Code des gens honnêtes
ou l’art de ne pas être dupe des fripons
J.-N. Barba (p. 236-250).



CHAPITRE II.


§ 1.
Des Agens de change.


Les agens de change ne trouveront pas mauvais, sans doute, que nous ayons donné le pas, sur eux, aux notaires et aux avoués. Ce n’est pas à l’habileté, mais à l’ancienneté que nous avons dû accorder ici la préférence. En effet, depuis quelques années seulement, on a bien compris toute l’importance des agens de change : leurs charges qui ne coûtaient en 1814 qu’une cinquantaine de mille francs, se vendent aujourd’hui un million ; et les gens qui sont à même d’apprécier les ressources de l’industrie, assurent que ce n’est pas trop cher.

La probité et la considération des membres de ce corps financier, se sont sans doute accrues dans la proportion du prix des charges. Un agent de change de 1825 doit être dix-neuf fois plus honnête, plus actif, plus intelligent que son devancier ; aussi joue-t-il vingt fois plus gros jeu, et sa maison, ses équipages, son assurance, se sont-ils accrus dans cette proportion toute apologétique du système décimal.

Messieurs les agens de change sont un de ces bienfaits de la société que l’on est forcé d’accepter, comme les contributions de guerre, les indemnités aux émigrés, etc. Que l’on veuille acheter, vendre, transférer, il faut passer par les mains de l’inévitable compagnie. Le mal n’est pas là ; mais cette compagnie, semblable aux buissons contre lesquels les moutons laissent les flocons de leur blanche laine, dépouille insensiblement l’honnête rentier ; et le revenu d’une inscription transférée vingt fois, se trouve absorbé par les frais.

Le ministère de l’agent de change, comme celui de la plupart des officiers civils, est tout de confiance. Lui remettez-vous dans les mains vos fonds pour qu’il fasse un achat, sans vous donner un reçu, il inscrit le montant du dépôt sur son carnet ; il dit : j’ai acheté à tel cours, il faut s’en rapporter à son dire.

Nous pourrions parler des opérations diverses de bourse et de change ; mais nous ne voulons pas dévoiler le secret de certaines fortunes colossales acquises en trois mois ; nous ne rappelons ici ces banqueroutes et ces procès récens, que pour appuyer, sur des craintes salutaires, le conseil que nous donnons à nos bénévoles lecteurs :

« Fuyez les agens de change, ne jouez jamais à la Bourse, si vous avez le malheur d’être rentier. Gardez vos inscriptions, touchez vos semestres, dût M. de Villèle vous réduire aux trois pour cent. »


§ 2.
Des Agens d’affaires.


Paris est rempli de ces honnêtes gens qui font leurs affaires en gérant celles d’autrui. Le négociant qui a fait banqueroute, l’avocat sans cause, le commis réformé, se transforment en agens d’affaires, proprio motu, comme dit le pape.

Sans nous arrêter à ces pauvres hères qui courent les bureaux et sollicitent par procuration, examinons l’agent d’affaires le plus renommé de Paris, voyons quelle est son industrie.

C’est un homme d’une quarantaine d’années. Il a l’air aimable, ouvert, ses manières distinguées témoignent qu’il a vu le grand monde. Sa toilette est soignée, son cabriolet sort des ateliers de Robert, son cheval a été acheté chez Drake, c’est enfin un homme comme il faut.

Il se lève à dix heures, déjeune au café de Paris, rend visite à deux ou trois chefs de division, avec lesquels il a des relations d’affaires et d’amitié (cela veut dire, auxquels il témoigne, argent comptant, sa reconnaissance). Il court chez quelques créanciers de l’état, dont la dette a été liquidée la veille (les bureaux ne les ont pas encore prévenus.) — « Votre affaire s’embrouille en diable. Vous pourriez bien tout perdre. Le ministre veut rejeter toutes les créances à l’arriéré. Allons ! tenez, le tout pour le tout : j’offre vingt-cinq pour cent de la créance. » Refus. Il offre trente, quarante, cinquante. On signe. Il a les pièces. Il court à la caisse toucher la somme entière. Son industrie lui rapporte cinquante pour cent.

Un brave provincial sollicite la liquidation de sa pension ; un autre demande une décoration, une place. On réclame les bienveillants secours de Monsieur l’agent d’affaires, il met les pièces à la poste, et les adresse au ministère. Six mois après, par grand hasard, tout est accordé. Monsieur l’agent d’affaires s’empresse d’avertir ses commettans. Il vante ses démarches, exalte ses soins, demande une somme énorme pour ses frais, son temps, ses déboursés. Là, son industrie rapporte cent pour cent.

Un intrigant veut obtenir une fourniture. L’agent d’affaires se met en campagne. Il voit le secrétaire, il fait un cadeau à la maîtresse de Monseigneur, parvient dans le cabinet, et traite directement l’affaire avec son excellence. Ici, on ne peut spécifier le rapport de l’industrie.

Il y a des agens d’affaires de toutes les espèces : comme les reptiles, il faudrait les classer par familles et les décrire soigneusement, depuis celui qui ruine la veuve, sous prétexte de lui faire obtenir une pension, jusqu’à celui qui escompte à douze pour cent des billets qu’il passe à quatre à la Banque ; mais alors il faudrait faire un livre, et nous n’avons à dépenser que l’espace d’un paragraphe ; résumons-nous donc.

Sur vingt agens d’affaires, il y a dix-neuf fripons au moins.

Donc, il faut faire ses affaires soi-même, et ne pas se jeter avec préméditation dans un guêpier.


§ 3.
Des Monts de Piété


La belle chose que la théorie. Comme sur le papier, comme dans les discours d’un philanthrope économiste, le Mont-de-Piété joue un beau rôle !

Institution utile et secourable, il offre au négociant embarrassé dans ses affaires, au marchand obligé de réaliser des fonds dans un court délai, une ressource toujours prête. Le malheureux y trouve un secours nécessaire : ses enfants lui demandent du pain, aussitôt le Mont-de-Piété lui prête de l’argent, en échange de quelque objet inutile ; et puis, que d’avantages réels ! on retire son dépôt dès qu’on le veut ; le Mont-de-Piété prête à un intérêt très-modique ; on est inconnu du prêteur, on n’a jamais à rougir de la démarche que l’on fait ; jamais on n’est exposé à un refus ; la caisse du Mont-de-Piété enfin est pour la France entière la bourse d’un ami.

Tout cela est beau, très-beau ; malheureusement, lorsqu’on en vient à l’application, tout est changé.

Le Mont-de-Piété prête, il est vrai, à un intérêt assez modique ; mais d’abord il ne prête qu’une somme égale à la moitié de la valeur de l’objet déposé, l’intérêt se trouve donc par le fait accru.

À l’intérêt réel il faut d’ailleurs ajouter un droit d’entrée, un droit de sortie, un droit de commission, un droit de dégagement ; en somme, le Mont-de-Piété prête à vingt-cinq ou trente pour cent.

Le Mont-de-Piété, en outre, assigne un délai fatal passé lequel, l’objet déposé est vendu aux enchères. Dans ses ventes, le dépôt sur lequel il a été prêté la moitié de sa valeur intrinsèque, se vend un prix assez élevé. Cependant l’administration, qui s’est engagée à tenir compte au propriétaire de l’excédant de la vente sur le prêt et les intérêts, ne restitue jamais rien. En effet, les frais du Mont-de-Piété, joints à ceux de la vente, excèdent un intérêt de cinquante pour cent.

Et c’est cette immorale institution, ce trafic infâme, ce brigandage horrible en ce qu’il pèse sur la classe laborieuse et pauvre, qui trouvent des défenseurs et des appuis. On prétend que le Mont-de-Piété empêche les malheureux d’avoir recours aux prêteurs sur gages. Il les y engage, au contraire, car ces prêteurs sur gages leur prêtent à douze pour cent ; ainsi des usuriers que la loi frappe et flétrit, sont moins voleurs que le Mont-de-Piété qu’elle institue et protège.

De ces considérations, tirons cette règle générale.

Dans toute espèce de circonstance, il vaut mieux vendre que déposer au Mont-de-Piété.


§ 4.
De la Loterie


À la porte du bureau de loterie, un joli tableau, orné de nœuds de rubans roses et verts, présente aux regards qu’il attire les bienheureux billets gagnans. Comme ces billets sont doucement provocateurs, comme ils parlent à l’imagination ; celui qui les a pris a fait fortune, il est heureux maintenant, il peut satisfaire tous ses désirs. Oui ! mais si l’on pouvait placer en regard les peines, les tourmens, les malheurs que cause une passion funeste ; si l’on montrait le père jouant la fortune de sa femme, l’existence de ses enfans, dupe d’abord, plus tard fripon, finissant par devenir criminel. La loterie occasionne plus de suicides que la misère : elle traîne à sa suite le désespoir et la mort.

Mais tout le monde n’y perd pas ? Tout le monde y perd. Celui à qui échoit un terne, l’a d’avance payé bien cher, ou plus tard perdra plus qu’il n’a gagné.

Depuis long-temps des voix éloquentes s’élèvent en vain pour réclamer l’abolition de cette immorale institution. La seule manière de couper court au mal, c’est d’en démontrer l’évidence. Le jour où tout le monde sera bien convaincu que l’argent mis à la loterie est perdu sans retour, que les sept millions que le gouvernement retire de la loterie sont un bénéfice honteux, le fruit du vol ; le jour enfin où personne ne mettra plus à la loterie, l’autorité qui respecte la morale publique quand son intérêt ne lui conseille pas de la violer, supprimera les loteries qui lui seront devenues onéreuses.


§ 5.


Nous nous abstiendrons de parler ici de ces petites loteries bourgeoises, dont nous avons dit notre avis au paragraphe 16 du livre second.


§ 6.
Des Maisons de Jeux.


À Paris, dans cette capitale du monde civilisé, dans ce centre de sociabilité, de commerce, d’industrie, au sein de cette ville qu’un orateur de la révolution, Anacharcis Clootz appelait le chef-lieu du globe, il existe des maisons où l’usure et le vol sont autorisés ; où la ruine, le désespoir, le suicide sont affermés, et rapportent au gouvernement des sommes immenses que l’on peut appeler le prix du sang.

En entrant dans une maison de jeux, on laisse l’honneur à la porte, heureux quand on le reprend en sortant. Autour d’une longue table on voit une foule d’êtres à la mine have, décharnée, semblables aux ombres du Dante, le cou tendu, la figure inquiète, les yeux fixés sur un tapis, des numéros, des cartes auxquels ils confient leur fortune. L’argent que l’on jette sur cette table fatale perd en y tombant le dixième de sa valeur ; les chances sont combinées de telle sorte que le fermier des jeux doit toujours gagner. Ce gain assuré, cette chance inégale caractérisent un vol ; et ce droit de vol, le fermier des jeux l’acheta dix millions : pour dix millions il peut impunément dépouiller l’homme sans défiance, corrompre le jeune inexpérimenté, plonger dans le vice et le crime l’imprudent que séduit un appât trompeur.

Mais la ferme des jeux ne se contente pas de vous enlever tout ce que vous possédez d’argent ; elle vous provoque, vous sollicite. Un Mont-de-Piété clandestin, un bureau de prêt usuraire est établi dans chaque maison de jeux. Là, sur un bijou, une montre, une épingle, on vous prête de l’or, et cet or est bientôt englouti.

Et que l’on se persuade bien que jamais personne n’a gagné dans ces infâmes maisons ; si la fortune sourit un instant au joueur, bientôt elle lui devient contraire, et toujours la plus funeste des passions entraîne la ruine complète de celui qui en est possédé.

Depuis dix années, à chaque session législative, d’énergiques réclamations s’élèvent contre l’immoralité de ce revenu flétrissant du fisc. Les maisons de jeux continuent cependant d’être ouvertes ; un nouveau bail vient d’être conclu avec la ferme pour cinq années. Un ministère qui s’arme pour la religion et la morale, un ministère qui fait des lois sur le sacrilège, et qui rallonge les robes des danseuses de l’Opéra, devrait ouvrir l’oreille aux cris des malheureux que les maisons de jeux ont perdus, et à la voix patriotique des législateurs qui veulent mettre un terme à un scandale qui déshonore la nation.


§ 7.
Emprunts. — Dettes publiques.


Rien n’est plus précieux que le crédit ; et cet honnête M. Schneider, qui a inventé le fromage de Gruyère et le système des emprunts, a rendu un véritable service à la société.

Au moyen des emprunts, l’inégalité des fortunes disparaît, la richesse est une chimère, toute sommité est aplanie. Celui qui emprunte, est en un instant plus positivement riche que celui qui prête ; qu’il soit gouvernement constitutionnel ou souverain absolu, l’emprunteur ne supporte aucun risque de perte, et court toutes les chances de bénéfice.

C’est une chose bizarre que cette activité de spéculation qui, depuis quelques années, s’est emparée de nos riches banquiers. De quelque point que vienne une proposition, elle trouve des oreilles et des bourses ouvertes. La même caisse alimente la Sainte-Alliance et le sénat grec. Si le grand Turc a besoin d’argent, il en trouvera certainement sur sa bonne mine, et son emprunt sera bientôt rempli.

Combien d’exemples cependant devraient mettre en garde contre cette avidité de chances. Les gouvernemens font banqueroute comme les particuliers ; et les gouvernemens ne craignent pas les galères. La France a jadis ruiné ses sujets en les réduisant aux deux tiers ; aujourd’hui même elle est à la veille de faire une banqueroute d’une espèce nouvelle, en convertissant les rentes cinq pour cent en trois pour cent. On trouve cependant toujours des gens disposés à acheter, à brocanter, sur ces valeurs idéales qui rapportent moins qu’une maison, qu’une terre, et que l’on ne peut cependant faire assurer contre la grêle et l’incendie.


FIN.