Librairie Ollendorff (p. 214-219).


VIII

APRÈS LES VALETS, LE MAÎTRE !


Lagardère, après avoir lu, tendit anxieusement l’oreille.

Tous ceux qui l’environnaient, la poitrine haletante demeurèrent muets en même temps.

Il y avait autour de lui de l’admiration et de la crainte, car sa pâleur était telle, qu’on sentait gronder en lui une de ses colères blanches, colères effroyables auxquelles rien, jusqu’alors, n’avait pu résister.

Un cri d’angoisse, déchirant, lugubre, issu de la bouche d’une femme, arriva du fond des ténèbres :

— Lagardère !… Au secours !

Ambroise Liébault tomba, défaillant, entre les bras de Laho, en gémissant d’une voix étranglée ;

— Ciel !… c’est ma femme qu’on égorge !…

Aurore avait blêmi.

Cependant, loin de trembler, écartant sa mère dont les bras voulaient l’enserrer, les yeux étincelants de courage et de force surhumaine, : elle étendit la main vers l’endroit d’où étaient partis les appels et dit :

— Va, Henri !

Au loin, d’autres voix appelèrent :

— À nous !… À nous !…

— Ce doit être un piège, pensa tout haut le roi. Monsieur de Lagardère, nous vous défendons d’y aller seul.

Mais peut-on arrêter l’éclair ?

La scène qui suivit n’eut pas la durée d’une seconde.

Après avoir serré sa femme sur sa poitrine, le comte fit rentrer au fourreau d’un geste hautain, vingt épées de gentilshommes qui voulaient être à ses côtés dans la lutte qu’on prévoyait.

— Pas ne m’est besoin d’aide, dit-il d’une voix calme. Des torches seulement… L’heure attendue depuis vingt ans va sonner.

Et s’inclinant devant le roi, qui voulait s’opposer à ce qu’il croyait être une folie, il prononça lentement :

— Que Votre Majesté me pardonne !

Alors, il bondit l’épée haute, traversant, à la façon d’un boulet, les groupes pressés sur le parvis et disparut dans la nuit.

Et un frisson courut sur l’épiderme de tous, en l’entendant adjurer le mort dont le tombeau était proche.

— Regarde-moi, Nevers !… J’y suis !… J’y suis !…

— Que Votre Majesté le laisse faire murmura le duc d’Orléans à l’oreille du roi. L’épée qu’elle vient de lui donner va recevoir le baptême du sang et servir à une noble cause.

Louis XV avait les lèvres serrées. Machinalement, sa main se portait à la garde de son épée. N’eut été la majesté et le sang-froid auxquels l’astreignait son rang, il eût tiré son arme de parade, l’héroïsme étant contagieux.

En un instant, l’église, naguère si brillamment illuminée, était devenue sombre, tous, gentilshommes et magistrats, prêtres et grandes dames, ayant été dégarnir les candélabres de leurs lampes et de leurs flambeaux. Philippe d’Orléans saisit une torche aux mains d’un mousquetaire et, l’élevant au-dessus de sa tête, il dit à haute voix, pour être entendu de tous :

— Si Votre Majesté veut voir comment se venge un homme de cœur, elle n’a qu’à venir.

Éclairant la marche de Louis XV et suivi de plus de trois cents personnes, le prince descendit les degrés de l’église Saint-Magloire et s’engagea dans le cimetière.

Mélanie Liébault, cherchant à se reconnaître dans le dédale des allées et des sépultures, fouillant des yeux l’obscurité presque complète et se guidant avec peine vers le tombeau de Nevers, avait senti tout à coup une puissante étreinte enserrer ses bras et paralyser ses mouvements.

En même temps une main vigoureuse s’était abattue sur ses lèvres l’empêchant de crier. Pour l’instant, elle devait encore se taire ; dans quelques minutes, on la forcerait à appeler malgré elle.

Plusieurs hommes venaient de surgir autour d’elle ; elle pouvait compter leurs silhouettes dans l’ombre : ils étaient sept. Ils la couchèrent sur le sol, après l’avoir bâillonnée, et veillèrent silencieux.

Ils s’aperçurent bientôt qu’ils n’étaient pas seuls dans le cimetière. Le sable des allées criait sous des pas précipités.

Peyrolles arracha le bâillon de sa victime :

— À présent appelle le roi, gronda-t-il d’une voix sourde. Nous sommes ici pour le tuer…

Infernal génie du mal, le factotum de Gonzague avait fort bien deviné qu’il lui serait difficile de faire appeler le comte par cette petite bourgeoise si celle-ci pouvait le croire en danger. Aussi avait-il inventé cette fabuleuse menace de régicide, sachant Lagardère seul capable d’accourir le premier à son secours.

Cependant Mme  Liébault serra les lèvres.

Croyant savoir maintenant quelle était l’auguste victime pour laquelle avait été dressé ce guet-apens, sa résolution fut de mourir plutôt que de desserrer les dents.

Cet héroïsme imprévu exaspéra Peyrolles ; ses poings se crispèrent de rage :

— Vipère, tu crieras quand même ! rugit-il en tirant son poignard.

La jeune femme vit luire la lame et ne fit pas un mouvement.

Mais les pas se rapprochaient très vite. Il lui sembla entendre un juron de Cocardasse. Alors, par un effort surhumain, repoussant l’homme qui la maintenait étendue à terre, elle se trouva debout.

— Ce sont eux, ils nous cherchent, grommela l’intendant. Heureusement ce bavard Cocardasse trahit toujours sa présence.

— Où est le prince ?… demanda Nocé.

— À son poste !… Vous le verrez quand il faudra… En garde, messieurs, voici le choc.

Et comme M. de Peyrolles allait se préparer lui-même à chercher la position la moins dangereuse, il aperçut Mélanie qui, d’un mouvement rapide, avait rassemblé ses jupes et commençait à fuir…

D’un bond, il fut sur elle.

— Tais-toi, maintenant, gronda-t-il en lui donnant de son poignard dans la poitrine.

La jeune femme tomba sur la pierre angulaire d’un mausolée, mais, miracle d’énergie, à présent qu’on lui ordonnait de se taire, se figurant le roi en danger elle comprima sa blessure de ses deux mains et lança cet appel :

— Lagardère !… Au secours !

Ç’avait été, on le sait, le premier cri entendu par Henri et par ceux qui l’entouraient.

Il avait frappé douloureusement aussi les oreilles des prévôts :

— Sandiéou !… hurla Cocardasse en bondissant, nous arrivons trop tard !…

— C’est à savoir, se contenta de répondre Passepoil.

Et les deux braves reprirent leur course, buttant contre les croix, se choquant aux entourages des sépultures, glissant sur les dalles et se relevant pour courir encore.

Enfin, ils arrivèrent.

Un corps de femme était étendu sur le sol et, derrière, sept lames se rangeaient en ligne. Il faisait nuit noire, mais quelques rares points lumineux indiquaient les lames d’acier.

Dans les ténèbres, les prévôts virent s’estomper seulement une barrière humaine. Ils savaient de quels corps elle était faite. Pour tuer, il n’est pas besoin de voir clair et, quand même il est des coups qui portent : ceux qui tombent trouvent moins étrange le passage de la lumière aux ténèbres éternelles. C’était le principe du Gascon, jamais sérieux.

Ce fut alors qu’à leur tour, les prévôts crièrent ensemble :

— À nous !… à nous !…

Ils n’avaient pas le droit de tuer Gonzague sans qu’Henri fût là et ils savaient bien qu’il allait venir. En attendant, il leur était bien permis d’éclaircir les rangs des sous-ordres.

Ramassés en boule, la garde bien assurée dans la main, ils se ruèrent à l’assaut du mur vivant.

Les épées se choquèrent dans la nuit. Des étincelles jaillirent des lames et des yeux. L’obscurité était si épaisse que les adversaires se trouvaient parfois corps à corps et n’osaient frapper par crainte de toucher un ami.

Seul de tous, ne pouvant se taire, Cocardasse indiquait sa présence en lançant de vibrants jurons.

En élève respectueux, de temps à autre, Jean-Marie Berrichon essayait bien aussi de faire chorus, mais à la sourdine, car il préférait frapper et se taire comme Passepoil, son autre maître.

À cinquante pas plus loin, Philippe de Mantoue, accoudé à une balustrade de fer forgé, écoutait le bruit de la lutte et demeurait immobile. Aux voix, il s’était bien rendu compte que Lagardère n’était pas encore là, et il désirait se conserver pour cet unique adversaire.

La nécropole s’emplissait de bruit. De tous côtés on voyait courir des torches ; elles approchaient. Soudain les prévôts ressentirent une commotion. Un ouragan venait de tomber près d’eux.

— À la rescousse, mon péquiou ! hurla le Gascon enthousiasmé.

— J’y suis ! répondit Lagardère dont la voix avait des sonorités de métal.

Et il ajouta en tombant en garde :

— Nevers, voici ton vengeur.

Chaverny accourait. La mêlée devint terrible. Ceux qui les avaient suivis avec des torches étaient encore loin derrière.

Philippe de Mantoue dégaina, mais il resta en place. D’après les ordres donnés, ses roués devaient se rabattre sur lui, amener le comte peu à peu jusqu’à portée de son épée. Lui s’était réservé de surgir au dernier moment pour donner le coup fatal, par devant ou par derrière.

À l’endroit pourtant où avait lieu le combat, des hommes tombaient. Taranne avait été le premier ; bientôt de Batz s’abattit sur la face, les bras en croix, en lançant un « sacrament ! » d’agonie.

Oriol défendait sa peau, et pour la première fois de sa vie peut-être, il était brave ; la bravoure du désespoir, engendrée par la peur !

À la lueur d’une torche qui s’avançait, il vit devant sa poitrine la pointe de Berrichon et la menace lui parut si proche que, pour ne pas mourir encore, il trouva le moyen de le tuer. Le pauvre Jean-Marie oscilla sur lui-même et s’abattit, la gorge traversée de part en part par la lame naguère vierge de l’adorateur de la Nivelle.

Françoise Berrichon avait bien souvent répété à son petit-fils que le métier de prévôt est un mauvais métier… On n’évite pas son sort.

Les flambeaux étaient encore trop loin, mais les assaillants commençaient à se voir en formes indécises.

Montaubert croula en râlant et Peyrolles agonisant s’effondra en travers, avec un bruit d’os qui se choquent.

Passepoil avait vu tomber Berrichon ; il le vengea en clouant au sol l’ex-traitant qui eût de beaucoup préféré rester à la Bastille. Chaverny venait d’envoyer La Vallade rejoindre ses ancêtres.

Tous les roués de Gonzague étaient couchés entre les tombes.

Cocardasse les compta du doigt et dit :

— Six… Le compte y est !

— Ah ! gronda le comte, lui seul manque… Faites silence et laissez-le venir.

Sur son ordre, Passepoil se porta en arrière pour arrêter les porteurs de torches. Pendant ce temps, penché sur le corps de Mme  Liébault, Henri posait la main sur son corsage taché de sang, à la place où devait battre son cœur.

— Elle vit ! murmura-t-il en se redressant.

En avant, la nuit était opaque ; Lagardère attendit quelques minutes, s’avança de dix pas et prêta l’oreille… Quelqu’un marchait tout près, il l’eût juré. Dans le profond silence il pouvait compter les pas de celui qui s’avançait vers lui d’une marche tâtonnante.

Gonzague, n’entendant plus rien, s’était inquiété. Pourquoi ses roués ne l’avaient-ils pas rejoint ?

Les minutes lui paraissant longues comme des siècles, il quitta sa place, fit quelques pas avec précaution.

— Peyrolles ! — demanda-t-il à voix basse — est-ce fini ?

Nul ne lui répondit.

— Ces pleutres se seraient-ils esquivés sans m’attendre ? pensa-t-il.

Il étouffa un cri de stupeur, presque d’effroi. Il venait de buter sur un corps et, en cherchant à s’en éloigner, ses pieds s’étaient enchevêtrés sous les membres inertes d’autres corps.

Il se pencha pour mieux voir et un blasphème s’étouffa dans sa gorge.

Autour de lui il y avait un monceau de cadavres et ces cadavres étaient ceux de ses fidèles.

Tous étaient là, tous ! depuis Peyrolles, son âme damnée, jusque l’inoffensif Oriol, en passant par Montaubert, Taranne, le baron de Batz et les autres.

Tous ceux qui, en fuyant à sa suite sur la route d’Espagne avaient pu échapper naguère à leur sort en ce cimetière maudit, n’y étaient revenus que pour y trouver la mort au lieu et place du recommencement de la vie de plaisir qu’il s’était fait fort de leur faire prendre.

Il n’était resté là qu’une seconde, mais cette seconde avait suffi pour changer du tout au tout sa situation.

Lorsqu’il releva la tête, la lumière avait fait place à l’obscurité. Il était entouré de gardes et de porteurs de torches, entre lesquels se voyaient ceux qui venaient d’assister au mariage, et, au premier rang, Philippe d’Orléans sur l’épaule duquel s’appuyait le roi de France.

Mais ce qui porta l’exaspération de Gonzague à son paroxysme, ce fut d’apercevoir devant lui Lagardère, l’épée à la main.

Traîtreusement il se fendit sur lui, et l’épée de Lagardère, qui était l’épée du roi de France, un bijou d’enfant, fut brisée comme verre !

Mais Lagardère, de sa main libre, avait eu le temps de saisir l’arme de son déloyal adversaire et de la lui arracher.

— Ah ! comte !… fit le roi.

— Sire, répondit Lagardère, par deux fois déjà, dans les fossés de Caylus et ici même, cet homme a pu échapper à ma vengeance parce que je n’avais pas en main l’arme justicière qui, conduite par son poing criminel, a fait de lui un fratricide. Je l’ai maintenant ! ajouta-t-il en brandissant la lame de Gonzague. Pour que le jugement de Dieu soit complet, il faut que cette épée qui s’est trempée dans le sang de Nevers, fasse amende honorable en se baignant dans celui de son meurtrier !

Et comme tous le regardaient, sans comprendre, il termina, s’adressant à Cocardasse :

— Donne-lui ta rapière, mon brave !

Le Gascon obéit.

Mais il ne put s’empêcher de grommeler :

— Pasque diou ! la pôvre ne va plus être à la noce.

Gonzague s’était saisi de l’arme avec joie. Ce n’était pas un adversaire à dédaigner, il avait fait ses preuves.

Tous ceux qui, l’après-midi, avaient assisté au lit de justice tenu aux Tuileries par le roi Louis XV étaient là, rangés en cercle ; c’était un lit de justice autrement grandiose, celui qui se tenait à cette heure dans le cimetière Saint-Magloire.

Les champions tombèrent en garde et le Régent lui-même leva sa torche plus haut pour éclairer le combat. Philippe d’Orléans voulait montrer au roi les visages des deux adversaires pendant la lutte.

Mais que pouvait la science de Gonzague contre la fougue terrible et sans merci du justicier ?

Ah ! ce ne fut pas long. L’engagement n’eut que la durée d’un éclair, et l’on vit le prince félon s’écrouler avec, au milieu du front, un tout petit trou rouge.

— Après les valets, le maître !… Le pitchoun il l’avait bien dit, murmura tout bas le Gascon.

Puis il repoussa du pied sa rapière en confiant à Passepoil :

— Mon bon, le couquinasse il l’a deshonorée !

Mme  la duchesse de Nevers, Flor, la nouvelle Mme  de Chaverny, et Aurore, qui elle aussi avait voulu voir l’issue du combat, se tenaient à quelques pas du chirurgien qui bandait la blessure de Mélanie Liébault.

Lagardère restait les yeux fixés sur la face convulsée de son ennemi mort.

— Henri, dit la duchesse, voici la fille de Nevers, votre femme. Unis au pied de son tombeau, je vous bénis.

Le jeune roi Louis XV était trop ému pour pouvoir prononcer une parole.

Philippe d’Orléans contempla quelques instants la statue de marbre sous laquelle dormait éternellement celui qui avait été Philippe de Lorraine, duc de Nevers.

Puis il serra la main du comte et lui dit ce seul mot :

— Merci.

Lagardère à son tour posa son regard sur l’image et l’y tint pendant quelques secondes étrangement fixé.

Enfin il l’en détacha pour le lever au ciel et, brisant sur son genou l’épée encore rouge du sang de Gonzague, il en jeta les tronçons au pied du mausolée en prononçant d’une voix vibrante :

— Grâce à Dieu, Nevers, j’ai tenu mon serment ![1]

  1. Le fils de Lagardère qui forme une suite indépendante de cet ouvrage se trouve, dans la même collection, à la librairie P. Ollendorf.