Code des gens honnêtes
ou l’art de ne pas être dupe des fripons
J.-N. Barba (p. 89-96).
RÉSUMÉ DU LIVRE PREMIER.


Honnêtes gens, que ce tableau moral a frappés d’horreur, vous vous écrierez sans doute : « Hé bon Dieu ! quelle caverne ! Quels sont les moyens que prend le gouvernement contre un danger pareil. En effet, vingt mille escrocs, dix mille petits voleurs, cinq mille voleurs avec effraction, et trente mille honnêtes filles vivant du bien d’autrui, font une masse de soixante-dix à quatre-vingt mille personnes un peu difficiles à administrer !… Et quelles sont les ressources de toutes ces créatures-là ? Où se retirent-elles ? Que deviennent-elles ?… »

Ces questions sont justes, légitimes ; et vous avez d’autant plus raison de vous effrayer, que vous n’avez encore lu que le quart de ce livre si moral, si instructif, si léger en apparence, si profond en réalité ! Ah ! vous allez en voir bien d’autres ; et après avoir achevé, vous conviendrez que les petits voleurs, que les gens comme il faut du titre II, que les effractionnaires du titre III, et les femmes à ceinture non dorée, ne sont pas ce qu’il faut le plus craindre : plus vous monterez sur les degrés de l’échelle sociale, plus les moyens d’acquérir la propriété deviendront subtils.

Pour toute réponse à vos questions, nous allons vous donner quelques aperçus sur les destins de ces industriels, auxquels nous disons adieu.

Si Paris a huit cent mille âmes de population, vous voyez que les petits voleurs étant en nombre de quatre-vingt mille environ, il se trouve évidemment un coquin sur dix gens honnêtes, une femme douteuse sur dix honnêtes femmes.

Vous réfléchirez à cela, c’est un sujet perpétuel de défiance. D’abord, songez que la mort exerce des ravages d’une manière effrayante sur cette classe ignorée : ses mœurs, ses habitudes, les maladies auxquelles elle est en proie, le défaut d’une nourriture saine, le manque de soins, l’usage des liqueurs, et tant d’autres passions, énervent et consument incessamment cette caste de Parias : la mort les décime. Ces gens-là, de même que telle petite-maîtresse, car les extrêmes se touchent, vivent un an par jour.

Ensuite la police parisienne a un besoin perpétuel d’agens secrets qui connaissent bien les ruses des voleurs, leurs détours ; qui puissent en saisir le ton, les allures, le langage ; il lui faut des coupe-jarrets, qui aient une sorte de science infuse avec la vie, pour aller dans les bois s’affilier aux voleurs de grand chemin et les découvrir, pour jouer des rôles de tous genres et dans tous les états. Cette armée, dont le sieur Vidocq est le général, peut passer pour les Invalides des voleurs. Ils sont là dans une sphère qui leur plaît : ils restent, nouveaux Janus, honnêtes d’un côté, coquins de l’autre, exercent parfois leur ancien métier, et sont à l’abri de la justice.

Ces agens inconnus forment encore un monde à part, qu’il ne sera donné à personne de décrire, à moins que M. Vidocq ne publie ses mémoires.

Ce monde est un des principaux asiles des voleurs, celui qu’ils ambitionnent le plus.

Ce n’est pas tout. Les politiques n’ont point inventé les bagnes, les maisons d’arrêt, etc., pour le plaisir d’appliquer les articles du Code, et nous mettrons les galères et l’emprisonnement au nombre des prytanées des petits voleurs.

Sous Charles VI, vint en France un certain cardinal Vinchester, qui fit bâtir près de Paris un château superbe. Vous ne voyez pas quel rapport peut exister entre un cardinal anglais et les filous ? Eh bien, il n’en est pas moins vrai qu’ils ont fini par lui voler son château pour en faire une de leurs maisons de campagne ; et Bicêtre (venu par corruption de Vinchester) est un réservoir où vivent encore quatre mille gueux comme des poissons dans l’eau.

Avez-vous vu quelquefois ces malheureuses femmes qui vendent des billets de loterie, qui ramassent avec un crochet vénérable les vieux chiffons ; ces hommes qui se louent pour s’affubler de drap noir et faire les pleureurs aux enterremens ; enfin les chiffonniers, les cureurs de ruisseaux, les balayeurs, les hommes et les femmes qui vendent de mauvais fruits, du cirage, qui annoncent les parades, qui courent les rues sur des échasses, qui jouent de la clarinette, vendent de l’eau de Cologne, charlatanisent sur les places publiques, avalent des épées, retiennent des places dans les foules et les revendent aux amateurs de spectacle.

Les avez-vous vus, avez-vous eu le courage de les questionner, de creuser leurs fronts ténébreux pour trouver la vérité ? Vous auriez appris que la mort rapide, Bicêtre, la police, les prisons, les bagnes et ces dégoûtantes professions que vous ignorez forment la véritable caisse d’amortissement qui pompe, par mille canaux secrets, cette effroyable armée des cent mille coquins : mais telle est la constitution de la société, telle est la vigueur de la misère et la faiblesse de l’opulence, que l’infortune emprunte perpétuellement cent mille individus aux huit cent mille qui composent la population parisienne, pour les dévouer au malheur. Aucun système de gouvernement ne peut empêcher cette terrible fluctuation ; et le seul état qui y ait réussi, fut jadis la Hollande, au moyen d’un commerce immense.

Vous frémiriez en questionnant une femme aux yeux éraillés, au visage effroyable, à peine couverte de vêtemens qui tombent en se déchiquetant et bariolés de boue. Ses pieds sont autant sur le pavé que dans ses souliers ; son rire est infernal, ses dents noires ; sa chevelure grise tombe par mèches longues ; sa voix est rauque, ses mains brunies.

Elle a eu ses beaux jours ; elle a été une des belles femmes de Paris ; ce pied a été mignon, chaussé par la soie, il reposait sur l’édredon ; elle avait une voiture superbe, mangeait dans le vermeil, causait avec des princes ; on payait son sourire, ses dents appelaient le baiser, sa chevelure flottait ondoyante et son organe était divin : elle avait ses gens, dédaignait les mets les plus délicats.

Elle boit de l’eau-de-vie aujourd’hui ! Vouloir décrire les nuances imperceptibles qui l’ont fait décheoir, ce serait vouloir composer un livre entier : et quel livre !…

Non loin de cette femme, vous verrez un balayeur si drôlement caricaturé par Charlet que c’est folie d’essayer à le peindre : ce balayeur a été un fashionnable, un dandy, un petit-maître dans son jeune temps : il a brûlé, sous les roues d’un char élégant, le pavé qu’il nettoie, et son regard plonge sur un équipage comme celui d’un damné dans le paradis.

Il est douloureux de forcer un honnête homme, un homme comme il faut, des gens de bon ton, de petites-maîtresses, à considérer de pareils tableaux ; mais ils portent avec eux leur utilité. C’est l’étoupe qu’on brûle à l’avènement du saint père… Sic transit gloria mundi. Ce qui veut dire : « Pensez à l’avenir. »

Il y a des gens qui ne peuvent imaginer qu’à deux mille lieues il y ait des sauvages ; et ils ne voient pas ceux qui les cernent, les entourent et les pressent au sein de Paris.