Librairie Ollendorff (p. 201-209).


VI

DÉPART POUR LES NOCES


En quittant le Régent le matin même aux Tuileries, Lagardère et Chaverny étaient rentrés en toute hâte à l’hôtel de Nevers.

Les deux amis n’avaient pas échangé une seule parole, tant ce qu’ils eussent pu dire eût été incapable d’exprimer leur bonheur commun.

En vain Aurore avait cherché à se faire à cette vie tourmentée. Ce n’était plus la petite jeune fille de la maison de la rue du Chantre, à laquelle maître Louis ne confiait rien de ses travaux et de ses peines. Maintenant, elle savait, hélas ! quelle était la lutte entreprise par son fiancé, elle connaissait ses redoutables ennemis, les savait acharnés, persévérants, haineux, capables de tous les crimes, aussi éprouvait-elle une véritable angoisse à chaque nouvelle sortie de Lagardère.

Dans la solitude de la chambre où elle se confinait, une seule consolation lui restait : ses tourterelles, dont dame Françoise avait pris soin, alors que prisonnière de Gonzague, elle pleurait à Peña-del-Cid.

Elle s’approcha de la cage où roucoulaient ces gentils oiseaux et se prit à leur chanter d’une voix mouillée par la tristesse :

I

GentilDans sa robe sombre,
GentilS’avance la nuit ;
GentilFaisant place à l’ombre,

GentilLe soleil s’enfuit.
GentilSaluez encore,
GentilChers oiseaux mignons,
GentilLe ciel qui se dore
GentilAux derniers rayons.

Gentilles tourterelles,
Roucoulez, roucoulez,
Aux gais rayons ensoleillés
Doucement réchauffez vos ailes.
Blancs amoureux aux cœurs fidèles,
Roucoulez, gentilles tourterelles.

Elle s’arrêta, regardant le couple qui se becquetait et reprit :

II

GentilLe joli ménage
GentilQui chante toujours
GentilEt même en sa cage
GentilFête ses amours !
GentilComme vous heureuse,
GentilSans ma liberté,
GentilJe bénis, joyeuse,
GentilMa captivité.

Gentilles tourterelles,
Roucoulez, roucoulez,
Aux gais rayons ensoleillés
Doucement réchauffez vos ailes.
Blancs amoureux aux cœurs fidèles,
Roucoulez, gentilles tourterelles[1].

Lorsque Henri revint, il la trouva écrivant à sa table une nouvelle page de ses Mémoires et il se pencha pour lire par-dessus son épaule. Elle n’eut aucun de ces mouvements habituels aux jeunes filles qui confient à un cahier de papier leurs sentiments les plus intimes et leurs plus chères espérances. Pour lui, pour lui seul plus encore que pour elle-même, elle avait rempli ces feuillets, exhalé des cris de triomphe et d’amour, pleuré des larmes de désespoir et, naturellement, elle le laissa lire. Seulement, elle n’acheva pas la phrase commencée et, levant sa tête blonde, elle tendit son front au bien-aimé.

Elle fut longue, cette caresse du baiser où tous deux mirent leur âme entière, si longue et si douce qu’Aurore en tressaillit et leva ses yeux interrogateurs.

Lagardère abaissa les siens sur les mots qu’elle venait de tracer. L’encre en était encore humide et, à certains endroits, éclaboussée d’une larme chère, une perle d’amour tombée sur la page.

« Je ne sais pourquoi je pleure aujourd’hui ? écrivait la douce enfant. Henri était près de moi tout à l’heure, il y sera dans un instant ; puis-je exiger davantage ? N’est-ce pas trop de bonheur de le voir tous les jours, de me sentir bercée par sa tendresse ? Il court des dangers et ne m’en parle jamais, c’est vrai ; mais il m’a si bien habituée à le croire invulnérable que c’est folie de trembler.

« Eh bien ! j’en arrive à me dire : C’est un héros, et les héros ne meurent pas ! j’en arrive à reconnaître l’enfantillage d’un tel raisonnement et j’ai peur !

« Certes, j’ai eu de cruels moments de désespérance ; j’ai douté de Dieu, du ciel, de tout… excepté de lui !… Ma confiance est si grande que je ne songe plus à demander quand s’accomplira notre union, puisque je le vois, que je l’entends, que je puis l’aimer et le bénir à chaque seconde de ma vie.

« C’est pourquoi je n’ai pas raison de pleurer, sinon de joie… À de certains moments même j’en suis inondée ; il me semble qu’un grand bonheur plane au-dessus de ma tête, de la sienne, qu’enfin nous allons être heureux, non pas dans un avenir éloigné, mais bientôt, mais… »

C’est sur ce mot que la main d’Aurore s’était arrêtée, comme suspendue entre la réalité présente et le rêve entrevu…

D’un regard rapide, le comte avait parcouru ces quelques lignes sans quitter sa position ; de sa main droite, il prit la petite main blanche qui tenait la plume suspendue au-dessus du papier et la guidant dans une pression douce mais irrésistible il lui fit compléter la phrase de cette façon :

« … Ce soir peut-être… Oui ! ce soir, mon ami et moi serons irrévocablement unis devant Dieu et devant les hommes !… »

Un cri de joie monta du cœur d’Aurore et la pauvre enfant, chancelant sous le poids d’un incommensurable bonheur, tomba dans les bras de son fiancé.

— Est-ce vrai… Henri ? est-ce bien vrai ?… balbutia-t-elle éperdue d’amour et de reconnaissance, dis, ne me trompes-tu pas, n’est-ce point une illusion, un mirage ?

— Chère enfant, fit-il, c’est vrai, je te le jure !…

— Oh !…répète-le… dis-le moi encore, dis-le moi toujours !… Ce soir ?… Est-ce possible ?… Songes-tu que ce soir c’est dans quelques heures…

— C’est possible quand le roi le veut !… À six heures, nous serons côte à côte au pied de l’autel Saint-Magloire et, près de nous, Aurore, nous aurons l’insigne honneur de voir Sa Majesté Louis XV.

— À six heures ! répéta-t-elle n’ayant retenue que ce membre de phrase. À six heures !… je ne puis douter de ta parole, Henri, car tu es la vérité même. Mais c’est bien extraordinaire, avoue-le ? Il me semble être le jouet d’un rêve.

— Le rêve est pour moi seulement, murmura le comte comme se parlant à lui-même. Par ta naissance, par ton rang, ma chère Aurore, tu avais le droit de tout espérer, de te permettre tous les espoirs… En était-il de même du Bossu de l’hôtel de Gonzague, pouvait-il croire qu’un jour il posséderait ton cœur ?…

— Mon cœur tout entier !

— Je le sais, enfant ! Pour te remercier, une vie entière de dévouement sera-t-elle suffisante ?… Monseigneur le Régent m’a fait comte, moi, le gentilhomme sans ancêtres et sans parchemins, moi le Petit Parisien, presque l’enfant du hasard. Il m’a appelé son frère, mais c’est en souvenir de ton père, Philippe de Lorraine, duc de Nevers, c’est pour honorer la mémoire de cette loyale victime que le roi, le duc d’Orléans, les princes et les princesses du sang, les ministres, les cardinaux et les maréchaux de France, tous les grands et la plus haute noblesse du royaume te feront cortège, s’inclineront devant ton front pur et ta robe blanche… Et moi, chère enfant, je ne verrai que toi, parce qu’il n’existe pour moi rien au monde que toi… et Dieu !

Il la prit dans ses bras, la pressa contre sa poitrine et dans une muette extase ils oublièrent tout le passé de luttes et de souffrances.

Une question pourtant venait aux lèvres de Mlle  de Nevers. Elle n’eut pas besoin de la formuler.

— Oui !… fit-il, sois sans crainte, ma douce Aurore… L’heure est proche ; mon serment sera tenu !

De son côté, Chaverny s’était mis à la recherche de Flor, qu’il avait fini par rejoindre dans le parc, et s’il n’avait pas eu à achever d’écrire une phrase des Mémoires de sa fiancée, c’est que l’ex-gitana, positive avant tout, se fût bien gardée de confier à du papier les secrets de son cœur…

Qu’il y avait loin du petit marquis frivole et endiablé de jadis à celui d’aujourd’hui !… À l’école de Lagardère, ce maître unique, il avait appris à devenir un homme chevaleresque, plus sévère à lui-même qu’aux autres. Dans les beaux yeux noirs de doña Gruz, l’amie d’Henri, la sœur d’Aurore de Nevers, il avait lu le secret d’un bonheur qu’il n’eût jamais trouvé à la remorque de Gonzague. De s’être fourvoyé aux côtés du crime, il était devenu plus loyal ; d’avoir trempé dans la boue, il avait compris que rien ne vaut l’eau pure.

Le marquis de Chaverny n’était plus un de ces roués batailleurs, bruyants et inutiles, dont fourmilla la Régence. Gentilhomme à la conscience nette, au bras solide, au jugement plein de droiture, il avait si bien mis de côté son orgueil de petit maître qu’il disait à qui voulait l’entendre :

— Le comte de Lagardère m’a arrêté au bord de l’ornière ; mon plus beau titre de gloire est d’être son ami.

Doña Cruz, la petite bohémienne ramassée jadis par Henri sur les chemins d’Espagne et devenue presque une autre fille de Nevers, était, s’il est possible, encore plus fière du changement survenu dans le caractère de son marquis.

Lagardère avait entraîné Aurore au jardin. Il craignait qu’une trop forte joie lui fût nuisible après tant de mélancolie et voulait la distraire. Bientôt les deux couples se rencontrèrent. Les jeunes filles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, en proie à une émotion si vive qu’elles ne trouvaient pas autre chose à se dire que de répéter leurs noms. Toute leur joie intérieure se traduisait ainsi, par le rapprochement de leurs deux têtes également adorables, le contact de leurs poitrines dans lesquelles leurs deux cœurs battaient à l’unisson.

Elles fussent restées longtemps ainsi enlacées si le comte et le marquis ne les eussent arrachées à leurs transports.

— D’autres que nous, dit Henri, ont le droit de s’associer à notre bonheur et ils attendent. Ne soyons pas égoïstes. Allons donner à Mme  de Nevers la bonne nouvelle de la double union qui sera exécutée ce soir, avec l’agrément du roi.

Légères, le cœur en fête, les jeunes filles prirent les devants, et gravirent en courant le grand escalier de l’hôtel. Le comte et le marquis avaient peine à les suivre.

Sans se faire annoncer, au profond ébahissement de la vieille Madeleine Giraud, gardienne des convenances, ils pénétrèrent en coup de vent dans l’oratoire de la duchesse où celle-ci, agenouillée devant le portrait en pied du duc défunt, lui adressait des paroles de remembrance.

— Mère, dit Aurore en l’entourant de ses bras pour la couvrir de caresses, fais trêve à ta douleur pour partager la joie de tes enfants.

— Qu’y a-t-il et que voulez-vous dire ? fit celle-ci en se redressant après avoir donné un dernier regard au portrait.

Lagardère s’inclina profondément devant elle et lui baisa la main :

— Ma mère, prononça-t-il d’une voix respectueuse et soumise, si vous jugez qu’aujourd’hui, comme le jour où vous l’avez menée vous-même m’attendre au pied de l’autel de Saint-Magloire, je suis digne encore d’être l’époux de Mlle  de Nevers, je vous demande de l’y conduire encore ce soir où Sa Majesté le roi de France veut bien nous attendre à six heures.

Mme  de Nevers abaissa sur lui un regard tout plein d’affection. L’expression de chagrin toujours empreinte sur son visage disparut un instant :

— Mon fils, répondit-elle, aujourd’hui comme hier et comme demain, soyez le gardien de ma chère Aurore. Il y a vingt ans, je l’avais remise entre vos bras sans vous connaître. Ce suprême lointain n’est pas pour vous blesser, car vous avez donné toute une vie pour racheter une seconde d’égarement… Du haut du ciel Philippe me voit et se joint à moi pour crier : Comte, nul plus que vous n’est digne d’assurer le bonheur de cette enfant ! Nous vous la donnons de tout cœur !

Elle les mit aux bras l’un de l’autre et tour à tour les baisa au front.

— Je ne doutais pas que vos promesses fussent sacrées, madame, reprit le comte. Mais, ajouta-t-il, tandis qu’un nuage assombrissait son front, j’ai peur maintenant de passer à vos yeux pour un bravache dont les menaces ne peuvent être prises au sérieux. J’avais juré de venger Nevers, et Gonzague respire encore !

À l’évocation de ce nom maudit, la duchesse eut un frémissement et pâlit, si tant est qu’on puisse pâlir encore quand tant d’années ont imprimé sur un visage le sceau de la douleur.

— Henri, dit-elle j’ai trop bien appris à vous connaître pour douter. Je vous fait crédit de sa vie pour le temps que vous voudrez. Je suis sûre de n’avoir jamais à vous rappeler cette promesse… Ma cause et celle d’Aurore sont désormais la vôtre.

Aurore se suspendit au cou de la duchesse en s’écriant :

— Ce que tu dis là, mère, il me l’a dit tout à l’heure. Tu as raison d’avoir confiance en lui. La menace d’Henri n’est jamais vaine. Gonzague recrute chaque jour de nouveaux estafiers en constatant non sans effroi les vides que la mort fait dans leurs rangs. Ah ! crois-moi cette terreur quotidienne est pour le prince cent fois plus martyrisante qu’une fin rapide, et je suis intimement persuadée qu’il doit en être arrivé à désirer la mort, le trépas de ses valets lui indiquant trop bien le sort auquel il ne peut échapper.

— Vous voyez juste, ma chère Aurore, murmura le comte. Cette fatigue dont vous parlez, cette appréhension qui pourchasse Gonzague est inévitablement un supplice au-dessus des forces humaines. Ce soir, peut-être, pour y mettre un terme, viendra-t-il me braver, même devant le roi… Si le sang de Philippe de Mantoue venait à éclabousser votre robe de noce, craindriez-vous que ce soit un présage funeste ?

Mme  de Nevers releva fièrement la tête :

— S’il en est ainsi, dit-elle, j’irais dès demain suspendre ma robe blanche en ex-voto à l’église Saint-Magloire et je m’écrierais : Dieu soit loué !… justice est faite.

— N’exposez pas votre vie ce soir, conseilla Mme  de Nevers. Cependant, si l’assassin osait vous attaquer, tuez-le, dût la robe blanche d’Aurore être toute rouge du sang de ce monstre, dussiez-vous le jeter expirant sur le tombeau de sa victime.

Quelques instants après, dans le grand salon de l’hôtel, un vaste cercle était formé autour de la princesse et, solennelle, bien qu’un sourire égayât son visage, elle faisait part à tous les assistants du double mariage dont la célébration devait avoir lieu le soir même.

Cette précipitation extraordinaire de la part de nos amoureux eût pu sembler surprenant à ceux qui connaissaient leur longue attente, si Mme  de Nevers ne l’eût expliquée en le mettant sur le compte du bon plaisir du roi.

C’était la meilleure des raisons à invoquer et tous s’inclinèrent convaincus.

La douce Mélanie Liébault fut la première à quitter sa place pour aller embrasser Aurore et la féliciter. Elle comprenait bien, elle, la bourgeoise aimante, toute la somme de tendresse que méritait l’héroïque Lagardère.

Puis ce fut le tour de Jacinta.

Enfin, toutes portes ouvertes, les serviteurs dévoués entrèrent, Madeleine Giraud, Antoine Laho et aussi la vieille Françoise dont le petit fils exultait, persuadé qu’il était pour beaucoup, avec l’aide de Pétronille, dans la réalisation de cet heureux événement. Pauvre Jean-Marie !

La joie de Cocardasse tenait du délire.

— Oimé ! ma caillou !… disait-il à son fidèle Normand. N’avais-je pas dit que nous serions de noce ? Ah ! caramba ! bagasse ! et capédédiou ! faudra boire, mon bon !

— Pour cette fois, Cocardasse, je ne chercherai pas à t’en empêcher, car en Bretagne, m’a-t-on dit, le bonheur des époux est sensiblement diminué s’il ne se trouve, à leur noce, au moins un invité « chaud de boire ».

— Ah ! couquinasse, le beau pays… Pour que notre péquit il soit heureux, peccaïré ! Cocardasse junior il se sent capable de se griser comme un lansquenet !

La gaîté de frère Passepoil se teintait d’un peu de mélancolie. C’était certes très bien que ce fût le tour de Lagardère et celui de Chaverny… il y applaudissait de tout cœur… Mais quand donc viendrait le sien ?… L’inflammable prévôt songeait à la plantureuse Mathurine avec laquelle il lui serait très doux d’aller à Saint-Magloire, dût le roi de France ne pas y être.

Sur l’ordre de la duchesse, l’antique demeure des Lorraine-Nevers changea d’aspect. Les vantaux, depuis si longtemps fermés, s’ouvrirent au grand large et quelque chose du rayonnement intérieur se répandit sur sa façade, animant les vieux murs.

En effet, à bien examiner les maisons, on reconnaît que chacune a son langage propre, reflète en quelque sorte le caractère de ses habitants. Où était le deuil de Mme  de Nevers, tout devait être fermé, froid comme l’était son cœur à elle.

Mais l’heure enfin venue de la résurrection, ce palais dont une veuve avait fait le tombeau de son bonheur, pouvait s’ouvrir, comme son cœur, aux reflets des joies du dehors. Aussi fut-ce bientôt un va-et-vient à travers les mornes couloirs qui retentirent d’éclats de gaîté.

Force était aux deux fiancées de se dérober aux compliments qui les assaillaient de toutes parts pour songer à la toilette qu’elles allaient revêtir et enfermées ensemble, elles restaient de longs instants à se contempler, se demandant si elles vivaient dans un rêve, ou si la réalité était là, immanente et indiscutable, de leur bonheur chèrement acheté et si proche qu’elles n’osaient pas y croire.

Gonzague ne songea pas à profiter de cette circonstance, et ce fut miracle.

En cette heure d’émoi, il eût pu pénétrer à l’hôtel de Nevers sans être inquiété par personne, les gardiens fidèles s’étant éloignés, qui pour préparer la fête, qui pour se réjouir le verre en main. Cocardasse, comme bien on pense, était de ces derniers, il avait même entraîné avec lui Jean-Marie dans l’intention de le dresser à ce nouveau sport. Pour ce qui est d’Henri et du marquis, ils étaient à parcourir la ville pour acheter à leurs fiancées de magnifiques parures.

Comme on le voit, la bande de Peyrolles eût pu pénétrer dans la place sans coup férir.

Des nuées de couturières, de bijoutiers, coiffeurs, parfumeurs, se présentèrent à l’hôtel, envoyés par le comte et le marquis. Quand ceux-ci revinrent, ils trouvèrent les deux jeunes filles parées pour l’autel, vêtues de leurs longues robes blanches, et belles comme le sont toutes, en ce jour, celles que l’amour transfigure, celles dont les lèvres ne murmurent qu’un mot, ce mot si doux même dans les langues les plus rudes.

Si les heures passaient lentement aux Tuileries, durant les longs discours du grand chancelier et de M. d’Armenonville, combien brèves elles étaient à l’hôtel de Nevers !… Et tandis que Gonzague, attendant la nuit propice, profitait des ténèbres naissantes pour guider ses roués, l’épée en main, vers les plus sombres recoins du cimetière Saint-Magloire, Lagardère et Chaverny puisaient la lumière dans les regards de celles qu’ils aimaient et, de leurs doigts habitués aux besognes de guerre, achevaient de les parer.

Un peu après cinq heures du soir, trois carrosses de la cour pénétrèrent dans la cour d’honneur.

C’était une attention du roi. La galanterie de ce prince-enfant se montrait alors beaucoup plus raffinée qu’elle ne devait l’être, une fois l’âge venu.

Mme  de Nevers monta dans le premier carrosse. Elle était toujours vêtue de noir, son deuil ne devant finir qu’avec sa vie ; mais elle portait le front haut et la tête fière, consciente d’être approuvée par celui à qui elle obéissait, même au delà de la tombe.

Aurore et Flor prirent place auprès d’elle avec le comte de Lagardère et le marquis. Les autres carrosses s’emplirent successivement de tous ceux qui, ayant été à la peine, avaient contribué au triomphe. Il n’y avait plus de rang social. Passepoil avait lui-même choisi ses compagnons de route ; il trônait entre Jacinta la Basquaise et la belle Mme  Liébault et son visage jaune s’ensoleillait du reflet de celui de Mathurine, enfin retrouvée et placée en face de lui. Le cadet de Noailles avait pris autant de précaution pour mettre en voiture Françoise Berrichon et Madeleine Giraud, que si ces deux respectables dames eussent été duchesses de vingt-six quartiers.

— Té ! ma caillou ! disait le Gascon à son ami, Mlle  Aurore elle a sa mère, mais le pétiou, eh donc ! nous sommes sa seule famille ?

Le cortège s’ébranla au claquement du fouet des postillons galonnés d’or et franchit à grand bruit la porte massive auprès de laquelle, courbé en deux, saluait le Suisse, seul gardien laissé à l’hôtel. Tout d’abord quelques curieux se prirent à suivre les carrosses, sans savoir où ils allaient les mener, et par simple désœuvrement. Puis le nom de Lagardère ayant été prononcé, chaque rue fournit un nouveau contingent à la suite des piétons, et ce fut un torrent humain qui se précipita vers Saint-Magloire.

Si les ivrognes ont un dieu, au dire du proverbe, les bavardes ne peuvent manquer d’en avoir un qui leur enseigne par avance le lieu où elles devront se rendre pour caqueter.

Immanquablement, nous eussions pu reconnaître, au plus épais de la foule, nos commères de la rue du Chantre ; elles clamaient toutes à la fois et se trouvaient avoir prédit le brillant avenir du mystérieux maître Louis. Comme autrefois elles étaient venues là pour le voir mener au supplice et le charger de tous les crimes, elles s’y trouvaient maintenant dans l’intention de chanter ses louanges et célébrer son élèvement. L’opinion publique a de ces revirements soudains : celles qui eussent assisté avec le plus grand plaisir à une exécution, jouaient des coudes pour être des premières à contempler le triomphe.

Béant, inondé de lumière projetée sur le visage de milliers de curieux, le porche de la petite église Saint-Magloire resplendissait et tout au fond scintillait l’autel drapé de blanc, ceint de tout le clergé revêtu des plus riches ornements.

À l’extérieur de la nef, une haie de gardes-françaises jetait l’éclat de ses uniformes ; les piques et les crosses sonnaient sur le sol ; les carrosses s’arrêtèrent à la porte.

Comme Henri de Lagardère, donnant le bras à Mme  de Nevers, gravissait lentement les marches, la sensation de deux lèvres se posant sur sa main lui fit baisser les yeux. Sur le dernier degré était un pauvre vieux mendiant dont le regard fixé sur lui semblait resplendir d’une orgueilleuse admiration.

— Madame, vous permettez ? fit Henri en s’arrêtant.

Et s’adressant au vieil indigent, il demanda :

— Qui es-tu ?

— Moi, je vous ai bien reconnu, capitaine de Lagardère, chantonna la voix plaintive du pauvre. Je suis Carrigue.

— Toi, Carrigue ? Ah ! mon pauvre ami ! Viens demain matin à l’hôtel, je te reprends avec moi. En attendant, sois heureux ce soir puisque je le suis moi-même.

Il lui tendit sa bourse ; l’ancien chevau-léger la repoussa :

— Non, dit-il, votre main seulement, mon capitaine et prenez garde à vous ce soir.

— Madame, dit Lagardère, en reprenant sa marche, cet homme malheureux fut un vaillant soldat, et je l’avais sous mes ordres quand vous voulûtes bien faire un homme de cœur d’un officier frivole en remettant un enfant entre ses bras.

Carrigue, l’ancien sergent aux volontaires royaux, avait surpris une bonne partie de la conversation échangée entre Gonzague et le mendiant qui avait réussi à pénétrer dans l’église, aussi veillait-il.

  1. Le Bossu, opéra-comique, paroles de A. Bocage et de A. Liorat, musique de Ch. Grisart.