Librairie Ollendorff (p. 82-87).


XIV

BRAVE FILLE


On ne pense pas à tout…

S’il était venu à l’idée de Cocardasse ou à celle des quatre soldats qui l’avaient accompagné, de porter un peu plus loin leurs explorations et de remonter à deux cents pas en aval, peut-être eussent-ils remarqué sur le bord du canal des traces de pas toutes fraîches ?

On peut dire de même que si le Gascon ne se fût décidé à aller au loin chercher de l’aide, il eût pu voir que l’aide était venue toute seule.

Mais gardons-nous de le blâmer, il avait agi pour ce qu’il croyait le mieux et, dans des circonstances aussi critiques, sait-on jamais ce qu’il faut faire ou ne pas faire ?

Passepoil, on s’en souvient, n’avait reçu qu’une blessure assez légère ; néanmoins, au contact de l’eau, celle-ci s’était mise à saigner avec abondance.

Pour comble de malchance, au lieu de tomber sur ses pieds comme son noble ami, le Normand avait essayé de s’accrocher aux mauvaises poutres qui saillaient en longueurs inégales, sous le tablier de planches du pont, et son effort avait abouti à ce résultat de le faire choir en arrière, les jambes en l’air, si bien qu’il s’était écroulé dans la vase la tête la première.

Soyons juste, c’était là déjà une assez mauvaise condition pour reprendre son sang-froid après un aussi vigoureux assaut.

Notre Falaisien, par bonheur, n’était pas un petit-maître. Un petit-maître eût terminé sa carrière au fond de ce ravin visqueux. Lui ne se découragea pas. Il lutta avec énergie contre le courant qui l’entraînait, contre le torrent de vase qui obstruait ses narines, bouchait ses oreilles, entrait dans sa bouche et occlusait ses yeux.

Il parvint à reprendre pied. Sa position n’en fut pas améliorée, car c’était précisément à l’endroit où tombait une grêle de pierres lancées par ses agresseurs.

Il est vrai qu’elles pleuvaient au hasard ; par exemple le hasard ne fut pas favorable au pauvre Amable, qui reçut sur la tête un pavé assez lourd dont il eut du moins la chance de ne pas être assommé.

Par contre, il en ressentit un violent étourdissement qui mit un singulier chaos dans ses idées et l’empêcha de songer, comme son compagnon, à se réfugier sous le tablier du pont.

Peut-être eut-il un instant le regret de n’être pas né au pays de Bretagne où se fabriquent les caboches incassables.

Courbé en deux, pour ne pas être aperçu et lapidé, il put toutefois se traîner à grand’peine. Se soutenant de la main au mur de pierre qui formait la berge et se poursuivait sur une distance de cent cinquante pas environ en aval et en amont de la passerelle, ce fut ainsi qu’il remonta le courant.

Le sang qui coulait de son front l’aveuglait. De plus il lui fallait prendre des précautions inouïes, s’arrêter à chaque pas pour ne pas donner l’éveil aux bandits dont la voix et les éclats de rire parvenaient jusqu’à lui.

Ses oreilles ne cessaient pas de bourdonner et il était obligé de déployer une énergie surhumaine pour arriver à se maintenir debout.

Il sentait peu à peu ses forces l’abandonner et calculait le nombre de minutes qui le séparaient du salut ou de la mort.

— Si je tombe, songeait-il, c’en est fini de moi. Il me sera impossible de me relever, je resterai enseveli dans cette vase infecte.

« Ah !… pourquoi n’ai-je pas écouté Mathurine ?

La pensée que Cocardasse avait peut-être succombé, lui aussi, achevait de l’abattre.

Dans l’écroulement de ses forces, un cauchemar épouvantable lui montrait, étendu dans le cloaque, le cadavre du camarade de sa vie entière ; le pauvre Amable découragé fut bien près de dire un dernier adieu à l’amour, à Cidalise, à la Paillarde, à Mathurine, à toutes celles qui lui avaient été douces en ce bas monde.

Certes, l’amour passé lui donnait d’émotionnants regrets, mais sa tristesse venait bien davantage de la perte irréparable des possessions à venir, des lèvres qui auraient pu s’ouvrir, des baisers qu’il aurait pu donner et recevoir, et il ne songeait pas à la Camarde qui était là à le guetter, qui lui tendait ses joues caves, et le trou de ses yeux, qui ouvrait pour l’étreindre ses bras décharnés.

S’il eût pensé, il eût cessé d’espérer. Et l’espoir de joies nouvelles, non encore goûtées, le talonna, ranima son courage. L’amoureux Passepoil ne voulait pas mourir parce qu’il voulait encore aimer.

Quand il entendit là voix des bandits s’éloigner et s’éteindre, il tenta un dernier effort. Le mur cessait et la berge de terre permettait l’escalade. C’était le salut s’il en avait la force.

Le Normand s’accrocha des doigts au gazon, ses ongles s’enfonçaient dans la terre gluante. Il grimpa sur ses genoux, atteignit la moitié du talus et glissa ; s’il ne fût parvenu à se rattraper à une touffe d’herbe, il eût roulé sous l’eau pour toujours.

Enfin, il atteignit le sommet, à bout de souffle, prêt à rendre le dernier soupir.

Se relever, se traîner un peu plus loin, il n’y fallait pas songer, il ne l’essaya même pas.

Tout ce qu’il put faire fut de se coucher sur le côté, dans la mare d’eau qui ruisselait de ses habits et, quand il y fut, il ferma les yeux, perdit le sentiment.

À peu près vers le même moment, un peu avant le retour des malandrins au Trou-Punais, une ombre se glissa avec précaution hors de ce cabaret et prit le chemin qui conduisait de la Grange-Batelière à la porte de Richelieu.

Cette ombre était celle d’une femme, et nous eussions pu reconnaître sous la capuche qui recouvrait la tête, le visage ouvert et franc de la Cauchoise Mathurine.

Elle avançait avec précaution, éclairant sa marche avec une lanterne sourde qui projetait une faible lueur à deux pas à peine et, souvent, elle s’arrêtait pour écouter.

Un bruit de pas et de voix étant bientôt venu frapper son oreille, d’un mouvement, elle fit disparaître la lanterne sous sa jupe.

Puis se glissant derrière un buisson, elle se coucha presque et retint son souffle, ce qui ne l’empêcha pas de presser fortement dans sa main droite la crosse d’un pistolet tout armé.

Quatre hommes qu’elle connaissait bien passèrent tout près d’elle sans qu’elle fit un mouvement. Cependant, ils avaient prononcé son nom et ne cachaient pas les projets qu’ils formaient sur sa personne. Elle en sourit et ne s’en émut pas, toute confiante qu’elle était dans son sang-froid, qui, à son insu, n’était rien moins que de l’héroïsme.

Gendry ayant aussi parlé de l’égout, pour un peu elle l’eût remercié de ces quelques mots qui lui disaient où il fallait chercher.

Elle savait bien qu’assez fréquemment on retirait des cadavres de ce canal, mais on lui avait aussi affirmé que parfois, certains des malheureux qui y étaient précipités, avaient l’extraordinaire bonne fortune d’en sortir vivants.

Cependant, elle ne laissait pas d’être inquiète en songeant que le plongeon avait dû être précédé de quelques coups d’épée.

Elle attendit donc que les bandits se fussent suffisamment éloignés, et persuadée qu’elle n’avait plus rien à craindre d’eux pour le moment, elle reprit sa marche en toute hâte.

Arrivée sur le pont, elle s’agenouilla, promena sa lumière sur la surface noire de l’eau. La vue du feutre de Cocardasse, arrêté par une branche sèche qui s’était accrochée à l’un des piliers, la frappa tout d’abord.

Si, d’un côté, le chapeau pouvait se trouver là sans l’homme, par contre rien ne prouvait qu’ils n’y fussent pas tous les deux. En poursuivant ces déductions, Mathurine en vint à conclure que si le Gascon y était, elle risquait fort d’y rencontrer Passepoil.

Comme elle se préoccupait surtout de ce dernier, elle commença par l’appeler à bas bruit.

Sa voix se perdit dans les ténèbres ; personne ne lui répondit.

Alors elle se signa, prise d’un tremblement devant ce suaire liquide sous lequel étaient peut-être étendus les deux prévôts.

Mathurine n’était pas femme à borner là sa belle conduite. Son signe de croix ne pouvant leur être utile qu’au cas où ils seraient réellement en train d’accomplir le grand voyage, minutieusement, pas à pas, le corps ployé en deux, elle se mit à explorer les berges, sans négliger ni une ornière, ni le moindre buisson.

Elle pensait que le courant, peu rapide cependant, aurait pu rouler les corps ; aussi tout d’abord se mit-elle à chercher en aval sans le moindre succès.

Le découragement commençait à la prendre quand elle remonta sur le pont, à l’endroit où, un quart d’heure avant, Cocardasse se posait la même question qu’elle : Où est Passepoil ?

Bien malavisé avait-il été de le quitter, car peut-être qu’à eux deux ils eussent trouvé ce qu’ils cherchaient séparément.

L’oreille tendue, Mathurine écouta encore. Il lui sembla entendre à quelque distance un bruit très faible.

Ce pouvait être un oiseau de nuit, un animal rôdeur, ou peut-être quelqu’un ?


Si ce quelqu’un était hostile, elle avait de quoi lui répondre.

La Normande, espérant toujours, s’aventura donc sur la rive droite de l’égout, le remonta jusqu’à plus de trois cents pas et fut bientôt convaincue, devant l’inanité de ses recherches, que non seulement elle n’avait rien entendu, mais qu’elle ne trouverait rien de ce côté.

D’autres eussent perdu patience. Mathurine était Cauchoise, et les femmes du pays de Caux, sans avoir la réputation d’être aussi têtues que les Morbihannaises, sont cependant tenaces en leurs idées. Elle ne se tint donc pas pour battue et reprit ses investigations sur l’autre rive.

L’insuccès de ses recherches antérieures ne l’avait pas découragée ; rien ne prouvait qu’elle dût désespérer, puisqu’il lui restait encore un coin de terrain à explorer.

Elle recommença donc à fureter le long de la berge et ne tarda pas à apercevoir une masse sombre étendue sur le sol.

Le cœur lui battit très fort à cette vue. Allait-elle trouver un être vivant ou un cadavre ? Était-ce Passepoil ou Cocardasse et ne pouvait-il même se faire que ce ne fût ni l’un ni l’autre ?

Tous les matins on trouvait ainsi, dans l’égout ou sur ses bords des ivrognes ou des victimes ; elle en avait entendu assez parler au Trou-Punais pour ne pas l’ignorer.

S’avançant sur la pointe des pieds elle s’arrêta à quelque distance, le cœur serré comme dans un étau, parce qu’elle ne pouvait voir le visage de l’homme qui était étendu sur le flanc et ne lui présentait que son dos.

Soudain, la glace qui étreignait son cœur se fondit en partie ; elle ne savait trop pourquoi, car Passepoil, en somme, était encore pour elle un inconnu l’avant-veille.

Elle venait de reconnaître les vêtements.

— Jésus, Dieu !… murmura-t-elle en tressaillant, c’est bien lui, ce pauvre M. Amable ! Pourvu que ce ne soit pas fini !

S’approchant tout près du corps, elle posa sa lanterne à portée et appuya tout de suite sa main à la place du cœur.

Quelques pulsations, bien faibles pourtant, lui firent éprouver une commotion violente et ses yeux se mouillèrent.

Cela lui fit du bien, c’était une sorte de détente à sa longue angoisse.

Alors, avec mille précautions, passant son bras sous la tête du prévôt, elle le souleva pour qu’il pût respirer plus à l’aise.

— Grand Dieu !… s’écria-t-elle en le voyant mieux, dans quel état ils l’ont mis !… Du sang et de la boue partout, sur ses joues, sur sa poitrine !… et trempé jusqu’aux os, grelottant le froid et la fièvre !… Il faudrait qu’il ait l’âme chevillée au corps pour s’en tirer, le pauvre !

Le malheureux Amable ne se doutait guère de cette tendresse penchée sur lui et guettant sur son visage un retour à la vie. Toutefois, au mouvement qu’on lui fit faire, il poussa un profond soupir, mais ses paupières restèrent fermées et son corps inerte.

Mathurine lui essuya le visage, en enleva le sang et les immondices ; puis elle fit au blessé comme un lit au creux de ses genoux et se mit à lui parler tout doucement, comme une mère à son enfant malade :

— Réveillez-vous, maître Passepoil, lui disait-elle. Si seulement vous pouviez me répondre, me dire où vous êtes blessé !… Ouvrez les yeux, parlez-moi, c’est une amie qui est près de vous, la Mathurine de l’auberge…

Amable soupira une seconde fois et n’en put faire davantage. On eût dit qu’en lui tous les ressorts étaient brisés ; sa tête roulait de droite et de gauche, comme si elle ne lui eût pas tenu aux épaules.

Certes, qui eût prédit à Passepoil, quelques heures auparavant, qu’il resterait insensible à un baiser de femme, l’eût bien surpris.

Pourtant ce fut le cas.

La Normande essaya de lui ouvrir les yeux avec ses lèvres ; elle alla même jusqu’à lui insuffler de l’air dans la bouche. C’était un touchant spectacle que celui de cette belle fille, rebelle jusque-là à la tendresse et à l’amour, concentrant toute son intelligence, toute son énergie à arracher à la mort un pauvre diable qu’elle n’avait vu que deux fois et qui avait à peine pris garde à elle.

Dans chaque femme, il y a un monstre ou une sœur de charité. Mathurine était cette dernière et, sans mobile précis, par dévouement spontané plutôt que par amour, — puisqu’elle ne se rendait pas compte encore du sentiment qu’elle éprouvait, — elle avait tout quitté, elle était prête à tout braver pour aller jusqu’au bout de sa tâche.

Hélas ! tous ses efforts pour ranimer le blessé semblaient vains ; elle en arrivait à regretter amèrement de n’avoir pas songé à apporter quelque cordial qui lui eût rendu ses esprits.

Pourtant, cette situation ne pouvait se prolonger indéfiniment ; sa présence auprès du prévôt restait en quelque sorte inutile, puisqu’elle ne parvenait à le soulager en rien.

Les gens de la campagne sont accoutumés à deviner l’heure par le plus ou moins de transparence de la nuit. L’épaisseur de l’obscurité indiquait donc à la Cauchoise que le petit jour ne commencerait à paraître que dans une bonne heure au plus tôt. Elle redoutait la fraîcheur du matin pour cet homme tremblant de fièvre et vêtu d’habits qui suintaient l’eau.

Là ne s’arrêtaient pas ses craintes.

Il pouvait se faire que Gendry revînt dès l’aube avec sa bande pour s’assurer que l’égout n’avait pas laissé échapper la proie qu’on lui avait confiée et pour constater de ses propres yeux que les deux maîtres n’étaient plus à craindre.

Elle en était là de ses réflexions quand, dans le lointain, pointa la flamme de plusieurs torches.

Un groupe d’hommes, venant de la ville se dirigeait vers l’égout.

Mathurine, il est vrai, avait vu les bandits se diriger d’un autre côté, mais rien ne prouvait qu’après avoir fait un long détour, ils ne fussent allés chercher le guet, pour éloigner d’eux tout soupçon. Il y avait tout à craindre de ces forbans de barrières, pour qui la ruse et le mensonge, sans compter la lâcheté, étaient les principaux moyens d’action.

La troupe qui s’avançait était trop éloignée encore pour qu’elle pût en supputer le nombre, non plus que pour reconnaître Cocardasse parmi elle.

Peut-être était-ce un secours d’autant plus opportun que sa lumière à elle menaçait de s’éteindre ?

Peut-être aussi était-ce la bande des malandrins ? Dans le doute, Mathurine jugea urgent de soustraire Passepoil aux yeux de ceux qui arrivaient.

Quant à Cocardasse, elle se rendait compte qu’elle ne pouvait plus rien tenter pour lui et regrettait vivement de ne pouvoir aussi lui être utile, en tant qu’ami de ce pauvre Passepoil.

Qui court deux lièvres à la fois risque trop de n’en atteindre aucun. La Normande était trop prudente pour sacrifier le certain à l’incertain,

— Allons, se dit-elle, puisque le pauvre garçon ne peut faire un mouvement, il me faut trouver le moyen de le cacher aux alentours au moins jusqu’au jour.

La réalisation de ce projet était difficile, et pour le tenter, il fallait être de la force de Mathurine, d’autant mieux qu’elle n’avait pas devant elle le temps de l’étudier à loisir, car les torches se rapprochaient de plus en plus et le moment était venu de prendre une décision rapide.

Elle glissa donc son pistolet dans son corsage, accrocha comme elle le put sa lumière à sa ceinture et, en robuste paysanne qu’elle était, se mit en devoir de charger Passepoil sur ses épaules.

Le prévôt était lourd de son inertie d’abord et aussi de l’eau et de la boue dont ses vêtements étaient imprégnés. La Cauchoise sentait ses forces se décupler devant l’imminence du danger et c’est ainsi qu’elle parvint à installer du mieux possible le blessé sur son dos.

Alors elle se mit péniblement en marche, sans savoir où elle allait, en suivant l’égout qui la mènerait bien à quelque maison dans laquelle elle demanderait asile pour elle et pour celui qu’elle voulait sauver.

Il lui arriva souvent de trébucher et de faiblir sous le poids ; mais un courage surhumain lui donnait la force de se relever, même de hâter le pas, sans qu’elle osât se retourner en arrière, de crainte de voir qu’elle était poursuivie.

À peine avait-elle fait cinq ou six cent pas lorsque Cocardasse revint avec les soldats sur le pont. Comme la lumière que portait Mathurine s’était éteinte, il fut impossible à ceux-ci, non seulement de la voir, mais même de supposer que Passepoil était encore là un instant avant leur arrivée.