Librairie Ollendorff (p. 115-122).


IV

OÙ COCARDASSE RÉPUDIE PÉTRONILLE


Tandis que Gonzague, accompagné de son factotum, se dirigeait à marches forcées vers Paris, tandis que les anciens familiers de la Maison d’Or, attachés à la mauvaise comme à la bonne fortune du prince, gagnaient le même but par des voies différentes, maître Cocardasse junior et frère Amable Passepoil n’arrivaient pas à se consoler du bain forcé qu’ils avaient dû prendre dans l’égout de Montmartre.

Certes, ils n’étaient point gens à laisser sans vengeance une pareille insulte, d’autant plus qu’ils savaient de qui ils la tenaient. Ils n’ignoraient pas davantage que leurs adversaires agissaient pour le compte du lâche qui avait commandé le guet-apens des fossés de Caylus, et les révélations de Mathurine à son ami Passepoil avaient appris au prévôt où se trouvait le quartier général de la bande.

« Si donc c’était au cabaret de Crèvepanse que Gauthier Gendry organisait ses embuscades, Cocardasse ne voyait rien de plus simple que d’aller l’en dénicher sans retard.

C’était peut-être aussi l’avis de frère Amable, mais comme il se larguait de prudence, il y avait des conditions, dont la première était de ne pas retourner au Trou-Punais.

Sa belle flamme pour la Paillarde s’était éteinte dans la boue de l’égout, où pourtant il en était né une autre, de même qu’on voit des feux-follets précisément au-dessus des marécages. Et, semblable à un feu-follet, Mathurine avait disparu sans laisser aucune trace de son passage qu’une vive passion dans le cœur de ce pauvre Amable. Toutes les autres s’effaçaient devant celle-là et, pour ne pas faire mentir le proverbe qui taxe l’amour d’ingratitude, le prévôt avait oublié Cidalise.

On comprend donc qu’il se souciait fort peu de revoir la Paillarde. D’un autre côté, il jugeait préférable de ne rien tenter du côté de la Grange-Batelière tant qu’on ne serait pas en force, sauf à attendre, s’il le fallait, le retour de Lagardère, en compagnie duquel on pourrait aller hardiment saccager ce nid de bandits.

Son projet eût été fort raisonnable s’il eût pu faire partager son opinion à son ami. Par malheur, la nature peu endurante du Gascon ne lui permettait pas de partager en son entier cet avis plein de sagesse ; il bouillait d’impatience, jurait comme un diable à l’idée qu’il lui faudrait temporiser et brûlait d’exercer immédiatement des représailles, sans calculer comment il s’y prendrait, ni les conséquences qui en pourraient résulter.

— Hé ! couquinasse ! grondait-il en répondant aux observations de son aller ego, un jour qu’ils causaient, sur le ton de dispute, comme toujours, dans la chambre qui leur avait été assignée à l’hôtel de Nevers, lou petit Parisien il aura bien assez à faire quand il va revenir, sans se mêler encore de ce qui nous regarde nous-mêmes. C’est notre rôle, mordioux ! de déblayer le terrain devant lui, pour qu’il ne retrouve pas ces vermines dans ses jambes.

— Tout le cela est bel et bon, ripostait paisiblement le Normand. Mais tu oublies, mon noble ami, que nous ne sommes que deux pour faire cette besogne. Les autres sont au moins le double, sans compter tous ceux qui leur prêteraient main-forte. Nous serions encore rossés…

— Capédédiou !

— … Et peut-être pire.

— Le crois-tu, ma caillou ?

— J’en suis certain. Dans tous les cas, il ne faudrait nous présenter là que de jour, et, pour plus de sûreté, nous adjoindre quelqu’un.

— Qui cela ?

— Ventre de biche ! Si je le savais, je m’empresserais de te le dire. Le plus désolant, c’est que je ne vois personne… Ce n’est certainement ni M. de Chaverny, ni M. de Navailles…

— Té ! ma caillou… une idée me pousse… Depuis longtemps, Laho il ne s’est pas exercé le poignet et peut-être qu’il ne lui serait pas trop déplaisant de découdre les tripes à quelque maroufle…

Passepoil haussa les épaules.

— Antoine ne quittera pas Mlle Aurore, surtout pour un pareil motif.

— Ver !… Et le petit Berrichon ?… Crois-tu donc que celui-là ne donnerait pas un coup de main aux anciens ?

— Je ne te conseille pas d’aller le demander à dame Françoise… Si jamais il arrivait malheur à son garçon, elle nous le ferait payer à coups de casserole.

— As pas pour, mon bon ! Je vais tout de même en toucher un mot à Jean-Marie… S’il veut être des nôtres, on le laissera faire et nous réglerons les comptes après avec la bonne femme… Vivadiou !… il faut bien que le clampin il apprenne à faire quelque chose de ses deux bras.

Le Normand réfléchissait. Le nom porté par l’enfant lui faisait jeter un regard en arrière sur les années parcourues.

Il murmura, en se passant la main sur le front :

— C’est vrai qu’il est le fils de ce petit page que nous vîmes à l’auberge de la Pomme d’Adam, dans la vallée de Louron. Celui-là n’était pas déjà si poltron… T’en souviens-tu, Cocardasse ?

À cette interrogation, l’autre frappa du pied un formidable appel. Il n’aimait pas qu’on lui remit en mémoire les dates de sa vie où il lui avait été donné de jouer un rôle douteux.

— Té ! fit-il, je m’en souviens trop !… Que de choses il s’est passé depuis ce temps et je pense qu’il en manque pas mal à l’appel… Mais ne parlons plus de cela, ma caillou !… Suffit que Cocardasse et Passepoil aient gardé bon pied, bon œil et leur peau à peu près intacte… Nous disions donc que lou petit couquin il grille d’envie d’avoir une épée à la hanche. Eh donc ! je ne vois pas pourquoi nous la lui donnerions pas ?…

— Il est si jeune !… Et puis moi, vois-tu, je ne voudrais pas prendre cette responsabilité vis-à-vis de sa grand’mère.

— Va bien… Je la prendrai, moi ; et si le moucheron il n’est pas une poule mouillée, nous allons lui faire faire ses premières armes.

Malgré les avanies nombreuses qui étaient assez souvent résultées de sa mauvaise manie d’écouter derrière toute porte close, Jean-Marie n’avait pourtant encore pu se débarrasser entièrement de cette habitude. À vrai dire, il estimait, non sans raison, que c’était un excellent moyen d’apprendre bien des choses dont jamais on n’entendrait parler.

Embusqué derrière l’huis, qui défendait contre son envahissement le home des deux prévôts, ceux-ci n’ayant pas coutume de parler très bas, il avait déjà été mis au courant de leurs escapades, mais il ne s’en était pas vanté, et n’avait pas cherché à surprendre le secret de ses vieux amis.

Dans la circonstance, il écoutait depuis un moment de toutes ses oreilles et trouvait que le raisonnement du Gascon était infiniment plus logique que celui de son compagnon. De ce moment, il ne lui fut plus possible de tenir en place et il ne tarda pas à surgir derrière le dos des prévôts.

Or, malgré les dires du Normand, Jean-Marie n’était plus un enfant. Il avait bien encore un peu cette allure niaise et gauche des adolescents poussés trop vite, mais cela ne l’empêchait pas d’être charpenté pour devenir un solide gaillard. Au bout de ses deux grands bras maigres se balançaient des poings énormes comparables à de gros marteaux emmanchés très long, et dont il n’eût fait bon expérimenter la lourdeur. Ses nombreuses courses à travers Paris et la pratique de l’escrime avaient également développé la souplesse et la vigueur de ses jarrets, aussi, dans certaines circonstances, Berrichon eût-il pu commencer à tenir lieu d’un homme.

Bien qu’il eût pénétré dans la place de son plein gré et en toute connaissance de cause, il n’en demeura pas moins silencieux durant quelques secondes, interdit de son audace. Puis, reprenant soudain son aplomb, il s’écria comme s’il eût été fort surpris de trouver là les deux prévôts :

— Tiens, bonjour !… Je vous croyais à la pêche…

— À la pêche ! exclama Cocardasse ; tu sais bien que j’ai horreur de l’eau, couquinasse !

— L’eau claire, oui, je sais, fit le malin petit-fils de dame Françoise en fourrant ses deux mains dans ses poches ; mais l’eau trouble ?

L’allusion à leur récente aventure de l’égout de Montmartre était si transparente que les prévôts sentirent une chaleur leur monter au front.

— Et de quoi parlez-vous donc, mes maîtres, que je vous vois si sérieux ? s’empressa-t-il de reprendre pour ne pas leur laisser le temps de l’interroger au sujet de la façon dont il avait surpris ce secret.

Heureux de voir ce petit homme entamer une autre partie, Cocardasse s’empressa de répondre, gasconnant comme toujours :

— Té !… justement il était question de toi… j’ai laissé, la nuit dernière, la lame de ma Pétronille dans le ventre d’un sacripant et je n’ai pas le temps d’aller voir si elle y est encore. Celle de mon brave Amable a suivi le même chemin et il faudrait voir un peu à nous en procurer d’autres… Viens avec nous, Berrichon, tu nous aideras à choisir.

Jean-Marie, comme bien on pense, ne se fit pas prier. Tous trois sortirent de l’hôtel et se dirigèrent vers les quartiers de l’Université, où se tenaient de nombreux marchands dont la spécialité était de vendre des rapières neuves et d’occasion, des espadons, des colichemardes, des flamards, des braquemards, des poignards à la flamme et autres estocs ou engins meurtriers.

C’était la première fois sans doute qu’on voyait les deux prévôts dans les rues de Paris sans qu’aucun fourreau leur battit les talons. Aussi avaient-ils l’air de deux oisons qu’on vient de plumer vivants et qu’on lâche ensuite dans la basse-cour où ils vont se cacher d’un air piteux.

— Vivadiou !… jurait le Gascon, Pétronille elle me manque quasiment comme si j’étais devenu veuf. Allongeons un peu le pas, mes pitchouns, car les bras ils me démangent de rosser tous ces manants qui nous regardent comme des bêtes curieuses.

En ce temps-là, Rousseau le jeune, qui devait devenir quelques années plus tard un des plus fameux escrimeurs de Paris, se préparait à fonder son Académie en tenant, sur le quai des Augustins, une boutique fort bien achalandée, où il avait la réputation de vendre les lames les mieux trempées. D’aucuns prétendent que c’est en les essayant lui-même qu’il devint de si belle force et put faire de son fils et de son petit-fils les maîtres d’armes des enfants de France.

Cette gloire, il est vrai, ne devait pas porter chance au dernier. Sous la Terreur, on ne lui pardonna pas d’appartenir à une famille qui, de père en fils, avait mis l’épée en mains aux ci-devant princes royaux. Il fut donc arrêté et jugé, et quand on prononça sa sentence de mort, l’un des juges resté facétieux en un temps où pourtant on ne l’était guère, lui cria de sa place :

— Pare celle-ci, Rousseau !

Rousseau ne para rien et mourut sur l’échafaud. Le couperet n’était pas une arme contre laquelle on pût se défendre par des feintes et des ripostes.

Pour en revenir à son grand-père, les deux prévôts, qui le connaissaient de longue date, s’en furent directement vers lui.

— Et ! jarnidieu !… s’écria celui-ci en les apercevant, on dirait ces braves amis Cocardasse et Passepoil !… Auriez-vous donc idée de vous faire ermites que je ne voie plus de lardoirs battre vos chausses ?

— Pécairé ! fit le Toulousain en fronçant le sourcil, c’est là justement l’objet de notre visite, mon bon. Nos épées, à nous autres, n’ont pas le temps de se rouiller, mais parfois elles restent dans la basane de ceux qui en talent. J’ai voulu en embrocher trois du même coup la nuit dernière, et je me suis aperçu que la brochette n’aurait plus tenu si je n’avais laissé la broche dedans ; eh donc !

Rousseau sourit. Il savait ce qu’il y avait à prendre et à laisser dans ces vantardises et ne feignit pas moins de croire sur parole.

— Coup de maître, alors ?… répondit-il. Si Passepoil suit ton exemple, il n’en restera plus pour nous. Il ne faudrait pas tous les occire pourtant, sans quoi notre commerce ne tarderait guère à chômer.

— As pas pur, couquin de sort ! il en pousse tous les jours de la graine… Plus on en tue, plus on en trouve à tuer… Demande un peu à mon petit prévôt combien nous en avons démoli en Espagne.

Il allait se lancer dans un fantastique récit sur les prouesses qu’il avait accomplies de l’autre côté des Pyrénées ; mais Rousseau ne lui en laissa pas le temps ; sa riposte de commerçant n’était pas moins adroite que sa riposte de tireur.

— Tu parles de l’Espagne, Cocardasse. J’ai précisément là ce qu’il te faut : une lame magnifique qui vient en droite ligne de Tolède, souple comme un jonc, longue comme une hallebarde. Je ne sais quel est le diable qui l’a forgée, mais je parierais que la coquille est à du Cincelador… Pour un autre que pour toi, elle vaudrait une grosse somme.

Rousseau ne croyait pas si bien dire ; la pièce qu’il offrait à la convoitise du Gascon était bel et bien l’une des premières forgées et ciselées à Pampelune par Lagardère, au temps où il travaillait pour nourrir et élever la petite Aurore.

Si elle n’avait pas le fini et l’art que le fameux Cincelador avait mis dans celles qu’il avait faites par la suite et qui se vendaient au poids de l’or, celle-ci n’en était pas moins d’une trempe merveilleuse.

Une flamme passa dans les yeux du Gascon. Ils rayonnèrent.

— Dieu biban… s’écria-t-il, ce petit joujou-là au poignet du fils de mon père, c’est autant lui mettre le tonnerre entre les mains !… avant qu’il soit huit jours, la garde elle en sera rouge comme un coquelicot.

Ce disant, il faisait ployer la lame, pourfendait des ennemis imaginaires :

— Légère comme une plume, ma caillou… la fiancée de mes rêves !… Ver !… ne me la fais pas trop gros prix, car si je ne pouvais te l’acheter, je te la volerais ou je me la passerais au travers du corps.

Rousseau l’avait eue pour quelques sols et, bien qu’il eût pu la vendre plus cher à quelque amateur, il ne voulut pas priver le Gascon d’une joie facile à satisfaire. Aussi se borna-t-il à un prix raisonnable et qui fut accepté sur le champ.

— Et toi, maître Passepoil, dit le bonhomme, il te faut aussi quelque chose de solide et complètement à l’épreuve… j’ai justement ton affaire, une brave épée qu’on m’a apportée ce matin et qui a dû pas mal en découdre. Je n’ai eu que la peine d’y ajouter un fourreau, car elle en manquait… Vois-moi un peu ceci, s’il te plaît !…

Il ne l’eut pas plutôt décrochée que Cocardasse écarquilla ses yeux et poussa un juron formidable :

— Sandiéou !… Mais c’est ma Pétronille !

— Allons donc… fit Rousseau.

— Ver !… Je te le jure !… et si elle était dans d’autres mains que les tiennes, celui qui la tiendrait il passerait un fichu quart d’heure.

— Je l’ai pourtant payée, l’ami, et bien payée, riposta l’armurier en riant, et si tu veux la ravoir, il te faudra bien en faire autant.

— Qui diable peut te l’avoir vendue !…

— Une sorte de mendiant d’assez mauvaise mine qui me dit l’avoir trouvée du côté de la Grange-Batelière. Est-ce bien par là que tu t’en servis pour embrocher tant de rustauds ?

— Oïmé !… lou couquin me l’a volée…

— On se laisse donc prendre son épée, Cocardasse ?

Maître Rousseau souriait finement de la mine confuse du plus bavard de ses visiteurs, car celui-ci ne semblait pas avoir la moindre envie d’entrer dans des détails au sujet de la façon dont sa rapière et lui s’étaient trouvés séparés.

Frère Passepoil trouvait plaisante également cette coïncidence et cherchait de son côté, par la même occasion, s’il ne retrouverait pas sa propre rapière. Toutefois, il se gardait bien d’y faire allusion, de peur de s’attirer quelque plaisanterie de la part du marchand. Après un instant d’examen, il préféra arrêter son choix sur une lame qui lui paraissait convenir à sa taille et, lui ayant reconnu toutes les qualités désirables, se hâta de s’en rendre acquéreur.

Pendant ce temps, Cocardasse était fort perplexe et, de chaque main, tenait une de ses brettes. S’il était vivement attaché à l’ancienne, pour tous les souvenirs qu’elle lui rappelait et les beaux coups qu’elle avait donnés, il n’en trouvait pas moins l’autre de beaucoup supérieure. Aussi en arriverait-il à regretter de ne pouvoir les porter toutes les deux à la fois, l’une à droite et l’autre à gauche.

Cependant Rousseau le jeune ne perdait pas la tramontane. À voir cette perplexité il devina qu’il y aurait là, pour lui, un troisième marché à mettre en train.

Il insinua aimablement :

— Peut-être y aurait-il moyen d’arranger, les choses. Il me semble que ton ancienne compagne ferait bien l’affaire de ce grand jouvenceau qui regarde mes lardoirs avec envie, et auquel tu pourrais apprendre ce qu’elle vaut. S’il est un de tes camarades habituels, cela te permettrait de voir toujours ta « félonne » à l’œuvre.

Berrichon tressaillit d’espérance et de joie. Certes, il se fût contenté d’une épée quelconque, ce qui pour lui était déjà très beau. Mais ceindre la rapière du redoutable Toulousain, c’était là un honneur qui dépassait tous ses rêves.

Cacardasse restait soucieux — attristé comme le juge dont le devoir est de prononcer une sentence contre un parent coupable. Un mot l’avait surtout frappé dans ce qu’on venait de lui dire, et il interrogeait sa conscience.

— Félonne ! répéta-t-il avec un soupir en soupesant longuement l’ancien instrument de sa gloire. Oïmé ! ma chère, on n’avait jamais douté de vous avant cette traîtrise. Le mot est dur, mais il est juste… comme la femme de César, la lame de Cocardasse elle ne pouvait être soupçonnée ! Alors d’une voix larmoyante s’accompagnant d’un grand geste de justicier il ajouta :

— Du droit qu’a tout mari outragé de punir madame son épouse ; eh donc ! ma chère ! pour cette faute sans précédent, je vous répudie ! Puis, regardant Jean-Marie du haut en bas, sur toutes ses faces, sans doute pour s’assurer s’il était digne de porter cette illustre rapière qu’une seule infidélité faisait châtier si durement, il prit tout à coup un ton solennel capable d’émouvoir, s’il eût été possible, la pierre même des murailles :

— Pitchoun !… s’écria-t-il en élevant la longue lame au-dessus de la tête du jeune homme qui attendait avec anxiété la décision du prévôt, et comme s’il se fût agi de le sacrer chevalier, je te la confie ! Quand tu auras tué avec elle autant de couquins qu’elle en a transpercé, bagasse : tu pourras sans crainte aller du nord au midi, du levant au couchant tout comme Cocardasse junior !… Dès que tu l’auras tirée du fourreau, tes adversaires ils se mettront à trembler… Berrichon !… avec cette épée en main, te voilà brave !…

Cette harangue était en même temps grotesque et touchante.

Au moyen âge, chaque épée avait son nom, qui la personnifiait en quelque sorte, la rendait vivante, en faisait un être animé qui ne devait jamais rester aux mains de l’ennemi et dont on ne se séparerait qu’en mourant.

Les plus célèbres furent Joyeuse, Durandal, Scaribert, Flamberge, Baissarde et Haute-Clèse, qui appartinrent respectivement à Charlemagne, Roland, Arthur, Bradimart, Renaud et Olivier. Leurs noms passèrent à la postérité au même titre que les noms de ceux qui les portèrent si vaillamment.

C’est pourquoi l’on ne saurait trop regretter que cette coutume se soit perdue ; que de nos jours un sabre ne soit plus qu’une unité numérotée ; que l’acier qui luit, grince, tranche et taille, qui tient la mort au bout de sa pointe et qui la donne, ne se distingue pas autrement d’une partie quelconque de l’équipement. Un matricule peut suffire à un casque, à une selle : l’arme qui dispose des vies humaines est digne de beaucoup mieux !

Il n’est pas bien sûr que ce fût là le motif pour lequel Cocardasse avait donné un nom à sa rapière, et sans doute n’avait-il obéi en cela qu’à un vieil usage encore en vigueur au pays de Gascogne.

Toujours est-il qu’il ne pouvait exister deux Pétronille, de même qu’il n’y avait pas deux Cocardasse junior. Chacun d’eux devait être seul de son espèce ou ne plus être.

Malgré la force d’âme dont il venait de faire preuve en paroles, le Gascon n’en était pas moins fort en peine de se séparer pour toujours de sa brillante compagnie.

Frère Passepoil jugea qu’il était temps de lui venir en aide et d’affermir sa résolution.

— Il t’en coûte de la quitter, murmura-t-il en touchant le bras de son ami. J’éprouve la même chose, moi, quand il faut me séparer d’une maîtresse jusqu’au jour où j’en trouve une autre plus fraîche et plus gentille. Alors, non seulement j’oublie la première, mais je reconnais qu’elle avait toutes sortes de défauts… Elle t’a joué un vilain tour !

— Une seule fois ! soupira Cocardasse.

— Ventre de biche ! faiblirais-tu ?… Une fois, c’est trop… Tout comme une maîtresse qu’on retrouve dans d’autres bras, mon noble ami, ta Pétronille a passé par des mains qui n’étaient pas les tiennes…

— Pécaïre !… ma caillou… Il y a si longtemps que nous l’avions baptisée ensemble, pitchoun !…

— Si longtemps, qu’elle est trop vieille…

— Et qu’il ne reste plus qu’à baptiser la nouvelle, s’écria maître Rousseau. Pardieu ! je veux être le parrain… Attendez que j’aie fermé ma boutique et nous allons procéder au baptême.

— Vivadiou ! ceci indique bien qu’il est toujours l’heure de boire ! s’exclama le Gascon rasséréné.

Quelques instants plus tard, tous quatre se dirigeaient vers un estaminet voisin et la cérémonie dut s’accomplir selon tous les rîtes, car elle dura près de deux heures.

Le vin clairet coula sur la coquille et sur la lame ; et certes, il fallait une circonstance aussi solennelle pour que le franc buveur consentit à répandre le jus de la vigne ailleurs que dans son gosier.

— Cornebiou ! s’écria-t-il, à demain, ma belle, le baptême du sang !… Et toi, Berrichon, soigne bien mon ancienne et ne lui ménage pas les coups…

On vida force gobelets, tant et tant même qu’en sortant, Jean-Marie se sentait la tête lourde et les jambes molles.

Il était cependant très fier de sentir une épée lui battre les mollets et n’eut rien de plus pressé que de l’aller montrer à sa grand’mère. Le Gascon lui avait dit : « Te voilà brave ! » Berrichon, la fumée du vin aidant, ne craignait plus personne.

La première condition pourtant, quand on veut porter rapière, c’est d’avoir au moins les jambes solides ; ce n’était pas, hélas ! le cas de Jean-Marie. En voulant esquisser un salut magistral, comme il en avait vu faire quelquefois à son maître Cocardasse, il s’empêtra si bien dans son fourreau qu’il alla s’étaler tout de son long aux pieds de dame Françoise.

Celle-ci le releva d’un vigoureux soufflet. Ce n’était pas là la voie glorieuse par où devait le mener l’ex-Pétronille !