Cleon, rhéteur cyrénéen/Texte entier


Clef de Cleon


Cleon
le C.
Inciolino
joli conin
vicaire
le doigt du milieu
Per ministre
la tête
Nasirola
la Raison
Mentegiu
le Jugement
Demichois
Godmichis
Poncetti
petit C.
Dieu de Lampsaque
Priape
Fervieto
v. de fer
Caſsone
conaſse
Tramneo
matrone
Muta
Deesse du silence.
Stafievo
tout défait.
Passeruti
v. paſsé
Biladure
v. durable
Mutolite
v. molet
Rubego
Bougre
Maia
mere de Mercure

AVERTISSEMENT

DU
TRADUCTEUR.

CE livret, pour être entendu de bien des gens qui ne feront nulle réflexion au titre, auroit eu beſoin d’une Préface ; je n’en ferai cependant point : la plûpart imaginent que c’eſt un froid étalage des peines qu’on a priſes, ou d’ennuieuſes excuſes des fautes qu’on a faites ; ils ne la liroient pas. Ce n’eſt donc qu’au petit nombre des Lecteurs attentifs que cet avertiſſement eſt adreſſé : plus équitables ſans doute, ils ne trouveront pas étrange que je faſſe une légère mention du ſoin que j’ai pris pour conſerver les beautés de l’Original, & de la crainte où je ſuis de n’avoir pas réuſſi.

Je me ſuis plus attaché à l’idée de l’Auteur qu’à la hardieſſe des figures dont il s’eſt ſervi pour l’exprimer. Je ſçai qu’une penſée n’eſt belle qu’autant qu’elle eſt juſte ; que la manière d’écrire la plus naturelle eſt la meilleure, & qu’on ne s’écarte de la noble ſimplicité des Anciens, que par foibleſſe de génie ; c’eſt ce qui m’a fait négliger les jeux de mots, les pointes, les quolibets, & tous les Concetti dont notre Apologiſte eſt plein, ſuivant le goût des meilleurs Ecrivains de ſa Nation.

Au riſque de le défigurer tout-à-fait, je n’ai imité ſon ſtile que de fort loin. On donne dans le faux quand on affecte le brillant : on ne peut éviter l’enflûre quand on veut s’élever au pompeux.

La Langue Italienne reſſemble à une coquette fardée, qui veut plaire à force de pompons, & de petites mignardiſes ; la nôtre eſt une beauté ſage & modeſte, qui plaît ſans le vouloir, & dont les graces naturelles font le principal ornement. Quelle témérité ſeroit-ce de leur prêter le même langage ! auſſi ne l’ai-je pas fait ; mais il falloit en avertir.

Je n’ai point lû le opere burleſche di M. Franceſco Berni, di M. Gio della Caſa, del Varchi, del Mauro, di M. Bino, del Molſa, del Bolce & del Firenzuola ; imprimées à Florence en 1548, le Boccalini m’aprend ſeulement que ſous l’allégorie du four, des figues, & de la fêve, Jean de la Caſe, le Molſa, & le Mauro, dans leurs Capitoli, ont décrit en vers le commerce ſecret dont Cleon fait l’hiſtoire en proſe : peut-être eſt-ce la moitié du livre d’Antoine Panormita, dont le manuſcrit a été long-tems dans la Bibliotéque du Grand Duc.

Que l’Auteur de cette Apologie prétendue ſoit mâle ou femelle, il n’importe : quoique l’un ſoit plus probable que l’autre, l’alternative eſt indifférente ; quel qu’il ſoit, il a une parfaite connoiſſance des Poëtes & des bons Hiſtoriens, à ce qu’il m’a ſemblé.

Il lui arrive quelquefois d’employer dans la même phraſe des métaphores tirées du négoce, du pélerinage & de la dévotion. La confuſion de ces différentes figures rélatives au même objet, ne peut manquer de répandre l’obſcurité dans pluſieurs endroits de la narration, qui ne ſe trouveroit pas mal d’un Commentaire ; mais ne faut-il rien laiſſer à deviner au Lecteur ? ce ſeroit trop ſe défier de ſa pénétration que de vouloir tout éclaircir.

Je n’ai pas jugé à propos de traduire le titre des trois parties de l’hiſtoire de Cléon, ni les noms propres qui s’y rencontrent, ſoit parce que leurs ſignifications n’ont qu’un raport trés-éloigné au ſujet, ſoit parce que la tranſpoſition & le derangement des lettres dans pluſieurs, m’ont ſemblés renfermer quelque fineſſe que j’abandonne aux Anagrammatiſtes, comme aux amateurs de ces pénibles misères.

Il y a deux cens ans que ces ſortes d’allégories étoient fort à la mode. Malgré le mauvais état du manuſcrit, & les lacunes qui s’y trouvent, je ne crois pas cet ouvrage auſſi âgé. Si l’Auteur les y a laiſſées pour lui donner un air d’antiquité, je n’ai pas tout-à-fait ſecondé ſon deſſein, car j’ai pris la liberté de les remplir toutes, à l’exception d’une ſeule. Cette ſupercherie eſt ſi uſée !

Reſte à prévenir les reproches qu’on pourroit me faire d’en avoir donné la Traduction. Indépendamment du goût du ſiécle, de la licence qui y régne, & de l’exemple des plus grands hommes qui ont écrit ſur de pareilles matières avec moins de ménagement ; ſi l’on remarque comme on le doit, qu’il contient moins une apologie qu’une ſatyre du vice, ſouvent malheureux & toujours mépriſé, je n’aurai rien à craindre.

LE
CAHOS.



LE Cahos & la nuit m’ont donné l’être, comme à l’amour la force & le mouvement intérieur d’une matière féconde, déſignée par l’œuf d’Orphée, qui contenoit le germe de tous les corps organiques, ont produit mon exiſtence comme la ſienne. C’eſt en conſéquence des dévelopemens ſucceſſifs ménagés ſuivant l’ordre de la nature, & proportionnés à ſes beſoins, que nous jouïſſons l’un & l’autre de la lumière. S’il eſt la ſource des plaiſirs, j’en ſuis le canal, il ne peut rien ſans moi ; c’eſt de notre union que dépend la conſervation & la félicité des hommes.

Leur aveuglement plûtôt que leur réconnoiſſance, nous a fait dreſſer des Autels ; cependant nous ne ſommes point des Dieux. Les Dieux ſont eſſentiellement heureux, & nous cherchons toûjours à le devenir. L’indépendance eſt leur partage, ſouvent l’eſclavage eſt le notre. Ils ſont ſuffiſants à eux-mêmes, & nous ſoupirons continuellement pour un bien qui dépend d’une infinité de circonſtances étrangères. Maîtres de leurs cœurs, & leur donnant, pour ainſi dire, une nouvelle vie par les ſentimens que nous leur inſpirons, nous ſommes l’ame de leur ame, ils nous adorent comme des Divinités ; nous n’eſſayons pas de les détromper d’une opinion qui nous eſt ſi avantageuſe.

Qu’Hercules, Prométhée, Ogyges, Deucalion, ou quelqu’autre nous ait conſervé malgré le déluge ; il eſt certain que nous ſommes auſſi anciens qu’aucun être penſant. Nous ne tirons pas vanité de notre origine, tout ce qui exiſte, eſt de la même datte à peu près, & de la même antiquité, mais c’eſt par les talents que nous la faiſons valoir, & que nous lui donnons du relief.

Une longue ſuite d’ayeux, illuſtres par la haute réputation qu’ils ont acquiſe, eſt l’effet du hazard, & ne doit ennorgueillir perſonne. Tant d’autres objets nous rendent recommandables, que nous abandonnons volontiers celui-là au préjugé, à la faveur duquel on imagine, qu’une naiſſance diſtinguée tient lieu de mérite & de vertu. Les guerres que nous avons ſoutenuës, les traités que nous avons conclus, les Empires que nous avons fondés, ceux que nous avons détruits, les nations qui nous ont été immolées, tant d’autres que nous avons rendus heureuſes, les hommes dont nous avons peuplé la terre, les héros que nous avons formés, l’influence que nous avons ſur les mœurs, les réligions ; en un mot ſur la ſurface entière de ce globe, & qui n’eſt point arrêté par les abymes de l’océan, ſont des trophées plus glorieux, plus durables, & les ſeuls dignes de nous.

Nulle intrigue, nulle affaire, où quelqu’un des nôtres ne ſoit mêlé, tout eſt ſoumis à notre Empire ; les Muſes même ſans nous auroient peu de puiſſance ; & ſi les Auteurs à la mode étoient de bonne foi, ils conviendroient que c’eſt à l’impreſſion que nous avons faite, ou aux déſirs de meriter nos faveurs & nos aplaudiſſemens, que l’on doit leurs ouvrages les plus eſtimés.

Il n’eſt pas étonnant qu’un pouvoir auſſi grand ait porté les hommes à nous rendre des hommages continuels, un culte aſſidu ; nous ſommes leurs Idoles. Tantôt comme à Baal, ils ſe consacrent à nous avec l’ardeur de la plus vive flamme ; quelque-fois comme à Moloch, ils nous offrent les victimes qui nous ſont propres, les mains encor fumantes du plus pur de leur ſang ; ſouvent comme à Bel, les repas & les feſtins ſont témoins des honneurs divins qu’ils nous rendent.

Pluſieurs Philoſophes nous regardent comme l’ame du monde, le conſervateur des choſes dont la nature emprunte ſa force ; il eſt vrai qu’ils nous ſupoſent dans l’état de perfection pour lequel on nous a fait, c’eſt-à-dire, réünis à ce dont on nous a ſeparé lors du dévélopement originel ; car il eſt un premier principe, principe actif, Auteur de la nature, même ſource de plaiſir & de vie ; ſeul objet auquel nous tendons ſans ceſſe.

Si l’ame eſt, ſelon les plus éclairés de ces Philoſophes, une nature dans un mouvement continuel, l’acte ſingulier d’un corps organique, une proportion numerale, une harmonie élémentaire, une ſenſibilité mutuelle, un exercice commun de ſentiment ; eſt-il beſoin de ſe fatiguer l’eſprit pour lui trouver une place ? on ne peut la loger autre part que chez nous, ſur-tout ayant égard en quelque façon au ſentiment des Stoïciens qui la diviſent en autant de parties qu’il y a de ſens. Perſonne n’ignore avec combien de zèle & d’attention, de force, & d’activité les ſens ſe réüniſſent pour travailler de concert à notre ſatisfaction dans une dépendance abſoluë.

Mais c’eſt trop s’arrêter à des conſidérations générales que l’on trouvera peut-être exagérées faute d’examen ; nous ne perdrons rien à détailler, en expoſant de bonne foi nos aſſujettiſſemens ; nos plaiſirs en paroîtront plus vifs. L’imperfection donne du relief au mérite, la maladie donne un prix à la ſanté, le vice donne un éclat à la vertu.

Quoique le Créateur ait doüé ſes ouvrages de toutes les beautés & de toutes les perfections dont ils étoient ſuſceptibles, il y a ſouffert quelques défauts, dans la crainte que l’homme timide n’en fût ébloüi, & ne leur rendît un culte qui n’eſt dû qu’à la Divinité : mais ſa prudence devient ſouvent inutile par celle que nous prenons à les cacher, & grace à la foibleſſe des vûës & des connoiſſances humaines, nous joüiſſons des honneurs dont je viens de parler, preſque ſans critique.

Aſſociés aux mêmes travaux, unis aux mêmes fonctions, nous n’arrivons pas au même but. Souvent nous paſſons la vie dans une indolence pareſſeuſe, nous exiſtons ſans vivre, nous végetons. Quelque-fois eſclaves d’un préjugé ridicule, nous renonçons à des biens réels pour en mériter d’imaginaires. Victimes de la crainte & de l’obéïſſance, nous nous arrêtons à des ſecours ſtériles, ſans oſer ſécoüer le joug qu’on nous impoſe, & nous ſaiſiſſons un objet frivole qui ne peut procurer de ſolides plaiſirs. Loin de nous ces êtres inutiles à la terre, les uns ſont mépriſables, les autres font pitié, ils ſont tous à plaindre.

Plus ambitieux, plus adroits, plus intelligens, communiquons nos feux à tout ce qui nous aproche ? qu’une foule de déſirs vole ſur nos pas ? qu’un mélange de rigueur & de complaiſance retienne ſans ceſſe nos adorateurs dans un équilibre d’eſpérance & de crainte ? jouïſſons quelque-fois du plaiſir qu’il y a de s’amuſer d’une ardeur ſans la ſatisfaire ; mais n’employons de fineſſe, & d’hipocriſie que vis-à-vis de ceux à qui nous ſommes ſurs d’en impoſer. Ne nous laiſſons deviner qu’à propos. Tendres mouvemens, attitudes nouvelles, tranſports charmans, n’épargnons rien pour féconder les deſſeins de la Providence, enfin par un manége étudié, un artifice officieux, des attraits ſéduiſants, une agilité infatigable, aſſurons-nous des ſuccès les moins interrompus, ſoyons toûjours ſécondés par mille graces naturelles ou empruntées, & méritons les plus grands éloges.

Rien n’eſt indifférent dans la conduite ordinaire des perſonnages illuſtres, les plus petites circonſtances ſont en droit de plaire, à plus forte raiſon celles qui découvrent leurs mœurs & leur caractère. Je ne dois donc pas paſſer ſous ſilence, que nous ſommes grands tolerants en matière de réligion. Nous regardons toute contrainte comme une ſource de diviſion & de déſordre, dont nous ſommes ennemis, la douceur fait le fond de notre caractère, nous ne ſommes point contrariants ; jamais de querelle entre nous ſur la manière de ſervir la Divinité, & de ſe la rendre propice ; à l’exception de quelques cérémonies qui ne peuvent varier, chacun à ſon rit & ſon uſage particulier : nous croyons l’honnorer davantage, par la différence de notre culte.

Cet honneur réligieux ſe termine au plaiſir ſeul comme à ſa fin néceſſaire, nous lui ſacrifions tout ; nos ſacrifices ſeroient condamnables, ſi d’autres principes les déterminoient, puiſqu’ils ne ſont permis que comme étant la ſuite ordinaire de ſon pouvoir ſouverain, & de notre ſoumiſſion parfaite.

Les aſperſions, retranchemens, ablutions, fumigations & autres pieuſes cérémonies que l’aſtre de la nuit, par exemple, exige de nous réguliérement pendant le tems le plus précieux de notre vie, ſont toûjours acceſſoires, relatives au culte principal. Elles ne ſont regardées que comme des diſpoſitions aux myſtères, & de bonnes préparations pour y participer dignement.

Que les hommes faſſent quelque attention au penchant invincible qu’ils ont pour le plaiſir notre divinité unique. Qu’ils réfléchiſſent à celui qui eſt attaché aux actions néceſſaires, à la variété infinie avec laquelle il ſe répand par tout, aux nœuds charmants qui les en rendent ſi ſuſceptibles, & les y attachent ſi fort ; ils conviendront ſans peine que leur réligion au fond n’eſt pas différente de la notre, que nous agiſſons plus raiſonnablement, & que nous ſommes plus conſéquents que la plûpart d’entre eux.

Le caprice & l’inconſtance dont ils nous ſoupçonnent, ne nous peuvent être reprochés ſans témérité. Sommes-nous capables d’agir, ou de ne pas agir en conſéquence de notre choix ? pouvons-nous ſuſpendre nos déſirs, en rétarder la marche pour les comparer les uns avec les autres ? l’humeur qui nous domine décide de nos actions. Quand nous nous laiſſons emporter par notre fantaiſie, c’eſt dans l’eſpérance d’une ſituation plus agréable, d’un bonheur plus grand. L’ennui du repos qui nous accable, la privation d’un bien qui nous chagrine, le charme d’un ſentiment inconnu qui nous ſéduit, le reſſort ſecret qui nous meut, le déſir violent qui nous preſſe, le goût d’un nouveau plaiſir qui nous entraîne, l’inquiétude qui nous tourmente, ne nous laiſſent aucune liberté, & nous déterminent infailliblement. Nous ſommes obligés en conſcience de ſuivre les impreſſions qui nous portent aux plaiſirs, ce ſont des graces efficaces par elles-mêmes auxquelles il n’eſt pas en notre pouvoir de réſiſter. Ces reproches d’ailleurs peuvent être rétorqués, & nous les ferions avec plus de juſtice.

Un portrait plus racourci & mieux frapé ſeroit peut-être plus agréable ; mais comment faire, notre vie eſt ſi cachée, nous ſommes ſi génés par de maudites Muſelieres, nous nous montrons ſi rarement, qu’à l’exception de quelque amateur, ou de quelque curieux, notre phiſionomie eſt preſque inconnuë........

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.... Hiatus in M. S.
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La fin du langage étant de faire connoître ſes idées & de les faire entrer dans l’eſprit d’autrui par le moyen des mots propres qui en ſont les ſignes ; avec une connoiſſance aſſez exacte de ma langue, une expérience fort longue & tout-à-fait maître de mon ſujet, je pouvois eſperer de peindre comme il faut, & de tracer les beautés dont la nature nous a comblé ; mais mes confréres ſouffriront-ils que je prenne la liberté de traiter une matière auſſi délicate ? ne me ſçauront-ils pas mauvais gré de révéler des myſtères ſecrets avec tant d’indiſcrétion ; car il faut entrer en un certain détail, & ne rien oublier pour que le portrait nous reſſemble. Si je dis la vérité ſans précaution, ils me feront une querelle, & une querelle juſte, puiſque la vérité toute nuë n’eſt faite que pour quelques mortels privilégiés, quelques ſages de la terre qui peuvent la conſidérer ſans déchet : un voile myſtérieux doit la dérober aux yeux du plus grand nombre ; parce que ſans ceſſe occupé de conſidérations baſſes, il n’eſt pas propre à la regarder fixement. C’eſt la prophaner que de la rendre commune, je le ſçais.

Si d’un autre côté je m’explique à la façon des Egyptiens, c’eſt-à-dire, par des emblêmes, par des figures, par des propos ambigus, & peut-être contradictoires, je me rendrai obſcur. Cela eſt d’une grande conſéquence, en ce que plus on parle aux hommes avec obſcurité, plus les hommes ſoumis & incapables d’examen, ſe prêtent à l’admiration, de l’admiration au reſpect, il n’y a qu’un pas, & voilà le danger ; car le reſpect eſt la choſe du monde que nous redoutons le plus, & qui nous convient le moins.

Je crois donc que le plus ſimple eſt de donner mon Hiſtoire particuliére ; il ſera aiſé par-là de juger des autres qui n’auront aucun prétexte de m’acuſer des imputations & des omiſſions ; ils ſeront à couvert, tout tombera ſur moi. Je ſuis dans un âge où la critique & le reſpect me ſont indifférents, mais où je puis encore écouter certaine démengeaiſon ; celle d’écrire eſt à la mode, pourquoi n’y céderois-je pas ? ſi je puis ſur-tout amuſer les uns & inſtruire les autres. Tous les Auteurs à petite brochûre, n’ont pas un objet ſi légitime, un deſſein auſſi raiſonnable.

En juſtifiant mes démarches équivoques, en excuſant mes étourderies prétenduës, en faiſant voir la néceſſité de mes complaiſances multipliées, en raportant les diſpoſitions de mon ame dans des ſituations critiques, en mettant mes avantures à un jour favorable ; j’acheverai au moins indirectement l’apologie que je me ſuis propoſée.

Je gliſſerai ſur quelques circonſtances, & j’en tairai pluſieurs ; je n’aurois jamais fait ſi je voulois tout dire.

Pour la ſatisfaction des Lecteurs qui aiment l’ordre, je diviſerai cet Ouvrage en différents âges ; ils dévineront d’abord les conſidérations qui m’obligent à ſuivre, tantôt le langage ordinaire, tantôt l’ancienne manière de Philoſopher, qui conſiſtoit à tout peindre ſous le nom des Dieux, ou des paſſions Perſonnifiées.

Pour la netteté de la diction, la clarté du ſtile, & mon propre ſoulagement, je prendrai le genre convenable aux évènemens que j’ai à raconter ; je me traveſtirai en Déeſſe du bas étage ; & afin que rien n’échape à leur pénétration, je ferai la deſcription des individus de mon eſpéce, & de tout ce qui en dépend ; des poſſeſſions dont ils ſont ſouverains, des palais qu’ils habitent, ou plûtôt des temples où ils ſont adorés. A la différence près de quelques ſituations, qui varient en certains climats, de quelques proportions d’Architecture plus ou moins grandes, du terrain plus ou moins ferme, notre reſſemblance, notre figure eſt aſſez la même.

DESCRIPTION DE CLEON

AU-dessus d’une région connuë des Phiſiciens, dans un païs inacceſſible aux rigueurs de l’hiver, au milieu d’un verger ſi touffus que les rayons du Soleil n’en peuvent percer l’obſcurité, ſur le panchant d’une colline que les anciens ont conſacré à une Divinité, eſt un Temple, ou ſans le ſecours de l’art elle trouve ce qui lui eſt néceſſaire dans une ſimplicité admirable, & où elle habite le plus volontiers.

Deux rideaux doublés de ſatin couleur de feu, unis au bas par un petit cordon, de même couleur, le garantiſſent des injures de l’air. Des Naïades ſoigneuſes cachées derrière, en deffendent l’entrée aux lâches adorateurs, & couvrent la tête d’un petit Sphinx, placé au frontiſpice. Cette figure énigmatique eſt ornée de bas reliefs, ou mille amours badins ne paroiſſent s’occuper qu’à joüir des plaiſirs qu’ils font naître.

Les jeunes Nimphes ont attention que les eaux d’un canal qui ſe trouvent immédiatement au-deſſous ne ſubmergent un parterre, le plus ſouvent diviſé en cinq compartiments, ornés de Ranuncules, de Myrrhe, & d’autres fleurs, qui bordent le paſſage ſacré, eſpéce de chemin creux que prend le Sacrificateur.

Une hauteur d’apui ſur un petit foſſé revêtu des rideaux, qui ſe recroiſent en cet endroit, indique la route à ceux qui ne ſeroient pas initiés ; la pente eſt ſi naturelle & ſi aiſée qu’un Novice ne peut s’y tromper. Ce chemin où l’on ne paſſe ordinairement que l’un après l’autre, tapiſſé par tout d’une étoffe ciſelée extrêmement ſoyeuſe, conduit au bas du Sanctuaire où le ſacrifice s’achêve. Si le parfum de l’encens qu’on y brûle eſt agréé par la Divinité, & la rend propice, bien-tôt le bruit s’en répand, la Renommée faiſant ſes fonctions juſques-là par le moyen de deux trompettes, que le deſtin y a placées, & dont Lofelpe fit la découverte dans les derniers ſiécles.

L’édifice entier eſt apuyé à deux groſſes montagnes, réünies par un vallon étroit, à l’extrêmité duquel on trouve une grotte qui a ſon Autel particulier ; mais comme il n’eſt encenſé que par certains Hérétiques, ennemis trop mépriſables de la réligion & de la nature, je ne ferai mention ni de leur impiété ni de la chimère qu’ils adorent. Le tout a pour baſes deux colomnes polies, apuyées ſur un pied d’eſtal d’ordre Toſcan. Elles ſont auſſi admirables par leur mobilité ſurprenante que par la rareté & la richeſſe de la matière.

Les contrées au-deſſus de ce Temple contiennent différens Palais habités par la principale nobleſſe, chargée de fonctions uniques. Le plus important d’entre ces nobles de la première claſſe reſide dans un appartement conſtruit avec d’autant plus de ſolidité, qu’il eſt obligé par état de ſe donner des mouvemens perpétuels ; quelque conſidération qu’on ait pour lui, ſon inaction ſeroit punie de mort. Malgré ſon autorité & la grandeur de ſon pouvoir, on le chérit plus qu’on ne le craint ; car quoiqu’il ſoit d’un naturel fier & ſanguinaire, il eſt capable de l’amour le plus tendre, & propre ſur tout à ces épanchemens flatteurs dont la tendreſſe fait uſage, ſans art & ſans précaution. Son langage eſt ſimple, ſes expreſſions vraïes ; c’eſt à qui méritera ſes faveurs.

Le reſte de la nobleſſe loge autour de lui, & à ſon imitation remplit ſes devoirs en particulier ſans ſe repoſer ſur qui-que ce ſoit, des ſoins qu’elle doit prendre ſans relâche pour la conſervation & la proſperité de l’état : la négligence ou la pareſſe produiroit des déſordres infinis. Ces Palais qui tiennent les uns aux autres, ſont d’une architecture élégante, & dignes de l’habile ouvrier qui les a bâtis ; mais on ne les aperçoit preſque pas, à cauſe de deux autres petites montagnes qui les cachent d’un côté, & fixent de l’autre les yeux trop agréablement, pour qu’on puiſſe ſe reſoudre à les en détourner.

Ce païs mérite bien qu’on s’y arrête. Il eſt gras & fertile, d’un pâturage excellent. On y reſpire l’air le plus pur ; mille fleurs nouvellement écloſes renaiſſent tour à tour pour y répandre une odeur charmante, la neige qui les couvre y entretient un printems continuel. Quoique leur ſommet paroiſſe toûjours enflammé, il n’effraïe point les Pélérins que la dévotion attire ; c’eſt-là qu’ils allument leur flambeau, pour achever ſans crainte de s’égarer dans la route qui leur reſte à faire, par un chemin aſſez ſombre. Elles relévent du Palais ſacré, & ſont de ſa mouvance particulière. L’agitation dont elles ſont ſuſceptibles, l’émotion à laquelle elles ſont ſujettes, le gonflement des parties ſouterraines, les tremblemens qui y ſont fréquents, perſuadent avec aſſez de fondement que la Divinité les anime & les protége. Au reſte elles ſervent de repoſoir en tous tems ; c’eſt un des plus frequentés.

Les aîles à droit & à gauche ſont le grand commun, les Intendans, Pourvoyeurs, Valets de chambre, & autres bas Officiers, comme Joüeurs d’inſtrumens, Ouvriers, &c. & les Miniſtres font leur réſidence tout au deſſus, dans le pavillon en dôme dont la façade eſt ovalle, & le derrière ſphérique. Cette partie eſt fortifiée d’ouvrages à corne, fraiſés & paliſſadés par des ingénieurs modernes.

Le premier Miniſtre loge auprès du chemin couvert avec toute ſa famille dans un appartement orné avec ſoin, & meublé avec les précautions qu’exige l’importance de ſes emplois. Surintendant général, l’adminiſtration de toute l’économie lui eſt confiée, Préſident du Conſeil d’Etat, les traités de guerre, de pacification, de ſociété, & de commerce ne regardent que lui ; Sécrétaire des commandemens, les piéces d’eſprit juſqu’aux chanſons & aux madrigaux ſont de ſon reſſort.

La façade eſt occupée au premier étage par le Chancelier, grand orateur, qui porte la parole en toute occaſion & qui donne les ordres néceſſaires. Ce Seigneur d’un goût & d’un diſcernement exquis eſt conſulté ſur les plus petites choſes. L’on auroit une entière confiance en lui, ſi ſa trop grande vivacité & ſon indiſcrétion ne donnoient de juſtes ſujets de s’en défier. Pour y mettre un frein, on a jugé à propos de lui preſcrire des bornes qu’il ne peut paſſer ; on prétend même qu’il eſt aux arrêts dans ſa chambre. Il eſt vrai que l’on adoucit ſa contrainte par la liberté qu’il a de ſe réjoüir avec ſes amis, par le grand air & l’agrément de ſon Palais, c’eſt le ſeul qui ſoit environné d’une baluſtrade d’yvoire, par la reſſource de la converſation, de la muſique & des inſtrumens dont il joüe, qui ſont d’un corail très recherché des curieux. Sa perte en effet ſeroit irréparable ; & indépendamment de ſon utilité, il eſt amuſant on ne peut pas plus ; ſes liaiſons & ſes habitudes lui donnant le moyen d’être inſtruit de tous les diſcours qui ſe tiennent.

Il a deux voiſins qui ne le quittent jamais. Eſpions continuels & attentifs au moindre bruit, ils ramaſſent les nouvelles, & les lui reportent à meſure qu’ils les entendent. De peur d’en échaper aucunes, ils ſont toûjours aux écoutes par leurs fenêtres, ou ſur l’eſcalier de leur porte ; & pour n’être point aperçus ils ont grande attention de ſe tenir cachés dans les détours obliques d’un labirinthe qui tient à leur habitation. Il eſt parfaitement ſervi à tous égards.

Le Parfumeur à cauſe de ſon mérite éminent, à ſon logement au milieu du deuxième étage dans la ſaillie à deux aiſles, ſoutenuë d’une ſeule colomne. Cet habile courtiſan pourroit paſſer pour un flatteur déterminé par les baſſes complaiſances qu’il a pour le premier Miniſtre, au délaſſement & à l’amuſement duquel il conſacre la meilleure partie de ſon tems. On n’oſeroit cependant le critiquer tout haut, ſa charge eſt unique ; il eſt aimé de la Déeſſe ſur tout depuis certaines pommades qu’il a choiſi pour la toilette, & les différentes eſſences qu’il a fournies, c’eſt lui qui a donné la vogue à l’eau de miel, à l’eau de Chipre, &c. D’ailleurs les Dames d’honneur deux ſœurs jumelles en grand crédit, lui ſont fort attachées, & malgré la diviſion où il ſçait les entretenir, elles travaillent toute leur vie à le faire valoir.

Les Gardes du Corps ſont dans les manſardes au troiſiéme. On les a placé à la partie la plus élevée pour découvrir de plus loin. Les ſuperbes & les humbles, les adducteurs & les indignateurs, les rotateurs, les circulaires, & les amoureux, font tour à tour le ſervice avec une exactitude & une adreſſe merveilleuſe. Il eſt rare de ne voir qu’une ſentinelle en fonction ; il en faut deux, y ayant deux poſtes à garder. On démêle aiſément par leur contenance les diſpoſitions bonnes ou mauvaiſes de la Divinité à qui on veut ſacrifier. Les voyageurs ne manquent guéres de les conſulter ; c’eſt l’étoile polaire qui les guide. Si elles ſont de bon augure, on peut s’en raporter à elles & continuer ſa route. Ces Gardes en général ont des ſignes certains par leur manteau, & leur fourrure en demi cercle ſous laquelle ils ſont à couvert, pour donner l’ordre dont ils ſont chargés, & manifeſter les volontés particulières. Leur langage eſt d’une expreſſion, d’une énergie, dont les diſcours du Chancelier, quelque habile Orateur qu’il ſoit, n’aprochent pas. Redoutés & cheris, ils ſont d’autant plus conſidérés, que le premier Miniſtre a ſans ceſſe beſoin d’eux.

Reſte le parapet au-deſſous des paliſſades, & des fortifications à la mode ; mais il eſt tems de parler de moi.


INCIOLINO.


PREMIERE PARTIE.


NOtre Divinité prétenduë ne s’aquiert que par l’amour du plaiſir ; cet amour demande un diſcernement & des réfléxions que l’expérience ſeule peut produire ; ainſi loin d’être une petite Déeſſe au berceau, je n’avois pas plus d’ame qu’une ſimple mortelle, en qui elle ne ſe manifeſte que par dégrés, & qui ne peut ſe flatter d’en avoir une qu’à méſure des aquiſitions qu’elle fait journellement. L’expérience étant l’origine & la ſource unique de nos connoiſſances, il eſt clair que j’étois très-ignorante en venant au monde, mon ame avoit à peine de l’inſtinct, oh ! que j’étois bête !

Cependant à force d’attention à m’inſpirer de la curioſité, de ſoins, & de répétition, on parvint à mettre en mouvement les reſſorts propres aux organes qui me ſont ſubordonnés. Alors ma maiſon ſe compoſa, mes miniſtres établirent & formérent leur magaſin, mes officiers commencérent l’exercice de leurs charges, ſi ce ne fut pas d’abord avec l’aiſance & la facilité que donne l’habitude ; au moins ſe mirent-ils en état de l’acquerir, & de ſe perfectionner dans la ſuite.

On n’imagineroit pas que mes états à la merci d’autrui loin de diminuer, augmentérent à vûë d’œil. Mon pere avoit pris des arrangemens ſi juſtes, il avoit ſi bien diſpoſé les choſes, que mes poſſeſſions s’acrûrent, mes Palais s’embellirent, les déhors de mon Temple parûrent cultivés, je gagnai du terrain, mes apartements s’agrandirent, je fus moins à l’étroit.

Mon ame errante juſques-là, ne s’étoit fixée nulle part. Son peu de lumière ne m’éclairoit pas aſſez, pour la déterminer ; je ſentois bien par certains mouvemens que mon Chancelier ne pouvoit expliquer, par une inquiétude ſecrette dont mon premier Miniſtre ne pouvoit rendre raiſon, par un embarras équivoque, qu’il me manquoit quelque choſe pour être dans l’ordre. Outrée de mon ignorance & de celle de mon Conſeil, je me livrois quelque fois au dépit le plus violent, pour voir ſi l’excès ne m’inſtruiroit pas mieux ; je voulois me ſéparer de moi-même dans l’eſpérance de diſtinguer, & de découvrir la nature de mes déſirs ; mais tous mes efforts étoient inutiles, mon embarras étoit plus grand, mon ardeur plus vive, mon inquiétude plus chagrinante. Sans diſtractions que celles d’une occupation uniforme & momentanée, rien ne me ſoulageoit, tout augmentoit ma peine.

Ce fut bien pis, la première fois que mes Gardes découvrirent un Royaume aſſez ſemblable au mien ; mais gouverné par une Divinité toute différente. L’image quoique racourcie de ce Dieu étranger porta le déſordre dans toutes les parties de mon Empire. Je ne me laſſois point d’admirer, j’étois dans une agitation cruelle. Je mis toute ma Cour en mouvement, je donnai la torture à tout le monde, je culbutai tous les magaſins pour trouver une explication ſatisfaiſante, & une inſtruction qui me donna quelque repos. A force de travailler ſans ſuccès, la triſteſſe & l’ennui me ſubjuguérent, le découragement affoiblit l’attention de mes ſentimens, les efforts de mes Miniſtres les plus raiſonnables cedérent à ma langueur. On auroit dit que mon ame ſouffroit de ne pouvoir s’expliquer, & de m’être ſi long-tems inutile. Je tombai dans un abattement dangereux, ma ſanté ſe revolta contre la violence que je me faiſois, & les contradictions que j’avois à eſſuyer.

Ce ne fut point l’aveugle hazard qui adoucit mon tourment. Un génie bienfaiſant conduiſoit ſans doute un domeſtique de confiance, qui quoique de même âge que moi, m’inſtruiſit enfin de la route des plaiſirs que j’ignorois, fixa mon ame incertaine, & débroüilla mes idées, de manière que les découvertes les plus avantageuſes ſe ſuccédérent avec une rapidité infinie.

Entre les gens qui m’approchent de plus près, j’en ai choiſi cinq qui m’ont paru les plus attachés. Je fais peu de cas des autres, ils ſont ſi gauches, ils ſe préſentent ſi mal, que je m’en ſers le moins que je puis. Parmi ceux à qui j’ai donné la préférence, il en eſt un d’une taille élégante, plus adroit, & plus officieux que ſes camarades. Je n’oublierai jamais le ſervice qu’il me rendit par cette première démarche, ma reconnoiſſance durera autant que lui. Sans autres conſidérations que ſes allarmes ſur ma ſituation ; un ſoir d’Eté que j’étois plus rêveuſe qu’à l’ordinaire, & comme abſorbée de refléxions extravagantes, il deſcendit comme pour badiner & ſe promener avec eux. Ils me diſpoſérent inſenſiblement à joüir des careſſes d’un Zéphire, qui étoit peut-être d’intelligence, & ils éloignérent petit-à-petit les colomnes du Temple dont j’ai parlé. La tendre langueur qui m’affectoit, la douce émotion dont j’étois ſaiſie, m’étourdiſſoit ſur la nature d’un deſſein dont j’ignorois les ſuites ; en tout cas je ne cherchois pas à m’y oppoſer, je ſécondois même leur badinage, & je m’y prêtois de bonne grace, lorſque ſeul avec une hardieſſe qui auroit étonné les portiers les plus réſolus ; après avoir contraint les naïades timides à ſe retirer, il s’introduiſit légérement & ſe gliſſa à la dérobée juſques au trône de la Volupté. Cette Divinité fut ſi touchée des mouvemens qu’il ſe donna, & de l’ardeur avec laquelle il ſçût les entretenir, qu’elle ſe communiqua ſans reſerve. Je partageai bien-tôt des tranſports qui me devenoient néceſſaires : bien-tôt une foule de déſirs plus curieux que ſatisfaits en augmenta la vivacité, une douce yvreſſe s’empara de mes ſujets, & les livra d’autant plus vite à Morphée, qu’ils s’étoient fatigués davantage à cette recherche. Un ſonge charmant les aſſura de mon bonheur & me fit gouter des délices qu’on ne ſçauroit exprimer.

Tel fût l’époque de mon diſcernement. Je raiſonnai pour la première fois, je comparai ; je conclus, ſans m’embaraſſer de faire une différence exacte des différentes ſenſations que donnent les plaiſirs, je me contentai d’en ſentir toutes les douceurs ; je m’en repreſentai de plus vives, & mes idées eurent là-deſſus une entière liberté ; perſuadée qu’elles ne pouvoient aller au-delà de celles que j’imaginois.

L’ouverture d’eſprit que l’on ſe connoît ſupérieure à celle d’autrui, une découverte précieuſe dont on n’a l’obligation à perſonne, les talens qu’on acquiert ſans ſecours, & que l’on ne doit qu’à ſoi-même, inſpirent une confiance qui eſt bien voiſine de l’orgueil. Tant que mon Royaume fut dans une eſpéce d’Anarchie, que mes ſujets livrés à eux-mêmes exerçoient à leur fantaiſie les emplois qui leur avoient été confiés, que vivans dans l’indépendance, & moi, pour ainſi dire, en tutelle, ils diſpoſérent de tout à leur gré ; j’étois humble & modeſte : mais dès que mes ſoupirs ne m’étonnérent plus, & que j’en connus la ſource, que je pus me faire rendre raiſon de cette impatience ſecrette & de cette humeur à laquelle on donne le nom de caprice, faute d’en ſçavoir l’objet ; que mes déſirs eurent une perſpective ; que je me trouvai capable de ſentimens, propre à en inſpirer, & deſtinée à joüer un rôle intéreſſant dans le monde, je devins fière & impérieuſe : frapée de la dignité de mon être, enchantée de la beauté de mes Etats, j’acceptai les titres de Divinité que l’on m’accorda ; je ſongeai à les faire reconnoître dans les Cours étrangeres, & je m’occupai ſans relâche à mériter l’aplaudiſſement & l’amour des Nations avec qui je voulois traiter ; ce qui annonce que je fis quelque effort pour corriger cette hauteur & cette fierté naturelle, qui ſont les peſtes de notre commerce.

Il faut convenir que je fus bien ſecondée. Tout le monde ſaiſit le ton de fineſſe & d’intelligence, l’air de vivacité & d’étourderie, le maintien minaudier & agaçant que j’inſpirai. Mes Gardes de la plus grande taille, pleins de feu & de vivacité (leur uniforme eſt noir) s’étudiérent à qui me ſerviroit mieux. Que d’éloges ne méritent pas les Circulaires, les Séducteurs, & les Amoureux !

Mes Dames d’honneur, d’un poly, d’une douceur parfaite, ne ſe préſenterent jamais aux audiances, que je commençai à donner dans ce tems-là, qu’avec ce vif incarnat, que leur prêtoit moins la pudeur, que l’envie de plaire aux Courtiſans, avec cette fraîcheur & cet éclat que les graces & la jeuneſſe entretenoient ſans la moindre dépenſe. Le déſir de paroître aimables ne les a jamais quittées. Je dois à leur attention & aux talents qu’elles ont acquis pour la peinture, pluſieurs tendres ſornettes dont on me regale encore quelque-fois. Le Parfumeur ſembloit être fait pour ſa place. Auſſi l’a-t-il toûjours rempli avec la plus grande exactitude, & a-t-il montré par ſa hardieſſe & ſa réſolution, combien mes intérêts lui ſont chers. Le Chancelier par de jolis riens, des propos légers, d’amuſantes bagatelles, un jargon tout neuf, un babil continuel, prévint tous les envieux en ma faveur. Les petits inſtrumens de corail ſur leſquels les ris préludoient ſans ceſſe, l’yvoire d’une barrière exactement rangée, le doux parfum qu’elle exhâloit, un pupître charmant que la fermeté d’embonpoint rendoit ſolide, repoſoit d’albâtre animé par des ſoupirs politiques, tout fut mis en uſage & me promit des triomphes.

Née fauſſe & ſans caractère, j’avois beſoin de ſecours pour adoucir en apparence des défauts que je croyois révoltants. Si dans la ſuite je n’ai pas pris autant de précaution, c’eſt que je me ſuis convaincuë que quand on ne ſe met au-deſſus de rien, & que l’on craint tout, on ſe rend victime des bienſéances les plus ridicules, on reſte dans l’infortune, & l’on vit dans l’obſcurité. D’ailleurs l’aveuglement des hommes eſt une reſſource ſi puiſſante, ſi victorieuſe que les vices de cœur même les plus indignes, ne ſont pas aperçus ſi nous avons quelques vertus ; c’eſt-à-dire quelques agréments.

Grace à ceux dont j’étois pourvûë, je ne tardai pas à recevoir les foy & hommage des Vaſſaux qui ſe préſentérent. Ennemie des formalités, je bannis la cérémonie des ſerments de fidélité, pour en attirer un plus grand nombre, & cette prudence eut tout l’effet que j’en attendois.

La vanité ſeule qui me l’avoit dictée eut lieu d’être ſatisfaite ; mais ma réputation ſouffrit de cette foule d’adorateurs. Chacun d’eux jugea de moi ſuivant l’idée qu’il en avoit pris, & rélative à la façon de penſer qui lui étoit propre. Tel voulut m’aprofondir davantage qui me dévina le moins. Je ſuis perſuadée que la plus part préconiſérent l’étourderie, la fauſſe retenuë, le menſonge & l’affectation qui me ſont ordinaires, pour fronder les qualités oppoſées que je n’avois pas. Ils déciderent tous que j’étois coquette, & dans le fond ils ſe trompérent encore ; j’étois tendre. J’ignorois l’art de ces variations ſalutaires qui corrigent une faveur légére par une rigueur aparente. Je n’en ſçavois pas aſſez pour les entretenir dans ces agitations aimables, ſeules capables de les occuper, & pour les conduire comme par dégrés d’eſpoir en eſpoir. Je voulois plaire, il eſt vrai, je cherchois à exciter des deſirs ; mais je n’aurois pas fui le moyen de les ſatisfaire.

Je me conſolai de leur erreur avec mon néceſſaire fidéle, qui par un badinage infatigable, me vengeoit tous les jours, & calmoit autant qu’il pouvoit le faire, l’impétuoſité d’une brûlante canicule qui ſe fait ſentir dans mon païs pendant la première ſaiſon. Son attachement lui valut la charge de Vicaire Général du Temple ; que je créai exprès pour lui (ce n’eſt pas le premier valet de chambre qui eſt parvenu à des emplois importans par cette route-là.) Je n’écoutai aucunes des remontrances qui me furent faites par les Miniſtres, qui trouvoient la reconnoiſſance trop forte ; mon panchant l’emporta ſur la politique. Je ne pris pas garde que l’affectation avec laquelle je le diſtinguois des autres, la tendre affection que je lui marquois ſans ménagement, & la faveur prodigieuſe où il étoit monté, donnoient de la jalouſie ; il m’occupoit ſeul. Je m’aperçus à peine de l’eſprit de parti qui s’emparoit des Grands, & je ne m’embarraſſai point du danger qu’il y avoit de le laiſſer fermenter ; mais enfin ſes aſſiduités trop fréquentes, ſes careſſes trop indiſcrettes, ſes hommages trop réïtérés, firent gronder la critique, & indiſpoſérent la Cour. Le mécontentement général ſuccéda aux chagrins des particuliers ; les Officiers les plus aſſidus à mon ſervice, furent ceux de la bouche, qui levérent l’étendard de la rébellion, & entraînérent les autres dans leur revolte ; je me vis tout d’un coup abandonnée.

Mon Vicaire même, cet objet de mes plus cheres complaiſances, ce favori pour qui je ſacrifiois tout, parut ſe rallentir, & reſpecter les mutins, de crainte d’être envelopé dans la révolution qu’ils ménageoient, (belle leçon pour les cœurs généreux & les ames tendres,) j’eus pitié de ſa foibleſſe. Le dépit n’eut aucune part à mon refroidiſſement ; mais n’étant pas en état de me ſécourir, mes autres ſujets pâles & tremblants n’ayant pas plus de reſſource ; je cedai pour un tems à l’orage, & je rompis tout commerce avec lui. Cet égard politique rétablit l’ordre petit à petit, & ramena tout à ſon devoir.

A peine avois-je reparé le déſordre qu’entraînent les troubles inteſtins, que j’eus à ſoutenir une guerre encor plus dangereuſe. Entre les ennemis dont nous avons à nous deffendre, il eſt deux ſœurs que nous redoutons, ſur-tout par les ravages qu’elles font, & les marques qu’elles laiſſent de leur fureur inéxorable. La cadette quoique d’une moindre réputation que ſon aînée, & plus petite qu’elle, eſt pour nous la plus terrible ; parce qu’elle s’attache à perſécuter nos poſſeſſions les plus diſtinguées. Cette cruelle ennemie de la beauté, jalouſe de ma gloire, crut trouver peu de réſiſtance après l’aſſaut que je venois d’eſſuyer, & voulut profiter de cette circonſtance pour triompher ſans peine. Dans le tems que je m’y attendois le moins, elle fondit ſur moi à la tête de ſes troupes qu’elle diviſa du premier jour par une marche forcée. Avec la moitié de ſon monde elle aſſiégea en arrivant le Pavillon Spheriq oval, & emporta les ouvrages extérieurs, après une courte réſiſtance. De l’autre elle forma pluſieurs camps volants, qui par leur diſpoſition avoient une libre communication entre eux, & fit approcher par pelottons des troupes à portée de mon Palais, où elle ſe flattoit d’avoir des intelligences. Dans cette extrêmité j’aſſemblai le Conſeil de guerre que je trouvai à demi vaincu par la frayeur d’une irruption auſſi prompte. Chaque membre diſputoit avec chaleur, & ne reſolvoit rien. Les uns étoient d’avis d’innonder l’ennemi, au riſque de ſubmerger le païs ; d’autres penſoient qu’il ſuffiroit pour le chaſſer de lâcher la grande écluſe : pluſieurs vouloient acheter la victoire par des torrens de ſang ; quelques-uns propoſoient la voye des négociations & croyoient qu’il falloit offrir un tribut ; mais perſonne ne ſe chargeoit d’exécuter.

Cependant les bombes que l’on jettoit ſans ceſſe, avoient mis le feu dans une infinité d’endroits, l’embraſement gagnoit de proche en proche. L’allarme étoit ſi chaude, le déſordre étoit ſi grand qu’on n’aportoit preſque aucun obſtacle, & qu’on ne cherchoit ſon ſalut que dans une fuite honteuſe. La déroute devint générale. Mon premier Miniſtre fit une ſortie, & battit la campagne pour eſſayer en ralliant quelques troupes de faire face à l’ennemi, & de lui diſputer le terrain pied à pied ; mais ſes exploits, n’aboutirent qu’à diminuer mes forces. Il fallut ceder le plat païs à ces hôtes barbares qui comme des Scithes féroces ſe nourriſſent de chair humaines ; ravitailler à la hâte les places qui pouvoient tenir le plus, & m’enfermer avec mes meilleurs effets dans mon Palais où je reſolus de mourir plûtôt que de me rendre.

J’augmentai la garniſon de tous les ſecours qui ſe préſentérent, & dans les exhortations que je lui fis, en la pourvoyant du néceſſaire, je n’oubliai rien de ce qui pouvoit fortifier ſon courage, animer ſa bonne volonté, & lui inſpirer de l’intrépidité. Les aſſurances cordiales qu’elle me donna de ſe défendre juſqu’à l’extrêmité, me rendirent un peu plus tranquille, & firent naître cette douce eſpérance que l’on ſaiſit ſi avidement dans les occaſions périlleuſes.

Nos efforts ſe portérent d’abord à éteindre le feu que ces incendiaires avoient mis par tout. Un travail conſtant ne connoît point d’obſtacles, nous en vinmes à bout avec nos ſeules troupes auxiliaires. Tout le monde étant reſté dans le devoir, & notre vigueur à repouſſer leurs aſſauts, les ayant rebutés ; ils negligérent quelques poſtes importans dont on ſe ſaiſit, & où l’on ſçût ſe maintenir. Ce fut un coup de partie ; parce qu’ayant coupé leur communication, on put les inquiéter avec avantage. Tous leurs partis étoient enlevés dès qu’ils oſoient paroître ; les vivres leur manquoient, plus de fourage à faire à cauſe de la grande ſéchereſſe qui ſurvint ; la déſertion s’en mêla, (c’eſt la ſuite néceſſaire d’une mauvaiſe diſcipline dans une armée mal pourvûë ;) enfin ils furent contraints de lever le ſiége, & de ſe retirer.

On ne chercha pas à troubler leur retraite, ils eurent le tems de la faire. Nous ne nous occupames qu’à combler les tranchées, nettoyer les foſſés, réparer les brêches, & effacer les veſtiges de leur cruauté dans les endroits où ils avoient campé. Ce ne fut pas l’affaire d’un jour ; mais les bons réglemens, le grand ſoin, l’économie, & l’éxacte diſcipline achevérent de diſſiper mes allarmes & les dangers que j’avois courus, je ne ſongeai plus qu’aux moyens de les éviter à l’avenir.

Un point eſſentiel au Gouvernement eſt la connoiſſance de l’humeur & du naturel de la nation qui compoſe l’Etat. Mes ſujets étoient d’un tempérament ſi différens, de ſentimens ſi contraires, que de jour en jour leur conduite devenant embarraſſante, mon premier Miniſtre crut que la Réligion ſeroit un moyen pour les plier, pour les réduire & pour les amener au même but.

Sans elle, diſoit-il, comment les rendre capables d’ordre, de reſpect & de ſoumiſſion ? comment les appliquer à des objets convenables à leurs différentes prétentions, & à leurs intérêts reſpectiſs ? comment les entretenir dans cette modération prudente, dans cette harmonie néceſſaire à la ſocieté ? quel ſera le motif de leur ambition & de leurs deſirs ? il avoit raiſon ; ces réflexions étoient de bons ſens. Je lui permis donc de faire au ſujet de la Réligion les réglemens, & de prendre les méſures qui lui paroîtroient les plus juſtes, ſans vouloir l’inſtruire de la mienne, dont les principes étoient déja enracinés dans mon ame. J’étois bien ſûre de l’inſpirer, & de le ſubjuguer lui-même tôt ou tard ; mais je le craignois pour lors ; la revolte à laquelle il s’étoit prêté avec trop de complaiſance, m’avoit indiſpoſé contre lui.

Il avoit un frere appellé Mentegiù, garçon de beaucoup de merite, qu’il conſulta ſans doute, je ne courois aucun riſque. Il auroit été à ſouhaiter pour moi qu’il ne ſe fut jamais décidé que par ſes conſeils ; mais il le mépriſoit par ſes lenteurs à déduire, par ſes précautions à inferer, & par ſes ſcrupules à conclure. D’ailleurs il étoit ſi foible, & d’un tempérament ſi délicat, qu’il ſe refuſoit volontiers à un travail aſſidu.

Naſirola ſa ſœur étoit une impertinente qui me contrarioit ouvertement. Mon antipathie pour elle dure encore. Triſte, jalouſe, elle condamnoit tous les plaiſirs donc j’oſois m’occuper ſans elle. Exacte, ſévére ; les moindres négligences étoient critiquées, ſes remontrances étoient perpétuelles. Fière, indépendante, elle s’étudioit à balancer mon pouvoir, & à ſe former un empire, en aviliſſant le mien. Prude, ſcrupuleuſe ; elle étoit eſclave d’une bienſéance, & s’y livroit avec affectation, pour peu qu’elle fût en vogue. Si j’eus ſçû la part qu’elle avoit aux méſures que l’on prit, j’aurois tâché de les rompre, car je ne pouvois la ſouffrir ; mais comme la mode prend ſur nous facilement, & qu’il eſt d’uſage d’inſtruire les Déeſſes de mon eſpéce, & leur ſuite ordinaire des préjugés de leur famille, je me laiſſai conduire ſans répugnance avec la mienne dans un ſéjour conſacré à la piété, où la ſuperſtition donnoit des leçons à pluſieurs Divinités comme moi.

Il fallut ſe plier au-dehors à ce qu’on exigeoit, ecouter des commentaires ténébreux ſur des myſtéres impénétrables, aſſiſter à des cérémonies puériles que la fantaiſie humaine a multiplié à l’excès, eſſayer d’embraſſer des règles impoſſibles à la nature, ſe mépriſer ſoi-même, reſpecter des ſots, mortifier ſes appétits, renoncer aux plaiſirs, aimer la douleur & les ſouffrances ; étoient les maximes ſur leſquelles on appuyoit tous les jours, & qu’on nous animoit à ſuivre par l’étalage des récompenſes magnifiques, reſervées aux diſciples ſoumis, & par la deſcription des châtimens terribles deſtinés aux rebelles.

Moins perſuadée qu’entraînée par l’exemple, je me contraignis ſi bien que j’en impoſai aux ſurveillantes, & qu’on me crut dévote. Je n’étois pourtant qu’hipocrite. Mon Vicaire par des préceptes plus naturels, par des inſtructions plus palpables, me donnoit des lumières bien différentes, qui me dédommageoient en ſecret de la contrainte où je vivois. Ses talents me rendoient au moins ſupportables, des lieux inacceſſibles aux voyageurs, où ſans cela tout m’auroit peint l’ennui avec les couleurs les plus ſombres.

Le Commerce étant le ſeul moyen de faire fleurir mes Etats, il étoit important de me former au travail qu’il exige pour me rendre capable dans la ſuite d’un négoce conſidérable. Quelques ſimples que ſoient les formules d’un marché, elles ne ſont pas indifférentes. Il eſt bon de ſe les rendre familières. Un mouvement de ſimpathie, une ſituation de hazard, un je ne ſçai quoi décide quelquefois d’un traité ; mais ſouvent une heureuſe concluſion dépend de l’effort qu’on a fait pour donner le branle à cette ſimpathie, pour rendre la ſituation touchante, & animer le je ne ſçai quoi.

Nous n’avions toutes que les mêmes effets à négocier. Nul échange à faire, nos marchandiſes étoient les mêmes ; cependant nous pouvions acquerir de nouvelles lumières & augmenter nos découvertes ſur la façon d’étaler ces marchandiſes, ſur l’art de les faire valoir, & ſur mille autres points auſſi eſſentiels. Je ne voulois rien négliger pour devenir habile, ainſi le tems des reſerves paſſé, je ne me contraignis plus. Je me communiquai librement ; je formai des liaiſons qui auroient eu l’air d’amitié, ſi j’en euſſe été ſuſceptible ; j’eus des confidences que je payai par d’autres, ſans demeurer en reſte ſur les ouvertures que l’on me faiſoit, je mis à proffit mes réfléxions, & je m’inſtruiſis aſſez pour contenter les curieux à la première occaſion.

Parmi les exilées qui n’étoient pas la dupe des pieuſes momeries, je contractai plus d’habitude avec une appellée Demichoigs : elle m’apprit bien-tôt que les Vicaires n’étoient pas la ſeule reſſource qu’imaginoit le plaiſir ; plus âgée que moi, de beaucoup d’expérience, & d’un merite rare, elle communiquoit volontiers le talent ſingulier qu’elle avoit pour lui.

Après pluſieurs bagatelles officieuſes, & quelques petits ſoins que nous cherchions à nous rendre ; un jour me trouvant ſeule au jardin, Qu’il me tardoit, dit-elle, de vous parler ſans témoin de mon inclination, charmante Inciolino. Faite pour les plaiſirs, ne puis-je vous donner du goût pour eux ; les momens où vous héſitez d’en prendre ne ſont plus pardonnables, il eſt tems de leur rendre hommage, Ce qu’ils exigent eſt ſi doux ! ma tendreſſe ne vous refuſera aucunes lumières. Ne croyez-pas, continua-t-elle, en ſouriant, que mon amitié reſſemble à celle que nous contractons ici les unes avec les autres. Triſte, froide, & languiſſante, ce n’eſt qu’une liaiſon que le déſœuvrement & la néceſſité de ſe voir forme ordinairement, au lieu que l’agrément, la douceur & la vivacité, feront le caractère de la mienne, ſi vous voulez que le plaiſir en ſerre les nœuds.

Mon panchant à prévenu le votre, lui répondis-je, en la careſſant ; je ſens bien, généreuſe Demichoigs, que le charme ſecret qui m’attache à vous n’eſt pas produit par une amitié ordinaire, & je vais m’y livrer avec tout l’empreſſement qu’excitent la curioſité & l’envie de s’inſtruire. Quelques plaiſirs domeſtiques ne m’ont pas donné beaucoup d’expérience. Je ſuis trop heureuſe que vous m’ayez jugé capable de profiter de vos leçons & de votre complaiſance. Un attachement éternel ſuffira-t-il à vous marquer ma réconnoiſſance ?

Ah gardez vous bien, reprit-elle, de vous attacher jamais conſtamment, je vous aime trop pour vous laiſſer prendre d’abord une auſſi méchante habitude. Tant que nous nous amuſerons, & que nous n’aurons rien de mieux, paſſe ; je ne vous en promets pas davantage, moi ; ſçachez belle Inciolino, que tout attachement n’eſt qu’un commerce où l’amour propre, l’intérêt & le plaiſir ſe propoſent quelque choſe à gagner, ſans l’un ou l’autre de ces objets, point d’affaire. Vous les réünirez ſans doute un jour ; mais que ce bonheur ne vous arrête pas de manière à vous en tenir là, & à vous faire échaper des plaiſirs nouveaux qui ſe refuſent à la conſtance. Loin de combattre des mouvemens qui nous ramênent trop à nous-mêmes pour pouvoir nous occuper long-tems des autres, ſaiſiſſés le premier inſtant de dégoût pour vous retirer ſur votre profit ; pourvû que ce ſoit ſans éclat & avec les ménagemens qu’on ſe doit, vous gagnerés toûjours à changer d’amant, quand vous les choiſirés avec prudence.

Je croyois, repliquai-je, que la conſtance étoit une vertu que l’on devoit s’efforcer d’acquerir, & que c’étoit au contraire ce trop grand amour de ſoi-même, & notre legéreté naturelle que nous devions combattre ; mais je conçois qu’une pareille violence étant ennemie du plaiſir, & que notre victoire n’étant pas poſſible, ce ſeroit trop riſquer, puiſque nous combattrions à pure perte. Cependant les amants, ſuivant la foible idée que j’en ai, ſe défieront d’un caractère volage, ou ne s’engageront pas de bonne foi ; cette réputation d’inconſtance doit les rendre ſi rares qu’il n’y aura pas à choiſir, & qu’il faudra ſe jetter par la tête du premier étourdi, ou bien s’en paſſer.

Votre raiſonnement eſt juſte, repartit-elle, mais votre idée ne l’eſt pas. Vous ſupoſés qu’un amant fait des réfléxions, comme ſi l’amour lui permettoit d’en faire. Un penchant aveugle qu’inſpire la nature, ne conſulte pas la raiſon, & n’annonce pas un diſcernement que l’on doive redouter. Travers d’eſprit, caprice dans l’humeur, défaut de caractère, vice de cœur, rien ne l’arrête ; parcequ’il ne s’apperçoit de rien, dès qu’il eſt bien enflammé. Il eſt vrai que ſon ardeur n’eſt pas longue ; mais c’eſt l’avantage dont je parlois.

Se rencontrer, ſe plaire, s’aimer, ſe le dire, ſe jurer une tendreſſe & une fidélité inviolable ; voilà par où l’on débutte. On s’examine enſuite, on ſe connoît, on ſe déplaît, on ſe dégoute, on ſe quitte, & l’on fait un nouveau choix. Il eſt vrai encor que ce choix à ſes difficultés. La ſatisfaction de s’entendre loüer finement par exemple, ne doit pas tenir contre l’intérêt, & celui-ci doit toûjours avoir la préférence ſur le plaiſir.

Ah Ciel ! m’écriai-je, peut-on ſacrifier l’eſprit & la jeuneſſe à l’opulence, qui n’auroit pas le ſens commun..... oüi, ma Reine, interrompit-elle vivement, oüi, ſi l’on étoit prudente. Le plaiſir par-là ſe ménageroit des reſſources, dont on ne connoît l’utilité que lorſqu’elles manquent. Mais croïez-vous après tout qu’un amant ſpirituel ſoit ſi déſirable, plus ſoupçonneux qu’un autre ; il eſt plus incommode, plus clairvoyant, il eſt plus à charge, plus artificieux, il eſt plus habile à nous tromper, & il n’y manque guéres.

Qu’importe, lui dis-je, ma bonne, il n’y a pas de honte à être trompée de quelqu’un, & il y en a, ce me ſemble, à ſe défier de tout le monde ; c’eſt donner mauvaiſe opinion de ſon cœur. L’erreur favorable à l’objet que nous aimons, notre ſécurité ſur ſon compte, ſont plus capables de reveiller & de fortifier ſa tendreſſe que de nous avilir à ſes yeux.

Mais voilà le ſentiment tout pur, dit-elle en riant, oh défaites-vous de cela ? il n’eſt plus à la mode, je vous en avertis. Un amant borné qui eſt tout à ce qu’il fait & ne regarde que devant lui, convient cent fois mieux ; en tout cas il faut en uſer avant de le prendre, & l’eſſayer comme on fait la monnoïe dont on ſe défie ; pour peu qu’on ait d’expérience, on n’eſt pas embarraſſée de la pierre de touche. Sans cette précaution, on ſeroit trop ſouvent la dupe d’une affaire.

Comment, répondis-je d’un air ſurpris, ce ſeroit commencer par où l’on doit finir, à ce que je crois..... Que vous êtes ſimple ! reprit-elle ; ſouvenés-vous que des rigueurs trop longtems affectées nuiſent plus à notre réputation que des faveurs accordées promptement. Moins la réſiſtance eſt longue plus on évite de tendres étourderies, que le public n’échape point, de contraintes myſtérieuſes qui n’impoſent à perſonne, de fauſſes décences dont le monde ſe mocque, & de mauvais diſcours que chacun interprête. Ne vaut-il pas mieux abréger le chemin qui conduit aux plaiſirs, que de le rendre long & difficile par des détours pénibles & dangereux.

Je ne puis me figurer interrompis-je, qu’une amoureuſe imprudence ſoit ſi dangereuſe. Quoi la réſiſtance ſi propre à picquer les déſirs, la contrainte, le miſtére, l’inquiétude ſecrette, les peines & les embarras dont vous parlés, n’auroient aucunes douceurs, & ne ſeroient pas des dégrés néceſſaires pour arriver aux plaiſirs ?

Toûjours du ſentiment, repliqua-t-elle, vous êtes étonnante ! votre erreur là-deſſus me feroit trembler, ſi je n’étois perſuadée que vous ignorés la nature de ceux dont je parle : vous ſerés de mon avis quand vous les connoîtrés.

Dans l’inſtant ma vigoureuſe compagne débarraſſant mon Temple des voiles qui l’offuſquoient, en parcourut les avenuës précédées de ſon Vicaire, & me mit en ſituation de ne rien dérober à ſa curioſité. Chaque choſe étoit l’objet d’un éloge qui ne finiſſoit pas. Quelle blancheur éclatante, s’écrioit-elle, que les colomnes ſont fermes & polies ! chere Inciolino, que vous êtes charmante ! on diroit que tous les amours ont pris ſoin de vous embellir. Que ce boſquet eſt bien planté ! que ce portail eſt beau !

Il faut convenir que ſon Vicaire malgré la groſſeur de ſes dimenſions, étoit plus agile que le mien, il ſembloit que tous les appartemens lui fuſſent familiers, & qu’il les connut de longue main. Rien ne reſiſta à ſa vivacité, il ſe fourra par tout, il donna par tout des marques de ſon intelligence, & me força bien-tôt de livrer mon ame au plus tendre égarement. Dès que ma bonne s’aperçût de l’ardeur avec laquelle je m’abandonnois au déſordre qu’inſpire la volupté, elle introduiſit par dégré à la place de ſon Vicaire, un Sacrificateur aveugle, une Idole obéïſſante qui ſuivit les mouvements qu’elle lui preſcrivoit. Place ? place ? dit-elle, en écartant de toute ſa force les colomnes déja ébranlées ; il faut achever ton ſacrifice mon petit cœur, & que ton hommage ſoit complet. Courage ! tu ne meurs pas de plaiſir friponne ! ah ! ah ! le voilà au pied du ſanctuaire où l’amour diſpenſe ſes graces, & répand ſes faveurs.

Elle me dit encore mille choſes qu’il me fût impoſſible d’entendre. Mes eſpions étoient ſourds, mon Chancelier béguéyoit à peine, mes Gardes baignés de volupté ne diſtinguoient plus rien, un charme inconnu m’avoit plongée dans la plus douce yvreſſe, toutes les facultés de mon ame étoient ſuſpenduës, je nageois dans un torrent de délices.

Mon trouble un peu diſſipé, j’arrachai cette figure inanimée qui venoit de me pénétrer. Malgré ſa grande ſimplicité, je l’aurois meſuré, retourné, & conſideré, ſi ma nouvelle gouvernante, occupée à côté de moi, n’avoit fixé mon attention. Les mouvemens qu’elle ſe donnoit me parurent furieux, ſon agitation épouvantable. Dans une ſituation à peu prés pareille à celle qu’elle m’avoit fait prendre, excepté que la ſéparation de ſes colomnes étoit entière. Je crus qu’elle vouloit briſer & démolir ſon Temple par les ſecouſſes dont elle l’accabloit. Armée d’une machine de guerre qu’on auroit priſe pour un béllier, elle frappoit à ſi grands coups, que l’édifice en devoit être ébranlé juſqu’au fondement. L’enluminûre de ſes Dames d’honneur, la langueur de ſes Gardes, la fréquence de ſes ſoupirs me firent approcher avec une ſorte d’inquiétude, comme pour l’empêcher d’exécuter ſon deſſein. Viens, me dit-elle, d’une voix preſque étouffée, viens juger des plaiſirs par les tranſports qu’ils procurent, viens les aider à me combler des plus grands biens, oüi, bon, redouble ! ah Dieux ! j’expire.

Ce fut pour me raſſurer apparemment, qu’en perdant la parolle elle gliſſa ſon Chancellier à travers les barrières du mien, & qu’elle m’embraſſe autant qu’elle pouvoit le faire ; en tout cas un grand ſoupir me perſuada que je n’avois rien à craindre pour ſes jours.

Eh bien, continua-t-elle, en rétabliſſant le déſordre où elle étoit, que dites-vous de mes preuves ? elle tenoit encore ſon bélier ; croyés-vous à préſent que l’idée d’un plaiſir qui nous égale aux Dieux du premier ordre, puiſſe faire place à des réfléxions, qui le retardent & que notre ame qui en eſt pénétrée vacque à des ſoins qui pourroient l’en diſtraire. Ce n’eſt pourtant que l’eſquiſſe du tableau, la copie imparfaite de l’original, l’image fictive du vrai bonheur. Je ne ſerai plus inquiette de votre façon de penſer, quand vous aurés réaliſé le plaiſir.

Deux Argus reſpectables qui venoient peut-être de prouver la même thêſe, s’étant approchées l’empêchérent de pourſuivre, & de me donner les éclairciſſemens que je déſirois ſur les meubles amuſans qui diſparurent à leur arrivée ; mais elle ne tarda pas de me mettre au fait de ce que je voulois ſçavoir, & de m’apprendre bien d’autres choſes que je n’ai point oubliées. C’étoit un fond de doctrine inépuiſable.

L’étude continuelle de ſon ſiſtême avec les preuves précipita la cérémonie d’un ſacrifice ſanglant qu’une Divinité céleſte, dans le goût de Moloch, exige de nous tous les mois. Quoique ce culte réligieux ſoit aſſujettiſſant, nous le rendons volontiers ; c’eſt la marque d’un regard favorable de la Déeſſe qui ne fertiliſe que les terres arroſées du ſang qu’elle fait couler. Grace à la prévoïance & aux leçons de mon amie, je m’en acquittai avec la dévotion, l’attention, & la propreté néceſſaire. Ce fut par ſes conſeils que je mis dans ce tems-là mes bois en coupe règlée.

Je ne ſçais ſi les exercices de cette chere Demichoigs, furent aperçus, ou ſi quelques écoliéres furent indiſcrettes ; mais elle diſparut tout d’un coup ſans me donner de ſes nouvelles ; je l’ai retrouvée depuis quelques années auſſi amuſante & auſſi complaiſante ; les momens que je paſſe avec elle, ſont à préſent les plus doux de ma vie ; je ne l’aimois pas moins alors, ſon départ me chagrina, & me détermina d’autant plus vîte à quitter un ſéjour où je m’ennuyois, pour aller fournir une carrière intéreſſante, qui fera le ſujet des autres parties de mon Hiſtoire.


Fin de la première Partie.

PONCETTI.


SECONDE PARTIE.


LA Curioſité, cette paſſion avide, n’étoit point ſatisfaite des connoiſſances & des lumières que je venois d’acquerir ; le deſir de les augmenter étoit un peu plus vif, parce qu’elle croyoit en démêler l’objet. Cette envie de ſçavoir n’eſt regardée comme une maladie, que par les ames foibles, la mienne auroit été bien fâchée d’en guérir. Placée où je l’ai dit au commencement de cette Hiſtoire, un éclairciſſement qui auroit mis fin à des recherches dont elle ſe faiſoit une occupation amuſante, auroit été pour elle un anéantiſſement véritable. Cette ardeur perpétuë des mouvemens qui nous ſont propres ; par conſéquent l’inquiétude qu’elle cauſe a pour nous des douceurs réelles.

Pour ſéconder la vivacité de ſes intentions, il fallut prendre des précautions avec tout l’Etat. Sans le ſecours duquel je me ſerois inutilement prêtée aux déſirs qu’elle m’inſpiroit, & pour que l’Etat ne me refuſa rien & agit de concert par la ſuite, il fallut aſſurer ſa tranquillité par des Règlemens hipocrites, qui en ſatisfaiſant l’ambition des Grands, en flattant le préjugé des petits, & en ébloüiſſant les ſots, fixaſſent en même tems la Police extérieure du Royaume.

On commença par la Réligion, moyen ordinaire de ſéduire la multitude, qui ſe meſure & ſe met à niveau de ceux qu’elle imagine, penſer comme elle. Naſirola, dont on avoit ſuivi les déciſions, ſe chargea de les faire exécuter. Cette Prude matrone qui tranche auſſi de la Déeſſe, comme étant fille de Jupiter, à ce qu’elle dit, comptoit ſans doute ſur la docilité que j’affectois & ſur celle que j’inſpirerois aux autres ; mais ayant chargé ſes Ordonnances de trop de minuties, & ſe montrant inéxorable aux moindres tranſgreſſions, il arriva que ſans m’en mêler, ſes Loix devinrent inutiles, & qu’à la fin perſonne ne voulut les ſuivre.

Perſuadée que j’y avois mis obſtacle, & furieuſe du peu de reſpect que l’on avoit pour ſon autorité, elle fit tous ſes efforts pour balancer la mienne, & ſe promit bien de marquer ſon oppoſition à toutes mes volontés. Le plaiſir étoit le ſeul Dieu que j’adorois ; je ne connoiſſois de péchés, par rapport à moi, que la triſteſſe ou l’indolence, & par rapport aux autres que l’inconſtance & l’indiſcrétion. Ma tolérance étant entière, chacun avoit la liberté de penſer à ſa fantaiſie, & d’agir en conſéquence ; nulle chicane ſur la morale. Telle eſt la force des principes que la nature a pris ſoin de graver elle-même, tout le monde y ſouſcrivit, & les édits de la fille de Jupiter furent mis au rang des vieux almanachs.

Ceux concernants le Commerce eurent plus de ſuccès ; je ſuis trop intéreſſée à leur exécution pour n’y pas tenir la main, quoiqu’ils fuſſent ſon ouvrage, ſauf à me rendre la maîtreſſe de paſſer pardeſſus les diſpoſitions qui m’étoient contraires, ou de les éluder par de fauſſes gloſes, & par des interprétations tirées par les cheveux ; c’eſt la coutume. Les avances que je fus obligée de faire pour négocier, me forcérent à des emprunts qui me ſervirent de prétexte pour publier un règlement, ſur lequel je ne la conſultai point, & que je fis paſſer malgré ſes efforts ſéditieux.

Je ne manquai pas dans le préambule de groſſir les beſoins de l’Etat, d’enfler les dépenſes que j’avois faites pour en ſoutenir la gloire, & celles que j’étois réſoluë de ſacrifier pour attirer la conſidération des étrangers, afin, diſois-je, d’augmenter autant qu’il ſeroit poſſible les égards qui m’étoient dûs. Je declarai à tous les ouvriers, artiſans & manœuvres du Royaume, que, pour les corriger de la pareſſe & de l’intempérance, deux vices auſquels ils ſont aſſez ſujets, je voulois qu’ils dépoſaſſent chaque jour, chez un receveur commis à cet effet, la moitié de ce qu’ils gagneroient, ſauf à retrancher la moitié de leur nourriture ; ce qui les forçant de travailler & d’être ſobres, étoit un moyen préférable à tous ceux que l’on m’avoit propoſé, & plus propre à remplir mes vûës avec la promptitude néceſſaire.

Grands débats au Conſeil à ce ſujet. L’on ne put refuſer d’entendre Naſirola, ennemie perpétuelle de mes réſolutions ; ſon avis qu’elle laiſſa ſur le bureau étoit conçû en ces termes à peu près.

Le ſouverain Conſeil de la belle Poncetti, doit faire attention que ſes ſujets ſont nés libres, & qu’ils ne doivent pas être traités comme des eſclaves, puiſque leur eſſence n’eſt pas différente de la ſienne.

Que la puiſſance qu’elle s’attribuë n’exiſte qu’autant qu’ils ſont dociles & ſoumis, n’ayant de titres que leur conſentement, prêté à condition qu’elle en uſeroit à leur avantage, & non à leur préjudice.

Que ſa domination ne peut s’étendre au-delà des bornes que les Loix naturelles & fondamentales lui preſcrivent, par leſquelles la proprieté des biens dont elle diſpoſe arbitrairement, lui eſt interdite ; Loix, à l’autorité deſquelles elle ne peut ſe ſouſtraire, & qu’elle ne peut mépriſer comme elle fait, ſans manquer aux devoirs les plus eſſentiels d’une place où elle doit faire le bien ſeulement, & contribuer par ſa modération à la félicité de ſes ſujets ; loin de prétendre que leur miſère & leur ſervitude doivent flatter ſon orgueil & ſa molleſſe.

Que les revenus du Domaine excédent ſa dépenſe ordinaire, & que les frais auſquels l’engagent ſes nouveaux ſacrifices à la lune, ne ſont pas aſſez conſidérables pour établir des impôts exhorbitans qui arrachans aux ouvriers le fruit de leurs ſueurs & de leurs veilles, les expoſent à mourir de faim. Ignore-t-elle qu’elle ne peut-être à ſon aiſe qu’ils n’y ſoient, & que leur abondance, fait réellement la ſienne ?

J’eſpére de la fermeté du Conſeil que mon oppoſition ſera ſécondée, & qu’il ne ſouffrira pas que la ſubſtance du peuple qui demande tant de ménagement, ſoit convertie en quolifichets & en bijoux, toûjours prête à être répanduë en ſaveur du Vicaire & de ſes adhérants, & devienne la proye du dérèglement & de la débauche.

La belle Poncetti me croit ſon ennemie, parceque je m’oppoſe à ce qui nuit à la véritable gloire, & que j’enviſage autrement qu’elle le bonheur de ſon état. En vain elle préfere des flatteurs indiſcrets qui lui préſentent toutes ſortes de viandes, à des medecins prudens qui ne lui permettroient que des mets ſalutaires. La régence dévoluë au rang que j’occupe, & les ſoins que je lui dois, m’obligent d’éclairer ſon adminiſtration, de veiller à ſes vrais intérêts, & de la garantir des écuëils, d’autant plus attentivement que le Pilote eſt yvre, & que les matelots ſont endormis.

J’abrége cette déclamation, parcequ’elle n’a pas le ſens commun, & parce qu’elle ne ſervit à rien. Elle étoit trop outrée pour faire impreſſion à des gens raiſonnables qui connoiſſent les droits de la ſouveraineté, & qui ſçavent bien qu’on ne reſiſte pas à mon empire à l’âge où j’étois ; auſſi ne puis-je que me loüer de l’affection avec laquelle on ſe porta à exécuter mes Ordonnances ; les ſeuls brodeurs à l’éguille me mirent dans le cas en moins d’un an de ne me refuſer aucun meuble à la mode, & de diſputer de propreté & d’ornements avec tous mes voiſins.

Malgré la foule de Courtiſans dont ma Cour étoit pleine, j’étois ſans affaires pendant ce tems-là ; je voulois connoître l’amour, Naſirola m’en avoit fait un monſtre dangereux, tandis que mon Demichoigs me l’avoit dépeint comme un enfant que les ris & les jeux accompagnent. Mentegiù m’avoit perſuadée qu’un Négociant ayant plus à cœur ſon propre intérêt que celui d’autrui, ne me convenoit pas mieux qu’un voyageur qui n’eſt qu’un oiſeau de paſſage ; j’avois donc reſolu d’attendre un adorateur capable, lorſque le hazard, ou plûtôt le Dieu qui fait aimer, m’en préſenta un, tel que je le déſirois.

Si un véritable déſordre annonce une grande dévotion, je dus me flatter que Clavilord, c’eſt le nom qu’il portoit, ſeroit un adorateur parfait. Sa timidité ne me parut point ridicule ; comme elle raſſuroit la mienne dans une circonſtance importante & qu’elle flattoit mon orguëil, je lui en ſçûs bon gré. Ce n’eſt pas une petite ſatisfaction pour nous que de porter le trouble, fuſſe dans le cœur d’un novice.

Quoique ſes diſcours ſe ſentiſſent de l’embarras où il étoit, il me loüa d’aſſez bonne grace, pour ſe faire eſtimer ; mais ſes loüanges euſſent-elles été cent fois plus obſcures, l’explication que leur prêtoit le goût que j’avois déja pour lui, leur auroit été avantageuſe. Je déſirois trop vivement pour n’en pas augmenter le mérite.

Cependant pour m’aſſurer tout-à-fait de ſes ſentimens, je fis montre d’incrédulité & de modeſtie. Je lui dis que ſçachant me rendre juſtice, je ne prendrois des complimens qu’il me faiſoit, que ce qui pouvoit me convenir, ce qui les réduiſant à peu près à rien, devoit le dégoûter de la peine qu’il prenoit. Clavilord, continuai-je, vous êtes plus poli que ſincère ; vous croyés comme ceux de votre âge, qu’il faut trouver mon eſpéce jolie, & que le ſçavoir vivre exige que vous l’aſſuriés de l’impreſſion qu’elle fait ; mais je me déffie plus qu’une autre de ces ſortes de diſcours que la flatterie empoiſonne, & je vous avertis que je ſçais les réduire à leur juſte valeur ; ainſi....

Votre défiance eſt trop injuſte, interrompit-il, avec agitation, vous êtes faite, divine Poncetti, pour juſtifier les plus brillants éloges ; je ne doute pas que les connoiſſeurs ne vous ayent tenu le même langage ; mais j’oſe vous proteſter que de tous ceux qui ont pris cette liberté aucun n’en a été mieux perſuadé que je le ſuis.

Vous êtes connoiſſeur ! repliquai-je, tant pis vraiment, je vous ſoupçonnerai bien davantage de n’être pas de bonne foy ſi vous continués de décider ſi favorablement ſur mon compte. Vous auriez grand tort, répondit-il, je ne puis me tromper dans le jugement que je porte, c’eſt le cœur qui me le dicte, ſa déciſion eſt infaillible ; je puis vous aſſurer que vous êtes adorable, parce que je ſens que je vous adorerai toute ma vie.

Malgré le plaiſir que me fit cet aveu, j’héſitai un moment de répondre. Je craignois de commettre ma gloire en voulant accélérer mes plaiſirs. Quelques libres que nous ſoyions de préjugés, nous devons quelquefois reſpecter ceux d’autrui ; il falloit reſiſter au moins pour l’honneur de la victoire que je lui ménageois ; je me retranchai donc à douter.

Je ne ſuis pas aſſez vaine, lui dis-je, pour me flatter d’inſpirer un ſentiment pareil ; mais je ſuis aſſez défiante pour croire qu’il pourroit être l’effet d’un caprice, d’un goût frivole, qu’un même inſtant voit naître & s’évanoüir… Votre erreur eſt cruelle, repliqua-t-il, c’eſt par l’ardeur la plus vive, & la plus conſtante que je veux la diſſiper, belle Poncetti ; permettez qu’en vous rendant tous les hommages que vous meritez, je vous oblige à penſer plus équitablement de vous & de moi ; je me flatte d’y parvenir bien-tôt, perſuadé que je ne verrai rien qui me plaiſe davantage, & que vous ne trouverez perſonne qui vous arme mieux.

Il ne lui fut pas difficile de vaincre une défiance que l’impétuoſité de ma compléxion m’empêchoit d’oppoſer. Il mettoit tant de vivacité dans ſes complaiſances, ſa tendreſſe étoit ſi naturelle, ſes ſoins étoient ſi vrais qu’il me parut touché nonobſtant l’intérêt que j’avois de le croire. S’il m’examina à ſon tour, il n’eut pas de peine à s’apercevoir combien ſes progrès étoient rapides.

Tout ce qui m’éloignoit de lui m’ennuyoit à la mort ; ſon retour me donnoit mille impatiences, dont le moindre retard augmentoit l’inquiétude ; ſa préſence rappelloit ſur le champ la vivacité & l’enjouëment qu’il avoit interrompu. Quand je l’apercevois ſans être prévenuë, j’étois ſaiſie d’un treſſaillement agréable ſuivi d’une langueur involontaire ; s’il venoit à diſparoître, mes Gardes reſtoient immobiles, & ſe fixoient dans l’endroit où ils l’avoient perdu de vûë. Mes Miniſtres alors tomboient dans un déſœuvrement total, & rêvoient ſans ſçavoir pourquoi. Naſirola n’avoit pas le mot à dire, les plaiſirs que je m’exagerois, lui troubloient la cervelle, mon agitation lui étoit nouvelle ; les feux dont je me ſentois brûler, m’étoient inconnus, comment auroit-elle expliqué des mouvemens que je trouvois moi-même inexplicables ?

Plus j’ai réfléchi dans la ſuite à cette ſituation, plus je me ſuis convaincuë que ce ſentiment, ou plûtôt cet inſtinct aveugle & cette fantaiſie indépendante ſont des Loix dictées par une intelligence ſupérieure, auxquelles il n’eſt pas poſſible de reſiſter, qu’elles ſont néceſſaires au bien général de l’Univers & préférables aux idées diſtinctes du préjugé qui leur eſt contraire. Qu’on vienne après cela nous reprocher de criminelles foibleſſes.

On a beau dire, le reſpect nous ennuye. Je commençois à trouver les préliminaires bien longs. Je reprochois ſecrettement à Clavilord de n’avoir pas profité de ces doux inſtants, où livrés à nous mêmes, les ſens d’intelligence ſont toûjours prêts à ſe réünir pour nos plaiſirs. J’avois reçû ſes careſſes avec des tranſports qui devoient enflammer les ſiens, & lui donner l’idée de la volupté que j’adorois. Je ne lui avois pas encore pardonné d’avoir pris le change ſur une fauſſe retenuë que mes Gardes démentoient en toute occaſion ; lors qu’enfin il ſçût mériter ſa grace, en profitant de celle qui ſe préſenta.

Echauffée par des deſirs que le badinage de mon Vicaire entretenoit ; ſans ajuſtemens que ceux qui m’étoient néceſſaires pour relever les graces naïves dont j’étois pourvûë, étendue ſur un lit de gazon dans un cabinet aſſez ſombre & toûjours verd par l’humidité d’un ruiſſeau qui moüilloit les bords de cette ſolitude ; j’en conſiderois les flots, qui tantôt ſembloient ſe diſputer à qui répandroit le frais plus promptement, & qui tantôt paroiſſant ſe calmer, s’aplaniſſoient pour retracer les images dont ils étoient ſurpris ; quand Clavilord parut. Dieux que ce mortel étoit ſéduiſant ! que de nobleſſe dans ſon maintien, que d’ame dans ſon action !

Il s’étoit mis ce jour là avec plus de goût que de magnificence. Ses cheveux noirs preſque ſans poudre & noüés galament, lui donnoient un air d’aſſurance que je ne lui avois pas encore vû. Le tein brun, animé des plus vives couleurs, les yeux noirs & pleins de feu, la bouche agréable & bien meublée, la plus belle jambe du monde, ſon amour & le mien ; étoit-ce aſſez ?

Serés-vous toûjours inexorable, dit-il en ſe proſternant au pied du gazon où j’étois, adorable Poncetti ; ne vous laſſerés-vous pas de donner tant d’amour ſans en prendre ! m’aimez-vous enfin ? puis-je eſpérer de vous avoir rendu ſenſible à l’ardeur dont mon ame ſe conſume ?

Oüi je vous aime ; lui dis-je tendrement, cet aveu me coûteroit trop à retenir, & doit céder à la ſatisfaction que j’ai de vous avoir inſpiré une paſſion ſi vive ; mais ſera-t-elle durable ? Clavilord ! me feriez-vous répentir de n’avoir pas aſſez combattu le goût que j’ai pour vous.

Ah ! ne doutez pas de mon cœur, reprit-il, je chéris trop ma flamme pour ne la pas conſerver, & vos charmes doivent vous répondre de ma conſtance. Je ceſſerois de vous adorer ! continua-t-il, en ſe précipitant ſur moi avec l’intrépidité la plus ſéduiſante, je renoncerois plûtôt mille fois à la lumière qu’à mon amour.

Je me deffendois par contenance d’une entrepriſe qui n’avoit pas l’air de devenir reſpectueuſe, j’interrompois par habitude les fréquentes ſtations qu’il faiſoit au repoſoir, dont il avoit ôté les fleurs, comme s’il eut été jaloux de la place qu’elles occupoient ; je lui laiſſois baiſer par diſtractions les compagnons du Vicaire, & le Vicaire même encore chargé des parfums du Temple qu’il venoit de parcourir. Tout devoit l’inſtruire de mon égarement.

Poncetti, me dit-il en ſoupirant, chere Poncetti, que manqueroit-il à mon bonheur, ſi vous le partagiez, vous m’aimés… Quand le ſoupir qui m’échappa, d’accord avec le ſien, & ſa main que je ſerrai pour toute réponſe, ne l’auroient pas perſuadé qu’il diſoit vrai ; mes Gardes qui le fixoient avec toute l’expreſſion que donnent la tendreſſe & les déſirs, l’auroient ſuffiſamment éclairé : eh ! qu’aurois-je pû lui dire, l’amour m’avoit impoſé ſilence ; en pareil cas on ne l’exprime jamais mieux qu’en perdant la parole.

Mais de quels feux mon ame ne fut-elle pas embraſée ! quel trouble délicieux, quel déſordre dans tous mes ſens aux tranſports furieux qui l’agitérent dans ce moment ! j’eus beau les partager avec la complaiſance dûë à notre mutuelle dévotion ; cette chere Idole ne put ſe placer ſur l’autel qu’elle ſe deſtinoit.

Je le vis ce Dieu de Lampſaque, ce Héros charmant, les obſtacles qu’il trouva dans ſon chemin avoient enflé ſon courage, de manière que le reſpect n’étoit pas le moindre ſentiment qu’il imprimoit. Loin de paroître abbattu par la honte d’un combat inutile, une douce fierté regnoit ſur ſon front, & les pleurs qu’il répandoit étoient moins une marque de foibleſſe que celle d’un noble dépit.

Clavilord ſûr de ſon excuſe, en effet elle étoit admirable, paroiſſoit encore plus intrépide. Occupé de la gloire qui l’attendoit, il ſe reprochoit tous les inſtans qui ne tendoient pas à augmenter le trouble dont il étoit enchanté. Pour moi loin d’une décence qui pique moins les plaiſirs qu’elle ne les corrompt, je livrois mes Etats ſans reſtriction & ſoumettois tout au vainqueur ; mais ſa flamme n’avoit pas beſoin de cette reſſource ; & les beautés les plus ſéduiſantes du païſage, ne l’arrêtérent que parce qu’il ne pût leur refuſer ſes éloges & ſes caréſſes.

Ah Clavilord, lui dis-je, d’une voix preſque éteinte, mon cher Clavilord ayes pitié de moi. Je ſuis… je ſuis perduë ſans remiſſion, arrêtés je vous en conjure… Clavilord écoutés-moi donc ? voulés-vous que j’expire, cruel ! mes priéres furent inutiles ; plus il trouvoit de réſiſtance, plus ſa conquête lui devenoit précieuſe & l’animoit à la victoire. La difficulté le rendit implacable, & rien ne l’arrêta, pas même le cry que je pouſſai, dernier effort d’une victime mourante, qui annonça ma défaite & ſon triomphe. Dieux ! diſoit-il, Dieux ! vos raviſſemens ſont moins doux ! enyvrée alors de mon bonheur, l’excès du plaiſir ſuſpendit mon action par une convulſion ſubite, & Çlavilord fut comblé de gloire. Je voudrois pouvoir rendre raiſon de l’état où j’étois ; mais comment l’expliquer ! ceux qui le connoiſſent me devineront s’ils veulent, les autres imagineront une parenthêſe de ma vie, ouverte & fermée par la volupté.

Si la dévotion pour la plus part des hommes eſt une oiſiveté déguiſée, une occupation languiſſante où le cœur ſans mouvement ne prend aucune part ; c’étoit le contraire à tous égards pour mon adorateur. Son activité n’avoit point de relâche, ſes priéres étoient ardentes, & ſon cœur dans un attendriſſement continuel ne connoiſſoit qu’une effuſion ſalutaire qu’il trouvoit dans des exercices que ſa piété ingénieuſe lui faiſoit pratiquer ſans ménagement. Voilà, n’en déplaiſe aux hipocrites du ſiécle, la ſeule véritable dévotion.

Si cette ferveur eut continué, mon ſort étoit divin ; je ne me ſerois étudiée qu’à ranimer ſa conſtance par les artifices qui ſont en uſage ; mais je fus outrée du relâchement de ſa morale au bout de quelques mois ; n’étant point accoutumée à un événement qui n’eſt pourtant que trop ordinaire, je n’écoutai qu’un ſot orgueil, qui me fit enviſager comme une démarche aviliſſante celle où j’étois obligée de me juſtifier d’un reproche mal fondé qu’une ennemie lui avoit ſuggeré. Cette mauvaiſe opinion qu’il prit de moi, étoit une première faute que je devois lui pardonner en faveur de ſa bonne conduite ; c’étoit une foibleſſe que mon propre intérêt devoit excuſer. Malheureuſement j’étois de la nature de ces plantes qui ſéchent ſur le pied, & meurent, ſi elles ne ſont arroſées ; je regardai ſon refroidiſſement comme un crime impardonnable.

Je connois à préſent le danger qu’il y a d’être ſi facile à écouter, ſi prompte à croire, ſi rigoureuſe à exiger, & combien on doit ſe défier des mauvais diſcours. Si j’avois fait réfléxion qu’une rivale jalouſe a l’eſprit de travers, qu’elle ne voit rien que du mauvais côté, qu’elle ramaſſe tout ce qu’elle entend, & qu’elle confond tout ce qu’elle ramaſſe, parce qu’elle veut nuire à toute force ; je ne me ſerois pas embarraſſée de redreſſer les idées de Clavilord, & je l’aurois conſervé malgré la mauvaiſe volonté des curieuſes ; mais j’étois ſans expérience, Mentegiù ne m’aſſiſtoit jamais, & j’étois broüillée avec Naſirola. Je rompis donc avec lui ſans ménagement, & je le mis dans l’affreuſe néceſſité de haïr ce qu’il aimoit peut-être uniquement.

Ce n’eſt que l’habitude du commerce qui fait découdre avec prudence, au lieu de déchirer bruſquement. C’étoit mon premier traité, il n’eſt pas étonnant que j’ignoraſſe les précautions qu’on devoit prendre pour le rompre. Grace à mon étourderie, je ſçais qu’en pareil cas, l’éclat eſt la choſe du monde qu’on doit le plus éviter ; que s’il eſt funeſte à l’un des aſſociés, il eſt honteux pour l’autre, & nuit également à tous deux par les ſoupçons d’inconſtance, de bizarrerie, & d’injuſtice qu’il fait naître dans les eſprits. Il eſt aſſez triſte de ſe dédire par ſa conduite, ſans ſe charger encor de l’impertinence & de la baſſeſſe qu’il y a à condamner tout haut le choix qu’on a fait. Ce qui me raſſure, c’eſt qu’on ne peut exiger que la jeuneſſe agiſſe ſur des principes contraires à la vanité & aux plaiſirs qui la décident, & que j’étois plus jeune qu’un autre. Par-là le reproche d’ingratitude tombe encor. La bonne opinion qu’on a de ſoi perſuade toûjours, que la grace qu’on nous fait, n’eſt qu’une juſtice qu’on nous rend, comme les préſens dont on nous accable, ne ſont que des dettes dont on s’acquitte.

Je n’eus pas le tems d’examiner, ſi mes mauvais procedés, & les outrages que je prodiguois à Clavilord, étoient un amour déguiſé ; l’empreſſement de ſon ſucceſſeur le bannit ſans le moindre mouvement de reſipiſcence.

Fervieto étoit un dévot de réputation, un voyageur diſtingué, dont le commerce auroit mis en crédit la plus miſérable boutique. Pluſieurs Temples à la mode rétentiſſoient de ſes loüanges ; heureux celui où il portoit ſon offrande. Ce Blondin parfumé ne connoiſſoit point d’obſtacles. Telle reſiſtoit à l’étalage de ſes manières engageantes, qui bien-tôt ébloüie du brillant de ſon jargon étoit ſubjuguée par ſa libéralité.

Quoique prévenuë contre les voyageurs, je me jettai dans les bras de celui-ci. Sa naiſſance flattoit ma vanité, ſes richeſſes réveilloient mon intérêt, ſa réputation aſſuroit mes plaiſirs. Nulle difficulté ſur les clauſes de notre traité ; il n’avoit pas de tems à perdre, ni moi non plus. Il me dit qu’il m’aimoit beaucoup, je le crus : nous connoiſſons la valeur intrinſéque de ces mots-là ; ils ſignifient autant une envie de ſacrifier que toute autre déclaration moins cavalière & plus ingénieuſe. Ennemi du myſtére, de la contrainte, & de toutes les délicateſſes importunes ; il fallut, pour me l’attacher, penſer comme lui, & ſuivre ſon exemple ſans délai. Vous ne vous plaindrés pas, lui dis-je, des précautions que je prends pour aſſurer notre commerce ; je vous aime dans l’inſtant que vous le déſirés, & cet aveu ne vous coûte rien à obtenir ; que dirés-vous de cette facilité ?

Que vous êtes vraïe, répondit-il ; c’eſt une vertu de plus dans le caractère, & du bon ton. J’aurois été furieux d’une réſiſtance ou plûtôt d’une grimace qui eſt du dernier ridicule, même en Province ; vous en auriés été la dupe, ma petite Reine : car ne gémiſſez-vous pas les premières des chagrins & des peines que vous faites eſſuyer ? oüi ſans doute, repliquai-je ; mais quoiqu’on s’imagine que ce qui coûte peu, ne vaut guéres ; dès que je ne puis me débarraſſer des peines dont vous parlés, que je ne vous en garantiſſe en même tems ; vous devés au moins pour la moitié me tenir compte de la façon dont je les abrége.

Vous avés raiſon, reprit-il en ſouriant, c’eſt tout ſimple. Je ſens toute la reconnoiſſance que je vous dois, ajoûta-t-il, en appuyant ſur mon pupître que j’avois laiſſé découvert ; j’en ſuis comblé, & je vous perſuaderai que vos bontés me ſont plus précieuſes que vous ne penſés, je ſçais comme on les merite vis-à-vis d’un auſſi bel enfant.

Croyés-vous que ce ſoit ainſi, interrompis-je, en le repouſſant, car il commençoit de s’occuper ſérieuſement. Vous n’êtes pas aſſez économe des tendres gradations qui conduiſent aux plaiſirs ; trouvés bon que je les ménage moi… finiſſez ? je vous prie, ne voulés-vous devoir qu’à vous-même un bonheur dont l’amour ſeul eſt le maître ? qu’il ſoit accordé, & non ravi s’il vous plaît, que ce ſoit une grace de ma part & non une victoire de la votre… finiſſez donc ? Fervieto, en vérité vous ne me reſpectés guéres. Le reſpect ! mon Ange, oh ! le reſpect eſt un fat, dit-il, en s’occupant toûjours, je vous aime trop pour vous traiter ſi mal.

Je voulois lui demander l’explication d’une diſtinction auſſi ſingulière, & le forcer de convenir que les faveurs d’un certain genre ne perdent rien de leur mérite pour être attenduës, quand on eſt ſur que la tendreſſe ne tardera pas de les amener ; mais il fut impoſſible à mon Chancelier de continuer la converſation, Fervieto gliſſa le ſien au-delà même des barrières, & l’amuſa ſi long-tems que ſes fonctions devinrent inutiles, quand il eut la liberté de les faire. Egarée, perduë, noyée dans les plaiſirs, mon ame attentive aux douceurs que répandoit la volupté, ne me permit pas de ſonger à autre choſe, & il en profita de manière à ſatisfaire ſa dévotion.

A peine fut il revenu de ſon égarement, qu’il m’accabla de careſſes & d’éloges. La variété & l’agrément dont il les aſſaiſonna, diſſipérent tous mes griefs, & m’engagérent ſans réfléxion à me prêter au badinage, & à la plaiſanterie qu’il y mêla. Convenés, dit-il, mon petit cœur que les cérémonies ſont des formalités ridicules à pluſieurs égards, & qu’on n’a jamais mieux ſait que de les bannir d’un commerce comme le notre ; vous m’avés quelque obligation, ſans vanité, d’avoir paſſé pardeſſus ; je vous ai ſauvée par-là, de petits détails que vous auriés échapé, & que vous auriés été fâchée de paroître ignorer.

Point du tout, répondis-je, vous vous trompés mon cher ; l’ignorance ſied ſi bien en pareille occaſion, que plus on eſt inſtruite, plus on affecte de ne rien ſçavoir, & je n’aurois eu garde d’être mortifiée d’une choſe qui doit me faire valoir auprès d’un connoiſſeur comme vous. Mais n’eſt-il pas étonnant qu’au lieu de vous juſtifier d’une auſſi bruſque témérité, vous vouliés vous en faire un mérite.

Si les minuties dont je parle, repliqua-t-il, ſont de bienſéance & d’uſage, vous devés me ſçavoir gré de vous avoir épargné le ſoin de les remplir. Au reſte pourquoi voulés-vous que je me juſtifie dès que je ne ſuis point coupable. Comment friponne ? vous m’aimés, dites-vous, & quand je veux en acquerir une preuve, qui eſt de convention, vous me traités de téméraire ! moi, qui vous adore, & qui veut vous en perſuader ! tandis qu’inſenſible, ajouta-t-il, à l’ardeur que vous inſpirés, je puis me plaindre de votre indolence, de votre froideur, de votre immobilité, vous cherchés à détourner ce reproche par une querelle d’Allemand ; le tour eſt parfait.

Il ſeroit bien ſingulier, repris-je en riant, que je fuſſe dans mon tort ; vous verrés qu’au lieu d’accorder, il falloit offrir, n’eſt-ce pas ? auriés-vous été ſatisfait ? non interrompit-il, en ſe ſaiſiſſant tout d’un coup des colomnes de mon Temple, qui par ce mouvement s’ouvrit de ſoi-même, non ; ſi vous n’aviez ſécondé mon amour & partagé mes tranſports, il eſt clair que mon bonheur eut été imparfait, & que mes ſcrupules euſſent ſubſiſté, mais vous les diſſiperés, Poncetti, de mon ame, continua-t-il, en arquant derrière ſoi les baſes de la colonade qu’il ſoutenoit encore, je n’aurai que des actions de graces à vous rendre, & je ſerai content.

Il dût l’être en effet ; tout le monde ſéconda ſes pieuſes intentions ; mes Gens par les plus forts embraſſemens, les Gardes par la plus douce langueur, les Dames d’honneur par l’incarnat le plus vif, mon Chancelier par les noms les plus tendres, par l’air le plus pur, les ſoupirs les plus animés ; le païs même s’y intéreſſa, les petites montagnes par leur gonflement & leur agitation, les groſſes par leur ſoupleſſe & leur agilité ; & les autres poſſeſſions par leur douceur & leur bonne contenance.

Quels momens grands Dieux ! quels délices ! plus Fervieto enchanté de ſon yvreſſe me communiquoit de flammes, plus je lui rendois de plaiſirs. Nos ſoupirs confondus, nos expreſſions étouffées, notre égarement, notre délire, tout peignoit le déſordre de nos ames errantes, qui ſembloient par leurs tranſports vouloir s’échanger mutuellement ; tout nous fit goûter ce que l’amour fait ſentir de plus doux à des cœurs vivement pénétrés de ſon pouvoir ſuprême.

Nous nous oubliames ſi parfaitement dans cette occaſion, & nous primes ſi peu de précaution dans celles qui lui ſuccédérent, que nous fumes apperçus en certaines attitudes ſujettes à critique. Fervieto eut beau prêcher qu’on ne devoit point avoir honte d’une action juſte en elle-même, fondée ſur des principes de droit naturel, & appuyée par des décrets immuables, & qu’il falloit ſe mocquer des diſcours d’un peuple imbécile & extravagant ; je ne pouvois alors penſer comme lui. L’idée de la pudeur & de l’honnêteté, lui diſois-je, vient, à ce que dit Naſirola, d’un ſentiment de la nature qui ne s’efface point, & que l’on ne viole point impunément, je l’en croirois aſſez.

Préjugé d’éducation, interrompit-il, Naſirola ne ſçait ce qu’elle dit, ce ſentiment n’eſt rien moins que naturel. Non ſeulement les animaux dont l’inſtinct nous peut ſervir d’exemple, ne le connoiſſent pas, comme vous le voyés tous les jours ; mais pluſieurs peuples dans le monde l’ignorent totalement, & ne cherchent jamais les ténébres pour vacquer à cet exercice réligieux ; ils ne ſont à couvert que par leur innocence.

Préjugé tant qu’il vous plaira, répondis-je, dès qu’il eſt ſuivi par les nations qui ont le plus de politeſſe, il eſt dangéreux de le choquer, il n’eſt pas permis de le heurter de front.

Croyés-vous, repliqua-t-il, que les peuples dont je parle, parce qu’ils s’écartent moins des règles de la nature, ſont plus barbares que ceux, qui par l’étenduë de leur connoiſſance, ou plûtôt par une vaine ſubtilité, ont multiplié les Loix de la bienſéance & de l’honnêteté ? vous ſeriés encor dans l’erreur. Je ne trouve pas moi qu’il ſoit dangereux de détromper les hommes à cet égard ; pourquoi leur taire une vérité avantageuſe ? n’eſt-ce pas leur rendre ſervice que de les délivrer d’un joug d’opinion & d’habitude ? on n’a pas toûjours regardé cette nation de travers, ajouta-t-il, puiſque la Juſtice l’a ſouvent ordonné, & la fait pratiquer ſous ſes yeux ; on avoit apparemment d’autres idées de la pudeur en ce tems-là. Il ſeroit bien à ſouhaiter, deſqu’elles ſuivent les impreſſions d’une mode arbitraire, qu’elles fuſſent rectifiées, en ſorte que nous viſſions clair ſur les choſes qu’une vieille coutume nous envelope ; on n’achetteroit pas chat en poche, & l’on ne feroit pas tant de mauvais marchés.

Je ne ſerai pas l’Apôtre de cette belle reforme, repartis-je ; cependant quoique vous puiſſiés dire, je ſuis fâchée qu’on nous ait vû ; non que le ſoin de ma réputation m’embarraſſe, ni que je trouve quelque ſatisfaction dans la bonne opinion d’autrui ; mais j’aime ma tranquillité & je redoute les tracaſſeries que Naſirola pourroit me faire. Je devinai juſte, elle ſouleva tout le monde contre moi. On fut aſſez hardi pour me placarder par des libels auſſi vifs que ceux de ce fameux ſatirique, qui obligeoient les gens à ſe pendre, & mes courtiſans m’épargnérent moins que les autres.

Tel eſt le débordement d’un ſiécle corrompu ; chacun hors de ſa ſphére ſe laſſe de ſon emploi, & ne s’occupe que de ſoins étrangers. De-là cette multitude d’écrivains licentieux qui s’imaginent que l’irréligion des Grands, la ſottiſe des petits, l’injuſtice des uns, & la vanité des autres, ſont des prétextes legitimes à leur mauvaiſe humeur. Le parti le plus commode eſt de ſe mettre au-deſſus des mauvais diſcours, & de les mépriſer ; je le ſuivis avec cette hardieſſe impoſante que l’on traita d’effronterie ſi l’on voulut, je m’en mocquai, & Fervieto continua ſans tiédeur juſqu’à la fin de ſon ſéjour.

J’eus pluſieurs affaires après ſon départ, qui me donnerent beaucoup d’occupation ; leur uniformité me les fera paſſer ſous ſilence. La dernière me fit changer de nom, mais non pas de conduite, comme on va le voir dans la troiſiéme Partie.


Fin de la ſeconde Partie.

CASSONE.

TROISIEME PARTIE.


MOn culte étoit floriſſant. Sans inquiétude ſur une dévotion que le partage rendoit plus continuelle & moins dangereuſe ; je goûtois les charmes de ma ſituation dans une abondance & une ſécurité parfaite. Aſſez diſſimulée pour me plier aux différens caractères des adorateurs, & des négocians avec qui je traitois en même tems ; aſſez adroite pour leur déguiſer les caprices auxquels j’étois ſujette ; aucun d’eux ne s’appercevoit des ſecrettes préférences, par le ſoin que je prenois d’entretenir leur zéle en général, & de flatter leurs interêts en particulier avec les diſtinctions les moins équivoques ; j’étois fêtée, adorée, comblée.

Mais tel eſt le ſort des choſes de ce monde, leur élévation annonce leur chûte ; le deſtin ne les laiſſe parvenir à un certain point de grandeur, que pour les en précipiter avec plus d’éclat. Je me vis tout d’un coup réduite à Stafievo, qui n’avoit pas aſſez de reſſources pour négocier ailleurs, & forcée malgré ſon délabrement & ſa misère, de continuer un commerce dont je faiſois tous les frais ; les autres diſparurent à l’aſpect des Gardes qui s’étoient battus, & des Dames d’honneur que la querelle avoit fait pâlir d’effroi.

La ſupreſſion des hommages périodiques, l’extravagance de la cuiſine, le ſoulévement des Officiers, l’inquiétude du Chancelier, qui n’avoit de goût pour rien ; l’ébranlement de ſes barrières, le gonflement douloureux des petites montagnes, l’acroiſſement de leur ſommet rembruni & garni de fraiſes nouvelles ; l’aſſoupiſſement, le chagrin & la mauvaiſe humeur des Miniſtres furent autant de ſignes qui les perſuadérent que le Sanctuaire de mon Temple étoit fermé, que le magaſin étoit rempli, & que leurs offrandes étoient inutiles. Stafievo ſeul prit ſoin de la boutique ; & quoi qu’il eut moins contribué qu’un autre à la gloire dont j’étois comblée, il conſentit de la partager dans l’eſpérance de ſe rendre le maître & de diſpoſer d’un fond qui étoit pour lui un objet intéreſſant.

Naſirola étoit trop en colére pour juger des choſes équitablement, & pour ne pas les enviſager de travers. Au lieu de me complimenter ſur le ſuccès de mon négoce, & le bonheur de mon acquiſition, elle trouva mon avanture deshonorante, & me fit de vertes remontrances. J’eus beau faire valoir la néceſſité du commerce, la force de l’habitude. La fatalité de l’événement, l’irrévocabilité des Loix du deſtin, le deffaut de notre liberté, les attraits de notre dévotion, & le pouvoir du Dieu qui l’inſpire ; il fallut céder, & adopter ſes idées que Mentegiù s’aviſa d’aprouver.

Ce qu’on appelle vertu, diſoit-il, n’eſt, il eſt vrai, qu’une règle de convention & d’opinion ; mais cette règle une fois établie, vous ne pouvés vous en éloigner ſans troubler l’ordre de la ſocieté, & ſans être blamable ; dites tant que vous voudrés que la Loi par laquelle on juge de la vertu ou du vice, n’eſt autre choſe que la fantaiſie de quelques particuliers qui n’ont pas eu la puiſſance & l’autorité d’aſtreindre le reſte des hommes à penſer comme eux ; le principe contraire a trop de partiſans pour être contrarié. L’approbation & le blâme de nos voiſins, ſont des motifs qui obligent à ſe conformer aux maximes qu’ils ſuivent.

Si j’avois réſiſté, & que j’eus refuſé de me prêter aux arrangemens que Naſirola & Mentegiù prirent en cette occaſion, j’aurois aliéné tous les eſprits de mon Royaume. Plus occupés du préſent que des conſéquences à venir, ils prétendirent l’un & l’autre qu’une alliance me ſeroit avantageuſe, en ce qu’elle mettroit ma réputation à couvert. Les Grands ſoumirent donc mes Etats à des Loix étrangères, & s’obligérent par ſerment à les entretenir conformément à ce qu’elles preſcrivoient, ſans prévoir les inconvéniens qui reſulteroient d’une pareille union ; ils crurent qu’il ſuffiroit de ſatisfaire au préjugé, & que dans le cas où j’étois, des nœuds biſarrement aſſortis ne devoient pas les arrêter. A force de me repéter qu’en aſſociant à l’Empire un miſérable tiré de l’eſclavage, qui ne ſe conduiroit que par moi, & qui ſuivroit toutes mes impreſſions, je ſerois toûjours la maîtreſſe des délibérations, & que je gouvernerois comme à l’ordinaire ; ils me perſuadérent, enſorte que je conſentis à tout ce qu’ils voulurent. L’agrément d’un Sacrificateur dont je croïois pouvoir diſpoſer à ma dévotion décida ſans doute de ma complaiſance. Si j’avois pû prévoir, combien j’aurois à décompter, je me ſerois bien gardée de ratifier un traité auſſi ridicule. Que m’en auroit-il coûté d’être affichée de nouveau ? qu’avois-je à ménager ? mais il falloit remplir ma deſtinée, & connoître l’adverſité dans toute ſon étenduë pour joüir dans la ſuite d’une meilleure fortune avec plus de tranquillité.

Le tems arriva où la victime que le plaiſir avoit enfermé dans le Sanctuaire de mon Temple, devoit paroître pour travailler à ſon tour à exécuter les deſſeins de la Providence. Semblable au renard affamé, qui après s’être trop raſſaſié, ne pût ſortir par l’endroit où il étoit paſſé ; elle avoit pris tant d’embonpoint que la Tremenedo malgré ſes précautions à graiſſer les gonds de toutes les portes, eut mille peines à favoriſer l’émiſſion, ce qui la mit en ſi grand danger qu’on fut obligé de l’initier ſur le champ ſans autre cérémonie.

Les geſtes de cette vieille Sibille, les paroles qu’elle marmota à voix baſſe ; quelques grains de ſel qu’elle plaça myſtérieuſement ; ſes différentes libations d’eau & de vin, m’auroient fait croire qu’elle vouloit renouveller le ſacrifice que l’on faiſoit autrefois à la Déeſſe Muta pour conjurer & éloigner la médiſance en faveur du nouveau ſujet que l’on vouloit garantir pendant ſa vie des traits calomnieux ; mais, ayant remarqué la grande attention que je portois à cette opération ; elle m’aſſura que quoique la pratique ne fût pas ſi ancienne, l’objet en étoit plus ſérieux & plus ſalutaire.

Elle donna enſuite tous ſes ſoins pour faire repiquer le marbre, rechercher les pavés, réchauffer les murs par de bons enduits ; elle-même empaſſela les rideaux, lava les peintures & emploïa tous les ſecrets de ſon art pour réparer le Temple de ſon mieux. Si ſes lotions ne rétablirent pas les choſes comme elles étoient auparavant, ce qui étoit impoſſible, au moins les mit-elle en état de m’acquerir le nom qui m’eſt reſté.

Ce Grec fameux qui donna des Loix à Lacedemone, nous connoiſſoit mieux que bien des Legiſlateurs, qui malheureuſement pour nous, n’ont pas penſé comme lui. Il ne permettoit aux Spartiates d’exécuter leur traité d’union, qu’à la dérobée. Ils vivoient ſéparés, & il falloit que l’amour prit la peine de les réünir. Que de ruſes ingénieuſes ce Dieu ne fourniſſoit-il pas à ceux qui prenoient ſes conſeils, & quel autre étoit conſulté ? de-là ces feux, cette ardeur renaiſſante que la contrainte ſçavoit entretenir parmi les aſſociés. On ne s’éloignoit jamais qu’en prenant des meſures pour ſe raprocher ; on ſe quittoit avec peine, on ſe revoyoit avec plaiſir. Il pouſſa ſi loin la ſagacité d’eſprit, qu’un vieux Sacrificateur prêtoit à ſon voiſin, ſans le moindre ſcandale, l’Autel qu’il ne pouvoit deſſervir ; comme il étoit loiſible au jeune négociant dégoûté de ſa boutique, de ſe pourvoir ailleurs, & le bénéfice de la Loi, étoit réciproque.

Je n’étois pas faite pour joüir d’un bonheur auſſi grand. Dès que Stafievo ſe crut paiſible poſſeſſeur de mes Etats, il oublia les obligations qu’il m’avoit. D’autant plus orgueilleux de ſa fortune qu’il la méritoit moins, il s’empara de toute l’autorité avec une hauteur que je trouvois inſuportable, parce que Naſirola la favoriſoit. Son intérêt ſatisfait, & les raiſons de politique qui m’avoient déterminé ne ſubſiſtant plus ; on conçoit combien nous devions nous être à charge l’un & l’autre, la reconnoiſſance n’agiſſant pas ſur lui, l’inclination ne prenant rien ſur moi, & l’habitude ayant retranché nos déſirs.

Pour me venger de ſes froideurs, je voulus pratiquer la coutume de Sparte ; mais il n’avoit jamais oüi parler de Lycurgue ; la garde doubla, les verrouils ſe multipliérent, & ſemblable au Chinois qui bat ſon Idole en l’accablant d’injures, les mauvais traitemens ne me furent point épargnés. Tel eſt l’effet de ces Loix tyranniques inventées par la Diſcorde ; telle eſt la ſource de cette affreuſe jalouſie, la plus déteſtable paſſion qui puiſſe affliger le genre humain. Celle de Stafievo ne pouvoit être médiocre, puiſqu’elle provenoit autant de la défiance de ſoi-même, que de celle qu’il avoit de moi, & que ces mauvaiſes opinions n’étoient pas ſans fondement. Il ſe doutoit que n’étant point aimé, parcequ’il n’étoit pas aimable, le culte Chinois me revolteroit, & que pour m’en dédommager, je prendrois le premier adorateur qui ſe préſenteroit. Que d’inquiétudes & de tourmens pour ſe garantir d’un mal d’opinion ! quelle manie d’avoir en horreur la coëffure d’Amathée, que l’abondance accompagne. Un chaſſeur que la ſoif preſſe, ſe déſaltére à la première fontaine, ſans s’informer ſi d’autres l’ont fait avant lui, & ſans trouver mauvais qu’ils ſuivent ſon exemple. Comme l’arbre d’or de la Sibylle que l’on pouvoit ébrancher ſans courir riſque de le diminuer ; ſouffrons-nous le moindre déchet en nous communiquant, n’y gagnons-nous pas au contraire ; ſi les Legiſlateurs qui ont reſtraint le culte de nos Autels à la deſſerte d’un ſeul Sacrificateur ſouverain, avoient jugé des choſes par des principes généraux, & par des idées univerſelles de juſtice & de perfection, nous ne ſerions point entrées dans le partage des biens ſur leſquels on conſerve une proprieté directe, & nous aurions été miſes au rang de ceux que l’on poſſede par indivis ; mais qu’y faire ? ce que je fis, eſt-ce qu’en pareil cas toute autre fait avec ſuccès.

La liberté eſt le plus précieux avantage de notre être ; auſſi ſe concilie-t-elle tout le monde. Malgré la mode du païs, on déteſte volontiers les tyrans qui y donnent atteinte. Tout ce qui m’approchoit à quelque titre que ce fût, s’intéreſſa à ma ſituation, & m’aida de ſon mieux à joüir d’un privilège que la nature rend ſi cher. Mais à peine avois-je goûté les charmes d’un commerce clandeſtin, que le ſort qui me perſécutoit, voulut combler ma diſgrace, en m’en faiſant éprouver les dangers ; ils ſont preſque inévitables par la difficulté de connoître les négocians avec qui l’on traite.

Paſſeruti fort attaché à une Dame de Naples que les François, diſoit-il, y avoient amené, & qui s’y étoit renduë célébre par les plus brillantes conquêtes ; voulut me faire faire connoiſſance avec elle, dès les premiers inſtans de la notre ; je ne reſiſtai point à des empreſſemens qui me parurent naturels, & je la reçûs avec toute la politeſſe dont j’étois capable. Ses complaiſances & ſes careſſes voluptueuſes me ſubjuguérent d’abord, je m’y livrai de la meilleure foy du monde. Mais quelle fut ma ſurpriſe ! lorſque je m’apperçus au bout de quelque tems, par le déſordre épouvantable qu’elle occaſionnoit, que c’étoit la ſœur aînée de ma plus cruelle ennemie. On ſe ſouvient de la guerre que j’eus à ſoutenir dans ma jeuneſſe, contre la cadette qui m’avoit attaqué à force ouverte. Celle-ci pour mieux fixer & aſſurer ſon uſurpation, n’employa dans le commencement que la ruſe & l’artifice ; elle ſe contenta d’agir ſourdement par le moyen du traitre qui négocioit pour elle, & qui ne la ſervit que trop bien ; & elle ne manifeſta ſa mauvaiſe volonté qu’après que Stafievo que le caprice me ramenoit quelquefois, s’en fut perſuadé comme moi.

Qu’on s’imagine ſi l’on peut la colère d’un jaloux que la raiſon autoriſe. C’étoit fait de moi, ſi je n’eus trouvé le ſecret de me dérober aux tranſports de ſa fureur. Mais finiſſons un recit dont les détails ne ſeroient pas agréables ? il ſuffit de dire que m’étant refugiée chez un magicien fameux, aux enchantemens duquel les Dieux ſe prévoient ſans reſiſtance, & qui menoit entre autres le fils de Maïa à la baguette, je me déffis par ſon ſecours d’une hôteſſe incommode qui avoit juré ma perte, & dont Stafievo ne put venir à bout. Sa mort mit fin à notre malheureux traité, me ſauva de la honte d’un inſtrument forgé par Vulcain, ceinture maudite qui eût été la première condition de notre racommodement, & me fit rentrer dans tous mes droits.

Je n’aurois pas été ſurpriſe de quelques traits échapés à la malignité dans une occaſion où il ſemble permis de ſe donner carrière. Le premier mouvement de qui voit tomber quelqu’un, eſt de rire & de s’en mocquer ; mais après avoir commercé avec le ſecret, & les précautions qui dépendoient de moi, m’imputer un mauvais marché, me rendre pour ainſi dire reſponſable de l’événement, & me condamner avec les plus indignes qualifications, c’étoit une injuſtice ſi criante, que je me ſerois broüillée avec le genre humain s’il m’avoit été poſſible : j’étois à plaindre, & puis c’eſt tout. Car pour me reprocher de m’être expoſée à un péril, que je conviens être manifeſte, il falloit avoir oublié qu’on ne reſiſte point aux Dieux, & que celui des plaiſirs eſt le plus puiſſant, que nous ne ſommes pas libres, comme je l’ai déja dit, d’agir ou de ne pas agir ; puiſque notre compléxion, notre conſtitution naturelle eſt un obſtacle qui s’oppoſe toûjours à notre élection, & détruit par conſéquent cette indifférence de choiſir ou non, qui produit la liberté ; il falloit ne pas penſer à la force d’une habitude affamée que l’abſtinence irrite, & dont elle augmente le poids, à la néceſſité & à la douceur de ſe venger d’un Sacrificateur froid ou débile qui s’aplaudit d’un repos outrageant, en un mot, il falloit être incapable de réfléxion pour me blâmer comme on le fit.

Quelque ſenſible que je fuſſe à cette injuſtice, mes chagrins cédérent à la ſatisfaction de diſpoſer de moi, & d’exécuter mes fantaiſies, ſans que Naſirola s’en mêla & ſe fit écouter. Aſſervie à mes volontés elle obéïſſoit enfin, ou tout au moins me faiſoit-elle grace de ſes remontrances, ce qui étoit équivalant.

Le tems d’une retraite lugubre, preſcrite par la coûtume, à l’honneur de Stafievo étoit fini ; on avoit pouſſé juſqu’au bout les grimaces convenables malgré la triſteſſe & l’ennui qui les ſuivent, & dont j’étois ſeule la victime, mon crédit étoit tombé, & les reſſources de la jeuneſſe notablement diminuées, je n’eſperois pas de le relever ſi-tôt, lorſque Biladure à qui mon commerce ne parut pas auſſi aviliſſant qu’aux critiques amers, qui venoient d’en faire une peinture effroyable, & perſuadé qu’une étroite correſpondance avec moi le mettroit à la mode, me confia ſes affaires & ſon éducation. Je me hâtai d’autant plus vîte à conclure mon marché, qu’il ſe ſoumit de bonne grace aux clauſes que je dictai, & qu’il me parut propre à remplir ſes obligations. Sa jeuneſſe & ſa figure annonçoient une dévotion mâle & nerveuſe, ſon peu d’expérience, & la douceur de ſon eſprit, garantiſſoient la confiance que j’avois lieu d’eſpérer, & j’étois ſûre de le rendre conſtant par mes libéralitez. Un Sacrificateur à gages a toutes les douceurs d’un Sacrificateur en titre ſans en avoir les inconvéniens. J’eus, avant de l’admettre quelques enfances à détruire, quelques préjugés à combattre, quelques défauts à corriger ; ce furent autant de préliminaires qui ne ſont pas ſans agrément, & je ne perdis rien pour attendre. Sa reconnoiſſance l’emportoit même ſi loin dans le commencement, que j’avois peine à la lui faire modérer, & à le rendre plus économe. Il regardoit les petits détails, les tendres gradations comme des minuties indignes de l’arrêter. Son ardeur impétueuſe ne lui permettoit pas de s’amuſer en chemin, il frapoit au but, & bien-tôt rentrant dans la carrière qu’il fourniſſoit avec la même rapidité, il ne ſongeoit en accumulant victoire ſur victoire, qu’à s’élever au rang des Dieux.

Lorſqu’il ſe contenta d’être exact & que les œuvres ſurrérogatoires furent retranchées, mille queſtions ſur leſquelles il falloit l’inſtruire, rempliſſoient les momens de relâche que prenoit ſa dévotion ; pluſieurs m’embarraſſérent, que j’éludai de mon mieux ; mais je ne pus refuſer à ſes inſtances les éclairciſſemens qu’il me demanda ſur le fond de notre caractère, & ſur les moyens de nous plaire.

Il eſt impoſſible, lui dis je, de vous ſatisfaire préciſément ; chaque paſſion à ſes attitudes particulières, & toutes nous agitent tour à tour ſi différemment, qu’on ne peut démêler celle qui nous domine ; c’eſt ce qui fait que notre caractère n’eſt point dévélopé. L’affectation d’ailleurs nous fait mentir depuis les pieds juſqu’à la tête, enſorte que nous ne paroiſſons jamais ce que nous ſommes en effet. L’inégalité, la bizarrerie, le caprice qui aſſiégent l’eſpéce humaine, ſont chez nous comme dans leur centre, pour peu que la ſévérité & la complaiſance, la vivacité & la langueur, la douceur & l’emportement s’en mêlent & varient leurs mouvemens ; nous ne nous reſſemblons plus d’un moment à l’autre, nous ſommes une énigme indéchiffrable.

Je croyois répondit-il, qu’il n’y avoit de différence entre les belles que celle des traits & des agrémens, & que quand on en connoiſſoit une dans le fond, on les connoiſſoit toutes. Non, non, repris-je ; quoique l’amour du plaiſir, l’envie déméſurée de ſe diſtinguer & de plaire, le dépit ſecret de n’être pas préférée, ſoient eſſentiels à notre conſtitution, & que tout le monde ſçache qu’ils en font néceſſairement partie ; tant d’autres paſſions ajoûtent à celles-ci, elles y répandent des nuances ſi délicates, nous nous déguiſons ſi bien, qu’il eſt impoſſible de fixer le caractère qui nous eſt propre. Tel a crû nous connoître après nous avoir étudié toute ſa vie dans un cercle diſtingué, qui s’eſt vû à la fin trompé par une Grizette dont il a été la dupe.

Faute de pénétration apparemment, interrompit-il, car il me ſemble qu’un homme d’eſprit doit bien-tôt ſçavoir à quoi s’en tenir. Point du tout, repartis-je, on ſe défie d’un homme d’eſprit, il diſtinguera bien la voluptueuſe de la délicate, la tendre de l’emportée, la ſpirituelle de la moins pénétrante, voilà tout l’avantage qu’il aura. Si vous ſuppoſés qu’ayant affaire à quelque innocente qui n’auroit pas l’art de ſe maſquer, il pourra la démêler aiſément, vous vous tromperés encore. La nature ne refuſe à aucune de nous l’eſprit qui lui eſt néceſſaire pour arriver à ſon but, & l’on ne trouve point d’Agnés aſſez ſotte pour reſter court. Je conviens que plus nous avons d’eſprit plus nous avons de facilité à rendre nos bizarreries reſpectables, & à cacher nos artifices ; mais ſçachez Biladure que la plus ignorante a pour cela une proviſion d’intelligence qui n’eſt jamais en deffaut, & que la ſagacité la plus vive n’eſt pas capable de lui donner le change.

Proviſion d’intelligence tant qu’il vous plaira, reprit-il, ſi j’avois bien reſolu de vous connoître par exemple, vous avec toute votre fineſſe, croyés-vous que je n’en vinſſe pas à bout ? Je n’ai jamais prétendu me dérober à votre pénétration, repliquai-je, je ne ſuis pas dans le cas de diſſimuler avec vous, encor moins de redouter vos lumières ; car plus vous me connoîtrés, plus ma vanité ſera ſatisfaite ; mais mon exemple eſt inutile ici ; il s’agiſſoit de contenter votre curioſité ſur notre caractère en général ; que vous importe la connoiſſance que vous croyés avoir du mien en particulier ? je ne vous conſeille pas d’en tirer des conſéquences par raport aux autres. Ce que je puis vous dire, c’eſt que vouloir nous deviner, n’eſt pas le moyen de nous plaire.

Vous rendez, dit-il, l’entrepriſe ſérieuſe : je commence à croire qu’il y auroit de la préſomption à ſe flatter de réüſſir : en effet, ſi quelqu’un dans des mers inconnuës, vouloit ſans une ſonde à la main, naviguer à travers mille écueils, il s’expoſeroit à un naufrage certain ; & à moins que le hazard ne le favoriſât, il auroit toutes les peines imaginables de s’en tirer.

Oüi, mon ami, lui répondis-je, oüi, vous croyez badiner. Pour vous rendre des hommages qui ſoient de notre goût, il faut le connoître auparavant, ſans quoi l’on court riſque de ne pas nous ſervir à notre gré ; ſi l’on nous plaît ſans cette connoiſſance, c’eſt par un pur effet du hazard. L’amour, il eſt vrai, leve quantité d’obſtacles, & avec ce Dieu l’on peut tout tenter ; mais pour être aimé, il faut être aimable ; voilà le point. Notre bizarrerie quelquefois diſpenſe de cette qualité, n’importe, c’eſt le moyen le plus univerſel pour réüſſir avec celles qui ont le ſens commun.

Ce point-là, interrompit-il, n’eſt pas ſi aiſé ; ne ſemble-t-il pas que l’on aquiert cette qualité là ſans difficulté. Aſſurément pourſuivis-je, rien n’eſt ſi facile, écoutés-moi ! notre imagination nous prête des graces que nous n’avons pas ; flattés cette erreur ? aidés à nous tromper ! loüés ſans ménagement ? nous ſommes toûjours la dupe des loüanges qu’on nous donne, parce que nous ſommes perſuadées que nous les méritons. Sans défiance de notre conduite, ſans précaution pour l’éclairer, que votre jalouſie ne ſoit qu’un témoignage circonſpect de la crainte où vous êtes de nous perdre. Tendres, ſoumis, empreſſés ; cherchés à nous ramener par des ſoins, & non par des murmures ? reſpectés nos inégalités ? adorés nos caprices ! vous ſerés aimables. Ennuyées de ce que nous poſſedons, paſſionnées pour ce que nous n’avons pas, ſatisfaites notre goût ? aprouvés-le ? prévenés-le, s’il eſt poſſible. Quelque préſomption que nous ayons ſur notre beauté, nous redoutons les charmes d’une rivale, fuſſent-ils au-deſſous des notres ; decriés-là ? ſaiſiſſés l’endroit foible & propre à l’attaquer, frondés ſa conduite pour donner du relief à la notre ; en un mot, ſachés vous plier à toutes nos paſſions, & variés-les à notre fantaiſie, c’eſt le ſecret de vous rendre aimables, & de nous plaire par conſéquent ; ſi vous êtes amuſans ſur tout.

Encor une condition, s’écria-t-il ? mais comment la concilierés-vous avec ce que je vous ai oüi dire ; vous m’avés apris qu’on n’étoit jamais moins amuſant que quand on vouloit le paroître ; en vérité, vous dites tout ce que vous voulés.

Je ne me dédirai pas repartis-je. Un plaiſant qui a force de machine voudroit rejoüir une compagnie de gens ſenſés, vrais & modeſtes, perdroit ſon tems, & n’auroit aucun rieur de ſon côté ; mais avec nous ce rôle eſt néceſſaire, & vous le trouverés d’une facilité qui vous étonnera. Pour cela point de timidité ? elle corrompt les talents : c’eſt une vertu modeſte qui ſatisfait d’abord, mais qui ennuye à la fin. Ayez au contraire une ſi grande confiance en vous même, qu’elle puiſſe étayer l’opinion la plus ridicule ? quand on paroît perſuadé de ſon mérite, on en perſuade aiſément celles qui n’aprofondiſſent rien, & le monde en eſt plein. Soyés vif juſqu’à l’étourderie ? badin juſqu’à la frivolité ? aiſé juſqu’à l’indécence. Parlés de tout ? décidés de tout ? nous n’exigeons pas que l’on ſçache, que l’on raiſonne, que l’on penſe ; ainſi nulle difficulté à parler à tort & à travers, & à décider de même, parlés toûjours ? on ne manque pas d’étoffe pour faire ſon apologie, & pour draper ſes voiſins. Soyés enfin, ſi vous pouvez, ricaneur, bouffon, turlupin, & aſſez ſingulier pour ne reſſembler à perſonne, c’eſt là le merite par excellence, le dernier dégré de perfection.

Je ne vous cache rien comme vous voyés parce que je vous connois dévot, que vous n’êtes pas dans le cas de préférer la plus aimable à la plus reconnoiſſante, & que je me flatte que mes bontés vous ont fixés. Ne me donnés jamais lieu, mon cher Biladure, de me répentir de ma complaiſance, en vous voyant pratiquer une leçon, qu’il eût été plus prudent de vous refuſer. Ah ! Caſſone, n’ayez pas peur, reprit-il, en ſe diſpoſant à un acte de dévotion, je vous raſſurerai ſi ſouvent… eh non, non, finiſſez, lui dis-je, en m’arrangeant ; je ſuis ſans allarmes à préſent, Biladure je t’en prie, laiſſe moi ? non… je te le défens… fripon !… je ne veux pas… l’entrée de mon Temple étoit ſi aiſée, qu’une reſiſtance plus ſérieuſe auroit été inutile. Perdu de tranſports comme il étoit, je ne vis rien de mieux que de partager ſa piété en me livrant à ſon zèle. Telle étoit ordinairement la fin de nos converſations, & ſa curioſité les rendoit fréquentes.

Je me plûs tant à l’inſtruire, je m’attachai ſi fort à cultiver ſes bonnes diſpoſitions, que mon chagrin fut extrême, lorſque des ordres ſupérieurs me l’arrachérent. Il m’en coûta des peines infinies pour m’accoutumer à ſon abſence. Les Lettres ſont des reſſources dans le Commerce ; nous l’entretinmes quelque tems par-là, & mon premier Miniſtre ne manqua jamais de faire honneur aux ſiennes à la première vûë ; mais c’eſt un foible ſoulagement ; des intérêts auſſi chers que les nôtres doivent être ménagés de plus près. Quand je vis que les deſcriptions les plus tendres de ma langueur & de mes ennuis, les reproches les plus vifs de ſon indifférence & de ſes lenteurs, les plaintes les plus touchantes, l’emportement le plus paſſionné, ne hâtoient point ſon retour, je cherchai des conſolations plus réelles.

Mutolite m’avoit rendu des ſoins que j’avois négligé ; le beſoin de diſtractions où j’étois alors, m’y fit prêter attention, dans le deſſein de le rendre plus empreſſé, & je réüſſis. C’étoit un de ces êtres Amphibies, moitié ſacré, moitié profane, qui comme nous aſſervi à toutes les modes, voluptueux par ſiſtême, orgueilleux par habitude, étourdi par contenance, & minaudier par état, réüniſſoit quelques talens hermaphrodites. Quoiqu’il fût la reſſource de la plus-part des Temples abandonnés, dans le fond il n’étoit pas fort occupé. Un adorateur de profeſſion ſe fait cent affaires ſans en avoir une. Sa réputation de légéreté & d’indiſcrétion l’avoit mis en diſcrédit ; mais j’étois preſſée, & ſes ſoupirs me paroiſſant vrais, (ils ſont ordinairement les interprétes d’un cœur touché) j’acceptai ſon hommage.

La curioſité avoit plus de part à ſes empreſſemens que la dévotion, puiſqu’il attendoit ſans inquiétude l’occaſion de l’exercer. Cette criminelle indolence ne répondant point à l’impétuoſité de mes déſirs, irrités de l’abſence de Biladure, je ne ſongeai qu’à l’en guérir, en ranimant ſon ardeur convenablement à mes principes. Jamais perſonne n’a eû plus d’adreſſe pour faire naître ſans affectation le moment favorable ; je l’amenai au point où je le voulois par des diſpoſitions ſi naturelles, que ce fut au hazard ſeul qu’il dut l’attribuer.

Plus l’eſpérance de joüir d’un bien eſt prochain, plus l’impatience de le poſſeder eſt vive. Il remarqua ſans doute la mienne à travers les grimaces que nous ſuggère une fauſſe décence ; elles ne l’arrêterent en aucune façon, ſon début fut digne de lui. Plus éclairé que certains Philoſophes qui peignent la volupté debout ou aſſiſe, il la vouloit étenduë, lui. Il me fit prendre cette attitude ſi bruſquement que je ne me ſerois pas aperçûë de l’air d’inſulte qu’il y mit, ſi la ſuite ne me l’avoit rappellé. J’aurois été la dupe de ſes éloges, tous cavaliers qu’ils étoient, & ſes careſſes quoique rapides m’auroient ſéduite, tant j’avois envie de l’être ; mais après avoir détaillé, touché, examiné les choſes les plus capables d’exciter la piété, ſans qu’il pût parvenir à en montrer le moindre échantillon ; je ne pus douter que ſes feux ne fuſſent de miſérables feux d’artifice, qui méritoient toute mon indignation.

Quelle inſolence ! lui dis-je, en me débarraſſant tout au plus vîte d’un fardeau qui m’étoit odieux ; pour qui me prenez-vous, je vous prie ? me croyés-vous faite pour être inſultée de la ſorte ! à Dieu ne plaiſe, répondit-il, auſſi hardiment que s’il n’eût pas fait une ſottiſe, c’eſt pour être adorée ; mais je ſuis ſurpris que vous preniés pour un outrage, l’ardeur que l’on a de ſacrifier ſur vos Autels, ardeur que vous inſpirés, & qui ſe trouve juſtifiée par tant de charmes.

Sortés promptement, repris-je, en colére, ou je vous fais jetter par les fenêtres. Je me doutois bien que vous joindriés l’impertinence du propos à l’indignité de l’action, ſortez ? mes Gardes exprimoient l’altération & la fureur où j’étois de manière à le perſuader que je voulois être obéïe, & que les fadeurs qu’il commençoit de débiter fort humblement, lui ſerviroient auſſi peu que les excuſes qu’il avoit à me faire ; auſſi les retrancha-t-il, & me vis-je délivrée ſur le champ de ce bizarre animal ?

On n’eſt point inſenſible à la privation d’un bien que garantit l’opinion que l’on a de ſes charmes. C’eſt fauſſe délicateſſe, vanité déguiſée, & mauvaiſe foi, d’aſſurer que l’idée du plaiſir amuſe plus que le plaiſir même ; j’avouë que je ne ſçais point rafiner la volupté juſques-là, je préfere la réalité aux apparences, & je regarde l’inertie d’un Mutolite, comme l’affront le plus ſanglant qu’on nous puiſſe faire.

J’aurois dû juger par-là que le tems qui détruit les plus beaux édifices, n’avoit pas épargné les miens, & m’annonçoit la décadence de mon Empire. Cette réfléxion digne de Naſirola, devoit dès-lors m’inſpirer le goût de la retraite. Qu’il eſt difficile de la faire à propos, & qu’il en coûte pour ſe rendre juſtice. Nous avons beau cacher nos années, il eſt impoſſible d’en reparer l’injure, & l’on s’en aperçoit toûjours trop tard.

Cependant l’amour du plaiſir ne s’éteint pas avec la jeuneſſe ; c’eſt un flambeau qui conſerve ſon feu dans l’agitation continuelle, il réſiſte tant qu’on ſçait l’occuper. De même que la chaleur de l’air pouſſée par la qualité contraire, ſe retire & acquiert de nouvelles forces dans les lieux ſouterrains : de même ce Dieu chaſſé par l’arrière ſaiſon ſe retire & ſe concentre chez nous, où il réunit toute ſa vigueur. L’antiperiſtaſe arrête la vieilleſſe ſur les bords du Temple, & y maintient les jeunes déſirs à l’abri de la critique. Ne voit-on pas des montagnes dont les ſommets ſont couverts de neige, tandis que les cavernes ſont pleines de feu. Qu’on ne ſoit pas ſurpris de me voir tenter une autre avanture, & riſquer une nouvelle humiliation.

Rubego n’étoit pas galant, mais il étoit poli. Il obligeoit de bonne grace, & plaiſoit par ſa franchiſe. Quoique déja ſur le retour, ſa Philoſophie ne l’empêchoit pas de s’égayer, il aimoit le plaiſir, & ſçavoit le détailler. Il paſſoit parmi nous pour un hérétique d’autant plus dangéreux & plus décidé, qu’étant Florentin avec beaucoup de ſçavoir & d’expérience, il ne s’étoit point embarraſſé de nous faire changer d’opinion, & de ſe donner une meilleure réputation. Pour raſſurer la mienne dont le délabrement augmentoit de jour en jour, il falloit un coup d’éclat. Parvenir à vaincre ſon endurciſſement, lui faire prendre la bonne voye, le rendre vraiment dévot, le convertir enfin, eût été pour moi de la dernière importance, & l’événement le plus capable de me remettre ſur un bon pied.

Déja ſon aſſiduité, ſa politeſſe, & d’adroites complaiſances ; déja l’aveu de ſon goût pour moi, le badinage auquel il ſe prêtoit, conformément à l’uſage, & mille petits ſoins flatteurs annonçoient un Proſélite, & me faiſoient eſpérer que je triompherois à la fin. J’avois à faire au plus ſubtil, au plus ferme pilier de ſa ſecte ; il me trompa.

Après m’avoir juré que le plus tendre amour étoit ſon Pilote, & que je ſerois enchantée d’être à ſon bord ; il déplia ſes voiles avec une légéreté infinie, mit ſes manœuvres en état de faire route, & commença de louvoyer à la faveur d’Eole, que peut-être je ſécondai par quelques ſoupirs. Son abordage contraire à celui de franc-étable ne m’étonna point, je le connoiſſois ; mais dans le tems que je le croyois prêt à tenir le largue, & que la Bouſſole à la main, quoiqu’il n’eut à craindre aucune déclinaiſon, je m’attendois à une abjuration ſolemnelle ; il revira ſous le vent, prit la Bouline à revers, & m’amarra ſi étroitement, que malgré les cris, les injures & les reproches de l’inſulte cruelle qu’il faiſoit à la nature, aux portes de ſon Temple ; je ne pus l’empêcher d’aborder à la Grotte voiſine, & d’y moüiller après une navigation qu’il trouva charmante.

Il eut le front de me ſoutenir que ſa réligion étoit fondée ſur l’ordre & la juſtice diſtributive, qui deffend toute inégalité dans un partage d’aſſociés au même commerce. Le plaiſir, dit-il, étant l’objet du notre, doit être également diſtribué, ce qui n’arrive pas dans l’uſage ordinaire, ſuivant la déciſion de celui qui fut conſulté par Jupiter & Junon ſur cette matière, puiſque de dix portions dont cet arbitre compoſa la maſſe voluptueuſe, il en adjugea neuf à la Déeſſe. Des principes plus judicieux, continua-t-il, nous ont déterminés à preſcrire entre nous les ſociétés Leonines. Pour agir en conformité, & remettre les choſes au point d’égalité où elles doivent être, n’eſt-il pas naturel que nous prenions un chemin où nous trouvons une compenſation équitable.

Quelque ſpécieux que fut ſon raiſonnement, quelque ardente que parut ſa reconnoiſſance, quelques flatteurs que fuſſent ſes éloges, quelque charmé qu’il ſe montra de ſon voyage, malgré l’apologie qu’il en fit d’après les Peres de ſon Egliſe, qui la nomment œuvre divine, Meſtier divino, je trouvai mon Rubego déteſtable, & ne voulant point partager ſon abomination, je finis avec lui, d’autant plus vite, que Biladure devoit retourner dans peu.

Il revint en effet ; mais inſtruit par quelques indiſcrets de ma correſpondance avec Rubego pendant ſon abſence, peut-être par Mutolite même, le plus grand ſcélérat de la terre ; l’ingrat, le perfide Biladure abandonna ſa Caſſone. Nul effort ne put le retenir. Mes Factures furent divulguées de manière qu’il n’y eut ſi petit Négociant qui n’en fit des commentaires ſcandaleux, & je fus ſacrifiée ſans miſéricorde. Pour juger de l’horreur d’une pareille ſituation, il faudroit l’avoir ſentie. J’aurois ſuccombé ſous le poids de tant d’amertumes, ſi dans mon propre fond, je n’eus trouvé des reſſources à oppoſer.

Naſirola m’offrit le jeu comme une paſſion artificielle, capable de me dédommager de celle avec qui j’étois forcée de faire divorce. Quelle différence ! cependant le mouvement & l’agitation de l’ame nous étant eſſentiels, j’acceptai ſes offres. Avec les diſpoſitions que j’avois pour la filouterie, je ne fus pas long-tems dupe. Le propre du mérite eſt de ſe diſtinguer de plus en plus : je devins célébre, & je fus recherchée des plus gros joüeurs.

Les incidens de ce nouveau genre de vie, & les circonſtances particuliéres de la miſſion de deux Servittes que je ſubjuguai en même-tems, fortifieroient ſans doute mon apologie ; mais en vérité je ſuis laſſe de dicter, & puis l’on ſçait bien que l’on meurt comme on a vécu.


Fin de la troiſiéme Partie.