J. Hetzel et Compagnie (p. 146-155).


XIV


Si les Russes avaient inutilement essayé, en 1870, de fonder à Tachkend une foire qui pût rivaliser avec celle de Nijni-Novgorod, cette tentative devait réussir quelque vingt ans plus tard. Actuellement, c’est chose faite, grâce à l’établissement du Transcaspien, qui raccorde Samarkande et Tachkend.

Et non seulement les marchands, avec leurs marchandises, se sont dirigés en foule vers cette ville, mais les pèlerins y affluent avec leur attirail de pèlerinage. Et ce sera une procession, que dis-je ? un exode bien autrement considérable à l’époque où les fidèles musulmans pourront se rendre à la Mecque en chemin de fer.

En attendant, nous sommes à Tachkend, et l’indicateur ne porte que deux heures et demie d’arrêt.

Pour sûr, je n’aurai pas le temps de visiter la ville, qui en vaut la peine. Mais, je l’avouerai, ces cités du Turkestan ont entre elles de nombreuses ressemblances, et qui a vu l’une a vu l’autre, à moins qu’on ne puisse aller jusqu’aux détails.

Après avoir traversé une campagne fertile, où se balancent d’élégantes quenouilles de peupliers, après avoir longé des champs hérissés de vigne, côtoyé des jardins où les arbres fruitiers abondent, notre train s’est arrêté à la ville neuve.

Chose inévitable, depuis la conquête russe, — je n’apprends rien au lecteur, — il existe toujours deux villes juxtaposées, à Tachkend comme à Samarkande, à Boukhara comme à Merv. Ici, la vieille cité a des rues tortueuses, des maisons de boue et d’argile, des bazars d’assez médiocre apparence, des caravansérails construits en briques séchées au soleil, quelques mosquées et des écoles aussi nombreuses que si le Czar les eût décrétées par un ukase, à l’imitation de ce qui s’est produit en France. Il est vrai, ce sont les écoliers qui font ici défaut, si ce ne sont pas les écoles.

Quant à la population de Tachkend, elle ne diffère pas sensiblement de celles que nous avons rencontrées sur les autres parties du Turkestan. Elle comprend des Sarthes, des Ousbèks, des Tadjiks, des Kirghizes, des Nogaïs, des Israélites, quelques Afghans et Indous, et — ce qui ne saurait étonner, — des Russes, lesquels sont là comme chez eux.

C’est peut-être à Tachkend que les Juifs sont réunis en plus grand nombre. D’ailleurs, c’est à partir du jour où cette ville eut passé sous l’administration moscovite, que leur situation s’améliora absolument. De cette époque date la pleine liberté civile et politique dont ils jouissent.

Je ne peux guère consacrer que deux heures à visiter la ville, et c’est ce que j’ai fait en reporter zélé. On n’a pas manqué de me voir flânant à travers le grand bazar, simple bâtisse en planches, où s’entassent les étoffes d’Orient, les tissus de soie, la vaisselle de métal, et des échantillons très variés de la production chinoise, entre autres des porcelaines d’une belle fabrication.

Par les rues du vieux Tachkend, on rencontre un certain nombre de femmes. Il va sans dire qu’il n’y a plus d’esclaves en ce pays, au grand déplaisir des Musulmans. À présent, la femme est libre — même en ménage.

« Aussi, me raconte le major Noltitz, un vieux Turkomène disait-il un jour : « C’en est fini de la puissance maritale, depuis qu’on ne peut plus battre sa femme, sans qu’elle vous menace du Czar ! C’est la destruction du mariage ! »

Je ne sais si le beau sexe est encore battu, mais l’un des époux sait à quoi il s’expose, quand il rosse l’autre. Le croirait-on ? ces singuliers Orientaux ne veulent pas voir un progrès dans cette défense de battre leurs femmes ! Peut-être se souviennent-ils que le Paradis Terrestre n’était pas très éloigné — un beau jardin entre le Tigre et l’Euphrate, à moins qu’il ne fût entre l’Amou et le Syr-Daria ? Peut-être n’ont-ils pas oublié que notre mère Ève habitait ce jardin préadamique, et que, si elle eût été un peu battue avant sa première faute, elle ne l’aurait sans doute pas commise… Enfin, n’insistons pas !

Je n’ai point entendu, comme cela est arrivé à Mme de Ujfalvy-Bourdon, la musique de l’endroit jouer Les Pompiers de Nanterre, au jardin de la résidence du gouverneur général. Non ! ce jour-là, on jouait Le Père la Victoire, et, pour ne pas être absolument nationaux, ces airs n’en sonnent pas moins agréablement à des oreilles françaises.

Nous avons quitté Tachkend à onze heures précises du matin. Le pays, à travers lequel s’allongent les rails du Grand-Transasiatique, est déjà plus accidenté. La plaine commence à onduler sous les premières ramifications du système orographique de l’est. Nous approchons du plateau de Pamir. Toutefois, la vitesse normale s’est maintenue durant ce trajet de cent cinquante kilomètres, qui nous sépare de Khodjend.

Une fois en route, ma pensée est revenue vers le brave Kinko. J’ai été touché jusqu’au fond du cœur de son petit roman d’amour. Ce fiancé qui s’expédie… cette fiancée qui paiera le port… Le major Noltitz, j’en suis certain, s’intéresserait à ces deux pigeons dont l’un est en cage ; il n’en voudrait pas trop au fraudeur de la Compagnie, il serait surtout incapable de le trahir… Aussi ai-je un vif désir de lui raconter par le détail mon expédition au fourgon de bagages… Mais ce secret ne m’appartient pas. Je ne dois rien faire qui puisse compromettre Kinko…

Je me tais donc, et, la nuit prochaine, si cela est possible, j’essaierai d’apporter quelques provisions à mon colis… disons mon colimaçon. Le jeune Roumain n’est-il pas dans sa boîte comme le colimaçon dans sa coquille — à cela près qu’il en peut sortir ?

Nous arrivons à Khodjend vers trois heures de l’après-midi. Le pays est fertile, verdoyant, soigneusement cultivé. C’est une succession de jardins potagers, qui paraissent convenablement entretenus, d’immenses prairies semées de trèfle dont on fait annuellement quatre ou cinq coupes. Les routes, avoisinant la ville, courent entre de longues rangées de vieux mûriers, qui amusent le regard avec leur grimaçante ramure.

Toujours les cités accouplées, l’ancienne et la nouvelle. À elles deux, qui ne comptaient que trente mille habitants en 1868, elles en possèdent actuellement de quarante-cinq à cinquante mille. Est-ce l’influence du voisinage qui produit ces accroissements de natalité ? Est-ce le prolifique exemple du Céleste-Empire qui embrase la province ? Non ! C’est le progrès des transactions commerciales, l’affluence des mercantis de toute origine sur les nouveaux marchés.

Notre halte à Khodjend a duré trois heures. J’ai donc fait ma visite reportérienne, en me promenant sur les bords du Syr-Daria. Ce cours d’eau, qui baigne le pied des hautes montagnes du Mogol-Taou, est traversé par un pont dont la section médiane offre passage aux embarcations d’un certain tonnage.

Le temps est très chaud. La ville étant protégée par son paravent de montagnes, les brises des steppes ne peuvent arriver jusqu’à elle, et c’est une des plus étouffantes du Turkestan.

J’ai rencontré M. et Mme Caterna, enchantés de leur excursion. Le trial me dit d’un ton de bonne humeur :

« Jamais je n’oublierai Khodjend, monsieur Claudius !

— Et pourquoi n’oublierez-vous jamais Khodjend, monsieur Caterna ?

— Vous voyez ces pêches ? répond-il en me montrant un lot de fruits qu’il tient à la main…

— Elles sont magnifiques…

— Et pas chères !… Un kilogramme pour quatre kopeks, c’est-à-dire douze centimes !

— Eh ! répondis-je, cela tient à ce que la pêche n’est pas rare en ce pays. C’est la pomme de l’Asie, et c’est une de ces pommes-là que madame Adam a croquée…

— Alors je l’excuse ! » s’écrie Mme Caterna, qui mordait à même une de ces savoureuses pêches.

Depuis Tachkend, le railway avait redescendu vers le sud dans la direction de Khodjend ; mais, à partir de cette ville, il remonte à l’est dans la direction de Kokhan. C’est à la station de Tachkend qu’il s’était le plus rapproché du Transsibérien, et un embranchement en construction doit bientôt le relier à la station de Semipalatinsk, — ce qui complétera, en les réunissant, les réseaux de l’Asie centrale et de l’Asie septentrionale.

Au delà de Kokhan, nous allons prendre franchement vers l’est, et courir par Marghelân et Och, à travers les gorges du plateau de Pamir, afin de franchir la frontière turkesto-chinoise.

À peine le train est-il en marche, que les voyageurs occupent le wagon-restaurant, où je ne remarque aucun nouveau venu. Nous ne devons prendre d’autres compagnons de voyage qu’à Kachgar. C’est là que la cuisine russe fera place à la cuisine céleste, et, bien que ce nom rappelle le nectar et l’ambroisie de l’Olympe, il est probable que nous perdrons au change.

Fulk Ephrinell est à sa place habituelle. Sans aller jusqu’à la familiarité, il est visible qu’une étroite intimité, fondée sur la ressemblance des goûts et des aptitudes, existe entre miss Horatia Bluett et le Yankee. Nul de nous ne met en doute que cela finisse par un mariage à l’arrivée du train. Tous deux auront eu leur roman en chemin de fer… Franchement, j’aime mieux celui de Kinko et de Zinca Klork… Il est vrai, la jolie Roumaine n’est pas là !

Nous sommes entre nous, et par « nous », j’entends mes numéros les plus sympathiques, le major, M. et Mme Caterna, le jeune Pan-Chao, qui riposte par des plaisanteries très parisiennes aux calembredaines du trial.

Le dîner est gai et bon. Nous apprenons alors quelle est la quatrième règle formulée par Cornaro, noble Vénitien, dans le but de déterminer la juste mesure du boire et du manger. Pan-Chao a poussé le docteur à ce sujet, et Tio-King lui répond avec un sérieux véritablement… bouddhique.

« Cette règle est fondée, dit-il, sur ce qu’on ne peut déterminer une même quantité de nourriture proportionnée à chaque tempérament, à cause de la différence des âges, des forces et des aliments de diverses sortes.

— Et pour votre tempérament, docteur ? demande M. Caterna, que vous faut-il ?

— Quatorze onces de solide ou de liquide…

— Par heure ?…

— Non, monsieur, par jour, répond Tio-King, et c’est à cette mesure que s’en tint l’illustre Cornaro dès l’âge de trente-six ans, ce qui lui laissa assez de force de corps et d’esprit pour écrire son quatrième traité à quatre-vingt-quinze ans, et pour vivre jusqu’à cent deux…

— En ce cas, redonnez-moi une cinquième côtelette ! » s’écrie Pan-Chao en éclatant de rire.

Rien de plus agréable que de causer devant une table bien servie ; mais n’oublions pas de compléter mes notes en ce qui concerne Kokhan. Nous ne devons y arriver qu’à neuf heures du soir, et il fera nuit. Aussi ai-je demandé au major de me fournir quelques renseignements sur cette ville, — la dernière de cette importance en Turkestan russe.

« Je le puis d’autant mieux, me répond le major, que j’y ai tenu garnison pendant quinze mois. Il est regrettable que vous n’ayez pas le temps de visiter cette cité, car elle est restée asiatique, et nous n’y avons pas encore accolé une ville moderne. Vous auriez vu là une place sans rivale en Asie, un palais de grand style, celui de l’ancien khan de Khoudaiar, situé sur un mamelon haut d’une centaine de mètres, et auquel le gouverneur a laissé son artillerie de fabrication sarthe. On le considère comme une merveille, et je vous certifie que c’est à bon droit. Vous perdez là une rare occasion d’utiliser les mots les plus colorés de votre langue, en décrivant la salle de réception transformée en église russe, un labyrinthe de chambres dont les parquets sont en bois précieux de Karagatch, le pavillon rosé où les étrangers reçoivent une hospitalité vraiment orientale, la cour intérieure d’ornementation mauresque qui rappelle les adorables fantaisies architecturales de l’Alhambra, les terrasses aux vues splendides, les pavillons du harem où les mille femmes du sultan, — cent de plus que Salomon, — vivaient en bon accord, les façades de dentelles, les jardins entonnellés de vignes séculaires… Voilà ce que vous auriez pu voir…

— Et ce que j’aurai vu par vos yeux, mon cher major. Mes lecteurs ne s’en plaindront pas. Je vous prie seulement de me dire s’il y a des bazars à Kokhan ?

— Une ville turkestane sans bazars, ce serait Londres sans docks ! répond le major.

— Et Paris sans théâtres ! s’écrie le trial.

— Oui, Kokhan possède des bazars, l’un, entre autres, sur le pont du Sokh, dont les deux bras traversent la ville, et dans lequel les plus beaux tissus de l’Asie se payent en tillahs d’or, qui valent trois roubles et soixante kopeks de notre monnaie.

— Je suis sûr, major, que vous allez me parler des mosquées après les bazars…

— Sans doute.

— Et des médressés ?…

— Assurément, monsieur le reporter ; mais ce sera pour vous apprendre que ces monuments ne valent ni les médressés ni les mosquées de Samarkande ou de Boukhara. »

J’ai mis à profit la complaisance du major Noltitz, et, grâce à lui, les lecteurs du XXe Siècle ne passeront point pendant la nuit à Kokhan. Je laisserai ma plume inonder de rayons solaires cette cité, dont je ne dois entrevoir que la vague silhouette.

Le dîner se prolonge assez tard, et se termine d’une façon inattendue par l’offre que nous fait l’aimable M. Caterna de « réciter un monologue ».

Je laisse à penser si l’offre fut acceptée avec empressement.

Notre train ressemble de plus en plus à une petite ville roulante. Elle a même son casino, ce dining-car où nous sommes réunis en ce moment. Et c’est ainsi que, sur la partie orientale du Turkestan, à quatre cents kilomètres du plateau de Pamir, au dessert d’un excellent repas servi dans un salon du Grand-Transasiatique, l’Obsession fut dite, avec un talent très fin, par M. Caterna, grand premier comique engagé au théâtre de Shangaï pour la saison prochaine.

l’obsession fut dite avec talent (page 153).
l’obsession fut dite avec talent (page 153).


« Monsieur, lui dit Pan-Chao, tous mes compliments bien sincères. J’ai déjà entendu Coquelin cadet…

— Un maître, monsieur, un maître !… répond M. Caterna.

— Dont vous approchez…

— Respectueusement… très respectueusement ! »

Les bravos prodigués à M. Caterna n’ont pas eu le don d’émouvoir sir Francis Trevellyan, qui s’est dépensé en exclamations onomatopéiques à propos du dîner qu’il a trouvé exécrable. Il ne s’est point amusé, — pas même « tristement », comme ses compatriotes le faisaient déjà il y a quatre cents ans, ainsi que l’a remarqué Froissait. D’ailleurs, personne ne prend plus garde aux récriminations de ce gentleman grognon.

Le baron Weissschnitzerdörfer, lui, n’a pas compris un seul mot de ce petit chef-d’œuvre, et, eût-il compris, il n’aurait pu apprécier cet échantillon de la « monologomanie parisienne ».

Quant au seigneur Faruskiar et à son inséparable Ghangir, il semble en dépit de leur réserve traditionnelle, que les mines surprenantes, les gestes significatifs, les intonations cocasses de M. Caterna, les aient intéressés dans une certaine mesure.

Le trial l’a remarqué, et il est très sensible à cette admiration muette. Aussi, en se levant de table, me dit-il :

« Il est magnifique, ce seigneur !… Quelle dignité !… Quelle prestance !… Quel type de l’extrême Orient !… J’aime moins son compagnon… un troisième rôle tout au plus ! Mais ce superbe Mongol, Caroline, le vois-tu dans Moralès des Pirates de la Savane ?

— Pas avec ce costume du moins ! ai-je répondu.

— Pourquoi pas, monsieur Claudius ? Un jour, à Perpignan, j’ai joué le colonel de Montéclin de la Closerie des Genêts en tenue d’officier japonais…

— Et ce qu’il a été applaudi ! » ajoute Mme Caterna.

Pendant le dîner, le train a dépassé la station de Kastakos, située au centre d’une région montagneuse. Le railway fait de nombreux détours en franchissant viaducs et tunnels, — ce que nous reconnaissons au roulement tapageur des wagons.

Peu de temps après, Popof dit que nous sommes sur les territoires du Ferganah, nom de l’ancien khanat de Kokhan, qui fut annexé à la Russie en 1876 avec les sept districts dont il se compose. Ces districts, où les Sarthes se trouvent en majorité, sont administrés par des préfets, des sous-préfets et des maires. Venez donc au Ferganah pour y trouver tous les rouages de la constitution de l’an VIII !

Au delà c’est encore une immense steppe qui s’étend devant notre train. Mme de Ujfalvy-Bourdon l’a très justement comparé à une table de billard, tant son horizontalité est parfaite. Seulement, ce n’est pas une bille d’ivoire qui roule à sa surface, c’est un express du Grand-Transasiatique avec une vitesse de soixante kilomètres à l’heure.

La station de Tchoutchaï laissée en arrière, nous entrons en gare de Khohan à neuf heures du soir. L’arrêt doit durer deux heures. Aussi descendons-nous sur le quai.

Au moment où je vais quitter la passerelle, je m’approche du major Noltitz, qui demande au jeune Pan-Chao :

« Est-ce que vous connaissiez ce mandarin Yen-Lou, dont on ramène le corps à Pékin ?…

— En aucune façon, major.

— Pourtant ce doit être un personnage considérable, à s’en rapporter aux honneurs qui lui sont rendus…

— C’est possible, répond Pan-Chao, mais nous avons tant de personnages considérables dans le Céleste-Empire !

— Et alors ce mandarin Yen-Lou ?…

— Je n’en ai jamais entendu parler. »

Pourquoi le major Noltitz a-t-il fait cette question au jeune Chinois, et à quelle préoccupation de son esprit répond-elle ?