J. Hetzel et Compagnie (p. 263-275).


XXVI


Pékin, tout le monde descend ! » crie Popof.

Et M. Caterna de répondre, avec un grasseyement à la parisienne :

« J’te crois, ma vieille ! »

Et tout le monde est descendu.

Il est quatre heures du soir.

Pour des gens fatigués par trois cent douze heures de voyage, ce n’est pas le moment d’aller courir la ville, que dis-je, les quatre villes emboîtées les unes dans les autres. D’ailleurs, j’ai le temps, mon séjour devant se prolonger durant quelques semaines au milieu de cette capitale.

L’essentiel, c’est de trouver un hôtel où l’on puisse loger d’une façon à peu près passable. Renseignements pris, il y a lieu de croire que l’Hôtel des Dix mille Songes, voisin de la gare, nous offrira un bien-être en rapport avec nos habitudes d’Occidentaux.

Quant à Mlle Zinca Klork, je remets au lendemain la visite que j’ai à lui faire. J’arriverai chez elle avant que la caisse ait été expédiée à son domicile, et trop tôt, hélas ! puisque ce sera pour lui apprendre la mort de son fiancé.

Le major Noltitz demeurera dans le même hôtel que moi. Je n’ai donc point à prendre congé de lui, ni de M. et Mme Caterna, qui comptent y rester une quinzaine de jours, avant de partir pour Shangaï. Quant à Pan-Chao et au docteur Tio-King, une voiture les attend pour les conduire au yamen habité par la famille du jeune Chinois. Mais nous nous reverrons. Des amis ne se séparent pas sur un simple adieu, et la poignée de main que je lui donne à la descente du wagon ne sera pas la dernière.

M. et Mrs. Ephrinell ne vont pas tarder à quitter la gare afin d’aller à leurs affaires, qui les obligent à chercher un hôtel dans le quartier commerçant de l’enceinte chinoise. Ils ne s’en iront pas, du moins, sans avoir reçu nos compliments. Aussi le major Noltitz et moi rejoignons-nous cet aimable couple, et les politesses d’usage sont réciproquement échangées.

« Enfin, dis-je à Fulk Ephrinell, les quarante-deux colis de la maison Strong Bulbul and Co. sont parvenus à bon port ! Mais il s’en est fallu de peu que l’explosion de notre locomotive ne vous ait cassé vos dents artificielles…

— Comme vous dites, monsieur Bombarnac, répond l’Américain, et mes dents l’ont échappé belle. Que d’aventures depuis notre départ de Tiflis !… Décidément, ce voyage a été moins monotone que je l’imaginais…

— Et puis, ajoute le major, vous vous êtes marié en route… si je ne me trompe !

Wait a bit ! réplique le Yankee d’un ton bizarre. Pardon… nous sommes pressés…

— Nous ne voulons pas vous retenir, monsieur Ephrinell, ai-je répondu, et à mistress Ephrinell comme à vous, vous nous permettrez de dire au revoir…

— Au revoir », répond cette Anglaise américanisée, plus sèche encore à l’arrivée qu’elle n’était au départ.

Puis, se retournant :

« Je n’ai pas le loisir d’attendre, monsieur Ephrinell…

— Ni moi, mistress », répond le Yankee.

Monsieur… mistress !… Allons ! on ne s’appelle déjà plus Fulk et Horatia !

Et alors, sans que l’un ait offert le bras à l’autre, tous deux franchissent la porte de sortie… J’ai comme une idée que le courtier a dû prendre à droite, tandis que la courtière prenait à gauche. Après tout, c’est leur affaire.

Restait mon numéro 8, sir Francis Trevellyan, le personnage muet, qui n’a pas dit un seul mot de toute la pièce, — je veux dire de tout le voyage. Je voudrais pourtant bien entendre le son de sa voix, ne fût-ce qu’une seconde.

Eh ! si je ne me trompe, il me semble que cette occasion va se présenter ici même.

En effet, le flegmatique gentleman est là, promenant son regard dédaigneux sur les wagons. Il vient de tirer un cigare de son étui en maroquin jaune. Mais, lorsqu’il secoue sa boîte d’allumettes, il s’aperçoit qu’elle est vide.

Précisément, mon cigare, — un excellent londrès de choix, — est allumé, et je le fume avec la satisfaction béate d’un amateur, et aussi le regret d’un homme qui n’en trouvera pas de pareil dans toute la Chine.

Sir Francis Trevellyan a vu la lueur qui brille au bout de mon cigare, et il s’avance vers moi.

Je pense qu’il va me demander du feu, ou plutôt « de la lumière », comme disent les Anglais, et j’attends le some light traditionnel.

Le gentleman se borne à tendre sa main, et, machinalement, je lui présente mon cigare.

Il le prend alors entre le pouce et l’index, il en fait tomber la cendre blanche, il y allume le sien, et alors je m’imagine que si je n’ai point entendu le some light, je vais entendre le thank you, sir !

Point ! Dès qu’il a humé quelques bouffées de son cigare, sir Francis Trevellyan jette nonchalamment le mien sur le quai. Puis, sans saluer, prenant sa gauche en véritable Londonien, il s’en va d’un pas mesuré, et quitte la gare.

Comment, vous n’avez rien dit ?… Non ! Je suis demeuré stupide… Il ne m’est venu ni une parole ni un geste… J’ai été complètement interloqué devant cette impolitesse ultra-britannique, tandis que le major Noltitz n’a pu retenir un franc éclat de rire.

Ah ! si je le retrouve, ce gentleman… Mais jamais plus je n’ai revu sir Francis Trevellyan de Trevellyan-Hall, Trevellyanshire !

Une demi-heure après, nous sommes installés à l’Hôtel des Dix mille Songes. Là, on nous sert un dîner confectionné suivant les règles de l’invraisemblable cuisine céleste. Le repas terminé, dès la deuxième veille — pour employer le langage chinois — couchés dans des lits trop étroits au milieu de chambres peu confortables, nous nous endormons, non du sommeil du juste, mais du sommeil des éreintés, — qui le vaut bien.

Je ne me suis pas réveillé avant dix heures, et peut-être aurais-je dormi toute la matinée, si la pensée ne m’était revenue que j’avais un devoir à remplir. Et quel devoir ! Me rendre à l’Avenue Cha-Coua, avant que livraison de la funeste caisse ait été faite à sa destinataire, Mlle Zinca Klork.

Je me lève donc. Ah ! si Kinko n’avait pas succombé, je serais retourné à la gare… j’aurais assisté, comme je le lui avais promis au déchargement du colis précieux… j’aurais veillé à ce qu’il fût arrimé comme il fallait sur le camion… je l’aurais accompagné jusqu’à l’avenue Cha-Coua… j’eusse même aidé à le transporter dans la chambre de Mlle Zinca Klork !… Et quelle double explosion de joie, lorsque le fiancé se serait élancé à travers le panneau pour tomber dans les bras de la jolie Roumaine…

Mais non ! Et lorsque cette caisse arrivera, elle sera vide, — vide comme un cœur dont tout le sang s’est échappé !

Je quitte l’Hôtel des Dix milles Songes vers onze heures, j’avise une de ces voitures chinoises qui ressemblent à des palanquins à roues, je donne l’adresse de Mlle Zinca Klork, et me voici en route.

On le sait, parmi les dix-huit provinces de la Chine, la province de Petchili est celle qui occupe la position la plus septentrionale. Formée de neuf départements, elle a pour capitale Pékin, autrement dit Chim-Kin-Fo, appellation qui signifie « ville du premier ordre obéissant au ciel ».

Je ne sais si cette capitale obéit réellement au ciel, mais elle obéit aux lois de la géométrie rectiligne. Il y a quatre villes, carrées ou rectangulaires, l’une dans l’autre : la ville chinoise qui contient la ville tartare, laquelle contient la ville jaune ou Houng-Tching, laquelle contient la Ville-Rouge ou Tsen-Kai-Tching, c’est-à-dire « la ville interdite ». Et, dans cette enceinte symétrique de six lieues, l’on compte plus de deux millions de ces habitants, Tartares ou Chinois, qu’on a appelés « les Germains de l’Orient », sans parler de quelques milliers de Mongols et de Tibétains.

Qu’il y ait un nombreux va-et-vient de passants à travers les rues, je m’en aperçois aux obstacles que ma voiture rencontre à chaque pas, des marchands ambulants, des charrettes pesamment chargées, des mandarins et leur suite bruyante. Et je ne parle pas de ces abominables chiens errants, moitié chacals, moitié loups, pelés et galeux, à l’œil faux, aux crocs menaçants, n’ayant d’autre nourriture que d’immondes détritus, et qui détestent les étrangers. Heureusement, je ne suis point à pied, je n’ai affaire ni dans la Ville-Rouge, où il est défendu de pénétrer, ni dans la ville jaune, ni même dans la ville tartare.

La ville chinoise forme un parallélogramme rectangle, divisé du nord au sud par la Grande-Avenue, allant de la porte Houng-Ting à la porte Tien, et traversée de l’est à l’ouest par l’avenue Cha-Coua, qui va de la porte de ce nom à la porte Couan-Tsa. Avec cette indication, rien de plus facile que de trouver la demeure de Mlle Zinca Klork, mais rien de moins commode que de se diriger, étant donné l’encombrement des rues de cette première enceinte.

Enfin, un peu avant midi, j’arrive à destination. La voiture s’arrête devant une maison de modeste apparence, qui est occupée par des artisans en chambre, et ainsi que l’indique l’enseigne, plus particulièrement par des étrangers.

C’est au premier étage, dont la fenêtre s’ouvre sur l’avenue, que loge la jeune Roumaine, laquelle, on ne l’a point oublié, après avoir appris son métier de modiste à Paris, est venue exercer à Pékin et possède déjà une certaine clientèle.

Je monte à ce premier étage. Je lis le nom de Mlle Zinca Klork sur une porte. Je frappe. On m’ouvre.

Me voici en présence d’une jeune fille tout à fait charmante, comme le disait Kinko. C’est une blonde de vingt-deux à vingt-trois ans, avec les yeux noirs du type roumain, une taille agréable, une physionomie gracieuse et souriante. En effet, n’a-t-elle pas été informée que le train du Grand-Transasiatique est en gare depuis la veille au soir en dépit des péripéties du voyage, et n’attend-elle pas son fiancé d’un instant à l’autre ?

Et moi, d’un mot, je vais éteindre cette joie, je vais souffler sur ce sourire…

Mlle Zinca Klork est très surprise de voir un étranger apparaître au seuil de sa porte. Comme elle a vécu plusieurs années en France, elle n’hésite pas à me reconnaître pour un Français, et demande ce qui lui procure l’avantage de me voir.

Il faut que je prenne garde à mes paroles, car je risquerais de la tuer, la pauvre enfant !

« Mademoiselle Zinca… dis-je.

— Vous savez mon nom ?… s’écrie-t-elle.

— Oui, mademoiselle… Je suis arrivé hier par le train du Grand-Transasiatique… »

La jeune fille pâlit, ses jolis yeux se troublent. Il est évident qu’elle a lieu de craindre… Kinko a-t-il été surpris dans sa caisse, la fraude a-t-elle été découverte… est-il arrêté… est-il en prison ?…

Je me hâte d’ajouter :

« Mademoiselle Zinca… certaines circonstances… m’ont mis au courant… du voyage d’un jeune Roumain…

— Kinko… mon pauvre Kinko… on l’a trouvé ?… répond-elle d’une voix tremblante.

— Non… non… dis-je en hésitant. Personne n’a su, si ce n’est moi… Et je lui ai rendu souvent visite dans le fourgon… la nuit… Nous sommes devenus deux compagnons… deux amis… Je lui portais quelques provisions…

— Oh ! merci, monsieur ! dit Mlle Zinca Klork en me prenant les mains. Avec un Français, Kinko était sûr de n’être point trahi, et même de recevoir assistance !… Merci… merci ! »

Je me sens de plus en plus effrayé de ce que j’ai la mission d’apprendre à cette jeune fille.

« Et personne n’a jamais soupçonné la présence de mon cher Kinko ?… me demande-t-elle.

— Personne.

— Que voulez-vous, monsieur, nous ne sommes pas riches… Kinko était sans argent… là-bas… à Tiflis… et je n’en avais pas encore assez pour lui envoyer le prix du voyage… Mais enfin le voici… il se procurera du travail, car c’est un bon ouvrier, et dès que nous pourrons rembourser la Compagnie…

— Oui… je sais… je sais…

— Et puis, nous allons nous marier, monsieur… Il m’aime tant, et je le lui rends bien !… C’est à Paris que nous avons fait connaissance, — deux pays comme vous dites là-bas… Il était si obligeant pour moi !… Alors, quand il a été de retour à Tiflis, je l’ai tant prié de venir qu’il a imaginé de s’enfermer dans une caisse… Le pauvre garçon, devait-il être mal !…

— Mais non, mademoiselle Zinca… mais non…

— Ah ! que je serai heureuse de payer le port de mon cher Kinko…

— Oui… payer le port…

— Cela ne peut tarder maintenant ?…

— Non… et dans l’après-midi… sans doute… »

Je ne sais plus que répondre.

« Monsieur, me dit Zinca Klork, nous devons nous marier, Kinko et moi, dès que les formalités seront remplies, et, si ce n’est pas abuser de votre complaisance, vous nous feriez plaisir et honneur en assistant à notre mariage.

— À votre mariage… assurément. Je l’ai promis à mon ami Kinko… »

Pauvre fille !… je ne puis la laisser dans cette situation. Il faut tout dire… tout.

« Mademoiselle Zinca… Kinko…

— C’est lui, monsieur, qui vous a prié de me prévenir de son arrivée ?…

— Oui… mademoiselle Zinca ! Mais… vous comprenez… Kinko est… assez fatigué… après un si long parcours…

— Fatigué ?…

— Oh ! ne vous effrayez pas !

— Est-ce qu’il serait malade ?…

— Oui… un peu… malade…

— Alors, je vais… Il faut que je le vois… Monsieur, je vous en supplie, accompagnez-moi à la gare…

— Non ! ce serait une imprudence, mademoiselle Zinca !… Restez ici… restez ! »

Zinca Klork me regarde fixement.

« La vérité, monsieur, la vérité ! dit-elle. Ne me cachez rien… Kinko…

— Oui… j’ai une triste nouvelle… à vous communiquer… »

Zinca Klork est défaillante… Ses lèvres tremblent… À peine peut-elle parler…

« Il a été découvert !… dit-elle. Sa fraude est connue !… On l’a arrêté…

— Plût au ciel qu’il n’en fût que cela !… Mademoiselle… nous avons eu des accidents… en route… Le train a failli périr… Une épouvantable catastrophe…

— Il est mort !… Kinko est mort ! »

La malheureuse Zinca tombe sur une chaise, et — pour employer la phraséologie imagée des Célestes — « ses larmes coulent comme la pluie par une nuit d’automne ». Jamais je n’ai rien vu de si lamentable ! Mais il ne faut pas la laisser en cet état, la pauvre fille !… Elle va perdre connaissance… Je ne sais où j’en suis… Je lui prends les mains… Je répète :

« Mademoiselle Zinca… mademoiselle Zinca… »

En ce moment, un gros tumulte se produit devant la maison. Des cris se font entendre, un brouhaha de foule les accompagne, et, au milieu de ce tumulte, une voix…

Grand Dieu… je ne me trompe pas !… c’est la voix de Kinko !… Je l’ai reconnue !… Suis-je dans mon bon sens ?…

Zinca Klork, qui s’est relevée, se précipite vers la fenêtre, elle l’ouvre et nous regardons tous les deux…

Un camion est arrêté au seuil de la porte. La caisse, avec ses multiples inscriptions : Haut, Bas, Fragile, Glaces, Craint l’humidité, est là… à demi brisée. Le camion venait d’être heurté par une charrette à l’instant où on déchargeait la caisse… Elle a glissé à terre… elle s’est défoncée… et Kinko a jailli comme un diable d’une boîte à surprise… mais vivant, bien vivant !…

Je ne puis en croire mes yeux !… Comment, mon jeune Roumain n’a pas péri dans l’explosion ?… Non ! Ainsi que je vais bientôt l’apprendre de sa bouche, ayant été jeté sur la voie à l’instant où la chaudière éclatait, il est d’abord resté inerte ; puis, sentant qu’il n’était pas blessé, — un vrai miracle ! — il s’est tenu à l’écart jusqu’au moment où il a pu rentrer dans le fourgon sans être aperçu. Quant à moi, j’en étais déjà sorti, et, après l’y avoir inutilement cherché, je ne pouvais douter qu’il eût été la première victime de la catastrophe.

Donc, ô ironie du sort ! — avoir accompli un parcours de six mille kilomètres sur le railway du Grand-Transasiatique, enfermé dans une boîte parmi les bagages, avoir échappé à tant de dangers, attaque de bandits, explosion de machine, et voici qu’un accident bête, le choc d’une charrette au milieu d’une rue de Pékin, fait perdre en un instant à Kinko tout le bénéfice de son voyage… frauduleux, soit ! mais vraiment si… Je ne trouve pas d’épithète digne de qualifier ce tour de force.

Le camionneur a poussé des cris à la vue de l’être vivant qui venait d’apparaître. En un instant, la foule s’est amassée, la fraude est découverte, les agents de police arrivent… Et que voulez-vous que fasse ce jeune Roumain qui ne sait pas un mot de chinois, et n’a pour s’expliquer que l’insuffisante langue des gestes ? Aussi ne parvient-il pas à se faire comprendre, et, d’ailleurs, quelle explication aurait-il pu donner ?…

Zinca Klork et moi, nous étions près de lui.

« Ma Zinca… ma chère Zinca ! s’écrie-t-il en pressant la jeune fille sur son cœur.

— Mon Kinko… mon cher Kinko ! répond-elle, tandis que ses larmes se mêlent aux siennes.

— Monsieur Bombarnac… dit le pauvre garçon, qui n’a plus d’espoir que dans mon intervention.

— Kinko, ai-je répondu, ne vous désolez pas, et comptez sur moi !… Vous êtes vivant, vous que nous croyions mort…

— Eh ! je n’en vaux guère mieux ! » murmure-t-il.

Erreur ! Tout vaut mieux que d’être mort, — même alors qu’on se voit menacé d’aller en prison, fût-ce une prison chinoise. Et c’est bien ce qui a eu lieu, malgré les supplications de la jeune fille auxquelles je joignis les miennes, sans parvenir à me faire comprendre, tandis que Kinko était entraîné par les agents de police à travers les rires et les huées de la foule…

Mais je ne l’abandonnerai pas… Non ! Dusse-je remuer ciel et terre, je ne l’abandonnerai pas !