Clodomir l’assassin

Clodomir l’assassinTome XIX (p. 401-409).




CLODOMIR L’ASSASSIN

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Sous les yeux du Seigneur, le presbytère est bien gardé. En face du presbytère habite un assassin. L’assassin est le plus bel homme de la contrée, le plus sain, le plus fort. Monsieur le Curé le salue. L’assassin a beaucoup de respect pour Monsieur le Curé. Monsieur le Curé a beaucoup de respect pour l’assassin. S’il a tué, il a tué par amour l’amant de sa femme. C’est une dignité, une seconde puissance. Il a célébré lui aussi son sacrifice flamboyant.

Depuis qu’il était petit dans le pré de son père le tripier il s’était penché sur le ruisseau de sang que distillait l’égout des abattoirs de la ville. C’était une prédestination. Monsieur le Curé comprend très bien ce crime, s’il ne l’eût pas pour plusieurs raisons commis lui-même.

Clodomir a le port de tête d’un roi, la diction d’un comédien et il en impose aux enfants du quartier, qui ont entendu crier sa victime, bien plus qu’un Roi de Théâtre.

Quand la nuit tragique, attendue des mois par toute une ville engourdie, s’ouvrit sous le couteau luisant de l’Archange des vengeances, tout le monde se mit à la fenêtre pour voir commettre un crime, depuis Monsieur le Curé, blotti derrière une persienne, jusqu’à M. le Capitaine Cornichet, pâle derrière sa vitre, sans excepter Mlle Dalby la couturière qui triompha quelques minutes sur son balcon.

Tout le monde savait que Sidonie avait un amant, que Clodomir le savait, qu’il les tuerait bientôt l’un et l’autre. Cet amant avait le tort d’être sous-officier, race de chien pour Clodomir. Clodomir, dans l’esprit de tout le monde, aurait peut-être pardonné à n’importe quel homme et à un chien d’être l’amant de sa femme : il ne pouvait pas pardonner à l’amant de sa femme d’être sous-officier.

Une première fois, il était revenu voir le pays du lointain où le retenait dans une automobile quelque guerre. Il en avait profité pour donner la comédie à ses voisins : « En l’honneur de qui Sidonie a-t-elle mis des rideaux de dentelle blanche à sa fenêtre ? En l’honneur de qui a-t-elle acheté deux draps à jours ? Qui lui a donné l’or d’une montre, d’un bracelet et des pendants d’oreilles que j’ai trouvés dans la paillasse de mon lit ? » C’était un prélude. Il le pleurait chez ses amis et puis le criait d’une voix de stentor devant la ville assemblée sur la Place. Les battements du cœur de Clodomir pour Sidonie allaient remuant le monde entier. On le voyait apparaître guerrier bleu pâle enveloppé de rideaux de dentelles blanches, un drap brodé et ajouré sur son épaule, les mains chargées des bracelets et des bagues de sa femme. Il répandait à chaque phrase la montre, les pendants d’oreille, des fioles de parfums, témoins patents et muets parmi les assiettes honnêtes, auprès de la soupe fumante du cordonnier d’en face, puis devant les livres de compte de l’épicier du coin.

Toute une nuit, à huis clos il rétablissait la torture, pour interroger efficacement deux petites filles, l’une de douze, l’autre de dix ans, ses filles, sur l’amant de leur mère.

Quand il revint la seconde fois, Clodomir alla chercher deux de ses amis. Sidonie s’était accroupie le matin dans la lessiveuse et ses filles avaient refermé sur elle le couvercle de tôle, mais il avait bien fallu se découvrir le soir. Elle était assise maintenant toute frémissante au fond de sa chambre sur une chaise de paille et la lampe brûlait près d’elle au-dessus de la cheminée. Trois hommes entrèrent. Deux d’entre eux virent avec stupeur Clodomir fermer à clé la porte et s’agenouiller le visage tourné vers Sidonie. Quand il se fut approché d’elle sur ses genoux, Clodomir appuya tendrement ses lèvres au ventre anonyme de la Femme qu’il baisa à travers le tablier de cuisine. De vraies larmes sourdaient de ses yeux. Il la dépouillait de ses vêtements. Noualet le dentiste qui avait été l’amant de Sidonie était moins curieux que Tourteau le charcutier. Tous les deux pensèrent qu’il allait la tuer devant eux, mais ils n’osèrent pas même faire semblant de l’en empêcher ; ils se contentaient de trembler de chaque côté de la lampe comme devant le Tout-Puissant. Sidonie voyait son « jugement dernier » entre Noualet le dentiste et Tourteau le charcutier. De temps en temps, le bon Ange Tourteau sur la prière irrésistible des yeux d’une femme en chemise, balbutiait : — « Je ne voudrais pas te déranger, Clodomir… » Enfin, Clodomir furieux vociféra : — « Êtes-vous mes amis ou ses amants ? » Et il se fit un grand silence. La chemise de linon venait de se déchirer du haut en bas : — « Quelle fantaisie le prend ? se disait Noualet. Saurait-il quelque chose ? veut-il me confronter avec Sidonie dans l’appareil d’Adam et d’Eve et nous tuer devant Tourteau ? » Il commençait machinalement à dénouer sa cravate, peut-être pour éviter à Clodomir la peine brutale de le déshabiller, peut-être parce qu’il avait eu l’habitude autrefois de commencer à se dévêtir, quand Sidonie était nue. Mais déjà passaient dans un ouragan terrible deux cuisses connues suivies de deux bottes ferrées. Tourteau était préoccupé par quelques gouttes de sang perdues dans la chevelure d’une femme que le Diable emportait. Sidonie, parmi la macabre danse, était réconfortée à la pensée d’être heureusement propre ce jour-là et si belle, avant de mourir sous les yeux de trois hommes fous.

Quand elle fut à bout de souffle, Clodomir la retourna du pied dans la lumière. Voilà qu’il se penchait une fois encore avec douceur sur le ventre de Sidonie. Comme si « quelque chose » en elle eût mérité des excuses, comme si le sexe en elle avait gémi de ses adultères, il lui murmurait de tendres paroles, il le plaignait ; il le plaignait d’être sous ce cœur et à la merci de la tête. Il lui disait : — « Je n’ai reçu de toi que douceur et qui a pu te satisfaire après Clodomir ? » Durant cette bonace, on entendait pleurer les deux filles de Sidonie derrière la porte. Enfin, Clodomir se tourna avec la plus extrême politesse vers Tourteau le charcutier et Noualet le dentiste, pour leur faire aussi des excuses. Il ajoutait : « Je vous ai choisis tous les deux pour être les témoins d’un serment… Devant Tourteau le charcutier et Noualet le dentiste, Sidonie, tu entends ? je jure de tuer… » Les deux hommes sortirent de la chambre de Sidonie, comme de l’autre monde, devant Clodomir qui les éclairait. Ils rencontrèrent sur le seuil deux petites filles qui vinrent consoler une mère toute nue. Rentrés chez eux, ils éprouvèrent le besoin de toucher les murs, les meubles familiers, pour s’assurer qu’ils n’étaient pas des morts qui revenaient se promener sur la terre dans leur propre maison.

Le sous-officier connaissait Clodomir. Il en avait peur plus que tout le monde, mais il préférait être tué par une main prévue, sur un bon lit pour une femme que pour une idée dans un buisson par un inconnu « innocent, disait-il, comme moi-même ». Il avait fini par s’accoutumer à cette fin. Il la méditait. Il s’amusait même les matins de dimanche à en étudier les moindres circonstances, quand Sidonie le laissait seul, tout éveillé sur le lit, dans la chambre où il devait mourir. Certain soir cependant, un pressentiment terrible l’avait saisi. Il ne voulait revenir que le lendemain. Sidonie l’envoya chercher par l’aînée de ses filles. Il vint, comme un condamné à mort, après avoir fait sa toilette et son testament. Leur nuit fut plus passionnée à cause de la sueur froide exceptionnelle qui les enveloppait. Minuit sonna. Le sous-officier passa un doigt sur les yeux de Sidonie. Elle dormait. Il se réveilla sur les trois heures, comme la première porte de l’escalier s’ouvrait. Il entendit celui qui venait vers lui pour le tuer. Au premier bond du cœur, de songer à se précipiter par la fenêtre dans le chemin, mais il se souvint qu’il avait prévu cette heure qui était venue, qu’il avait choisi, durant ses moments de calme, de mourir confortablement dans ce lit. Il avait chaud. Il se refroidirait pour aller mourir aussi bien dans la rue, comme un chien, sous les yeux de toute la ville qui se réveillerait d’un seul coup dans une seconde, quand il allait lui déplaire de crier. La deuxième porte s’ouvrait. À la lueur de la veilleuse, il aperçut la tête pâle, sublime, de son assassin. Il éprouva aussitôt la démangeaison de saisir sous l’édredon son revolver, pour tuer quelqu’un ou pour dissiper un cauchemar, en faisant du bruit. Mais peut-être était-il trop tard ? Les deux petites déjà pleuraient dans la chambre voisine. Alors en un geste court, interminable, fatigant, d’un siècle entier, il joignit ses mains qui s’étaient éloignées l’une de l’autre sous le drap et qui se résignaient les premières à ne pas le défendre ; il détendit ensuite lentement le muscle de sa nuque, pour abandonner sur l’oreiller sa tête qui avait le tort de vouloir encore se raidir, s’obstiner dans l’inutile inquiétude.

L’assassin espérait toujours, quand le sous-officier venait d’achever son acte d’abandon. Résolu à tuer, Clodomir était plus malheureux que le sous-officier résigné à mourir. Il espérait toujours que Sidonie serait seule. Il avait voyagé dans un train de marchandises pour arriver à l’improviste. Le bruit avait couru devant lui, comme un pressentiment, qu’on l’avait aperçu la veille dans la brousse. Il y avait passé vingt-quatre heures. Il se croyait toujours dans l’herbe qui lui piquait les paupières, quand il se pencha sur le lit de sa femme. Sidonie venait de se réveiller. Elle avait tout compris en un clin d’œil : elle jeta le plus grand cri de sa vie qui déchira le silence du monde et jeta debout toute la ville. De la gorge crevée de son amant le sang coulait. Clodomir avec douceur lui disait : — « Aime-le bien ainsi. Caresse-le, mais caresse-le donc. Moi, je vais en prison ; c’est meilleur que dans tes bras. » Elle poussait de longues plaintes aiguës qui suivaient monotones, comme un troupeau d’hyènes, le gémissement sourd du moribond. Et par instant, le cri de deux petites filles enfermées dans la chambre voisine perçait.

Clodomir fit le tour de la ville sous mille yeux braqués. Les chemises de nuit de tout le monde pavoisaient de blanc les fenêtres sur son passage, tel le drap interminable des fêtes-Dieu.

Un quart d’heure plus tard, il rentra pour contempler son œuvre. L’homme vivait toujours. Sidonie s’était traînée jusqu’à la cuisine, pour chercher de l’eau. Elle lui lavait les tempes. Une odeur de violette embaumait tous les gestes qu’elle faisait. Clodomir, quand il surprit, autour du front d’un mourant, cette marque suprême d’amour, adora Sidonie. Mais il s’avança vers l’homme pour lui fermer les yeux d’un nouveau coup de poignard. Comme il était jaloux de la mort qu’il donnait dans ce parfum de violette, il prit les bras admirables de sa femme, il les tordit. Peut-être un instant désira-t-il de s’y enfermer pour toujours, de la tuer, de se tuer, comme on oublie ou bien de la posséder encore une fois terriblement sur ce cadavre dans l’ivresse royale de sa victoire. Les gendarmes vinrent le préserver de cette équipée. Il les en remercia explicitement et les suivit comme ses domestiques.

Dès que Sidonie eut constaté la mort du sous-officier, elle trouva qu’un cadavre est un embarras. Alors, elle se mit à faire son lit pour se donner une contenance et pour plus décemment recevoir aussi la Police qui allait descendre dans l’alcôve.

Un corbillard avant le jour emporta le cadavre. Seule cette fois, elle appela ses filles qui l’aideraient à réparer le désordre que cause toujours un assassinat.

Sidonie préférait la propreté aux bijoux. Quand l’aurore parut, elle était déjà plus sensible à la tache qu’il laissait sur le plancher de sa chambre qu’à la mort du sous-officier. Elle se souvint par hasard du soulèvement de cœur particulier que lui avait occasionné Clodomir le soir de leurs noces, pour une grosse araignée qu’il avait écrasée sur sa robe blanche. L’opportunité de ce rapprochement la fit sourire et fit perdre au sous-officier le reste de son prestige. Elle se mit immédiatement à laver la tache de sang avec ses filles.

Une paysanne, ignorante de tout, qui arrivait de la campagne pour vendre ses légumes verts sur le marché, lui demanda ce qu’elle faisait de si bonne heure :

— « Mon nettoyage », répondit-elle simplement.

Le lendemain elle envoya les filles de Clodomir porter des fleurs sur la victime de leur père et elle fut fidèle à en parer sa fosse tous les dimanches :

— « C’est bien le moins que nous puissions faire pour lui. »

La mère du sous-officier voulut la voir. Elles pleurèrent ensemble. Sidonie se plaignit de son mari. Mais quand la mère du sous-officier voulut se permettre de s’en plaindre à son tour, Sidonie lui déclara qu’elle avait le malheur d’être la femme de Clodomir, qu’elle n’avait pas cependant le goût d’entendre dire du mal de lui, qu’elle aurait toujours peur d’être tuée par lui sur la terre, sans avoir le droit de désirer sa mort ni aussi bien de ne plus l’aimer.

Après quelques mois, l’acquittement prononcé, Clodomir est revenu dans sa maison, dans sa chambre vieillir entre ses deux filles, auprès de sa femme. Ils forment une famille modèle, — où l’on s’aime plus qu’ailleurs, dans un ordre parfait, une propreté irréprochable et un peu de musique.

La chambre d’amour est la chambre du meurtre.

Une terreur panique enveloppe le front désormais inaccessible de Sidonie.

Le lit de Clodomir est un échafaud.

La main de l’assassin glace des pieds à la tête ceux qui n’ont pas le courage de lui refuser de la prendre.

Un diadème et un manteau rouge éternellement le revêtent, aux yeux des petits enfants qui l’ont entendu tuer.

Ses deux filles et sa femme tremblent sous lui qu’elles servent avec respect, comme un Roi, le Roi de la Peur qu’il crée autour de lui, partout où il habite avec elles.

Il a poussé si loin l’amour qu’il impressionne surtout celles qui sont aimées et ceux qui aiment. Les lâches pâlissent quand ils l’approchent, parce que son audace les blâme. Les audacieux rougissent devant lui d’être en retard encore sur sa violence.

Monsieur le Maire prétend que dans l’antiquité, chez les païens, on lui eût interdit le séjour de la Commune.

Il est un des rois de l’Enfer où les damnés sont assis, chacun sur un trône de feu dans sa constance éternelle.

Monsieur le Curé le salue.

Tout le monde a peur.

Tout le monde est mort avec le sous-officier pour Clodomir.

Il est seul.

Il ne voit pas le curé le saluer. Il ne regarde pas ses filles le servir. Il ne sent pas les mains des hommes se glacer dans sa main.

Il est l’Assassin, isolé dans le royaume de son courage entre une femme et le cadavre du monde qu’il s’est aliéné, dont il s’est une nuit d’un seul coup de couteau volontairement séparé.

Qui avait le droit d’aimer Sidonie que lui ? Il ne l’aime plus. Il s’aime lui-même. Il adore sa main droite sous laquelle toute une province se courbe. Il n’y a que s’il lui arrivait de rencontrer sur les lèvres de quelque pygmée « le nom » qu’il s’est donné éternellement dans la mémoire douloureuse de Dieu qu’il se réveillerait un instant pour être en colère à force de ne pas savoir s’il devrait rire ou pleurer.

Il ne voit pas Monsieur le Curé ni les hommes ; il les a tués. Il a beau demander à l’une de ses filles de chanter à sa droite et à l’autre de jouer du violon à sa gauche le soir : il n’entend pas leur concert. La forêt qu’il a fait casser à petits morceaux et descendre dans sa cave ne parviendra pas à le réchauffer. Il n’est pas sensible non plus à la multitude des oiseaux qui sont enfermés dans des cages d’or autour de sa porte ni aux fleurs qui tapissent les fenêtres de sa maison.

Il est loin. Il est seul.

Il connaît la mesure du monde pour s’être lui-même démesuré.

Le monde est un sous-officier pour lui, un sous-officier qu’il a tué, afin d’être, durant les siècles des siècles, absolument seul avec Sidonie.


marcel jouhandeau