Librairie Ollendorff (p. 33-38).


VI

BERRICHON VEUT UNE ÉPÉE


Pendant tout le séjour de Mme de Nevers à Bayonne, la vieille Françoise et son petit-fils étaient demeurés à Paris, sans autre occupation pour ce dernier que de courir les rues et de flâner aux carrefours.

Vraie gazette ambulante, il était mieux informé souvent de ce qui se passait que le lieutenant de police lui-même, car il faisait son profit de tout ce qu’il voyait et entendait, cela sans qu’on s’en doutât. Musant au long des maisons, le nez en l’air, il s’en allait à l’aventure, sans souci ni du temps ni de l’heure, et se dirigeant souvent du côté du quartier des Escholiers.

Le moindre événement l’arrêtait en route et aussitôt il s’y mêlait. Un cheval s’était-il abattu sur le pavé gluant. Berrichon était là pour aider le charretier à le remettre sur pied ; voyait-il une jeunesse ployant sous le poids d’un seau d’eau ou d’un fardeau trop lourd, il était là pour les lui porter. Il n’y en avait pas un comme lui pour remettre de l’ordre dans un embarras de voitures, ni pour faire une commission urgente, à quelque endroit de Paris que ce fût.

À ce compte, et comme il avait renoncé à faire des farces de sa façon depuis que la première avait si mal tourné pour lui, son amabilité et sa complaisance lui avaient créé des amis un peu partout. Dans chaque rue, il faisait un bout de causette avec le savetier ou la ravaudeuse du coin, leur colportant les nouvelles ramassées ailleurs, recueillant les leurs et ne rentrant qu’à la nuit tombante.

Pourvu qu’on n’exigeât pas de lui un travail régulier et suivi, on pouvait lui demander n’importe quoi. Cependant il tenait avant tout à sa liberté personnelle, incapable de l’aliéner pour qui ou pour quoi que ce soit, excepté toutefois pour Mlle de Nevers.

Aussi quand sa grand’mère l’adjurait d’apprendre un état, il se mettait à lui rire au nez :

— Pourquoi faire ?… répondait-il. Il sera bien temps de s’occuper quand Mlle Aurore et le bossu seront de retour. Puisque j’ai des loisirs, j’en profite. D’ailleurs, de quoi te plains-tu, maman Françoise, puisque je ne fais de mal à personne ?

— Il ne manquerait plus que cela…

— Eh bien, alors ?…

— Eh bien !… quand un grand garçon comme toi a des mains au bout des bras, il doit s’en servir au lieu de vagabonder comme un chien qui n’a pas de maître.

— On s’en servira de ses mains, grand’mère… mais plus tard. Pour le moment, la besogne n’est pas assez relevée pour elles…

Des arguments aussi péremptoires et la force d’inertie déployée par Berrichon avaient fini par triompher des sermons de la bonne vieille, qui s’était résignée à le voir déambuler chaque jour par monts et par vaux et ne rentrer qu’à l’heure des repas.

Cependant, dès que Lagardère eut ramené sa fiancée à Paris, Jean-Marie tint sa parole. Il ne mit plus le nez dehors et Mlle de Nevers n’eut pas de page plus fidèle. Elle aimait à causer avec lui des tristes journées passées rue du Chantre, quand elle ne savait pas ce que devenait maître Louis. Son bonheur actuel s’augmentait encore en remuant les souvenirs d’une époque si peu lointaine et depuis laquelle, pourtant, des événements si importants avaient eu lieu.

— Ç’a été drôle, notre demoiselle, quand vous n’avez plus été là… Vrai comme je m’appelle Jean-Marie Berrichon, j’ai bien failli aller coucher à la Bastille avec maman Françoise, à cause de vous, ou plutôt à cause de ma langue…

— C’est vrai, tu étais bavard alors… T’es-tu corrigé un peu depuis ce temps ?…

— Oh ! oui… ça m’a guéri, cette aventure… Attendez, je vas vous la raconter. L’histoire des commères de la rue au Chantre amusa beaucoup Aurore, et Lagardère ne put s’empêcher de rire.

— Il y a de l’étoffe dans ce gamin, dit-il, nous tâcherons d’en faire quelque chose.

Il y avait eu cependant un point noir dans la reconnaissance de certains de nos personnages qui s’étaient trouvés en présence dans des circonstances rien moins qu’agréables.

Françoise et Jean-Marie avaient en effet gardé le plus mauvais souvenir de Cocardasse et de Passepoil, parce que ceux-ci les avaient jadis ficelés et attachés au pied du bahut à vaisselle.

Une seule circonstance atténuante pouvait être invoquée par les prévôts : le baiser déposé sur le front de dame Françoise par Amable Passepoil, ce qui aida pour beaucoup à la réconciliation. On a beau avoir été bâillonnée et malmenée, quand on est laide comme l’était la pauvre femme, on n’oublie pas un des rares baisers reçus dans sa vie.

Quand tous les quatre se retrouvèrent en face l’un de l’autre, il y eut un moment de gêne, on se fit les gros yeux.

— Qu’est-ce que vous venez faire ici, vous autres ?… demanda dame Françoise, les deux poings sur les hanches. Je pense bien qu’on ne garde pas dans une maison honnête des gens comme vous qui brutalisent les femmes et les enfants…

— Pécaïré, répliqua Cocardasse, c’est là ce qui vous trompe, ma bonne femme. Mais dites-moi un peu où nous avons eu déjà le plaisir de nous rencontrer…

— Le plaisir !… bougonna la bonne femme, vous avez un toupet, vous encore !

— Je sais bien où, moi, murmura Passepoil, c’était rue du Chantre, le jour du bal du Régent…

— Ah ! oui… Vivadiou ! je me souviens… la vieille que nous avions ficelée comme un saucisson de Mayence… Tous mes compliments, estimable dame ; vous vous défendîtes comme un homme et c’ta couquin d’Amable y perdit, je crois, une bonne poignée de cheveux.

— Insolent ! s’écria Françoise, furieuse d’être traitée de vieille, expression que n’avait pu effacer celle d’estimable dame.

— Nous devons des excuses, dit Passepoil, il faut les faire, Cocardasse. Demandons pardon d’avoir usé de force vis-à-vis du beau sexe.

— Fais-en, Passepoil ; moi je m’étais chargé du petit et, cornebiou !… ce n’est pas Cocardasse qui fera des excuses à un blanc-bec.

— Gardez-les donc ! s’écria Jean-Marie. Je m’en moque comme de la semelle de mes chaussures. Je n’ai plus peur de vous, maintenant. Et se haussant jusque sous le nez du Gascon :

— Venez donc me ficeler à présent, ajouta-t-il d’un air de dédain.

— Oïmé !… gronda Cocardasse en riant, le pitchoun, il n’a pas le foie blanc. Tope-là, mon gaillard, on ne veut plus te ficeler si tu es sage. Enfin, grâce à l’intervention pacifique de Passepoil, la réconciliation ne tarda pas à être si complète que Françoise cuisinait quelques jours après de bons petits plats pour le Normand et que Berrichon ne quittait plus ses deux nouveaux amis.

Or, Cocardasse avait un principe. Pour lui, tout jeune gars de seize ans suffisamment bien bâti, solide sur les jarrets et sain de corps, — il se préoccupait fort peu de l’esprit, — ne devait avoir qu’une ambition : devenir un prévôt. Jean-Marie ne devait pas y échapper et le Gascon, en vidant une bouteille à leur nouvelle amitié, ne tarda pas à lui faire un discours en trois points destiné à l’éclairer sur le choix d’une carrière.

— Tu as le bras long, pitchoun : il te faut une épée au bout. Il se mit à le tourner et à le retourner en tous sens, à le tâter comme un maquignon qui achète un cheval.

— Bon… les jambes bien fendues, les épaules carrées… va bien… La poitrine est encore un peu maigre… les coups de bouton l’élargiront… la pousseront en avant… Ah ! caramba ! la pointe des pieds elle est en dedans… il faudra corriger, eh donc ! Cela te va-t-il, petiot, qu’on t’enseigne le noble métier des armes ?

— J’aurais pas osé vous le demander, répondit Jean-Marie dont les yeux s’illuminèrent. Alors, moi aussi, je pourrai porter une épée au flanc ?

— Patience… donc, mon bon, cela viendra plus tard. Mais sandiéou !… quand Cocardasse junior et frère Passepoil ils t’auront appris à tenir le fer… comme ils l’apprenaient jadis en leur académie de la rue Croix-des-Petits-Champs, à deux pas du Louvre, tu pourras te moquer de tout l’univers.

— Oh ! oui… je sais que vous êtes des braves.

— Ceux qui t’ont dit cela t’ont pas menti. Si tous ceux que les deux prévôts ont couchés sur le sol étaient au bout les uns des autres… cornebiou !… il y a beau temps que le chapelet il ferait le tour de Paris.

Berrichon le regardait avec admiration.

Le Gascon poursuivit en tirant sa rapière avec respect :

— Cette lame, vois-tu, a touché plus de poitrines que tu n’as de cheveux sur le crâne… jamais elle n’a manqué son homme, sandiéou !

— Jamais ?

— Jamais !

— Mais elle a beaucoup de rouille, observa Jean-Marie.

— Tu appelles cela de la rouille ? s’écria Cocardasse scandalisé ; c’est du sang !

— Du sang !

— Que veux-tu, reprit le Toulousain d’une voix amoureusement émue ; cette folle de Pétronille ne peut pas se tenir tranquille… Quand on agace son seigneur et maître… elle frémit de la pointe à la garde… elle s’élance elle-même hors du fourreau ; quand une fois elle est en jeu, elle touche, et quand elle touche, elle tue !

— Souvent ?

— Toujours !

— Pas possible ! exclama Berrichon.

— Eh ! bagasse ! hurla le maître révolté ; on doute de vous, Pétronille, ma chère !

Et faisant le geste de pousser une botte, il ajouta :

— Té ! elle va toute seule te trouver, imprudent ! Où veux-tu qu’elle te touche ?… Comment veux-tu qu’elle te tue ?

Jean-Marie fit un bond de côté.

— Eh ! eh ! fit-il, qu’est-ce qui vous prend ?

Puis, voyant que Cocardasse se calmait, il demanda pour l’amadouer :

— Vous n’avez jamais été blessé ?

— Des enfantillages, petit, quelques trous au justaucorps. Le malin, vois-tu, quand on est maître ès pointes et bottes savantes, c’est d’arrêter les lames des autres juste au moment où elles vont toucher votre basane… pas une seconde plus tôt ni plus tard.

— Diable !… Comment fait-on ?

— Jusqu’à présent, je n’ai connu qu’un moyen, et je crois que c’est le bon : c’est de tuer net son adversaire. On t’apprendra ce jeu-là, petit, sitôt que le cœur t’en dira.

— Il m’en dirait tout de suite, si vous vouliez, monsieur Cocardasse, affirma Jean-Marie, prenant tranquillement son parti de devenir un tueur émérite. Votre élève fera honneur à ses maîtres.

— On y compte, jeune coq ; mais il te faudra des années et des coups pour être à peu près de notre force. Quand tu en seras là, pitchoun, souviens-toi toujours qu’il y a quelqu’un qui est plus fort que tous.

— Un seul, ventre de biche ! murmura frère Passepoil sortant du mutisme qu’il avait gardé jusque-là.

— Ah !… et qui cela ?…

— Lagardère ! dirent ensemble les deux amis ; notre Petit Parisien ! Se trouver au bout de son épée, c’est autant dire un passeport pour l’autre monde.

De ce jour, Berrichon cultiva la pointe et la contrepointe avec tant d’ardeur qu’il en perdait le boire et le manger. Le moment ne tarderait pas à venir où il pourrait déjà se défendre contre des ferrailleurs ordinaires.

Le grand dadais de la rue du Chantre avait singulièrement changé d’allure en quelques semaines, bien qu’il n’en eût guère plus de plomb dans la cervelle. Mais il affectait des airs de hardiesse qui frisaient presque l’impertinence et mal venu eût été celui qui eût marché sur le pied de l’élève de Cocardasse junior.

Celui-ci, en effet, n’avait pas été sans lui communiquer quelques-unes de ses façons de matamore, ce qui avait le don de déplaire souverainement à dame Françoise.

— J’aimerais mieux autre chose que de te voir devenir un spadassin, lui dit-elle un jour. Cependant, cela vaut mieux pour le moment que de te voir rôder les rues comme tu le faisais…

— Je ne sors plus, fit Jean-Marie ; je ne sortirai pas tant que…

Il s’arrêta net et la bonne femme devina quelque énormité qu’il n’osait pas lâcher.

— Tant que quoi ? demanda-t-elle.

— Oh ! si tu étais bien gentille, maman Françoise…

— Qu’est-ce qu’il faudrait faire ?…

— Quelque chose que je n’ose pas te dire, que je n’ose pas demander à Mlle Aurore…

— Alors, c’est une bêtise…

— Dis pas cela, grand’mère.

— Alors, parle nigaud…

— Il faudrait demander pour moi à M. de Lagardère…

— Ne pourrais-tu dire M. le comte ?

— Il faudrait demander pour moi à M. le comte… répéta fidèlement Berrichon.

— Pourquoi ne pas faire ta commission toi-même ?…

— Jamais de la vie ; il me refuserait…

— Eh bien, et à moi ?… Et puis, assez de toutes ces histoires… Assieds-toi là et aide-moi à éplucher mes légumes.

Berrichon, un futur prévôt, l’élève de Cocardasse et de Passepoil, éplucher des légumes !… Allons donc !

Jean-Marie fit un geste de dédain et sa grand’mère lui ayant tendu un chapelet d’oignons, il le lança dans un coin avec mépris :

— Quand on a l’honneur de manier une épée, dit-il d’un ton superbe, on ne s’abaisse pas à de pareilles besognes.

— Hein, quoi ?… s’écria la vieille stupéfaite. Eh bien, moi, petiot, j’ai l’honneur de manier un balai, et, foi de Françoise Berrichon, je t’en casserai le manche sur le dos si, d’ici un quart d’heure, tu n’as pas épluché mes oignons.

Elle l’eût fait comme elle le disait si Jean-Marie n’eût jugé plus prudent de rentrer sa morgue et de parlementer :

— Troc pour troc, maman Françoise, fais ma commission ou je n’épluche rien de rien…

— Encore ?… Et qu’est-ce que tu veux que je lui demande, à M. de Lagardère ?

— Que je fasse partie de ses gens et qu’il m’autorise à porter une épée…

Il avait dit tout cela d’un trait, pour que son courage ne faiblit point, et il n’était pas bien sûr de ne pas recevoir une paire de soufflets pour toute réponse.

Françoise bondit :

— Une épée, à toi !… s’écria-t-elle, à un morveux qui n’a pas un poil de duvet au menton !… Ah ! tu en ferais un bel usage, garnement que tu es !…

— J’en ferais un noble usage, rectifia Berrichon.

— Quoi ?… Tu ne sortiras pas même avec un tournebroche, entends-tu !… pour te faire encore ramasser par le guet… Est-y pas Dieu possible !… Une épée à ça !… Mais mieux vaudrait qu’on m’en donne une à moi, imbécile !

Pendant ce discours, sa colère allait crescendo. Elle empoigna le balai d’une main, les oignons de l’autre et lui frictionna le nez avec ceux-ci :

— Mets-toi là et épluche, ordonna-t-elle, surtout pas un mot, ou gare ton échine !

Et Berrichon éplucha !… Tous ses rêves de gloire s’envolaient avec la fumée des casseroles et, dans un coin, il versait des larmes de dépit que, fort heureusement pour lui, il pouvait mettre sur le compte des oignons.

Sans cela, il est très probable qu’il eût reçu des horions fort préjudiciables à sa dignité de prévôt en herbe.

Inutile d’ajouter qu’il ne se vanta pas de ce succès auprès de ses maîtres et tout au plus s’il eût la pensée de prier Passepoil d’intercéder pour lui auprès de la farouche Françoise.

Dès qu’il osa s’en ouvrir à celui-ci, le Normand se mit à sourire :

— Apparemment que ton idée est bonne, petit, répondit-il après réflexion ; mais il faut attendre. On verra à s’en occuper quand tu auras de la moustache aux lèvres et ce n’est pas encore pour à présent.

Repoussé aussi de ce côté avec perte et fracas, Jean-Marie n’en voulut pas démordre. Il rumina dans sa cervelle de frapper un grand coup et d’aller trouver Aurore elle-même.

— Si elle se moque de moi, songeait-il, j’irai m’adresser à M. le comte. Il vaut mieux avoir affaire au bon Dieu qu’à ses saints et on verra bien si Berrichon n’est pas capable de tenir autre chose qu’un tournebroche.

Malheureusement pour lui, survint le départ subit de Lagardère au moment où il s’éperonnait pour parler, et tous ses beaux projets s’écroulèrent. Il ne lui restait plus en perspective, en dehors des heures où il ferraillait avec les prévôts, que les répugnantes corvées de cuisine auxquelles sa grand’mère allait l’astreindre.

Aussi, pour s’y soustraire, recommença-t-il à rôder dans Paris, armé d’un seul bâton qu’il brandissait au-dessus de sa tête, comme s’il eût transpercé des ennemis imaginaires.

Jean-Marie Berrichon était loin encore d’être un foudre de guerre.