Librairie Ollendorff (p. 151-158).


X

LE CAFÉ PROCOPE


De toute la bande, ou pour mieux dire des deux bandes de vulgaires bravi soudoyés par Gonzague, il ne restait que deux êtres vivants :

Raphaël Pinto, fils de la madone de Turin, et Gruel, dit la Baleine.

C’était maigre à tous les points de vue. L’un et l’autre ayant maladroitement avalé quelques pouces de fer, devaient être, pour un certain temps, incapables de se servir : celui-ci de sa jambe, celui-là de son bras.

D’autre part, ces deux survivants, dont l’un était inexpérimenté et l’autre dirigé par une intelligence plutôt obtuse, ne pouvaient plus être bons, même après guérison complète, qu’à faire nombre.

À cette époque bénie des spadassins, chaque rue de Paris possédait un eu plusieurs charcuteurs de chair humaine qui s’intitulaient pompeusement « chirurgiens » et travaillaient en conscience, mais sans grand savoir. Moins modestes que leur illustre devancier Ambroise Paré qui avait coutume de dire : « Je l’ai soigné, Dieu l’a guéri », eux se flattaient d’arracher à la mort tous ceux qui prenaient de leurs almanachs, et, de fait ces honorables praticiens ne chômaient guère, tant il y avait de membres endommagés.

Ils se réveillaient chaque matin avec le secret espoir que quelque riche gentilhomme serait mis à mal devant leur porte et beaucoup plus souvent, ils n’avaient à faire qu’à des coupe-jarrets, lesquels les payaient en insultes. Il est juste de dire que parfois leurs soins ne méritaient pas mieux, beaucoup d’entre eux n’ayant, pour tout bagage scientifique et pratique, que quelques mots latins, un peu de charpie et des bandes de mauvaise toile.

La quantité suppléait donc à la qualité et, tout le monde étant satisfait, il n’y a pas de raison pour s’appesantir sur ce sujet.

Les deux éclopés du tournoi déloyal s’étaient éloignés du lieu de la lutte avant la fin du combat, et n’avaient eu que quelques pas à faire en dedans de la porte Montmartre pour aviser l’enseigne d’un rebouteur de ce genre.

Celui qui eut l’honneur assez douteux de panser l’épaule de Pinto et la cuisse de la Baleine constata d’abord que la peau du jeune homme étant fine, l’épée n’avait eu que plus de facilité d’y pénétrer. Il opina ensuite que celle qui avait traversé la cuisse de la Baleine eût pu tout aussi bien transpercer celle d’un bœuf et, ceci acquis, il commença par se frotter les mains, signe évident d’une satisfaction intérieure pour cette rare perspicacité.

Le géant, animé d’un soupçon de bon sens, fut d’avis que ce diagnostic ne suffisait point et abattant sa large poigne sur l’épaule du pédant, il se mit à le secouer comme un prunier, d’où ce dernier de conclure, en logicien serré, qu’il eût mieux valu pour lui que la Baleine fût blessé au bras et Pinto à la jambe.

— Assez de discours, grommela le géant, et exerce un peu ton savoir sur nos membres. Si, en sortant d’ici, je ne puis courir comme un lièvre, il pourrait bien se faire que tu sois plus malade que moi.

Cette menace produisit sur le champ son effet. Le praticien s’appliqua du mieux qu’il put. Quand il eut fini sa besogne, Gruel le fit pivoter devant lui comme une toupie et l’arrêta tout à coup bien en face.

— Toute peine mérite salaire, lui dit-il. Nous ne pouvons te donner de l’argent, pour la bonne raison que nous n’en avons pas. Par contre, nous allons te donner un conseil…

— Ce n’est pas cela, mes gentilshommes, qui fera bouillir la marmite, observa le bonhomme navré et, de plus, convaincu qu’il serait dangereux de montrer les dents.

— Ceci n’est pas notre affaire, repartit la Baleine. Mais si tu veux nous croire, fais un saut jusqu’à la porte Montmartre ; c’est à deux pas d’ici et tu y trouveras pas mal de bras, de jambes et de têtes à raccommoder. Ceux à qui tout cela appartient paieront pour nous.

Ce fut de ce côté qu’eux-mêmes s’en allèrent, clopin-clopant et s’appuyant l’un sur l’autre.

Ils comptaient bien retrouver là, quelques-uns des leurs sains et saufs, Cocardasse et Passepoil sur le carreau à côté du petit personnage qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir et que sans doute Gendry avait embroché comme un poulet.

L’ombre du soir commençait à tomber sur la place et glissait au ras des toits. Les deux gredins furent fort surpris de voir que tout était fini et que la foule s’était dispersée. Si l’on ne voyait personne aller et venir dans un certain périmètre et, par conséquent, aucun homme debout, par contre il ne manquait pas, sur le sol, de grandes taches oblongues faisant proéminences dans des flaques rouges et sur la nature desquelles il n’y avait pas à se méprendre.

— Les nôtres sont partis, dit la Baleine, ne pouvant croire à une défaite des siens. Ce satané bavard, avec son latin et ses bêtises, nous a fait arriver trop tard. Nous n’avons chance de les retrouver qu’au cabaret de Crèvepanse.

— Il y en a quelques-uns là, remarqua Pinto en allongeant le bras vers les points sombres qui mouchetaient le sol, si bien qu’on eût dit un vaste tapis de peau de panthère.

— Peut-être serait-il bon de voir lesquels ?…

— À ton aise, l’ami. Ce sont sans doute ceux que Blancrochet a amenés avec lui, plus les prévôts, le petit singe et le jeune coq qui étaient avec eux ?…

— Voyons !

— D’autant plus, reprit Gruel, que je ne serais pas fâché de me rendre compte si Cocardasse tient autant de place mort que quand il était vivant.

Ils entendirent des pas derrière eux et se retournèrent : c’était le chirurgien qui venait voir si réellement il y avait pour lui de la clientèle. Le géant l’appréhenda au col en disant :

— Arrive, bonhomme ; tu vas nous dire quels sont ceux qui n’ont plus besoin de rien. Parmi les autres, peut-être y en aura-t-il un ou deux à achever.

— On ne tue pas les gens qui sont à terre, murmura le chirurgien, outré de tant de lâcheté.

— Prends garde qu’on ne t’y mette aussi, si tu répliques, gronda la Baleine. Passe et marche droit.

Tous les trois s’avancèrent. Le premier cadavre auquel ils se heurtèrent fut reconnu pour être celui de Gauthier Gendry.

Gruel eut un soubresaut :

— Oh ! oh ! que veut dire ceci ?

Le patricien s’était penché pour tâter le cœur :

— Celui-ci a eu son compte, dit-il en se relevant.

Un peu plus loin, les corps de Blancrochet et de Daubri étaient étendus en croix :

— Morts tous les deux, fit le chirurgien après un rapide examen.

Puis ce fut un troisième, un quatrième, et ainsi de suite. À chacun d’eux, l’homme de l’art répétait le même mot : Mort.

— C’est fort curieux, remarqua-t-il soudain, chez plusieurs d’entre eux, je constate la même blessure : un simple petit trou au front, si net, si franc que sans le renfoncement triangulaire des lèvres, triangle indiquant la lame d’épée, je croirais volontiers au passage d’une balle de mousquet… Ceux-là n’ont pas souffert. La perforation du crâne suivie d’un déchirement des lobes du cerveau a dû produire les effets d’une méningite foudroyante !

Les bandits se regardèrent :

— La botte de Nevers ! murmurèrent-ils en même temps.

— Qui parle ici de la botte de Nevers ? demanda un personnage surgissant derrière eux.

— Tiens… monsieur de Peyrolles !… fit la Baleine en s’inclinant.

— Ah ! c’est toi ?… Où sont les autres : Blancrochet, Gendry ?…

Le géant étendit les bras vers les corps étendus :

— Là !…

— Quoi, là ?… Tous ?

— Tous… il ne reste plus que nous deux debout… et mal en point… Nous n’avons eu que la moitié de notre compte. C’est assez !

— Et Cocardasse ? et Passepoil ?

— Ils doivent vous chercher, grommela la Baleine.

— Les deux maîtres auraient-ils donc tué tous ces hommes avec cette maudite feinte de la botte de Nevers ?…

— Non…

— Qui alors ?

Le bandit se pencha à l’oreille de son interlocuteur et prononça tout bas :

— Lagardère !

Le factotum ressentit une secousse si violente que son bonnet de fourrure dansa sur sa tête.

— En es-tu sûr ? demanda-t-il.

— Sûr, non… mais je le crains.

Peyrolles avisa le chirurgien, qui le considérait lui-même curieusement et à distance, étonné de voir ce riche étranger questionner le soudard avec un intérêt si vif.

— Quel est cet homme ? interrogea-t-il.

— Maître Le Boiteux, chirurgien du roi, monseigneur, répondit lui-même le bonhomme avec une profonde révérence.

— Et du diable ! ajouta Gruel. Tu peux t’en aller, l’ami, nous n’avons plus besoin de toi.

— Que non pas, interrompit l’intendant. Maître Le Boiteux, voici de quoi faire enterrer ces gens. Je vous prie de vous en occuper…

Il mit une poignée d’or dans la main du chirurgien stupéfait et qui se confondit en protestations de dévouement.

Inutile de dire que l’argent reçu allait prendre le chemin de ses poches pour n’en pas sortir de sitôt. La police, qui n’avait pas empêché le combat, saurait bien faire jeter les victimes au charnier ; c’était son rôle.

— Suivez-moi, vous deux, dit Peyrolles, et allons causer ailleurs. Il est fort heureux que vous soyez au moins restés, vous autres, pour me dire ce qui s’est passé.

— Vous suivre, grogna la Baleine, Pinto pourrait encore le faire ; mais, si nous allons loin, je suis incapable de vous accompagner. La faute en est à ce gredin de Passepoil qui m’a fait la grâce de me passer son épée à travers la cuisse.

Le factotum de Gonzague réfléchissait ou moyen de s’éloigner de ce lieu sinistre sans être abandonné par sa compagnie lorsqu’il avisa une charrette qui passait à vide. Alors interpellant son conducteur :

— Où vas-tu, l’ami ?

— Où vous voudrez, monseigneur, si vous payez.

— Pardieu oui, on te paiera… Hissez-vous là-dessus, vous autres, et en route, je vous montrerai le chemin.

L’équipage manquait de confort et de luxe, par le fait même qu’il appartenait à un déchargeur du port ; pour tous coussins il n’avait que de la paille et les cahots arrachaient bien de temps en temps un juron à la Baleine.

Toutefois, la distance se parcourait quand même. Peyrolles marchait en avant. Il entraîna à sa remorque le véhicule et son singulier chargement par delà la Seine, jusqu’à la rue des Fossés-Saint-Germain.

Là, il congédia, après l’avoir rémunéré, l’automédon improvisé et entr’ouvrit la porte du café Procope pour jeter à l’intérieur un coup d’œil rapide.

Le café Procope, qui voyait se réunir autour de ses tables des écrivains, des artistes et des gens du monde célèbres, qui servait de lieu de rencontre à Voltaire, J.-B. Rousseau, Piron, Lamotte, d’Alembert, Diderot et Fréron, dont les plafonds entendaient les meilleurs mots du marquis de Bièvre, jouissait alors d’une grande vogue.

— Entrons ici, dit Peyrolles aux spadassins. Je suppose que vous avez besoin de vous restaurer quelque peu.

À cette heure, la salle était à peu près vide. Quatre ou cinq consommateurs seulement venaient d’entamer une partie d’échecs qui absorbait toute leur attention.

En dehors de ceux-ci et seul dans un coin, un homme plus âgé que Peyrolles et portant le même costume de marchand hollandais, était attablé devant une tasse de café brûlant, sur lequel il s’amusait à souffler.

Ce personnage, qu’on voyait fréquemment au café Procope depuis quelques jours, n’était autre que Philippe de Mantoue, prince de Gonzague.

Dans l’angle opposé, à peu de distance, se tenait un autre individu, ratatiné, malingre et dont la tête dépassait à peine la table. Il était vêtu comme un escholier pauvre. Près de lui se superposaient deux énormes volumes, à coup sûr trop lourds pour ses bras et dont la matière ne paraissait pas, non plus, devoir entrer jamais dans sa tête.

Soit mauvaise santé, soit excès de travail, il était si pâle qu’on ne lui eût pas donné plus de six mois à vivre et Gonzague, pour qui comptait peu cependant l’existence de ses semblables, n’avait pu s’empêcher de jeter sur celui-là un regard de commisération.

L’étudiant semblait faire des efforts inouïs pour ne pas céder au sommeil. Quand Peyrolles entra avec ses deux acolytes, ce fut à peine si le pauvre diable put soulever ses paupières fatiguées.

En y regardant de très près cependant, on eût pu voir sa prunelle lancer des lueurs d’acier.

L’intendant ayant été s’asseoir à côté de son maître fit placer les bandits à la table voisine, et commanda qu’on leur servit à manger ainsi qu’à boire.

S’il agissait ainsi, ce n’était pas tant par sollicitude pour l’estomac de ces infimes comparses, que parce qu’il voulait avoir le temps de mettre le prince au courant de l’échauffourée désastreuse dont la porte Montmartre avait été le théâtre.

Avant de prendre la parole, il observa quelques secondes le pauvre escholier malade, pour s’assurer qu’il ne pouvait être entendu de lui. Celui-ci dormait.

— Mauvaises nouvelles, monseigneur, commença-t-il à mi-voix.

— La bande de la Courtille-Coquenard refuserait-elle de marcher ?

— Pis que cela, elle est détruite… Je vous en amène les restes.

Philippe de Mantoue fronça les sourcils. Il ne s’attendait pas à un si formidable insuccès.

— C’est grave, dit-il. Mais il a dû y avoir des morts et des blessés de part et d’autre ?… Où eu sont nos adversaires ?…

— Toutes les pertes sont de notre côté… De l’autre, pas une égratignure.

Gonzague souleva sa tasse pour boire une longue gorgée ; puis il resta le bras levé, humant l’arôme et attendant la suite.

— Ce n’est pas tout, continua Peyrolles. S’ils ont été victorieux, c’est que leur chef était à leur tête…

— Qui veux-tu dire ?… Le petit marquis oserait-il…

— Il ne s’agit point de M. de Chaverny… Je veux parler d’un autre, Henri de Lagardère !…

Gonzague lâcha sa tasse qui se brisa sur le parquet. En même temps l’escholier poussa un soupir et se retourna ; on eût dit qu’il rêvait.

— Lagardère ici ? gronda le prince.

— Pas si fort, monseigneur…

— Eh ! corbleu ! De qui tiens-tu ce renseignement ?

— La Baleine prétend l’avoir vu, ou tout au moins un bossu qui pourrait bien être le comte.

Philippe de Mantoue ricana :

— Allez-vous rabaisser tous les bossus en les prenant pour ce gentilhomme de contrebande ?… La Baleine a vu un dos arrondi et il a eu peur… et toi tu as peur, Peyrolles !

— J’ai vu autre chose, monseigneur…

— Quoi s’il te plaît ?

— Des cadavres qui avaient un trou là !…

Il se toucha du doigt le milieu du front.

— La belle affaire !… Est-ce que les prévôts n’ont pas appris depuis longtemps de leur maître cette botte secrète qui n’est plus un secret pour personne ?

— La connaissez-vous, monseigneur ?… Si les prévôts l’ont apprise, ils ne s’en servent que quand il est là, et c’est mon avis qu’il y était ce soir.

Gonzague réfléchit un instant et demanda une autre tasse.

— Dépêchez-vous de manger, vous autres, dit-il aux bretteurs, et contez-moi ce que vous avez vu, si cela en vaut la peine.

La Baleine mit les bouchées doubles, but une dernière rasade et se rapprocha du prince.

Il commença son récit : l’intervention du petit homme, la façon dont il était vêtu, la besace de toile grise qu’il avait sur le dos. Mais il y avait une lacune dans son histoire : tout le temps passé chez le chirurgien et pendant lequel il n’avait rien vu, ni le bossu se battre, ni tomber Blancrochet, Gendry et les autres.

— Rêves que tout, cela, maugréa Gonzague en l’interrompant. Vous n’aviez que deux ou trois lames passables à opposer à celles de Cocardasse et Passepoil… Ceux-ci ont tué les meilleurs pour commencer et égorgé les autres comme un troupeau de moutons… Vous n’y avez échappé, vous autres, que parce que vous avez eu affaire au débutant qui était avec eux.

— Le coup d’épée que j’ai reçu m’est venu du Gascon, répondit Pinto, blessé dans son amour-propre.

— Et le mien de Passepoil, ajouta la Baleine. Je le lui rendrai avant qu’il soit longtemps.

— Ce qui veut dire, jamais, murmura à voix basse quelqu’un qui se pencha de façon à n’être entendu que de Philippe de Mantoue et de ses compagnons.

Vers le milieu de cet entretien que nous venons de rapporter, deux hommes étaient entrés dans la salle en faisant des grimaces et des tours de passe-passe.

La plupart des assistants n’y avaient prêté qu’une médiocre attention. Il arrivait fréquemment, en effet, que les jongleurs et bateleurs du Pont-Neuf, vers la tombée de la nuit, ne trouvant plus rien à faire sur le champ habituel de leurs opérations, se répandaient dans les cafés et cabarets où l’on voulait bien les tolérer et y exerçaient leur industrie.

La clientèle hétérogène du café Procope, assez volontiers portée à la gaieté, s’accommodait de leur présence, pourvu qu’ils ne fussent pas trop guenilleux et qu’ils eussent de nouveaux tours dans leur sac.

Ceux qui venaient d’y entrer étaient, au point de vue de la décence, d’une catégorie plutôt relevée et, si leurs exercices manquaient d’originalité et d’inédit, du moins rachetaient-ils ce défaut par le savoir-faire, agrémenté d’esprit très subtil.

Le chétif étudiant parut se réveiller ; et s’intéresser à leurs jongleries tant qu’ils se tinrent à l’autre bout de la salle. Plusieurs fois même un sourire s’esquissa sur ses lèvres pâles pour souligner une pasquinade plus grotesque que les autres.

Mais, dès qu’il les vit se rapprocher de lui, et par la même occasion, de ses propres voisins, il reprit son sommeil interrompu. On eût même dit que ce bruyant tapage, ce flux de paroles et de gestes, étaient pour lui une fatigue que ne pouvait supporter son être frêle.

Toutefois, il était quelqu’un qui suivait, non point seulement avec curiosité, mais avec le plus vif intérêt les mouvements des bateleurs, et ce quelqu’un n’était autre que M. de Peyrolles.

Aussi profita-t-il de ce que l’un d’eux venait d’adresser la parole à la Baleine pour l’interpeller :

— Hé ! hé ! dit-il tout haut, vous êtes, ma foi, gens fort habiles et je ne vis jamais à Amsterdam de gaillards de votre force. Vous plairait-il de nous dévoiler quelques-uns de vos tours, non point que nous ayons l’intention de vous faire concurrence, mais pour pouvoir dire, à notre retour en notre pays, qu’on voit à Paris ce qu’on ne voit pas ailleurs ?

Les deux compères ne se firent aucunement prier et vinrent s’asseoir à la gauche de l’intendant, qui s’empressa de leur faire verser à boire.

S’ils baissèrent aussitôt la voix, ce n’était pas pour confier le secret de leurs jongleries, car Gonzague demanda immédiatement :

— Eh bien, Nocé, que voulais-tu dire, tout à l’heure ?

— Que les deux prévôts sont à l’heure actuelle dans les filets de Saint-Cloud à moins qu’ils ne naviguent encore entre deux eaux.

— Qui te l’a dit ?

— Nous avons eu l’honneur de faire plonger nous-mêmes leurs carcasses en Seine, et voici tout simplement l’histoire.

Il conta comment La Vallade et lui, dès leur arrivée à Paris, alors qu’ils se mettaient à la recherche du prince s’étaient trouvés, par le plus grand des hasards, sur le pont Rouge au moment le plus favorable pour noyer Cocardasse et Passepoil, tout en ayant l’air de s’employer à les sauver.

— Qui était avec eux ? interrogea Gonzague dès qu’il eut fini.

— Deux inconnus, dont une sorte de mendiant espagnol ou basque…

— Mon bossu, interrompit vivement la Baleine.

— Bossu ?… L’était-il ?… C’est bien possible, fit Nocé après réflexion. À coup sûr il était contrefait et peut-être boiteux.

— Au dire de certains, ricana Philippe de Mantoue, ce bossu s’appellerait Lagardère.

Nocé éclata de rire.

— Allons donc !… s’écria-t-il. Je l’ai vu comme je vous vois et je crois avoir quelques droits à me vanter de reconnaître Lagardère sous quelque aspect qu’il se présente.

— Nul ne peut en répondre, murmura Peyrolles.

Nocé le toisa dédaigneusement.

— Je m’en porte garant, moi !

— Et moi aussi, ajouta Gonzague. Allons dormir, messieurs, et ne rêvons pas de bosses, ce qui deviendrait un cauchemar fastidieux, nous finirions par en voir partout.

— Les autres arriveront demain sans doute, glissa l’intendant à l’oreille de Nocé. Si vous les voyez avant nous, informez-les que nous logeons tout près d’ici, à l’enseigne de l’Écritoire.

Comme toute la bande allait se lever pour sortir, le petit escholier pâle paya ce qu’il avait bu, se chargea péniblement de ses énormes volumes et gagna la porte.

Peyrolles l’avait regardé faire. Ses yeux marquaient la stupeur.

— Il est bossu aussi, celui-là, dit ironiquement Gonzague à son intendant.

— Que n’as-tu essayé de nous prouver que c’était Lagardère en personne ?

Le comte Henri, à vingt pas du café Procope, riait d’un tout autre rire :

— Dormez bien, gentilshommes orgueilleux, pitres et valets, se disait-il. Comme le caméléon dont l’enveloppe change de nuances, l’ancien locataire de la niche à Médor, l’Ésope II de la Maison d’Or se transforme incessamment sans répudier la difformité de contrebande qui lui servit si bien… Dormez et rêvez. L’heure du châtiment est proche et quand elle sonnera, dépouillant pour la dernière fois la gibbosité qui vous fait tant rire, le bossu disparaîtra pour faire place à Lagardère justicier !