CASSONE.

TROISIEME PARTIE.


MOn culte étoit floriſſant. Sans inquiétude ſur une dévotion que le partage rendoit plus continuelle & moins dangereuſe ; je goûtois les charmes de ma ſituation dans une abondance & une ſécurité parfaite. Aſſez diſſimulée pour me plier aux différens caractères des adorateurs, & des négocians avec qui je traitois en même tems ; aſſez adroite pour leur déguiſer les caprices auxquels j’étois ſujette ; aucun d’eux ne s’appercevoit des ſecrettes préférences, par le ſoin que je prenois d’entretenir leur zéle en général, & de flatter leurs interêts en particulier avec les diſtinctions les moins équivoques ; j’étois fêtée, adorée, comblée.

Mais tel eſt le ſort des choſes de ce monde, leur élévation annonce leur chûte ; le deſtin ne les laiſſe parvenir à un certain point de grandeur, que pour les en précipiter avec plus d’éclat. Je me vis tout d’un coup réduite à Stafievo, qui n’avoit pas aſſez de reſſources pour négocier ailleurs, & forcée malgré ſon délabrement & ſa misère, de continuer un commerce dont je faiſois tous les frais ; les autres diſparurent à l’aſpect des Gardes qui s’étoient battus, & des Dames d’honneur que la querelle avoit fait pâlir d’effroi.

La ſupreſſion des hommages périodiques, l’extravagance de la cuiſine, le ſoulévement des Officiers, l’inquiétude du Chancelier, qui n’avoit de goût pour rien ; l’ébranlement de ſes barrières, le gonflement douloureux des petites montagnes, l’acroiſſement de leur ſommet rembruni & garni de fraiſes nouvelles ; l’aſſoupiſſement, le chagrin & la mauvaiſe humeur des Miniſtres furent autant de ſignes qui les perſuadérent que le Sanctuaire de mon Temple étoit fermé, que le magaſin étoit rempli, & que leurs offrandes étoient inutiles. Stafievo ſeul prit ſoin de la boutique ; & quoi qu’il eut moins contribué qu’un autre à la gloire dont j’étois comblée, il conſentit de la partager dans l’eſpérance de ſe rendre le maître & de diſpoſer d’un fond qui étoit pour lui un objet intéreſſant.

Naſirola étoit trop en colére pour juger des choſes équitablement, & pour ne pas les enviſager de travers. Au lieu de me complimenter ſur le ſuccès de mon négoce, & le bonheur de mon acquiſition, elle trouva mon avanture deshonorante, & me fit de vertes remontrances. J’eus beau faire valoir la néceſſité du commerce, la force de l’habitude. La fatalité de l’événement, l’irrévocabilité des Loix du deſtin, le deffaut de notre liberté, les attraits de notre dévotion, & le pouvoir du Dieu qui l’inſpire ; il fallut céder, & adopter ſes idées que Mentegiù s’aviſa d’aprouver.

Ce qu’on appelle vertu, diſoit-il, n’eſt, il eſt vrai, qu’une règle de convention & d’opinion ; mais cette règle une fois établie, vous ne pouvés vous en éloigner ſans troubler l’ordre de la ſocieté, & ſans être blamable ; dites tant que vous voudrés que la Loi par laquelle on juge de la vertu ou du vice, n’eſt autre choſe que la fantaiſie de quelques particuliers qui n’ont pas eu la puiſſance & l’autorité d’aſtreindre le reſte des hommes à penſer comme eux ; le principe contraire a trop de partiſans pour être contrarié. L’approbation & le blâme de nos voiſins, ſont des motifs qui obligent à ſe conformer aux maximes qu’ils ſuivent.

Si j’avois réſiſté, & que j’eus refuſé de me prêter aux arrangemens que Naſirola & Mentegiù prirent en cette occaſion, j’aurois aliéné tous les eſprits de mon Royaume. Plus occupés du préſent que des conſéquences à venir, ils prétendirent l’un & l’autre qu’une alliance me ſeroit avantageuſe, en ce qu’elle mettroit ma réputation à couvert. Les Grands ſoumirent donc mes Etats à des Loix étrangères, & s’obligérent par ſerment à les entretenir conformément à ce qu’elles preſcrivoient, ſans prévoir les inconvéniens qui reſulteroient d’une pareille union ; ils crurent qu’il ſuffiroit de ſatisfaire au préjugé, & que dans le cas où j’étois, des nœuds biſarrement aſſortis ne devoient pas les arrêter. A force de me repéter qu’en aſſociant à l’Empire un miſérable tiré de l’eſclavage, qui ne ſe conduiroit que par moi, & qui ſuivroit toutes mes impreſſions, je ſerois toûjours la maîtreſſe des délibérations, & que je gouvernerois comme à l’ordinaire ; ils me perſuadérent, enſorte que je conſentis à tout ce qu’ils voulurent. L’agrément d’un Sacrificateur dont je croïois pouvoir diſpoſer à ma dévotion décida ſans doute de ma complaiſance. Si j’avois pû prévoir, combien j’aurois à décompter, je me ſerois bien gardée de ratifier un traité auſſi ridicule. Que m’en auroit-il coûté d’être affichée de nouveau ? qu’avois-je à ménager ? mais il falloit remplir ma deſtinée, & connoître l’adverſité dans toute ſon étenduë pour joüir dans la ſuite d’une meilleure fortune avec plus de tranquillité.

Le tems arriva où la victime que le plaiſir avoit enfermé dans le Sanctuaire de mon Temple, devoit paroître pour travailler à ſon tour à exécuter les deſſeins de la Providence. Semblable au renard affamé, qui après s’être trop raſſaſié, ne pût ſortir par l’endroit où il étoit paſſé ; elle avoit pris tant d’embonpoint que la Tremenedo malgré ſes précautions à graiſſer les gonds de toutes les portes, eut mille peines à favoriſer l’émiſſion, ce qui la mit en ſi grand danger qu’on fut obligé de l’initier ſur le champ ſans autre cérémonie.

Les geſtes de cette vieille Sibille, les paroles qu’elle marmota à voix baſſe ; quelques grains de ſel qu’elle plaça myſtérieuſement ; ſes différentes libations d’eau & de vin, m’auroient fait croire qu’elle vouloit renouveller le ſacrifice que l’on faiſoit autrefois à la Déeſſe Muta pour conjurer & éloigner la médiſance en faveur du nouveau ſujet que l’on vouloit garantir pendant ſa vie des traits calomnieux ; mais, ayant remarqué la grande attention que je portois à cette opération ; elle m’aſſura que quoique la pratique ne fût pas ſi ancienne, l’objet en étoit plus ſérieux & plus ſalutaire.

Elle donna enſuite tous ſes ſoins pour faire repiquer le marbre, rechercher les pavés, réchauffer les murs par de bons enduits ; elle-même empaſſela les rideaux, lava les peintures & emploïa tous les ſecrets de ſon art pour réparer le Temple de ſon mieux. Si ſes lotions ne rétablirent pas les choſes comme elles étoient auparavant, ce qui étoit impoſſible, au moins les mit-elle en état de m’acquerir le nom qui m’eſt reſté.

Ce Grec fameux qui donna des Loix à Lacedemone, nous connoiſſoit mieux que bien des Legiſlateurs, qui malheureuſement pour nous, n’ont pas penſé comme lui. Il ne permettoit aux Spartiates d’exécuter leur traité d’union, qu’à la dérobée. Ils vivoient ſéparés, & il falloit que l’amour prit la peine de les réünir. Que de ruſes ingénieuſes ce Dieu ne fourniſſoit-il pas à ceux qui prenoient ſes conſeils, & quel autre étoit conſulté ? de-là ces feux, cette ardeur renaiſſante que la contrainte ſçavoit entretenir parmi les aſſociés. On ne s’éloignoit jamais qu’en prenant des meſures pour ſe raprocher ; on ſe quittoit avec peine, on ſe revoyoit avec plaiſir. Il pouſſa ſi loin la ſagacité d’eſprit, qu’un vieux Sacrificateur prêtoit à ſon voiſin, ſans le moindre ſcandale, l’Autel qu’il ne pouvoit deſſervir ; comme il étoit loiſible au jeune négociant dégoûté de ſa boutique, de ſe pourvoir ailleurs, & le bénéfice de la Loi, étoit réciproque.

Je n’étois pas faite pour joüir d’un bonheur auſſi grand. Dès que Stafievo ſe crut paiſible poſſeſſeur de mes Etats, il oublia les obligations qu’il m’avoit. D’autant plus orgueilleux de ſa fortune qu’il la méritoit moins, il s’empara de toute l’autorité avec une hauteur que je trouvois inſuportable, parce que Naſirola la favoriſoit. Son intérêt ſatisfait, & les raiſons de politique qui m’avoient déterminé ne ſubſiſtant plus ; on conçoit combien nous devions nous être à charge l’un & l’autre, la reconnoiſſance n’agiſſant pas ſur lui, l’inclination ne prenant rien ſur moi, & l’habitude ayant retranché nos déſirs.

Pour me venger de ſes froideurs, je voulus pratiquer la coutume de Sparte ; mais il n’avoit jamais oüi parler de Lycurgue ; la garde doubla, les verrouils ſe multipliérent, & ſemblable au Chinois qui bat ſon Idole en l’accablant d’injures, les mauvais traitemens ne me furent point épargnés. Tel eſt l’effet de ces Loix tyranniques inventées par la Diſcorde ; telle eſt la ſource de cette affreuſe jalouſie, la plus déteſtable paſſion qui puiſſe affliger le genre humain. Celle de Stafievo ne pouvoit être médiocre, puiſqu’elle provenoit autant de la défiance de ſoi-même, que de celle qu’il avoit de moi, & que ces mauvaiſes opinions n’étoient pas ſans fondement. Il ſe doutoit que n’étant point aimé, parcequ’il n’étoit pas aimable, le culte Chinois me revolteroit, & que pour m’en dédommager, je prendrois le premier adorateur qui ſe préſenteroit. Que d’inquiétudes & de tourmens pour ſe garantir d’un mal d’opinion ! quelle manie d’avoir en horreur la coëffure d’Amathée, que l’abondance accompagne. Un chaſſeur que la ſoif preſſe, ſe déſaltére à la première fontaine, ſans s’informer ſi d’autres l’ont fait avant lui, & ſans trouver mauvais qu’ils ſuivent ſon exemple. Comme l’arbre d’or de la Sibylle que l’on pouvoit ébrancher ſans courir riſque de le diminuer ; ſouffrons-nous le moindre déchet en nous communiquant, n’y gagnons-nous pas au contraire ; ſi les Legiſlateurs qui ont reſtraint le culte de nos Autels à la deſſerte d’un ſeul Sacrificateur ſouverain, avoient jugé des choſes par des principes généraux, & par des idées univerſelles de juſtice & de perfection, nous ne ſerions point entrées dans le partage des biens ſur leſquels on conſerve une proprieté directe, & nous aurions été miſes au rang de ceux que l’on poſſede par indivis ; mais qu’y faire ? ce que je fis, eſt-ce qu’en pareil cas toute autre fait avec ſuccès.

La liberté eſt le plus précieux avantage de notre être ; auſſi ſe concilie-t-elle tout le monde. Malgré la mode du païs, on déteſte volontiers les tyrans qui y donnent atteinte. Tout ce qui m’approchoit à quelque titre que ce fût, s’intéreſſa à ma ſituation, & m’aida de ſon mieux à joüir d’un privilège que la nature rend ſi cher. Mais à peine avois-je goûté les charmes d’un commerce clandeſtin, que le ſort qui me perſécutoit, voulut combler ma diſgrace, en m’en faiſant éprouver les dangers ; ils ſont preſque inévitables par la difficulté de connoître les négocians avec qui l’on traite.

Paſſeruti fort attaché à une Dame de Naples que les François, diſoit-il, y avoient amené, & qui s’y étoit renduë célébre par les plus brillantes conquêtes ; voulut me faire faire connoiſſance avec elle, dès les premiers inſtans de la notre ; je ne reſiſtai point à des empreſſemens qui me parurent naturels, & je la reçûs avec toute la politeſſe dont j’étois capable. Ses complaiſances & ſes careſſes voluptueuſes me ſubjuguérent d’abord, je m’y livrai de la meilleure foy du monde. Mais quelle fut ma ſurpriſe ! lorſque je m’apperçus au bout de quelque tems, par le déſordre épouvantable qu’elle occaſionnoit, que c’étoit la ſœur aînée de ma plus cruelle ennemie. On ſe ſouvient de la guerre que j’eus à ſoutenir dans ma jeuneſſe, contre la cadette qui m’avoit attaqué à force ouverte. Celle-ci pour mieux fixer & aſſurer ſon uſurpation, n’employa dans le commencement que la ruſe & l’artifice ; elle ſe contenta d’agir ſourdement par le moyen du traitre qui négocioit pour elle, & qui ne la ſervit que trop bien ; & elle ne manifeſta ſa mauvaiſe volonté qu’après que Stafievo que le caprice me ramenoit quelquefois, s’en fut perſuadé comme moi.

Qu’on s’imagine ſi l’on peut la colère d’un jaloux que la raiſon autoriſe. C’étoit fait de moi, ſi je n’eus trouvé le ſecret de me dérober aux tranſports de ſa fureur. Mais finiſſons un recit dont les détails ne ſeroient pas agréables ? il ſuffit de dire que m’étant refugiée chez un magicien fameux, aux enchantemens duquel les Dieux ſe prévoient ſans reſiſtance, & qui menoit entre autres le fils de Maïa à la baguette, je me déffis par ſon ſecours d’une hôteſſe incommode qui avoit juré ma perte, & dont Stafievo ne put venir à bout. Sa mort mit fin à notre malheureux traité, me ſauva de la honte d’un inſtrument forgé par Vulcain, ceinture maudite qui eût été la première condition de notre racommodement, & me fit rentrer dans tous mes droits.

Je n’aurois pas été ſurpriſe de quelques traits échapés à la malignité dans une occaſion où il ſemble permis de ſe donner carrière. Le premier mouvement de qui voit tomber quelqu’un, eſt de rire & de s’en mocquer ; mais après avoir commercé avec le ſecret, & les précautions qui dépendoient de moi, m’imputer un mauvais marché, me rendre pour ainſi dire reſponſable de l’événement, & me condamner avec les plus indignes qualifications, c’étoit une injuſtice ſi criante, que je me ſerois broüillée avec le genre humain s’il m’avoit été poſſible : j’étois à plaindre, & puis c’eſt tout. Car pour me reprocher de m’être expoſée à un péril, que je conviens être manifeſte, il falloit avoir oublié qu’on ne reſiſte point aux Dieux, & que celui des plaiſirs eſt le plus puiſſant, que nous ne ſommes pas libres, comme je l’ai déja dit, d’agir ou de ne pas agir ; puiſque notre compléxion, notre conſtitution naturelle eſt un obſtacle qui s’oppoſe toûjours à notre élection, & détruit par conſéquent cette indifférence de choiſir ou non, qui produit la liberté ; il falloit ne pas penſer à la force d’une habitude affamée que l’abſtinence irrite, & dont elle augmente le poids, à la néceſſité & à la douceur de ſe venger d’un Sacrificateur froid ou débile qui s’aplaudit d’un repos outrageant, en un mot, il falloit être incapable de réfléxion pour me blâmer comme on le fit.

Quelque ſenſible que je fuſſe à cette injuſtice, mes chagrins cédérent à la ſatisfaction de diſpoſer de moi, & d’exécuter mes fantaiſies, ſans que Naſirola s’en mêla & ſe fit écouter. Aſſervie à mes volontés elle obéïſſoit enfin, ou tout au moins me faiſoit-elle grace de ſes remontrances, ce qui étoit équivalant.

Le tems d’une retraite lugubre, preſcrite par la coûtume, à l’honneur de Stafievo étoit fini ; on avoit pouſſé juſqu’au bout les grimaces convenables malgré la triſteſſe & l’ennui qui les ſuivent, & dont j’étois ſeule la victime, mon crédit étoit tombé, & les reſſources de la jeuneſſe notablement diminuées, je n’eſperois pas de le relever ſi-tôt, lorſque Biladure à qui mon commerce ne parut pas auſſi aviliſſant qu’aux critiques amers, qui venoient d’en faire une peinture effroyable, & perſuadé qu’une étroite correſpondance avec moi le mettroit à la mode, me confia ſes affaires & ſon éducation. Je me hâtai d’autant plus vîte à conclure mon marché, qu’il ſe ſoumit de bonne grace aux clauſes que je dictai, & qu’il me parut propre à remplir ſes obligations. Sa jeuneſſe & ſa figure annonçoient une dévotion mâle & nerveuſe, ſon peu d’expérience, & la douceur de ſon eſprit, garantiſſoient la confiance que j’avois lieu d’eſpérer, & j’étois ſûre de le rendre conſtant par mes libéralitez. Un Sacrificateur à gages a toutes les douceurs d’un Sacrificateur en titre ſans en avoir les inconvéniens. J’eus, avant de l’admettre quelques enfances à détruire, quelques préjugés à combattre, quelques défauts à corriger ; ce furent autant de préliminaires qui ne ſont pas ſans agrément, & je ne perdis rien pour attendre. Sa reconnoiſſance l’emportoit même ſi loin dans le commencement, que j’avois peine à la lui faire modérer, & à le rendre plus économe. Il regardoit les petits détails, les tendres gradations comme des minuties indignes de l’arrêter. Son ardeur impétueuſe ne lui permettoit pas de s’amuſer en chemin, il frapoit au but, & bien-tôt rentrant dans la carrière qu’il fourniſſoit avec la même rapidité, il ne ſongeoit en accumulant victoire ſur victoire, qu’à s’élever au rang des Dieux.

Lorſqu’il ſe contenta d’être exact & que les œuvres ſurrérogatoires furent retranchées, mille queſtions ſur leſquelles il falloit l’inſtruire, rempliſſoient les momens de relâche que prenoit ſa dévotion ; pluſieurs m’embarraſſérent, que j’éludai de mon mieux ; mais je ne pus refuſer à ſes inſtances les éclairciſſemens qu’il me demanda ſur le fond de notre caractère, & ſur les moyens de nous plaire.

Il eſt impoſſible, lui dis je, de vous ſatisfaire préciſément ; chaque paſſion à ſes attitudes particulières, & toutes nous agitent tour à tour ſi différemment, qu’on ne peut démêler celle qui nous domine ; c’eſt ce qui fait que notre caractère n’eſt point dévélopé. L’affectation d’ailleurs nous fait mentir depuis les pieds juſqu’à la tête, enſorte que nous ne paroiſſons jamais ce que nous ſommes en effet. L’inégalité, la bizarrerie, le caprice qui aſſiégent l’eſpéce humaine, ſont chez nous comme dans leur centre, pour peu que la ſévérité & la complaiſance, la vivacité & la langueur, la douceur & l’emportement s’en mêlent & varient leurs mouvemens ; nous ne nous reſſemblons plus d’un moment à l’autre, nous ſommes une énigme indéchiffrable.

Je croyois répondit-il, qu’il n’y avoit de différence entre les belles que celle des traits & des agrémens, & que quand on en connoiſſoit une dans le fond, on les connoiſſoit toutes. Non, non, repris-je ; quoique l’amour du plaiſir, l’envie déméſurée de ſe diſtinguer & de plaire, le dépit ſecret de n’être pas préférée, ſoient eſſentiels à notre conſtitution, & que tout le monde ſçache qu’ils en font néceſſairement partie ; tant d’autres paſſions ajoûtent à celles-ci, elles y répandent des nuances ſi délicates, nous nous déguiſons ſi bien, qu’il eſt impoſſible de fixer le caractère qui nous eſt propre. Tel a crû nous connoître après nous avoir étudié toute ſa vie dans un cercle diſtingué, qui s’eſt vû à la fin trompé par une Grizette dont il a été la dupe.

Faute de pénétration apparemment, interrompit-il, car il me ſemble qu’un homme d’eſprit doit bien-tôt ſçavoir à quoi s’en tenir. Point du tout, repartis-je, on ſe défie d’un homme d’eſprit, il diſtinguera bien la voluptueuſe de la délicate, la tendre de l’emportée, la ſpirituelle de la moins pénétrante, voilà tout l’avantage qu’il aura. Si vous ſuppoſés qu’ayant affaire à quelque innocente qui n’auroit pas l’art de ſe maſquer, il pourra la démêler aiſément, vous vous tromperés encore. La nature ne refuſe à aucune de nous l’eſprit qui lui eſt néceſſaire pour arriver à ſon but, & l’on ne trouve point d’Agnés aſſez ſotte pour reſter court. Je conviens que plus nous avons d’eſprit plus nous avons de facilité à rendre nos bizarreries reſpectables, & à cacher nos artifices ; mais ſçachez Biladure que la plus ignorante a pour cela une proviſion d’intelligence qui n’eſt jamais en deffaut, & que la ſagacité la plus vive n’eſt pas capable de lui donner le change.

Proviſion d’intelligence tant qu’il vous plaira, reprit-il, ſi j’avois bien reſolu de vous connoître par exemple, vous avec toute votre fineſſe, croyés-vous que je n’en vinſſe pas à bout ? Je n’ai jamais prétendu me dérober à votre pénétration, repliquai-je, je ne ſuis pas dans le cas de diſſimuler avec vous, encor moins de redouter vos lumières ; car plus vous me connoîtrés, plus ma vanité ſera ſatisfaite ; mais mon exemple eſt inutile ici ; il s’agiſſoit de contenter votre curioſité ſur notre caractère en général ; que vous importe la connoiſſance que vous croyés avoir du mien en particulier ? je ne vous conſeille pas d’en tirer des conſéquences par raport aux autres. Ce que je puis vous dire, c’eſt que vouloir nous deviner, n’eſt pas le moyen de nous plaire.

Vous rendez, dit-il, l’entrepriſe ſérieuſe : je commence à croire qu’il y auroit de la préſomption à ſe flatter de réüſſir : en effet, ſi quelqu’un dans des mers inconnuës, vouloit ſans une ſonde à la main, naviguer à travers mille écueils, il s’expoſeroit à un naufrage certain ; & à moins que le hazard ne le favoriſât, il auroit toutes les peines imaginables de s’en tirer.

Oüi, mon ami, lui répondis-je, oüi, vous croyez badiner. Pour vous rendre des hommages qui ſoient de notre goût, il faut le connoître auparavant, ſans quoi l’on court riſque de ne pas nous ſervir à notre gré ; ſi l’on nous plaît ſans cette connoiſſance, c’eſt par un pur effet du hazard. L’amour, il eſt vrai, leve quantité d’obſtacles, & avec ce Dieu l’on peut tout tenter ; mais pour être aimé, il faut être aimable ; voilà le point. Notre bizarrerie quelquefois diſpenſe de cette qualité, n’importe, c’eſt le moyen le plus univerſel pour réüſſir avec celles qui ont le ſens commun.

Ce point-là, interrompit-il, n’eſt pas ſi aiſé ; ne ſemble-t-il pas que l’on aquiert cette qualité là ſans difficulté. Aſſurément pourſuivis-je, rien n’eſt ſi facile, écoutés-moi ! notre imagination nous prête des graces que nous n’avons pas ; flattés cette erreur ? aidés à nous tromper ! loüés ſans ménagement ? nous ſommes toûjours la dupe des loüanges qu’on nous donne, parce que nous ſommes perſuadées que nous les méritons. Sans défiance de notre conduite, ſans précaution pour l’éclairer, que votre jalouſie ne ſoit qu’un témoignage circonſpect de la crainte où vous êtes de nous perdre. Tendres, ſoumis, empreſſés ; cherchés à nous ramener par des ſoins, & non par des murmures ? reſpectés nos inégalités ? adorés nos caprices ! vous ſerés aimables. Ennuyées de ce que nous poſſedons, paſſionnées pour ce que nous n’avons pas, ſatisfaites notre goût ? aprouvés-le ? prévenés-le, s’il eſt poſſible. Quelque préſomption que nous ayons ſur notre beauté, nous redoutons les charmes d’une rivale, fuſſent-ils au-deſſous des notres ; decriés-là ? ſaiſiſſés l’endroit foible & propre à l’attaquer, frondés ſa conduite pour donner du relief à la notre ; en un mot, ſachés vous plier à toutes nos paſſions, & variés-les à notre fantaiſie, c’eſt le ſecret de vous rendre aimables, & de nous plaire par conſéquent ; ſi vous êtes amuſans ſur tout.

Encor une condition, s’écria-t-il ? mais comment la concilierés-vous avec ce que je vous ai oüi dire ; vous m’avés apris qu’on n’étoit jamais moins amuſant que quand on vouloit le paroître ; en vérité, vous dites tout ce que vous voulés.

Je ne me dédirai pas repartis-je. Un plaiſant qui a force de machine voudroit rejoüir une compagnie de gens ſenſés, vrais & modeſtes, perdroit ſon tems, & n’auroit aucun rieur de ſon côté ; mais avec nous ce rôle eſt néceſſaire, & vous le trouverés d’une facilité qui vous étonnera. Pour cela point de timidité ? elle corrompt les talents : c’eſt une vertu modeſte qui ſatisfait d’abord, mais qui ennuye à la fin. Ayez au contraire une ſi grande confiance en vous même, qu’elle puiſſe étayer l’opinion la plus ridicule ? quand on paroît perſuadé de ſon mérite, on en perſuade aiſément celles qui n’aprofondiſſent rien, & le monde en eſt plein. Soyés vif juſqu’à l’étourderie ? badin juſqu’à la frivolité ? aiſé juſqu’à l’indécence. Parlés de tout ? décidés de tout ? nous n’exigeons pas que l’on ſçache, que l’on raiſonne, que l’on penſe ; ainſi nulle difficulté à parler à tort & à travers, & à décider de même, parlés toûjours ? on ne manque pas d’étoffe pour faire ſon apologie, & pour draper ſes voiſins. Soyés enfin, ſi vous pouvez, ricaneur, bouffon, turlupin, & aſſez ſingulier pour ne reſſembler à perſonne, c’eſt là le merite par excellence, le dernier dégré de perfection.

Je ne vous cache rien comme vous voyés parce que je vous connois dévot, que vous n’êtes pas dans le cas de préférer la plus aimable à la plus reconnoiſſante, & que je me flatte que mes bontés vous ont fixés. Ne me donnés jamais lieu, mon cher Biladure, de me répentir de ma complaiſance, en vous voyant pratiquer une leçon, qu’il eût été plus prudent de vous refuſer. Ah ! Caſſone, n’ayez pas peur, reprit-il, en ſe diſpoſant à un acte de dévotion, je vous raſſurerai ſi ſouvent… eh non, non, finiſſez, lui dis-je, en m’arrangeant ; je ſuis ſans allarmes à préſent, Biladure je t’en prie, laiſſe moi ? non… je te le défens… fripon !… je ne veux pas… l’entrée de mon Temple étoit ſi aiſée, qu’une reſiſtance plus ſérieuſe auroit été inutile. Perdu de tranſports comme il étoit, je ne vis rien de mieux que de partager ſa piété en me livrant à ſon zèle. Telle étoit ordinairement la fin de nos converſations, & ſa curioſité les rendoit fréquentes.

Je me plûs tant à l’inſtruire, je m’attachai ſi fort à cultiver ſes bonnes diſpoſitions, que mon chagrin fut extrême, lorſque des ordres ſupérieurs me l’arrachérent. Il m’en coûta des peines infinies pour m’accoutumer à ſon abſence. Les Lettres ſont des reſſources dans le Commerce ; nous l’entretinmes quelque tems par-là, & mon premier Miniſtre ne manqua jamais de faire honneur aux ſiennes à la première vûë ; mais c’eſt un foible ſoulagement ; des intérêts auſſi chers que les nôtres doivent être ménagés de plus près. Quand je vis que les deſcriptions les plus tendres de ma langueur & de mes ennuis, les reproches les plus vifs de ſon indifférence & de ſes lenteurs, les plaintes les plus touchantes, l’emportement le plus paſſionné, ne hâtoient point ſon retour, je cherchai des conſolations plus réelles.

Mutolite m’avoit rendu des ſoins que j’avois négligé ; le beſoin de diſtractions où j’étois alors, m’y fit prêter attention, dans le deſſein de le rendre plus empreſſé, & je réüſſis. C’étoit un de ces êtres Amphibies, moitié ſacré, moitié profane, qui comme nous aſſervi à toutes les modes, voluptueux par ſiſtême, orgueilleux par habitude, étourdi par contenance, & minaudier par état, réüniſſoit quelques talens hermaphrodites. Quoiqu’il fût la reſſource de la plus-part des Temples abandonnés, dans le fond il n’étoit pas fort occupé. Un adorateur de profeſſion ſe fait cent affaires ſans en avoir une. Sa réputation de légéreté & d’indiſcrétion l’avoit mis en diſcrédit ; mais j’étois preſſée, & ſes ſoupirs me paroiſſant vrais, (ils ſont ordinairement les interprétes d’un cœur touché) j’acceptai ſon hommage.

La curioſité avoit plus de part à ſes empreſſemens que la dévotion, puiſqu’il attendoit ſans inquiétude l’occaſion de l’exercer. Cette criminelle indolence ne répondant point à l’impétuoſité de mes déſirs, irrités de l’abſence de Biladure, je ne ſongeai qu’à l’en guérir, en ranimant ſon ardeur convenablement à mes principes. Jamais perſonne n’a eû plus d’adreſſe pour faire naître ſans affectation le moment favorable ; je l’amenai au point où je le voulois par des diſpoſitions ſi naturelles, que ce fut au hazard ſeul qu’il dut l’attribuer.

Plus l’eſpérance de joüir d’un bien eſt prochain, plus l’impatience de le poſſeder eſt vive. Il remarqua ſans doute la mienne à travers les grimaces que nous ſuggère une fauſſe décence ; elles ne l’arrêterent en aucune façon, ſon début fut digne de lui. Plus éclairé que certains Philoſophes qui peignent la volupté debout ou aſſiſe, il la vouloit étenduë, lui. Il me fit prendre cette attitude ſi bruſquement que je ne me ſerois pas aperçûë de l’air d’inſulte qu’il y mit, ſi la ſuite ne me l’avoit rappellé. J’aurois été la dupe de ſes éloges, tous cavaliers qu’ils étoient, & ſes careſſes quoique rapides m’auroient ſéduite, tant j’avois envie de l’être ; mais après avoir détaillé, touché, examiné les choſes les plus capables d’exciter la piété, ſans qu’il pût parvenir à en montrer le moindre échantillon ; je ne pus douter que ſes feux ne fuſſent de miſérables feux d’artifice, qui méritoient toute mon indignation.

Quelle inſolence ! lui dis-je, en me débarraſſant tout au plus vîte d’un fardeau qui m’étoit odieux ; pour qui me prenez-vous, je vous prie ? me croyés-vous faite pour être inſultée de la ſorte ! à Dieu ne plaiſe, répondit-il, auſſi hardiment que s’il n’eût pas fait une ſottiſe, c’eſt pour être adorée ; mais je ſuis ſurpris que vous preniés pour un outrage, l’ardeur que l’on a de ſacrifier ſur vos Autels, ardeur que vous inſpirés, & qui ſe trouve juſtifiée par tant de charmes.

Sortés promptement, repris-je, en colére, ou je vous fais jetter par les fenêtres. Je me doutois bien que vous joindriés l’impertinence du propos à l’indignité de l’action, ſortez ? mes Gardes exprimoient l’altération & la fureur où j’étois de manière à le perſuader que je voulois être obéïe, & que les fadeurs qu’il commençoit de débiter fort humblement, lui ſerviroient auſſi peu que les excuſes qu’il avoit à me faire ; auſſi les retrancha-t-il, & me vis-je délivrée ſur le champ de ce bizarre animal ?

On n’eſt point inſenſible à la privation d’un bien que garantit l’opinion que l’on a de ſes charmes. C’eſt fauſſe délicateſſe, vanité déguiſée, & mauvaiſe foi, d’aſſurer que l’idée du plaiſir amuſe plus que le plaiſir même ; j’avouë que je ne ſçais point rafiner la volupté juſques-là, je préfere la réalité aux apparences, & je regarde l’inertie d’un Mutolite, comme l’affront le plus ſanglant qu’on nous puiſſe faire.

J’aurois dû juger par-là que le tems qui détruit les plus beaux édifices, n’avoit pas épargné les miens, & m’annonçoit la décadence de mon Empire. Cette réfléxion digne de Naſirola, devoit dès-lors m’inſpirer le goût de la retraite. Qu’il eſt difficile de la faire à propos, & qu’il en coûte pour ſe rendre juſtice. Nous avons beau cacher nos années, il eſt impoſſible d’en reparer l’injure, & l’on s’en aperçoit toûjours trop tard.

Cependant l’amour du plaiſir ne s’éteint pas avec la jeuneſſe ; c’eſt un flambeau qui conſerve ſon feu dans l’agitation continuelle, il réſiſte tant qu’on ſçait l’occuper. De même que la chaleur de l’air pouſſée par la qualité contraire, ſe retire & acquiert de nouvelles forces dans les lieux ſouterrains : de même ce Dieu chaſſé par l’arrière ſaiſon ſe retire & ſe concentre chez nous, où il réunit toute ſa vigueur. L’antiperiſtaſe arrête la vieilleſſe ſur les bords du Temple, & y maintient les jeunes déſirs à l’abri de la critique. Ne voit-on pas des montagnes dont les ſommets ſont couverts de neige, tandis que les cavernes ſont pleines de feu. Qu’on ne ſoit pas ſurpris de me voir tenter une autre avanture, & riſquer une nouvelle humiliation.

Rubego n’étoit pas galant, mais il étoit poli. Il obligeoit de bonne grace, & plaiſoit par ſa franchiſe. Quoique déja ſur le retour, ſa Philoſophie ne l’empêchoit pas de s’égayer, il aimoit le plaiſir, & ſçavoit le détailler. Il paſſoit parmi nous pour un hérétique d’autant plus dangéreux & plus décidé, qu’étant Florentin avec beaucoup de ſçavoir & d’expérience, il ne s’étoit point embarraſſé de nous faire changer d’opinion, & de ſe donner une meilleure réputation. Pour raſſurer la mienne dont le délabrement augmentoit de jour en jour, il falloit un coup d’éclat. Parvenir à vaincre ſon endurciſſement, lui faire prendre la bonne voye, le rendre vraiment dévot, le convertir enfin, eût été pour moi de la dernière importance, & l’événement le plus capable de me remettre ſur un bon pied.

Déja ſon aſſiduité, ſa politeſſe, & d’adroites complaiſances ; déja l’aveu de ſon goût pour moi, le badinage auquel il ſe prêtoit, conformément à l’uſage, & mille petits ſoins flatteurs annonçoient un Proſélite, & me faiſoient eſpérer que je triompherois à la fin. J’avois à faire au plus ſubtil, au plus ferme pilier de ſa ſecte ; il me trompa.

Après m’avoir juré que le plus tendre amour étoit ſon Pilote, & que je ſerois enchantée d’être à ſon bord ; il déplia ſes voiles avec une légéreté infinie, mit ſes manœuvres en état de faire route, & commença de louvoyer à la faveur d’Eole, que peut-être je ſécondai par quelques ſoupirs. Son abordage contraire à celui de franc-étable ne m’étonna point, je le connoiſſois ; mais dans le tems que je le croyois prêt à tenir le largue, & que la Bouſſole à la main, quoiqu’il n’eut à craindre aucune déclinaiſon, je m’attendois à une abjuration ſolemnelle ; il revira ſous le vent, prit la Bouline à revers, & m’amarra ſi étroitement, que malgré les cris, les injures & les reproches de l’inſulte cruelle qu’il faiſoit à la nature, aux portes de ſon Temple ; je ne pus l’empêcher d’aborder à la Grotte voiſine, & d’y moüiller après une navigation qu’il trouva charmante.

Il eut le front de me ſoutenir que ſa réligion étoit fondée ſur l’ordre & la juſtice diſtributive, qui deffend toute inégalité dans un partage d’aſſociés au même commerce. Le plaiſir, dit-il, étant l’objet du notre, doit être également diſtribué, ce qui n’arrive pas dans l’uſage ordinaire, ſuivant la déciſion de celui qui fut conſulté par Jupiter & Junon ſur cette matière, puiſque de dix portions dont cet arbitre compoſa la maſſe voluptueuſe, il en adjugea neuf à la Déeſſe. Des principes plus judicieux, continua-t-il, nous ont déterminés à preſcrire entre nous les ſociétés Leonines. Pour agir en conformité, & remettre les choſes au point d’égalité où elles doivent être, n’eſt-il pas naturel que nous prenions un chemin où nous trouvons une compenſation équitable.

Quelque ſpécieux que fut ſon raiſonnement, quelque ardente que parut ſa reconnoiſſance, quelques flatteurs que fuſſent ſes éloges, quelque charmé qu’il ſe montra de ſon voyage, malgré l’apologie qu’il en fit d’après les Peres de ſon Egliſe, qui la nomment œuvre divine, Meſtier divino, je trouvai mon Rubego déteſtable, & ne voulant point partager ſon abomination, je finis avec lui, d’autant plus vite, que Biladure devoit retourner dans peu.

Il revint en effet ; mais inſtruit par quelques indiſcrets de ma correſpondance avec Rubego pendant ſon abſence, peut-être par Mutolite même, le plus grand ſcélérat de la terre ; l’ingrat, le perfide Biladure abandonna ſa Caſſone. Nul effort ne put le retenir. Mes Factures furent divulguées de manière qu’il n’y eut ſi petit Négociant qui n’en fit des commentaires ſcandaleux, & je fus ſacrifiée ſans miſéricorde. Pour juger de l’horreur d’une pareille ſituation, il faudroit l’avoir ſentie. J’aurois ſuccombé ſous le poids de tant d’amertumes, ſi dans mon propre fond, je n’eus trouvé des reſſources à oppoſer.

Naſirola m’offrit le jeu comme une paſſion artificielle, capable de me dédommager de celle avec qui j’étois forcée de faire divorce. Quelle différence ! cependant le mouvement & l’agitation de l’ame nous étant eſſentiels, j’acceptai ſes offres. Avec les diſpoſitions que j’avois pour la filouterie, je ne fus pas long-tems dupe. Le propre du mérite eſt de ſe diſtinguer de plus en plus : je devins célébre, & je fus recherchée des plus gros joüeurs.

Les incidens de ce nouveau genre de vie, & les circonſtances particuliéres de la miſſion de deux Servittes que je ſubjuguai en même-tems, fortifieroient ſans doute mon apologie ; mais en vérité je ſuis laſſe de dicter, & puis l’on ſçait bien que l’on meurt comme on a vécu.


Fin de la troiſiéme Partie.