horreur, et cependant un prêtre, en examinant l’âme, y voit souvent naître le repentir. Quel grand sujet de réflexions ! La religion chrétienne est sublime quand, loin de se détourner avec horreur, elle tend son sein et pleure avec le criminel.

Un jour, un bon prêtre fut appelé pour confesser un voleur prêt à marcher au supplice ; c’était en France, au temps où l’on pendait pour un écu volé, et la scène avait lieu dans la prison d’Angers.

Le pauvre prêtre entre, voit un homme résigné, il l’écoute. Il était père de famille, sans profession ; il avait volé pour nourrir ses enfans, pour parer sa femme qu’il aimait ; il regrettait la vie, toute pénible qu’elle fût pour lui. Il supplie le prêtre de le sauver. Les croisées étaient basses, le criminel s’échappe, et l’ecclésiastique sort brusquement.

Sept ans après le prêtre voyageait ; il arrive le soir à un village, dans le fond du Bourbonnais ; il demande l’hospitalité à la porte d’une ferme.

Sur le banc étaient le fermier, sa femme et ses enfants ; ils jouaient, et le bonheur respirait dans leurs jeux. Le mari fit entrer le prêtre, et le pria, après souper, de faire, ce soir-là, la prière habituelle. Le prêtre remarque une piété vraie ; tout annonçait l’aisance et le travail.

Bientôt le fermier entra dans la chambre destinée à l’étranger, et se jeta à ses genoux en fondant en larmes. Le prêtre reconnaît le voleur qu’il sauva jadis ; le fermier lui apportait la somme volée, le priant de la remettre à ceux auxquels elle fut dérobée : il était heureux que le hasard lui permît de recevoir son bienfaiteur. Le lendemain il y eut une fête dans le secret de laquelle étaient seulement le mari, la femme et le bon prêtre.

Ceci n’est guère qu’une exception. Les voleurs ont existé de tous temps : ils existeront toujours. Ils sont un produit nécessaire d’une société constituée. En effet, à toutes les époques, les hommes ont été vivement épris de la fortune. On dit toujours : « Actuellement l’argent est tout, celui qui a de l’argent est maître de tout. » Ah ! gardez-vous de répéter ces phrases banales, vous auriez l’air d’un niais. Celui qui a estropié Juvénal, Horace et les auteurs de toutes les nations, doit savoir que, de tous temps, l’argent a été chéri et recherché avec une ardeur égale. Or, chacun cherche en soi-même un moyen de faire une fortune brillante et rapide, parce que chacun sait qu’une fois acquise, personne ne s’en plaindra ; or, ce moyen, c’est le vol, et le vol est commun.

Un marchand qui gagne cent pour cent vole ; un munitionnaire qui nourrit trente mille hommes, à dix centimes par jour, compte les absens, gâte les farines, y mélange du son, donne de mauvaises denrées, il vole ; un autre brûle un testament ; celui-là embrouille les comptes d’une tutelle ; celui-ci invente une tontine : il y a mille moyens que nous dévoilerons. Et le vrai talent est de cacher le vol sous une apparence de légalité : on a horreur de prendre le bien des autres, il faut qu’il vienne de lui-même, voilà la grande finesse.

Mais les voleurs adroits sont reçus dans le monde, passent pour d’aimables gens. Si, par hasard, on trouve un coquin qui ait pris tout bonnement de l’or dans la caisse d’un avoué, on l’envoie aux galères : c’est un scélérat, un brigand. Mais si un procès fameux éclate, l’homme comme il faut qui a dépouillé la veuve et l’orphelin trouvera mille avocats dans le monde.

Que les lois soient sévères, qu’elles soient douces, le nombre des voleurs ne diminue pas ; cette considération est remarquable, et nous conduit à avouer que la plaie est incurable, que le seul remède consiste à dévoiler toutes les ruses, et c’est ce que nous avons essayé de faire.

Les voleurs sont une dangereuse peste des sociétés ; mais l’on ne saurait nier aussi l’utilité dont ils sont dans l’ordre social et dans le gouvernement. Si l’on compare une société à un tableau ne faut-il pas des ombres, des clairs-obscurs ? Que deviendrait-on le jour qu’il n’y aurait plus par le monde que des honnêtes gens, foncés, à sentimens, bêtes, spirituels, politiques, simples, doubles, on s’ennuyerait à la mort ; il n’y aurait plus rien de piquant : on prendrait le deuil le jour où il ne faudrait plus de serrures.

Ce n’est pas tout, quelle perte immense cela ne ferait-il pas supporter ! La gendarmerie, la magistrature, les tribunaux, la police, les notaires, les avoués, les serruriers, les banquiers, les huissiers, les geôliers, les avocats, disparaîtraient comme un nuage. Que ferait-on alors ? Que de professions reposent sur la mauvaise foi, le vol et le crime ! Comment passeraient le temps ceux qui aiment à aller entendre plaider, à voir les cérémonies de la cour… ? Tout l’état social repose sur les voleurs, base indestructible et respectable ; il n’y a personne qui ne perdît à leur absence ; sans les voleurs, la vie serait une comédie sans Crispins et sans Figaros.

De toutes les professions, aucune n’est donc plus utile à la société, que celle des voleurs ; et si la société se plaint des charges que les voleurs lui font supporter, elle a tort ; c’est elle seule et ses onéreuses précautions inutiles qu’elle doit accuser de son surcroît d’impôt.

En effet, la gendarmerie coûte 20 millions
le ministère de la justice 17
les prisons 8
les bagnes, la chaîne, etc. 1
la police en coûte plus de 10

En ne nous attachant qu’à ces seules économies, on gagnerait à peu près soixante millions à laisser les voleurs travailler en liberté ; et certes, ils ne voleraient jamais pour soixante millions par an ; car, avec des livres comme le nôtre, on dévoilerait leurs ruses : ainsi, on voit que les voleurs entrent pour beaucoup dans le budget. Ils font vivre soixante mille fonctionnaires, sans compter les états basés sur leur industrie.

Quelle classe industrieuse et commerçante ! comme elle jette de la vie dans un état ! et elle donne à la fois du mouvement et de l’argent. Si la société est un corps, il faut considérer les voleurs comme le fiel qui aide aux digestions.

En ce qui concerne la littérature, les services rendus par les voleurs sont encore bien plus éminens. Les gens de lettres leur doivent beaucoup et nous ignorons comment ils pourront s’acquitter, car ils n’offrent rien que leurs bienfaiteurs puissent prendre par un juste retour. Les voleurs sont entrés dans la contexture d’une multitude de romans ; ils forment une partie essentielle des mélodrames ; et ce n’est qu’à ces collaborateurs énergiques que Jean Sbogar, les Deux Forçats, etc., etc., ont dû leurs succès.

Enfin les voleurs forment une république qui a ses lois et ses mœurs ; ils ne se volent point entre eux, tiennent religieusement leurs sermens, et présentent, pour tout dire d’un mot, au milieu de l’état social, une image de ces fameux flibustiers, dont on admirera sans cesse le courage, le caractère, les succès et les éminentes qualités.

Les voleurs ont même un langage particulier, leurs chefs, leur police ; et à Londres, où leur compagnie est mieux organisée qu’à Paris, ils ont leurs syndics, leur parlement, leurs députés. Nous terminerons ces considérations par le récit de ce qui s’est passé à la dernière séance de leur parlement.

On s’était réuni à l’auberge de Rose-Mary-Lane. Le but de la réunion était de voter des remercîmens aux juges qui proposaient l’abolition de l’usage de publier les rapports, en matière de police.

Le président a proposé d’abord le toast du Roi.

Un voleur a porté un toast à la prospérité du commerce anglais ; un autre aux juges.

Après le banquet, le président a pris la parole, s’est félicité de faire partie d’une assemblée aussi brillante, nombreuse et respectable : « La question qui nous occupe, a-t-il dit, est liée aux intérêts les plus chers de notre profession. » L’orateur a passé ensuite en revue les progrès de l’art de voler depuis son origine jusqu’à nos jours. « Cet usage, a-t-il dit, date de l’antiquité. Les honnêtes gens ainsi que les voleurs, mais les voleurs surtout, doivent bien se garder de critiquer les lois qui protègent la propriété ; c’est notre plus grande sauvegarde, s’est-il écrié avec force (écoutez ! écoutez !) car elles donnent en général une fausse sécurité au public, et à nous la faculté d’exercer notre métier. Notre seule mise de fonds est l’adresse, et celui qui en manque mérite d’être puni : sans lois sur cette matière, tous les hommes se tiendraient en garde, et seraient prêts à punir sur le champ le voleur pris en flagrant délit. Où nous n’attrapons qu’une année de détention, nous serions affligés d’un coup de pistolet qui nous tuerait ; et nous devons nous applaudir tous les jours d’être ainsi protégés par les juges et les lois.

» Aujourd’hui, d’après le texte des lois, nous avons mille moyens d’échapper ; ce qui n’arriverait pas si les citoyens avaient le droit de se défendre. Bénissons le législateur qui a dit qu’avant de nous punir il fallait prouver le délit. Il nous a entouré d’une garde d’honneur. Nul citoyen n’ose attenter à nos jours. Et, vous le savez, une lettre oubliée dans un jugement, l’erreur d’un greffier, la subtilité des avocats, tout nous sauve.

» De l’autre côté du détroit, a dit le président, les voleurs sont plus heureux encore que nous, car ils possèdent une gendarmerie à culottes jaunes et à sabres bien affilés, une police active qui donnent une bien plus grande sécurité aux citoyens. Ils ont sur nous l’immense avantage des passeports, invention admirable qui ne profite qu’aux gens de notre métier. Aussi, sur ce point, suis-je obligé de confesser la supériorité de nos voisins.

» Il est vrai, poursuit le président, que les galères existent, qu’on nous pend ; on va même jusqu’à nous déporter ; mais reconnaissez, honorables gentlemen, la prévoyance du législateur et l’affection toute particulière avec laquelle il nous a traités. Voyez que, sans les galères et la corde, tout le monde se mêlerait de notre profession. Nous avons obtenu un privilège : en effet, les punitions, dans l’espèce, ressemblent aux forts droits que le parlement met sur les marchandises d’un grand prix. C’est ainsi que nous avons conquis le monopole de notre commerce.

» Rendons hommage aux progrès des lumières, qui ont tout perfectionné. Le gaz hydrogène a encore augmenté la sécurité de John Bull, et nous finirons par voler en toute sécurité. »

Le président, après avoir approuvé l’objet de cette réunion, accorda la parole à M. Wilsh, voleur très distingué, qui, dans un discours pathétique, prouva le danger qui résultait de la publicité donnée par les journaux à leurs actions. « Il me semble, dit-il, que c’est bien assez que les gens honnêtes aient sur nous l’avantage que leur donnent les lois, les constables, les juges, les galères, sans avoir pour eux cette publicité affreuse. Il n’est pas loyal de dévoiler au monde entier les plans ingénieux que nous concevons avec tant de peine. Un stratagème nous coûte des mois entiers à combiner, et un misérable folliculaire qui ne sait que mentir nous en fait perdre le fruit. Votons des remercîmens aux auteurs de la proposition dont il s’agit, et j’opine pour que nous achetions une terre au plus célèbre d’entre nous, et le fassions élire membre du parlement, pour qu’il puisse y soutenir nos droits et nos intérêts… »

Cette proposition fut reçue par des acclamations unanimes. Un membre fit une motion tendante à ce que, pour faire partie du corps constitué des voleurs de Londres, on eût fait un cours de droit. Cette discussion fut remise à la prochaine session, et l’on se sépara.

Le détail de cette mémorable séance prouve que le vol est une profession, et doit engager les gens honnêtes à être continuellement sur leurs gardes.

Heureux si, par notre expérience, nous pouvons leur servir de guides en dévoilant dans ce petit ouvrage les manières les plus remarquables de s’entrevoler dans le grand monde !