Claudine à l’École/Partie 4

Société d'éditions littéraires et artistiques. Librairie Paul Ollendorff (p. 272-332).


La ville et l’école sont sens dessus-dessous. Si ça continue, je n’aurai plus le temps de rien raconter. Le matin nous arrivons en classe dès sept heures, et il s’agit bien de classe ! La Directrice a fait venir du chef-lieu des ballots énormes de papier de soie, rose, bleu-tendre, rouge, jaune, blanc ; dans la classe du milieu nous les éventrons, — les plus grandes constituées en commis principaux et allez, allez compter les grandes feuilles légères, les plier en six dans leur longueur, les couper en six bandes, et attacher ces bandes en petits monceaux qui sont portés au bureau de Mademoiselle. Elle les découpe sur les côtés, en dents rondes à l’emporte-pièce, Mlle Aimée les distribue ensuite à toute la première classe, à toute la seconde classe. Rien à la troisième, ces gosses trop petites gâcheraient le papier, le joli papier, dont chaque bande deviendra une rose chiffonnée et gonflée, au bout d’une tige en fil d’archal.

Nous vivons dans la joie ! Les livres et les cahiers dorment sous les pupitres fermés, et c’est à qui se lèvera la première pour courir tout de suite à l’École transformée en atelier de fleuristes.

Je ne paresse plus au lit, non, et je me presse tant d’arriver tôt que j’attache ma ceinture dans la rue. Quelquefois nous sommes déjà toutes réunies dans les classes quand ces demoiselles descendent enfin, et elles en prennent à leur aise aussi, au point de vue toilette ! Mademoiselle Sergent s’exhibe en peignoir de batiste rouge (sans corset, fièrement) ; sa câline adjointe la suit, en pantoufles, les yeux ensommeillés et tendres. On vit en famille ; avant-hier matin Mlle Aimée, s’étant lavé la tête, est descendue les cheveux défaits et encore humides, des cheveux dorés doux comme de la soie, assez courts, annelés mollement à l’extrémité ; elle ressemblait à un polisson de petit page, et sa Directrice, sa bonne Directrice, la buvait des yeux.

La cour est désertée ; les rideaux de serge, tirés, nous enveloppent d’une atmosphère bleue et fantastique. Nous nous mettons à l’aise, Anaïs quitte son tablier et retrousse ses manches comme une pâtissière ; la petite Luce, qui saute et court derrière moi tout le long du jour, a relevé en laveuse sa robe et son jupon, prétexte pour montrer ses mollets ronds et ses chevilles fragiles. Mademoiselle, apitoyée, a permis à Marie Belhomme de fermer ses livres ; en blouse de toile à rayures noires et blanches, l’air toujours un peu pierrot, elle voltige avec nous, coupe les bandes de travers, se trompe, s’accroche les pieds dans les fils d’archal, se désole et se pâme de joie dans la même minute, inoffensive et si douce qu’on ne la taquine même pas.

Mlle Sergent se lève et tire le rideau d’un geste brusque, du côté de la cour des garçons. On entend, dans l’école en face, des braiements de jeunes voix rudes et mal posées : c’est Monsieur Rabastens qui enseigne à ses élèves un chœur républicain. Mademoiselle attend un instant, puis fait un signe du bras, les voix se taisent là-bas, et le complaisant Antonin accourt, nu-tête, la boutonnière fleurie d’une rose de France.

— Soyez donc assez aimable pour envoyer deux de vos élèves à l’atelier, vous leur ferez couper ce fil d’archal en bouts de vingt-cinq centimètres.

— Incontinint, Mademoiselle. Vous travaillez toujours à vos fleurs ?

— Ce n’est pas fini de sitôt ; il faut cinq mille roses rien que pour l’école seule, et nous sommes encore chargées de décorer la salle du banquet !

Rabastens s’en va, courant nu-tête sous le soleil féroce. Un quart d’heure après, on frappe à notre porte, qui s’ouvre devant deux grands nigauds de quatorze à quinze ans ; ils rapportent les fils de fer, ne savent que faire de leurs longs corps, rouges et stupides, excités de tomber au milieu d’une cinquantaine de fillettes qui, les bras nus, le cou nu, le corsage ouvert, rient méchamment des deux gars. Anaïs les frôle en passant, j’accroche doucement à leurs poches des serpents de papier, ils s’échappent enfin, contents et malheureux, tandis que Mademoiselle prodigue des « Cht ! » qu’on écoute peu.

Avec Anaïs je suis plieuse et coupeuse, Luce empaquette et porte à la Directrice, Marie met en tas. À onze heures du matin, et à trois heures de l’après-midi, on laisse tout et on se groupe pour répéter l’Hymne à la Nature. Vers cinq heures, on s’attife un peu, les petites glaces sortent des poches ; des gamines de la deuxième classe, complaisantes, nous tendent leur tablier noir derrière les vitres d’une fenêtre ouverte ; devant ce sombre miroir nous remettons nos chapeaux, j’ébouriffe mes boucles, Anaïs rehausse son chignon affaissé, et l’on s’en va.

La ville commence à se remuer autant que nous ; songez donc, M. Jean Dupuy arrive dans six jours ! Les gars partent le matin dans des carrioles, chantant à pleine gorge et fouettant à tour de bras la rosse qui les traîne ; ils vont dans les bois de la commune — et dans les bois privés aussi, j’en suis sûre — « choisir » leurs arbres et les marquer ; des sapins surtout, des ormes, des trembles aux feuilles veloutées périront par centaines, il faut bien faire honneur à ce récent ministre ! Le soir, sur la place, sur les trottoirs, les jeunes filles chiffonnent des roses de papier et chantent pour attirer les gars qui viennent les aider. Grand Dieu, qu’ils doivent donc hâter la besogne ! Je vois ça d’ici, ils s’y emploient des deux mains.

Des menuisiers enlèvent les cloisons mobiles de la grande salle de la mairie où l’on banquètera ; une grande estrade pousse dans la cour. Le médecin-délégué-cantonal Dutertre fait de courtes et fréquentes apparitions, approuve tout ce qu’on édifie, tape sur les épaules des hommes, pince les mentons féminins, paye à boire et disparaît pour revenir bientôt. Heureux pays ! Pendant ce temps-là on ravage les bois, on braconne jour et nuit, on se bat dans les cabarets, et une vachère du Chêne-Fendu a donné son nouveau-né à manger aux cochons. (Au bout de quelques jours on a mis fin aux poursuites, Dutertre ayant réussi à prouver l’irresponsabilité de cette fille… On ne s’occupe déjà plus de l’affaire). Grâce à ce système-là il empoisonne le pays, mais il s’est constitué, de deux cents chenapans, des âmes damnées qui tueraient et mourraient pour lui. Il sera nommé député. Qu’importe le reste !

Nous, mon Dieu ! nous faisons des roses. Cinq ou six mille roses, ce n’est pas une petite affaire. La petite classe s’occupe tout entière à fabriquer des guirlandes de papier plissé, de couleurs tendres, qui flotteront un peu partout au gré de la brise. Mademoiselle craint que ces préparatifs ne soient pas terminés à temps, et nous donne à emporter chaque soir une provision de papier de soie et de fil de fer ; nous travaillons chez nous après dîner, avant dîner, sans repos ; les tables, dans toutes les maisons, s’encombrent de roses blanches, bleues, rouges, roses et jaunes, gonflées, raides et fraîches au bout de leurs tiges. Ça tient tant de place, qu’on ne sait où les mettre ; elles débordent partout, fleurissent en tas multicolores, et nous les rapportons le matin en bottes, avec l’air d’aller souhaiter la fête à des parents.

La Directrice, bouillonnante d’idées, veut encore faire construire un arc de triomphe à l’entrée des écoles ; les montants s’épaissiront de branches de pins, de feuillages échevelés, piqués de roses en foule. Le fronton portera cette inscription, en lettres de roses roses, sur un fond de mousse :

SOYEZ LES BIENVENUS !

C’est gentil, hein ?

Moi aussi, j’ai eu ma trouvaille : j’ai suggéré l’idée de couronner de fleurs le drapeau, c’est-à-dire nous.

— Oh ! oui, ont crié Anaïs et Marie Belhomme.

— Ça va. (Pour ce que ça nous coûte !) Anaïs, tu seras couronnée de coquelicots ; Marie tu te diadèmeras de bluets, et moi, blancheur, candeur, pureté, je mettrai…

— Quoi ? des fleurs d’oranger ?

— Je les mérite encore, Mademoiselle ! Plus que vous-même sans doute !

— Les lis te semblent-ils assez immaculés ?

— Tu m’arales ! Je prendrai des marguerites ; tu sais bien que le bouquet tricolore est composé de marguerites, de coquelicots, et de bluets. Allons chez la modiste.

D’un air dégoûté et supérieur, nous choisissons ; la modiste mesure notre tour de tête et nous promet « ce qui se fait de mieux ».

Le lendemain, nous recevons trois couronnes qui me navrent : des diadèmes renflés au milieu comme ceux des mariées de campagne ; le moyen d’être jolie avec ça ! Marie et Anaïs, ravies, essayent les leurs au milieu d’un cercle admirant de gosses ; moi, je ne dis rien, mais j’emporte mon ustensile à la maison où je le démolis commodément. Puis, sur la même armature de fil de fer, je reconstruis une couronne fragile, mince, les grandes marguerites en étoiles posées comme au hasard, prêtes à se détacher ; deux ou trois fleurs pendent en grappes près des oreilles, quelques-unes roulent par derrière dans les cheveux ; j’essaye mon œuvre sur ma tête ; je ne vous dis que ça ! Pas de danger que j’avertisse les deux autres !

Un surcroît de besogne nous arrive : les papillotes ! Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir. Apprenez qu’à Montigny une élève n’assisterait pas à une distribution de prix, à une solennité quelconque, sans être dûment frisée ou ondulée. Rien d’étrange à cela, certes, quoiques ces tire-bouchons raides et ces torsions excessives donnent plutôt aux cheveux l’aspect de balais irrités ; mais les mamans de toutes ces petites filles, couturières, jardinières, femmes d’ouvriers et boutiquières, n’ont pas le temps, ni l’envie, ni l’adresse de papilloter toutes ces têtes. Devinez à qui revient ce travail, parfois peu ragoûtant ? Aux institutrices et aux élèves de la première classe ! Oui, c’est fou, mais quoi, c’est l’habitude, et ce mot-là répond à tout. Une semaine avant les distributions de prix, des petites nous harcèlent et s’inscrivent sur nos listes. Cinq ou six pour chacune de nous, au moins ! Et pour une tête propre aux jolis cheveux souples, combien de tignasses grasses — sinon habitées !

Aujourd’hui nous commençons à papilloter ces gamines de huit à onze ans ; accroupies à nos pieds sur des petits bancs, ou par terre, elles nous abandonnent leurs têtes, et, comme bigoudis, nous employons des feuilles de nos vieux cahiers. Cette année, je n’ai voulu accepter que quatre victimes, et choisies dans les propres encore ; chacune des autres grandes frise six petites ! Besogne peu facile, car les filles de ce pays possèdent presque toutes des crinières abondamment fournies. À midi, nous appelons le troupeau docile ; je commence par une blondinette aux cheveux légers qui bouclent mollement, de façon naturelle.

— Comment ? qu’est-ce que tu viens faire ici ? avec des cheveux comme ça, tu veux que je te les frise ? C’est un massacre !

— Tiens ! mais bien sûr que je veux qu’on me frise ! Pas frisée, un jour de Prix, un jour de Ministre ? On n’aurait jamais vu ça !

— Tu seras laide comme quatorze péchés capitaux ! Tu auras des cheveux raides, une tête de loup.

— Ça m’est égal, je serai frisée, au moins.

Puisqu’elle y tient ! Et dire que toutes pensent comme celle-ci ! Je parie que Marie Belhomme elle-même…

— Dis donc, Marie, toi qui tirebouchonnes naturellement, je pense bien que tu restes comme tu es ?

Elle en crie d’indignation :

— Moi ? Rester comme ça ? Tu n’y songes pas ! J’arriverais à la distribution avec une tête plate !

— Mais moi, je ne me frise pas.

— Toi, ma chère, tu « boucles » assez serré, et puis tes cheveux font le nuage assez facilement… et puis on sait que tes idées ne sont jamais pareilles à celles des autres.

En parlant, elle roule avec animation — avec trop d’animation, — les longues mèches couleur de blé mûr de la fillette assise devant elle et ensevelie dans sa chevelure, — une broussaille d’où sortent parfois des gémissements pointus.

Anaïs malmène, non sans méchanceté, sa patiente, qui hurle.

— Aussi, elle a trop de cheveux, celle-là ! dit-elle en guise d’excuse. Quand on croit avoir fini on est à moitié ; tu l’as voulu, tu y es, tâche de ne pas crier !

On frise, on frise… le couloir vitré s’emplit des bruissements du papier plié qu’on tord sur les cheveux. Notre travail achevé, les gamines se relèvent en soupirant et nous exhibent des têtes hérissées de copeaux de papier, où l’on peut lire encore : « Problèmes… morale… duc de Richelieu… » Elles sont hideuses ! Pendant ces quatre jours, elles se promènent, ainsi fagotées, par les rues, en classe, sans honte. Puisqu’on vous dit que c’est l’habitude.

… On ne sait plus comment on vit ; tout le temps dehors, trottant n’importe où, portant ou rapportant des roses, quêtant — nous quatre, Anaïs, Marie, Luce et moi — réquisitionnant partout des fleurs, naturelles celles-là, pour orner la salle du banquet, nous entrons (envoyées par Mademoiselle qui compte sur nos jeunes frimousses pour désarmer les formalistes) chez des gens que nous n’avons jamais vus ; ainsi, chez Paradis, le receveur de l’enregistrement, parce que la rumeur publique l’a dénoncé comme le possesseur de rosiers nains en pots, de petites merveilles. Toute timidité perdue, nous pénétrons dans son logis tranquille et « Bonjour, Monsieur ! Vous avez de beaux rosiers, nous a-t-on dit, c’est pour les jardinières de la salle du banquet, vous savez bien, nous venons de la part, etc., etc. » Le pauvre homme balbutie quelque chose dans sa grande barbe, et nous précède armé d’un sécateur. Nous repartons chargées, des pots de fleurs dans les bras, riant, bavardant, répondant effrontément aux gars qui travaillent tous à dresser, au débouché de chaque rue, les charpentes des arcs de triomphe et nous interpellent : « Hé ! les gobettes, si vous avez besoin de quelqu’un, on vous trouverait encore ça… heullà t’y possible ! en v’là justement qui tombent ! Vous perdez quelque chose, ramassez-le donc ! » Tout le monde se connaît, tout le monde se tutoie…

Hier et aujourd’hui les gars sont partis à l’aube, dans des carrioles, et ne reviennent qu’à la tombée du jour, ensevelis sous les branches de buis, de mélèzes, de thuyas, sous des charretées de mousse verte qui sent le marais : et après ils vont boire, comme de juste. Je n’ai jamais vu en semblable effervescence cette population de bandits qui, d’ordinaire, se fichent de tout, même de la politique ; ils sortent de leurs bois, de leurs taudis, des taillis où ils guettent les gardeuses de vaches, pour fleurir Jean Dupuy ! C’est à n’y rien comprendre ! La bande à Louchard, six ou sept terribles vauriens dépeupleurs de forêts, passent en chantant, invisibles sous des monceaux de lierre en guirlandes, qui traînent derrière eux avec un chuchotement doux.

Les rues luttent entre elles, la rue du Cloître édifie trois arcs de triomphe, parce que la Grande Rue en promettait deux, un à chaque bout. Mais la Grande-Rue se pique au jeu et construit une merveille, un château moyen âge tout en branches de pin égalisées aux ciseaux, avec des tours en poivrières. La rue des Fours-Banaux, tout près de l’école, subissant l’influence artistico-champêtre de Mlle Sergent, se borne à tapisser complètement les maisons qui la bordent en branches chevelues et désordonnées, puis à tendre des lattes, d’une maison à l’autre et à couvrir ce toit de lierres retombants et enchevêtrés ; résultat : une charmille obscure et verte, délicieuse, où les voix s’étouffent comme dans une chambre étoffée ; les gens passent et repassent dessous par plaisir. Furieuse alors, la rue du Cloître perd toute mesure et relie l’un à l’autre ses trois arcs triomphaux par des faisceaux de guirlandes moussues, piquées de fleurs, pour avoir, elle aussi, sa charmille. Là-dessus, la Grande-Rue se met tranquillement à dépaver ses trottoirs, et dresse un bois, mon Dieu, oui, un vrai petit bois de chaque côté, avec de jeunes arbres déracinés et replantés. Il ne faudrait pas plus de quinze jours de cette émulation batailleuse pour que tout le monde s’entr’égorgeât.

Le chef-d’œuvre, le bijou, c’est notre École, ce sont nos Écoles. Quand tout sera fini, on ne verra pas transparaître un pouce carré de muraille sous les verdures, les fleurs et les drapeaux. Mademoiselle a réquisitionné une armée de gars ; les plus grands élèves, les sous-maîtres, elle dirige tout ça, les mène à la baguette, ils lui obéissent sans souffler. L’arc de triomphe de l’entrée a vu le jour ; grimpées sur des échelles, Mesdemoiselles et nous quatre avons passé trois heures à « écrire » en roses roses


SOYEZ LES BIENVENUS


au fronton, pendant que les gars se distrayaient à reluquer nos mollets. De là-haut, des toits, des fenêtres, de toutes les aspérités des murs, s’échappe et ruisselle un tel flot de branches, de guirlandes, d’étoffes tricolores, de cordages masqués sous le lierre, de roses pendantes, de verdures traînantes, que le vaste bâtiment semble, au vent léger, onduler de la base au faîte, et se balancer doucement. On entre à l’école en soulevant un rideau bruissant de lierre fleuri, et la féerie continue : des cordons de roses suivent les angles, relient les murs, pendent aux fenêtres ; c’est adorable.

Malgré notre activité, malgré nos invasions audacieuses chez les propriétaires de jardins, nous nous sommes vues sur le point de manquer de fleurs, ce matin. Consternation générale ! Des têtes papillotées se penchent, s’agitent autour de Mademoiselle qui réfléchit les sourcils froncés.

— Tant pis, il m’en faut ! s’écrie-t-elle. Toute l’étagère de gauche en manque, il faudrait des fleurs en pot. Les promeneuses, ici, tout de suite !

— Voilà, Mademoiselle !

Nous jaillissons, toutes quatre (Anaïs, Marie, Luce, Claudine), nous jaillissons du remous bourdonnant, prêtes à courir.

— Écoutez-moi. Vous allez trouver le père Caillavaut…

— Oh !!!…

Nous ne l’avons pas laissée achever. Dame, écoutez donc, le père Caillavaut est un vieil Harpagon, détraqué, mauvais comme la peste, riche démesurément, qui possède une maison et des jardins splendides, où personne n’entre que lui et son jardinier. Il est redouté comme fort méchant, haï comme avare, respecté comme mystère vivant. Et Mademoiselle voudrait que nous lui demandions des fleurs ! Elle n’y songe pas !

— … Ta ta ta ! on dirait que je vous envoie à l’abattoir ! Vous attendrirez son jardinier, et vous ne le verrez seulement pas, lui, le père Caillavaut. Et puis, quoi ? vous avez des jambes pour vous sauver, en tous cas ? Trottez !

J’emmène les trois autres qui manquent d’enthousiasme, car je me sens une envie ardente, mêlée d’une vague appréhension, de pénétrer chez le vieux maniaque. Je les stimule : « Allons, Luce, allons, Anaïs ! on va voir des choses épatantes, nous raconterons tout aux autres… vous savez, ça se compte, les personnes qui sont entrées chez le père Caillavaut ! »

Devant la grande porte verte, où débordent par dessus le mur des acacias fleuris et trop parfumés, aucune n’ose tirer la chaîne de la cloche. Je me pends après, déchaînant ainsi un tocsin formidable ; Marie a fait trois pas pour fuir, et Luce tressaillante se cache bravement derrière moi. Rien, la porte reste close. Une seconde tentative n’a pas plus de succès. Je soulève alors le loquet qui cède, et, comme des souris, une à une, nous entrons, inquiètes, laissant la porte entre-bâillée. Une grande cour sablée, très bien tenue, devant la belle maison blanche aux volets clos sous le soleil ; la cour s’élargit en un jardin vert, profond et mystérieux à cause des bosquets épais. Plantées là nous regardons sans oser bouger : toujours personne, et pas un bruit. À droite de la maison, les serres fermées et pleines de plantes merveilleuses. L’escalier de pierre s’évase doucement jusqu’à la cour sablée, chaque degré supporte des géraniums enflammés, des calcéolaires aux petits ventres tigrés, des rosiers nains qu’on a forcés à trop fleurir. L’absence évidente de tout propriétaire me rend courage : « Ah ! ça, viendra-t-on ? nous n’allons pas prendre racine dans les jardins de l’Avare-au-Bois-dormant !

— Chut ! fait Marie effrayée.

— Quoi, chut ? Au contraire, il faut appeler ! Hé, là-bas, Monsieur ! Jardinier !

Pas de réponse, silence toujours. Je m’avance contre les serres, et, le nez collé aux vitres, je cherche à deviner l’intérieur ; une espèce de forêt d’émeraude sombre, piquée de taches éclatantes, des fleurs exotiques, sûrement.

La porte est fermée.

— Allons-nous en, chuchote Luce mal à l’aise.

— Allons-nous en, répète Marie plus troublée encore. Si le vieux sortait de derrière un arbre !

Cette idée les fait s’enfuir vers la porte, je les rappelle de toute ma force.

— Que vous êtes cruches ! Vous voyez bien qu’il n’y a personne. Écoutez-moi : vous allez choisir chacune deux ou trois pots, des plus beaux sur l’escalier ; nous les emporterons là-bas, sans rien dire, et je crois que nous aurons un vrai succès !

Elles ne bougent pas, tentées, sûrement, mais craintives. Je m’empare de deux touffes de « sabots-de-Vénus » piquetés comme des œufs de mésange, et je fais signe que j’attends. Anaïs se décide à m’imiter, se charge de deux géraniums doubles, Marie imite Anaïs, Luce aussi, et toutes les quatre, nous marchons prudemment. Près de la porte la peur nous ressaisit, absurde, nous nous pressons comme des brebis dans l’ouverture étroite de la porte, et nous courons jusqu’à l’École, où Mademoiselle nous accueille avec des cris de joie. Toutes à la fois, nous racontons l’odyssée. La Directrice, étonnée, reste un instant perplexe, et conclut avec insouciance : « Bah ! nous verrons bien ! Ce n’est qu’un prêt, en somme, — un peu forcé. » Nous n’avons jamais, jamais, entendu parler de rien, mais le père Caillavaut a hérissé de tessons et de fers de lance ses murs ; (ce vol nous a valu une certaine considération, ici on se connaît en brigandage). Nos fleurs furent placées au premier rang, et puis, ma foi, dans le tourbillon de l’arrivée ministérielle, on oublia complètement de les rendre ; elles embellirent le jardin de Mademoiselle.

[Ce jardin est depuis pas mal de temps l’unique sujet de discorde entre Mademoiselle et sa grosse femme de mère ; celle-ci, restée tout à fait paysanne, bêche, désherbe, traque les escargots dans leurs derniers retranchements, et n’a pas d’autre idéal que de faire pousser des carrés de choux, des carrés de poireaux, des carrés de pommes de terre, — de quoi nourrir toutes les pensionnaires sans rien acheter, enfin. Sa fille, nature affinée, rêve de charmilles épaisses, de fleurs en buissons, de tonnelles enguirlandées de chèvrefeuille, — des plantes inutiles, quoi ! De sorte qu’on peut voir tantôt la mère Sergent donner des coups de pioche méprisants aux petits vernis du Japon, aux bouleaux pleureurs, tantôt Mademoiselle danser d’un talon irrité sur les bordures d’oseille et les ciboulettes odorantes. Cette lutte nous tord de joie. Il faut être juste et reconnaître aussi que, partout ailleurs qu’au jardin et à la cuisine, Mme Sergent s’efface complètement, ne paraît jamais en visite, ne donne pas son avis dans les discussions, et porte bravement le bonnet tuyauté.]

Le plus amusant, en ce peu d’heures qui nous reste, c’est d’arriver à l’École et de repartir à travers les rues méconnaissables, transformées en allées de forêt, en décors de parc, tout embaumées de l’odeur pénétrante des sapins coupés. On dirait que les bois qui cernent Montigny l’ont envahi, sont venus, presque, l’ensevelir… On n’aurait pas rêvé, pour cette petite ville perdue dans les arbres, une parure plus jolie, plus seyante… (je ne peux pourtant pas dire plus « adéquate », c’est un mot que j’ai en horreur.)

Les drapeaux, qui enlaidiront et banaliseront ces allées vertes, seront tous en place demain, et aussi les lanternes vénitiennes et les veilleuses de couleur. Tant pis !

On ne se gêne pas avec nous, les femmes et les gars nous appellent au passage : « Eh ! vous qui avez l’habitude, allons, venez nous ainder, un peu à piquer des roses !

On « ainde » volontiers, on grimpe aux échelles ; mes camarades se laissent — mon Dieu ! pour le ministre ! — chatouiller un peu la taille et quelquefois les mollets ; je dois dire que jamais on ne s’est permis ces facéties sur la fille du « Monsieur aux limaces. » Aussi bien, avec ces gars qui n’y songent plus la main tournée, c’est inoffensif et pas même blessant ; je comprends que les élèves de l’École se mettent au diapason. Anaïs permet toutes les libertés et soupire après les autres ; Féfed la descend de dessus l’échelle en la portant dans ses bras. Touchant, dit Zéro, lui fourre sous les jupes des branches de pin piquantes ; elle pousse des petits cris de souris prise dans une porte et ferme à demi des yeux pâmés, sans force pour même simuler une défense.

Mademoiselle nous laisse un peu reposer, de peur que nous ne soyons trop défraîchies pour le grand jour. Je ne sais pas d’ailleurs, ce qui resterait à faire, tout est fleuri, tout est en place ; les fleurs coupées trempent à la cave dans des seaux d’eau fraîche, on les sèmera un peu partout au dernier moment. Nos trois bouquets sont arrivés ce matin dans une grande caisse fragile ; Mademoiselle n’a pas voulu même qu’on la déclouât complètement, elle a enlevé une planche, soulevé un peu les papiers de soie qui enlinceulent les fleurs patriotiques, et la ouate d’où sortait une odeur mouillée : et tout de suite la mère Sergent a descendu à la cave la caisse légère où roulent des cailloux d’un sel que je ne connais pas, qui empêche les fleurs de se flétrir.

Soignant ses premiers sujets, la Directrice nous envoie, Anaïs, Marie, Luce et moi, nous reposer au jardin, sous les noisetiers. Affalées à l’ombre sur le banc vert, nous ne songeons pas à grand’chose ; le jardin bourdonne. Comme piquée par une mouche, Marie Belhomme sursaute et se met soudain à dérouler une des grosses papillotes qui grelottent depuis trois jours autour de sa tête.

— … s’tu fais ?

— Voir si c’est frisé, tiens !

— Et si ce n’était pas assez frisé ?

— Dame, j’y mettrais de l’eau ce soir en me couchant. Mais tu vois, c’est très frisé, c’est bien !

Luce imite son exemple et pousse un petit cri de déception :

— Ah ! C’est comme si je n’avais rien fait ! Ça tirebouchonne au bout, et rien du tout en haut, ou presque rien !

Elle a en effet de ces cheveux souples et doux comme de la soie, qui fuient et glissent sous les doigts, sous les rubans, et ne font que ce qu’ils veulent.

— C’est tant mieux, lui dis-je, ça t’apprendra. Te voilà bien malheureuse de n’avoir pas la tête comme un rince-bouteilles !

Mais elle ne se console pas, et comme leurs voix m’ennuient, je m’en vais plus loin me coucher sur le sable, dans l’ombre que font les marronniers. Je ne me sens pas trois idées nettes, la chaleur, la fatigue…

Ma robe est prête, elle me va bien… je serai jolie demain, plus que la grande Anaïs, plus que Marie : ce n’est pas difficile, ça fait plaisir tout de même. Je vais quitter l’école, papa m’enverra à Paris chez une tante riche et sans enfants, je ferai mon entrée dans le monde, et mille gaffes en même temps… Comment me passer de la campagne, avec cette faim de verdure qui ne me quitte guère ? Ça me paraît insensé de songer que je ne viendrai plus ici, que je ne verrai plus Mademoiselle, sa petite Aimée aux yeux d’or, plus Marie la toquée, plus Anaïs la rosse, plus Luce, gourmande de coups et de caresses… j’aurai du chagrin de ne plus vivre ici… Et puis, pendant que j’ai le temps, je peux bien me dire quelque chose : c’est que Luce me plaît, au fond, plus que je ne veux me l’avouer ; j’ai beau me répéter son peu de beauté vraie, sa câlinerie animale et traîtresse, la fourberie de ses yeux, n’empêche qu’elle possède un charme à elle, d’étrangeté, de faiblesse, de perversité encore naïve, — et la peau blanche, et les mains fines au bout des bras ronds, et les pieds mignons. Mais jamais, elle n’en saura rien ! Elle pâtit à cause de sa sœur que Mlle Sergent m’a enlevée de vive force. Plutôt que de lui rien avouer, je m’arracherais la langue !

Sous les noisetiers, Anaïs décrit à Luce sa robe de demain ; je me rapproche, en veine de mauvaiseté, et j’entends :

— Le col ? Il n’y en a pas, de col ! C’est ouvert en V devant et derrière, entouré d’une chicorée de mousseline de soie et fermé par un chou de ruban rouge…

— « Les choux rouges, dits choux frisés, demandent un terrain maigre et pierreux », nous enseigne l’ineffable Bérillon ; ça fera bien l’affaire, hein, Anaïs ? De la chicorée, des choux, c’est pas une robe, c’est un potager.

Mlle Claudine, si vous venez ici pour dire des choses aussi spirituelles, vous pouviez rester sur votre sable, on n’attendait pas après vous !

— Ne t’échauffe pas ; dis-nous comment est faite la jupe, de quels légumes on l’assaisonnera ? Je la vois d’ici, il y a une frange de persil autour !

Luce s’amuse de tout son cœur, Anaïs se drape dans sa dignité et s’en va ; comme le soleil baisse, nous nous levons aussi.

À l’instant où nous fermons la barrière du jardin, des rires clairs jaillissent, se rapprochent, et Mlle Aimée passe, courant, pouffant, poursuivie par l’étonnant Rabastens qui la bombarde de fleurs de glycines égrenées. Cette inauguration ministérielle autorise d’aimables libertés dans les rues, et à l’École aussi, paraît-il ! Mais Mlle Sergent vient derrière, pâlissante de jalousie et les sourcils froncés ; plus loin nous l’entendons appeler :

« Mlle Lanthenay, je vous ai demandé deux fois si vous aviez donné rendez-vous à vos élèves pour sept heures et demie ». Mais l’autre folle, ravie de jouer avec un homme et d’irriter son amie, court sans s’arrêter et les fleurs de glycine s’accrochent à ses cheveux, glissent dans sa robe… Il y aura une scène ce soir.

À cinq heures, ces demoiselles nous rassemblent à grand’peine, éparses que nous sommes dans tous les coins de la maison. La Directrice prend le parti de sonner la cloche du déjeuner, et interrompt ainsi un galop furieux que nous dansions Anaïs, Marie, Luce et moi, dans la salle du banquet, sous le plafond fleuri.

— Mesdemoiselles, crie-t-elle de sa voix des grands jours, vous allez rentrer chez vous tout de suite et vous coucher de bonne heure ! Demain matin, à sept heures et demie, vous serez toutes réunies ici, habillées, coiffées, de façon qu’on n’ait plus à s’occuper de vous ! On vous remettra des banderoles et des bannières ; Mlles Claudine, Anaïs et Marie prendront leurs bouquets. Le reste… vous le verrez quand vous y serez. Allez-vous en, n’abîmez pas les fleurs en passant par les portes, et que je n’entende plus parler de vous jusqu’à demain matin !

Elle ajoute :

— Mademoiselle Claudine, vous savez votre compliment ?

— Si je le sais ! Anaïs me l’a fait répéter trois fois aujourd’hui.

— Mais… et la distribution des prix ? risque une voix timide.

— Ah ! la distribution des prix, on la fera quand on pourra ! Il est probable d’ailleurs que je vous donnerai simplement les livres ici, et qu’il n’y aura pas cette année de distribution publique, à cause de l’inauguration.

— Mais… les chœurs, l’Hymne à la Nature ?

— Vous les chanterez demain, devant le ministre. Disparaissez !

Cette allocution a consterné pas mal de petites filles qui attendaient la distribution des prix comme une fête unique dans l’année ; elles s’en vont perplexes et pas contentes sous les arceaux de verdure fleurie.

Les gens de Montigny, fatigués et fiers, se reposent assis sur les seuils et contemplent leur œuvre ; les jeunes filles usent le reste du jour qui s’éteint à coudre un ruban, à poser une dentelle au bord d’un décolletage improvisé, pour le grand bal de la Mairie, ma chère !

Demain matin, au jour, les gars sèmeront la jonchée sur le parcours du cortège ; des herbes coupées, des feuilles vertes, mêlées de fleurs et de roses effeuillées. Et si le ministre Jean Dupuy n’est pas content, c’est qu’il sera trop difficile, zut pour lui !

Mon premier mouvement, en ouvrant ce matin les yeux, c’est de courir à la glace ; — dame, on ne sait pas, s’il m’était poussé une fluxion cette nuit ? Rassurée, je me toilette soigneusement : temps admirable, il n’est que six heures ; j’ai le temps de me fignoler. Grâce à la sécheresse de l’air, mes cheveux font bien « le nuage ». Petite figure toujours un peu pâlotte et pointue, mais, je vous assure, les yeux et la bouche ne sont pas mal. La robe bruit légèrement ; la jupe de dessus, en mousseline sans empois, ondule au rythme de la marche et caresse les souliers aigus. La couronne maintenant : Ah ! qu’elle va bien ! Une petite Ophélie toute jeunette, avec des yeux cernés si drôlement !… Oui, on me disait, quand j’étais petite, que j’avais des yeux de grande personne ; plus tard, c’étaient des yeux « pas convenables » ; on ne peut pas contenter tout le monde et soi-même. J’aime mieux me contenter d’abord…

L’ennui, c’est ce gros bouquet serré et rond, qui va m’enlaidir. Bah ! puisque je le refile à Son Excellence…

Toute blanche, je m’en vais, à l’École, par les rues fraîches ; les gars, en train de « joncher », crient de gros, d’énormes compliments à la « petite mariée » qui s’enfuit, sauvage.

J’arrive en avance, et pourtant je trouve déjà une quinzaine de gamines, des petites de la campagne environnante, des fermes lointaines ; c’est habitué à se lever à quatre heures en été. Risibles et attendrissantes, la tête énorme à cause des cheveux gonflés en tortillons raides, elles restent debout pour ne pas chiffonner leurs robes de mousselines, trop passées au bleu, qui se boursouflent, rigides, nouées à la taille par des ceintures groseille ou indigo ; et leurs figures hâlées paraissent toutes noires dans ce blanc. À mon arrivée, elles ont poussé un petit « ah ! » vite contenu, et se taisent maintenant, très intimidées de leurs belles toilettes et de leur frisure, roulant dans leurs mains gantées de fil blanc un beau mouchoir où leur mère a versé du « senti-bon ».

Ces demoiselles ne paraissent pas, mais, à l’étage supérieur, j’entends des petits pas courir… Dans la cour débouchent des nuages blancs, enrubannés de rose, de rouge, de vert et de bleu ; toujours et toujours plus nombreuses, les gamines arrivent, — silencieuses pour la plupart, parce que fort occupées à se toiser, à se comparer, et à pincer la bouche d’un air dédaigneux. On dirait un camp de Gauloises, ces chevelures flottantes, bouclées, crêpées, débordantes, presque toutes blondes… Une galopade dévale l’escalier, ce sont les pensionnaires, — troupeau toujours isolé et hostile — à qui les robes de communiantes servent encore ; derrière elles descend Luce, légère comme un angora blanc, gentille avec ses boucles molles et mobiles, son teint de rose fraîche. Ne lui faudrait-il, comme à sa sœur, qu’une passion heureuse pour l’embellir tout à fait ?

— Comme tu es belle, Claudine ! Et ta couronne n’est pas du tout pareille aux deux autres. Ah ! que tu es heureuse d’être si jolie !

— Mais, mon petit chat, sais-tu que je te trouve, toi, tout à fait amusante et désirable avec tes rubans verts ? Tu es vraiment un bien curieux petit animal ! Où est ta sœur et sa Mademoiselle ?

— Pas prêtes encore ; la robe d’Aimée s’attache sous le bras, tu penses ! C’est Mademoiselle qui la lui agrafe.

— Oui, ça peut durer quelque temps.

D’en haut, la voix de la sœur aînée appelle : « Luce, viens chercher les banderoles ! »

La cour s’emplit de petites et de grandes fillettes, et tout ce blanc, sous le soleil, blesse les yeux (D’ailleurs trop de blancs différents qui se tuent les uns et les autres).

Voici Liline, avec son sourire inquiétant de Joconde sous ses ondulations dorées, et ses yeux glauques ; — et cette jeune perche de « Maltide », couverte jusqu’aux reins d’une cascade de cheveux blé mûr ; — la lignée des Vignale, cinq filles de huit à quatorze ans, toutes secouant des tignasses foisonnantes, comme teintes au henné — Jeannette, petite futée aux yeux malins, marchant sur deux tresses aussi longues qu’elle, blond foncé, pesantes comme de l’or sombre, — et tant, et tant d’autres ; et sous la lumière éclatante ces oisons flamboient.

Marie Belhomme arrive, appétissante dans sa robe crème, rubans bleus, drôlette sous sa couronne de bluets. Mais, bon Dieu, que ses mains sont grandes sous le chevreau blanc !

Enfin, voici Anaïs, et je soupire d’aise à la voir si mal coiffée, en plis cassants, sa couronne de coquelicots pourpres trop près du front lui fait un teint de morte. Avec un touchant accord, Luce et moi, nous accourons au-devant d’elle, nous éclatons en concert de compliments : « Ma chère, ce que tu es bien ! Tu sais, ma chère, décidément, rien ne te va comme le rouge, c’est tout à fait réussi ! »

Un peu défiante d’abord, Anaïs se dilate de joie, et nous opérons une entrée triomphale dans la classe où les gamines, au complet maintenant, saluent d’une ovation le vivant drapeau tricolore.

Un religieux silence s’établit : nous regardons descendre ces demoiselles posément, marche à marche, suivies de deux ou trois pensionnaires chargées de légers drapeaux au bout de grandes lances dorées. Aimée, dame, je suis forcée de le reconnaître, on la mangerait toute vive, tant elle séduit dans sa robe blanche en mohair brillant (une jupe sans couture derrière, rien que cela !) coiffée de paille de riz et de gaze blanche. Petit monstre, va !

Et Mademoiselle la couve des yeux, moulée dans la robe noire, brodée de branches mauves, que je vous ai décrite. Elle, la mauvaise rousse, elle ne peut être jolie, mais sa robe la serre comme un gant, et, l’on ne voit que des yeux qui scintillent sous les bandes ardentes coiffées d’un chapeau noir extrêmement chic.

— Où est le drapeau ? demande-t-elle tout de suite.

Le drapeau s’avance, modeste et content de soi.

— C’est bien ! c’est… très bien ! Venez ici, Claudine… je savais bien que vous seriez à votre avantage. Et maintenant, séduisez-moi ce ministre-là !

Elle examine rapidement tout son bataillon blanc, range une boucle ici, tire un ruban là, ferme la jupe de Luce, qui bâillait, renfonce dans le chignon d’Aimée une épingle glissante, et ayant tout scruté de son œil redoutable, saisit le faisceau des fanions légers, qui portent en or des inscriptions variées : Vive la France ! Vive la République ! Vive la Liberté ! Vive le Ministre !… etc., en tout vingt drapeaux qu’elle distribue à Luce, aux Jaubert, à des élues qui s’empourprent d’orgueil, et tiennent la hampe comme un cierge, enviées des simples mortelles qui enragent. Nos trois bouquets noués de flots tricolores, on les tire précieusement de leur ouate comme des bijoux. Dutertre a bien employé l’argent des fonds secrets ; je reçois une botte de camélias blancs, Anaïs une de camélias rouges ; à Marie Belhomme échoit le gros bouquet de bluets larges et veloutés, — car la nature n’ayant point prévu les réceptions ministérielles, a négligé de produire des camélias bleus. Les petites se poussent pour voir, et des bourrades s’échangent déjà, ainsi que des plaintes aigres.

— Assez ! crie Mademoiselle. Croyez-vous que j’aie le temps de faire la police ? Ici, le drapeau ! Marie à gauche, Anaïs à droite, Claudine au milieu, et marchez, descendez dans la cour un peu vite ! Il ferait beau voir que nous manquions l’arrivée du train ! Les porteuses d’oriflammes, suivez, quatre par quatre, les plus grandes en tête…

Nous descendons le perron, nous n’entendons plus ; Luce et les plus grandes marchent derrière nous, les banderoles de leurs fanions claquent légèrement sur nos têtes ; suivies d’un piétinement de moutons nous passons sous l’arc de verdure… SOYEZ LES BIENVENUS !

Toute la foule qui nous attendait dehors, foule endimanchée, emballée, prête à crier « Vive n’importe quoi » ! pousse à notre vue un grand Ah ! de feu d’artifice. Fières comme de petits paons, les yeux baissés, et crevant de vanité dans notre peau, nous marchons doucement, le bouquet dans nos mains croisées, foulant la jonchée qui abat la poussière ; c’est seulement au bout de quelques minutes que nous échangeons des regards de côté et des sourires enchantés, tout épanouies.

— On a du goût[1] ! soupire Marie en contemplant les allées vertes où nous passons lentement, entre deux haies de spectateurs béants, sous les voûtes de feuillage qui tamisent le soleil laissant filtrer un jour faux et charmant de sous-bois.

— Je te crois qu’on est bien ! On dirait que la fête est pour nous !

Anaïs ne souffle mot, trop absorbée dans sa dignité, trop occupée de chercher, parmi la foule qui s’écarte devant nous, les gars qu’elle connaît et qu’elle pense éblouir. Pas belle aujourd’hui, pourtant, dans tout ce blanc, — non, pas belle ! mais ses yeux minces pétillent d’orgueil quand même. Au carrefour du Marché, on nous crie « Halte ! » Il faut nous laisser rejoindre par l’école des garçons, toute une file sombre qu’on a une peine infinie à maintenir en rangs réguliers ; les gamins nous semblent aujourd’hui fort méprisables, hâlés et gauches dans leurs beaux habits ; leurs grosses mains pataudes lèvent des drapeaux.

Pendant la halte, nous nous sommes retournées toutes les trois, en dépit de notre importance : derrière nous, Luce et ses congénères s’appuient belliqueusement aux hampes de leurs fanions ; la petite rayonne de vanité et se tient droite comme Fanchette quand elle fait la belle ; elle rit tout bas de joie, incessamment ! Et jusqu’à perte de vue, sous les arceaux verts, robes bouffantes et chevelures gonflées, s’enfonce et se perd l’armée des Gauloises.

« En marche ! » Nous repartons, légères comme des roitelets, nous descendons la rue du Cloître et nous franchissons enfin cette muraille verte, faite d’ifs taillés aux ciseaux, qui représente un château-fort ; et comme, sur la route, le soleil tape dur, on nous arrête dans l’ombre du petit bois d’acacias tout près de la ville ; nous attendrons là les voitures ministérielles. On se détend un peu.

— Ma couronne tient ? questionne Anaïs.

— Oui… juge toi-même.

Je lui passe une petite glace de poche, prudemment apportée, et nous vérifions l’équilibre de nos coiffures. La foule nous a suivies, mais, trop serrée dans le chemin, elle a éventré les haies qui le bordent, et piétine les champs sans souci du regain. Les gars en délire portent des bottes de fleurs, des drapeaux, et aussi des bouteilles ! (Parfaitement, car je viens d’en voir un s’arrêter, renverser la tête et boire au goulot d’un litre.)

Les dames de la « Société » sont restées aux portes de la ville, assises qui sur l’herbe, qui sur des pliants, toutes sous des ombrelles. Elles attendront là, c’est plus distingué ; il ne sied pas de montrer trop d’empressement.

Là-bas flottent des drapeaux sur les toits rouges de la gare, vers où court la foule ; et son tumulte s’éloigne, Mlle Sergent toute noire et son Aimée toute blanche, déjà essoufflées de nous surveiller et de trotter à côté de nous, en avant, en arrière, s’asseyent sur le talus, les jupes relevées par crainte de se verdir. Nous attendons debout, sans envie de parler, — je repasse dans ma tête le petit compliment un peu zozo, œuvre d’Antonin Rabastens, que je réciterai tout à l’heure :

Monsieur le Ministre,

Les enfants des écoles de Montigny, parés des fleurs de leur terre natale…

(Si jamais on a vu ici des champs de camélias, qu’on le dise !)

… viennent à vous pleins de reconnaissance…

Poum !!! une fusillade qui éclate à la gare met debout nos institutrices.

Les cris du populaire nous arrivent en rumeur assourdie qui grandit tout de suite et se rapproche, avec un bruit confus de clameurs joyeuses, de piétinements multiples et de galopades de chevaux… Toutes tendues, nous guettons le détour de la route… Enfin, enfin, débouche l’avant-garde : des gamins poussiéreux qui traînent des branches et braillent, puis des flots de gens, puis deux coupés qui miroitent au soleil, deux ou trois landaus d’où se lèvent des bras agitant des chapeaux… Nous n’avons plus que des yeux pour regarder… D’un trot ralenti les voitures se rapprochent, elles sont là, devant nous, avant que nous ayons eu le temps de nous reconnaître, quand s’ouvre à dix pas de nous la portière du premier coupé.

Un jeune homme en habit noir saute à terre et tend son bras sur lequel s’appuie le Ministre de l’Agriculture. Pas distinguée pour deux sous, l’Excellence, malgré le mal qu’elle se donne pour nous paraître imposante. Même, je le trouve un peu ridicule, ce rogue petit monsieur à ventre de bouvreuil, qui éponge son front quelconque, et ses yeux durs, et sa courte barbe roussâtre, car il dégoutte de sueur. Dame, il n’est pas vêtu de mousseline blanche, lui, et le drap noir sous ce soleil…

Une minute de silence curieux l’accueille, et tout de suite des cris extravagants de « Vive le Ministre ! Vive l’Agriculture ! Vive la République !… » M. Jean Dupuy remercie d’un geste étriqué, mais suffisant. Un gros monsieur, brodé d’argent, coiffé d’un bicorne, la main sur la poignée de nacre d’une petite épée, vient se placer à la gauche de l’illustre, un vieux général à barbiche blanche, haut et voûté, le flanque du côté droit. Et l’imposant trio s’avance, grave, escorté d’une troupe d’habits noirs, à cordons rouges, à brochettes, à Medjidiés. Entre des épaules et des têtes, je distingue la figure triomphante de cette canaille du Dutertre, acclamé par la foule qui le choie en tant qu’ami du ministre, en tant que futur député.

Je cherche des yeux Mademoiselle, je lui demande du menton et des sourcils : « Faut-il y aller du petit speech ? » Elle me fait signe que oui, et j’entraîne mes deux acolytes. Un silence surprenant s’établit soudain ; — mon Dieu ! Comment vais-je oser parler devant tout ce monde ? Pourvu que le sale trac ne m’étrangle pas ! — D’abord, bien ensemble, nous plongeons dans nos jupes, en une belle révérence qui fait faire « fuiiiiii » à nos robes, et je commence, les oreilles tellement bourdonnantes que je ne m’entends pas :

Monsieur le Ministre,

Les enfants des écoles de Montigny, parés des fleurs de leur terre natale, viennent à vous, pleins de reconnaissance…

Et puis, je m’affermis tout de suite et je continue, détaillant la prose où Rabastens se porte garant de notre « inébranlable attachement aux institutions républicaines », aussi tranquille, maintenant, que si je récitais, en classe, la Robe d’Eugène Manuel. D’ailleurs, le trio officiel ne m’écoute pas ; le Ministre songe qu’il meurt de soif, les deux autres grands personnages échangent tout bas des appréciations :

— Monsieur le Préfet, d’où sort donc ce petit portrait ?

— N’en sais rien, mon général, elle est gentille comme un cœur.

— Un petit primitif (lui aussi !) si elle ressemble à une fille du Fresnois, je veux qu’on me…

« Veuillez accepter ces fleurs du sol maternel ! » terminé-je en tendant mon bouquet à Son Excellence.

Anaïs, pincée comme toutes les fois qu’elle vise à la distinction, passe le sien au préfet, et Marie Belhomme, pourpre d’émoi, offre ses fleurs au général.

Le Ministre bredouille une réponse où je saisis les mots de « République… sollicitude du gouvernement… confiance dans l’attachement » ; il m’agace. Puis il reste immobile, moi aussi ; tout le monde attend, quand Dutertre se penchant à son oreille lui souffle « Faut l’embrasser, voyons ! »

Alors il m’embrasse, mais maladroitement (sa barbe rêche me pique). La fanfare du chef-lieu rugit la Marseillaise, et, faisant volte-face, nous marchons vers la ville, suivies des porte-fanions ; le reste des Écoles s’écarte pour nous laisser passer, et, devançant le cortège majestueux nous passons sous le « château-fort », nous rentrons sous les voûtes de verdure ; on crie, autour de nous, d’une manière aiguë, forcenée, nous ne semblons vraiment rien entendre ! Droites et fleuries, c’est nous trois qu’on acclame, autant que le ministre… Ah ! si j’avais de l’imagination, je nous verrais tout de suite les trois filles du roi, entrant avec leur père dans une « bonne ville » quelconque ; les gamines en blanc sont nos dames d’honneur, on nous mène au tournoi, où les preux chevaliers se disputeront l’honneur de… Pourvu que ces gars de malheur n’aient pas trop rempli d’huile, les veilleuses de couleur, dès ce matin ! Avec les secousses que donnent aux mâts les gamins grimpés et hurlants, nous serions propres ! Nous ne nous parlons pas, nous n’avons rien à nous dire, assez occupées de cambrer nos tailles à l’usage des gens de Paris, et de pencher la tête dans le sens du vent, pour faire voler nos cheveux…

On arrive dans la cour des écoles, on fait halte, on se masse, la foule reflue de tous côtés, bat les murs et les escalade. Du bout des doigts, nous écartons assez froidement les camarades trop disposées à nous entourer, à nous noyer ; on échange d’aigres « Fais donc attention ! — Et toi, fais donc pas tant ta sucrée ! on t’a assez remarquée depuis ce matin ! » La grande Anaïs oppose aux moqueries un silence dédaigneux ; Marie Belhomme s’énerve ; je me retiens tant que je peux d’ôter un de mes souliers découverts pour l’appliquer sur la figure de la plus rosse des Jaubert qui m’a sournoisement bousculée.

Le ministre, escorté du général, du préfet, d’un tas de conseillers, de secrétaires, de je ne sais pas bien quoi (je connais mal ce monde-là) qui fendent la foule, a gravi l’estrade et s’installe dans le beau fauteuil trop doré que le maire a tiré de son salon tout exprès. (Maigre consolation pour le pauvre homme cloué chez lui par la goutte en ce jour inoubliable !) Monsieur Jean Dupuy sue et s’éponge ; qu’est-ce qu’il ne donnerait pas pour être à demain ! Au fait, on le paye pour ça… Derrière lui, en demi-cercles concentriques, s’asseyent les conseillers généraux, le conseil municipal de Montigny… tous ces gens en nage, ça ne doit pas sentir très bon… Eh ! bien, et nous ? C’est fini, notre gloire ? On nous laisse là en bas, sans que personne nous offre seulement une chaise ? Trop fort ! « Venez, vous autres, on va s’asseoir. » Non sans peine nous nous ouvrons un passage jusqu’à l’estrade, nous le drapeau, et toutes les porte-fanions. Là, tête levée, je hèle à demi-voix Dutertre qui bavarde, penché au dossier de Monsieur le Préfet, tout au bord de l’estrade : « Monsieur ! Hé, Monsieur !… Monsieur Dutertre, voyons… Docteur ! » Il entend cet appel-là mieux que les autres et se penche souriant, montrant ses crocs : « C’est toi ! Qu’est-ce que tu veux ? Mon cœur ? Je te le donne ! » Je pensais bien qu’il était déjà ivre.

— Non, Monsieur, j’aimerais bien mieux une chaise pour moi et d’autres pour mes camarades. On nous abandonne là toutes seules, avec les simples mortelles, c’est navrant.

— Ça crie justice, tout simplement ! Vous allez vous échelonner, assises sur les degrés, que les populations puissent au moins se rincer l’œil, pendant que nous les embêterons avec nos discours. Montez toutes !

On ne se le fait pas répéter. Anaïs, Marie et moi nous grimpons les premières, avec Luce, les Jaubert, les autres porte-bannières derrière nous, embarrassées de leurs lances qui s’accrochent, s’enchevêtrent, et qu’elles tirent rageusement, les dents serrées et les yeux en dessous, parce qu’elles pensent que la foule s’amuse d’elles. Un homme — le sacristain — les prend en pitié et rassemble complaisamment les petits drapeaux qu’il emporte ; bien sûr, les robes blanches, les fleurs, les bannières, ont donné à ce brave homme l’illusion qu’il assistait à une Fête-Dieu un peu plus laïque et, obéissant à une longue habitude, il nous enlève nos cierges, je veux dire nos drapeaux, à la fin de la cérémonie.

Installées et trônantes, nous regardons la foule à nos pieds et les écoles devant nous, ces écoles aujourd’hui charmantes sous les rideaux de verdure, sous les fleurs, sous toute cette parure frissonnante qui dissimule leur aspect sec de casernes. Quant au vil peuple des camarades restées en bas debout, qui nous dévisage envieusement, se pousse du coude, et rit jaune, nous le dédaignons.

Sur l’estrade, on remue des chaises, on tousse, et nous nous détournons à demi pour voir l’orateur. C’est Dutertre, qui, debout au milieu, souple et agité, se prépare à parler, sans papier, les mains vides. Un silence profond s’établit. On entend, comme à la grand’messe, les pleurs aigus d’un mioche qui voudrait bien s’en aller, et, comme à la grand’messe, ça fait rire. Puis :

Monsieur le Ministre,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il ne parle pas plus de deux minutes ; son discours adroit et brutal, plein de compliments grossiers, de rosseries subtiles (dont je n’ai compris que le quart, probablement) est terrible contre le député et gentil pour tout le reste des humains ; pour son glorieux Ministre et cher ami — ils ont dû faire de sales coups ensemble — pour ses chers concitoyens, pour l’institutrice, « si indiscutablement supérieure, Messieurs, que le nombre des brevets, des certificats d’études obtenus par les élèves, me dispense de tout autre éloge ». (Mlle Sergent, assise en bas modestement, baisse la tête sous son voile), pour nous-même, ma foi : « fleurs portant des fleurs, drapeau féminin, patriotique et séduisant » Sous ce coup inattendu, Marie Belhomme perd la tête et se cache les yeux de sa main, Anaïs renouvelle de vains efforts pour rougir, et je ne peux pas m’empêcher d’onduler sur mes reins. La foule nous regarde et nous sourit, et Luce cligne vers moi.

« .... de la France et de la République ! »

Les applaudissements et les cris durent cinq minutes, violents à faire bzii dans les oreilles ; pendant qu’on se calme, la grande Anaïs me dit :

— Ma chère, tu vois Monmond ?

— Où donc ?… oui, je le vois. Eh ! bien, quoi ?

— Il regarde tout le temps la Joublin.

— Ça te donne des cors aux pieds ?

— Non, mais vrai ! Faut avoir de drôles de goûts ! Regarde-le donc ! Il la fait monter sur un banc, et il la soutient ! Je parie qu’il tâte si elle a les mollets fermes.

— Probable. Cette pauvre Jeannette, je ne sais pas si c’est l’arrivée du ministre qui lui donne tant d’émotion ! Elle est rouge comme tes rubans, et elle tressaille.

— Ma vieille, sais-tu à qui Rabastens fait la cour ?

— Non.

— Regarde-le, tu le sauras.

De vrai, le beau sous-maître considère obstinément quelqu’un… Et ce quelqu’un, c’est mon incorrigible Claire, vêtue de bleu pâle, dont les beaux yeux un peu mélancoliques se tournent complaisamment vers l’irrésistible Antonin. Bon ! Encore une fois pincée, ma sœur de lait ! Sous peu, j’entendrai des récits romanesques de rencontres, de joies, d’abandons… Dieu que j’ai faim !

— Tu n’as pas faim, Marie ?

— Si, un peu.

— Moi, je meurs d’inanition. Tu l’aimes, toi, la robe neuve de la modiste ?

— Non, je trouve que c’est criard. Elle croit que tant plus que ça se voit, tant plus que c’est beau. La mairesse a commandé la sienne à Paris, tu sais ?

— Ça lui fait une belle jambe ! Elle porte ça comme un chien habillé. L’horlogère met encore son corsage d’il y a deux ans.

— Tiens ! Elle veut faire une dot à sa fille, elle a raison, c’te femme !

Le petit père Jean Dupuy s’est levé et commence la réplique d’une voix sèche, avec un air d’importance tout à fait réjouissant. Heureusement, il ne parle pas longtemps. On applaudit, nous aussi tant que nous pouvons. C’est amusant, toutes ces têtes qui s’agitent, toutes ces mains qui battent en l’air, à nos pieds, toutes ces bouches noires qui crient. Et quel joli soleil là-dessus ! un peu trop chaud…

Remuement de chaises sur l’estrade, tous ces messieurs se lèvent, on nous fait signe de descendre, on mène manger le ministre, allons déjeuner !

Difficilement, ballottées dans la foule qui se pousse en remous contraires, nous finissons par sortir de la cour, sur la place où la cohue se des serre un peu. Toutes les petites filles blanches s’en vont, seules ou avec les mamans très fières qui les attendaient ; nous trois, aussi, nous allons nous séparer.

— Tu t’es amusée ? demande Anaïs.

— Sûr ! Ça s’est très bien passé, c’était joli !

— Eh ! bien moi, je trouve… Enfin je croyais que ce serait plus drôle… ça manquait un peu d’entrain, voilà !

— Tais-toi, tu me fais mal ! Je sais ce qui te manque, tu aurais voulu chanter quelque chose, toute seule sur l’estrade. La fête t’aurait tout de suite paru plus gaie.

— Va toujours, tu ne m’offenses pas ; on sait ce que ces compliments valent dans ta bouche !

— Moi, confesse Marie, jamais je ne me suis tant amusée. Oh ! ce qu’il a dit pour nous… Je ne savais plus où me musser !… À quelle heure revenons-nous ?

— À deux heures précises. Ça veut dire deux heures et demie ; tu comprends bien que le banquet ne sera pas fini avant. Adieu, à tout à l’heure.

À la maison, papa me demande avec intérêt :

— Il a bien parlé, Méline ?

— Méline ! Pourquoi pas Sully ? C’est Jean Du puy, voyons, papa !

— Oui, oui.

Mais il trouve sa fille jolie et se complaît à la regarder.

Après avoir déjeuné, je me relisse, je redresse les marguerites de ma couronne, je secoue la poussière de ma jupe de mousseline et j’attends patiemment deux heures, résistant de mon mieux à une forte envie de siester. Qu’il fera chaud là-bas, grand Dieu ! Fanchette, ne touche pas à ma jupe, c’est de la mousseline. Non, je ne te prends pas de mouches, tu ne vois donc pas que je reçois le Ministre ?

Je ressors ; les rues bourdonnent déjà et sonnent du bruit des pas qui, tous, descendent vers les écoles. On me regarde beaucoup, ça ne me déplaît pas. Presque toutes mes camarades sont déjà là quand j’arrive ; figures rouges, jupes de mousseline déjà froissées et aplaties, ça n’a plus le neuf de ce matin. Luce s’étire et bâille ; elle a déjeuné trop vite, elle a sommeil, elle a trop chaud, elle « se sent pousser des griffes ». Anaïs, seule, reste la même, aussi pâle, aussi froide, sans mollesse et sans émoi.

Ces demoiselles descendent enfin. Mlle Sergent, les joues cuites, gronde Aimée qui a taché le bas de sa jupe avec du jus de framboise ; la petite gâtée boude et remue les épaules, et se détourne sans vouloir voir la tendre prière des yeux de son amie. Luce guette tout cela, rage et se moque.

— Voyons, y êtes-vous toutes ? gronde Mademoiselle qui, comme toujours, fait éclater sur nos têtes innocentes ses rancunes personnelles.

— Tant pis, partons, je n’ai pas envie de faire le pied de… d’attendre une heure ici. En rangs, et plus vite que ça !

La belle avance ! Sur cette énorme estrade, nous piétinons longtemps, car le Ministre n’en finit pas de prendre son café et les accessoires. La foule moutonne en bas et nous regarde en riant, des faces suantes de gens qui ont beaucoup déjeuné. Ces dames ont apporté des pliants ; l’aubergiste de la rue du Cloître a posé des bancs qu’il loue deux sous la place, les gars et les filles s’y empilent et s’y poussent ; tous ces gens-là, gris, grossiers et rieurs, attendent patiemment en échangeant de fortes gaillardises, qu’ils s’envoient à distance avec des rires formidables. De temps en temps une petite fille blanche se fraie avec peine un passage jusqu’aux degrés de l’estrade, grimpe, se fait bousculer et reléguer aux derniers rangs par Mademoiselle, crispée de ces retards et qui ronge son frein sous sa voilette, — enragée davantage à cause de la petite Aimée qui joue de ses longs cils et de ses beaux yeux pour un groupe de calicots, venus de Villeneuve à bicyclette.

Un grand « Ah ! » soulève la foule vers les portes de la salle du banquet qui viennent de s’ouvrir devant le ministre plus rouge, plus transpirant encore que ce matin, suivi de son escorte d’habits noirs. On s’écarte sur son passage avec déjà plus de familiarité, des sourires de connaissance ; il resterait ici trois jours que le garde champêtre lui taperait sur le ventre, en lui demandant un bureau de tabac pour sa bru qui a trois enfants, la pauv’fille, et pas de mari.

Mademoiselle nous masse sur le côté droit de l’estrade, car le ministre et ses comparses vont s’asseoir sur ce rang de sièges, pour nous mieux entendre chanter. Ces messieurs s’installent ; Dutertre, couleur cuir de Russie, rit et parle trop haut, ivre, comme par hasard. Mademoiselle nous menace tout bas de châtiments effroyables si nous chantons faux, et allons-y de l’Hymne à la Nature !

Déjà l’horizon se colore
Des plus éclatantes lueurs ;
Allons, debout ; voici l’aurore !
Et le travail veut nos sueurs !

(S’il ne se contente pas des sueurs du cortège officiel, le travail, c’est qu’il est exigeant.)

Les petites voix se perdent un peu en plein air ; je m’évertue à surveiller à la fois la « seconde » et la « troisième ». M. Jean Dupuy suit vaguement la mesure en dodelinant de la tête, il a sommeil, il rêve au Petit Parisien. Des applaudissements convaincus le réveillent ; il se lève, s’avance et complimente gauchement Mlle Sergent qui devient aussitôt farouche, regarde à terre et rentre dans sa coquille… Drôle de femme !

On nous déloge, on nous remplace par les élèves de l’école des garçons, qui viennent braire un chœur imbécile :

Sursum corda ! sursum corda !
Haut les cœurs ! que cette devise
Soit notre cri de ralliement.
Éloignons tout ce qui divise
Pour marcher au but sûrement !
Arrière le froid égoïsme
Qui, mieux que les traîtres vendus,
Étouffe le patriotisme… etc. etc.

Après eux, la fanfare du chef-lieu « l’Amicale du Fresnois » vient tapager. C’est bien ennuyeux, tout ça ! Si je pouvais trouver un coin tranquille… Et puis, comme on ne s’occupe plus du tout de nous, ma foi, je m’en vais sans le dire à personne, je rentre à la maison, je me déshabille et je m’étends jusqu’au dîner. Tiens, je serai plus fraîche au bal, donc !

À neuf heures, je respire la fraîcheur qui tombe enfin, debout sur le perron. En haut de la rue, sous l’arc de triomphe, mûrissent les ballons de papier en gros fruits de couleur. J’attends, toute prête et gantée, un capuchon blanc sur le bras, l’éventail blanc aux doigts, Marie et Anaïs qui viendront me chercher… Des pas légers, des voix connues descendent la rue, ce sont elles… Je proteste :

— Vous n’êtes pas folles ! Partir à neuf heures et demie pour le bal ! Mais la salle ne sera pas seulement allumée, c’est ridicule !

— Ma chère, Mademoiselle a dit : « Ça commencera à huit heures et demie ; dans ce pays ils sont ainsi, on ne peut pas les faire attendre, ils se précipitent au bal sitôt la bouche essuyée ! » Voilà ce qu’elle a dit.

— Raison de plus pour ne pas imiter les gars et les gobettes d’ici ! Si les « habits noirs » dansent ce soir, ils arriveront vers onze heures, comme à Paris, et nous serons déjà défraîchies de danser ! Venez un peu dans le jardin avec moi.

Elles me suivent à contre-cœur dans les allées sombres où ma chatte Fanchette, comme nous en robe blanche, danse après les papillons de nuit, cabriolante et folle… Elle se méfie en entendant des voix étrangères et grimpe dans un sapin, d’où ses yeux nous suivent, comme deux petites lanternes vertes. D’ailleurs, Fanchette me méprise : l’examen, l’inauguration des écoles, — je ne suis plus jamais là, je ne lui prends plus de mouches, des quantités de mouches que j’enfilais en brochette sur une épingle à chapeau et qu’elle débrochait délicatement pour les manger, toussant parfois à cause d’une aile gênante arrêtée dans la gorge ; je ne lui donne plus que rarement du chocolat cru et des corps de papillons qu’elle adore, et il m’arrive d’oublier le soir de lui « faire sa chambre » entre deux Larousse. — Patience, Fanchette chérie ! J’aurai tout le temps de te tourmenter et de te faire sauter dans le cerceau, puisque hélas ! je ne retournerai plus à l’École…

Anaïs et Marie ne tiennent pas en place, ne me répondent que par des oui et non distraits, — les jambes leur fourmillent. Allons, partons donc puisqu’elles en ont tant envie ! « Mais vous verrez que ces demoiselles ne seront pas seulement descendues !

— Oh ! tu comprends, elles n’ont que le petit escalier intérieur à descendre pour se trouver dans la salle de bal ; elles jettent de temps en temps un coup d’œil par la petite porte, pour voir si c’est le vrai moment de faire leur entrée.

— Justement, si nous arrivons trop tôt, nous aurons l’air cruches, toutes seules avec trois chats et un veau dans cette grande salle !

— Oh ! que tu es ennuyeuse, Claudine ! tiens, s’il n’y a pas assez de monde, nous monterons chercher les pensionnaires par le petit escalier et nous redescendrons quand les danseurs seront arrivés !

— Comme ça, je veux bien.

Et moi qui redoutais le désert de cette grande salle ! Elle est plus qu’à demi pleine de couples qui tournoient, aux sons d’un orchestre mixte (juché sur l’estrade enguirlandée dans le fond de la salle), un orchestre composé de Trouillard et d’autres violoneux, pistons et trombones locaux, mêlés à des parcelles de l’Amicale du Fresnois, en casquettes galonnées. Tout ça souffle, racle et tape avec peu d’ensemble, mais énormément d’entrain.

Il faut nous frayer un passage à travers la haie des gens qui regardent et encombrent la porte d’entrée, ouverte à deux battants, car vous savez, le service d’ordre, ici !… C’est là que s’échangent les remarques désobligeantes et les caquets sur les toilettes des jeunes filles, sur les appareillages fréquents des mêmes danseurs et danseuses :

— Ma chère, montrer sa peau comme ça ! c’est une petite catiche !

— Oui, et montrer quoi ? des os !

— Quatre fois, quatre fois qu’elle danse de suite avec Monmond ! Si j’étais que de sa mère, je te la « resouperais[2] », je te l’enverrais se coucher, moi !

— Ces messieurs de Paris, ça danse pas comme par ici.

— Ça, c’est vrai ! On dirait que ça a peur de se casser, si peu que ça se remue. À la bonne heure, les gars d’ici, ils se donnent du plaisir sans regarder à leur peine !

C’est la vérité, encore que Monmond, brillant danseur se retienne de voltiger les jambes en X, « rapport à » la présence des gens de Paris. Beau cavalier, Monmond, et qu’on s’arrache ! Clerc de notaire, une figure de fille et des cheveux noirs bouclés, comment voulez-vous qu’on résiste ?

Nous opérons une entrée timide, entre deux figures de quadrille, et nous traversons posément la salle pour aller nous asseoir, trois petites filles bien sages, sur une banquette.

Je pensais bien, je voyais bien que ma toilette me seyait, que mes cheveux et ma couronne me faisaient une petite figure pas méprisable du tout, — mais les regards sournois, les physionomies soudainement figées des jeunes filles qui se reposent et s’éventent m’en rendent certaine, et je me sens mieux à mon aise. Je peux examiner la salle sans crainte.

Les « habits noirs », ah ! ils ne sont pas nombreux ! Tout le cortège officiel a pris le train de six heures ; adieu ministre, général, préfet et leur suite. Il reste juste cinq ou six jeunes gens, secrétaires quelconques, gentils d’ailleurs et de bonne façon, qui, debout dans un coin, paraissent s’amuser prodigieusement de ce bal comme, à coup sûr, ils n’en virent jamais. Le reste des danseurs ? Tous les gars et les jeunes gens de Montigny et des environs, deux ou trois en habit mal coupé, les autres en jaquette ; piètres accoutrements pour cette soirée qu’on a voulu faire croire officielle.

Comme danseuses rien que des jeunes filles, car, en ce pays primitif, la femme cesse de danser sitôt mariée. Elles se sont mises en frais, ce soir, les jeunesses ! Robes de gaze bleue, de mousseline rose, qui font paraître tout noirs ces teints vigoureux de petites campagnardes, cheveux trop lisses et pas assez bouffants, gants de fil blanc, et, quoi que prétendent les commères de la porte, pas assez de décolletage ; les corsages s’arrêtent trop tôt, là où ça devient blanc, ferme et rebondi.

L’orchestre avertit les couples de se joindre et, dans les coups d’éventail des jupes qui nous frôlent les genoux, je vois passer ma sœur de lait Claire, alanguie et toute gentille, aux bras du beau sous-maître Antonin Rabastens, qui valse avec furie, un œillet blanc à la boutonnière.

Ces demoiselles ne sont pas encore descendues (je surveille assidûment la petite porte de l’escalier dérobé, par où elles apparaîtront) quand un monsieur, un des « habits noirs » s’incline devant moi. Je me laisse emmener ; il n’est pas déplaisant, trop grand pour moi, solide, et il valse bien, sans trop me serrer, en me regardant d’en haut d’un air amusé.

Comme je suis bête ! Je n’aurais dû songer qu’au plaisir de danser, à la joie pure d’être invitée avant Anaïs qui lorgne mon cavalier d’un œil d’envie… et, de cette valse-là, je ne retire que du chagrin, une tristesse, niaise peut-être, mais si aiguë que je retiens mes larmes à grand’peine… Pourquoi ? Ah ! parce que… — non, je ne peux pas être sincère absolument, jusqu’au bout, je peux seulement indiquer… — je me sens l’âme tout endolorie, parce que, moi qui n’aime guère danser, j’aimerais danser avec quelqu’un que j’adorerais de tout mon cœur, parce que j’aurais voulu avoir là ce quelqu’un, pour me détendre à lui dire tout ce que je ne confie qu’à Fanchette ou à mon oreille (et même pas à mon journal), parce que ce quelqu’un-là me manque follement, et que j’en suis humiliée, et que je ne me livrerai qu’au quelqu’un que j’aimerai et que je connaîtrai tout à fait, des rêves qui ne se réaliseront jamais, quoi !

Mon grand valseur ne manque pas de me demander :

— Vous aimez la danse, Mademoiselle ?

— Non, Monsieur.

— Mais alors… pourquoi dansez-vous ?

— Parce que j’aime encore mieux ça que rien.

Deux tours en silence, et puis il reprend :

— Est-ce qu’on peut constater que vos deux compagnes vous servent admirablement de repoussoirs ?

— Oh ! mon Dieu, oui, on peut. Marie est pourtant assez gentille.

— Vous dites ?

— Je dis que celle en bleu n’est pas laide.

— Je… ne goûte pas beaucoup ce genre de beauté. Me permettez-vous de vous inviter dès maintenant pour la prochaine valse ?

— Je veux bien…

— Vous n’avez pas de carnet ?

— Ça ne fait rien ; je connais tout le monde ici, je n’oublierai pas.

Il me ramène à ma place et n’a pas plutôt tourné le dos qu’Anaïs me complimente par un « Ma chère ! » des plus pincés.

— Oui, c’est vrai qu’il est gentil, n’est-ce pas ? Et puis il est amusant à entendre parler, si tu savais !

— Oh ! on sait que tu as toutes les veines aujourd’hui ! Moi je suis invitée pour la prochaine, par Féfed.

— Et moi, dit Marie qui rayonne, par Monmond ! Ah ! voilà Mademoiselle !

En effet ; voilà même Mesdemoiselles. Dans la petite porte du fond de la salle elles s’encadrent tour à tour : d’abord la petite Aimée qui a mis seulement un corsage de soirée tout blanc, tout vaporeux, d’où sortent des épaules délicates et potelées, des bras fins et ronds ; dans les cheveux près de l’oreille, des roses blanches et jaunes avivent encore les yeux dorés — qui n’avaient pas besoin d’elles pour briller !

Mlle Sergent, toujours en noir, mais pailleté, très peu décolletée sur une chair ambrée et solide, les cheveux mousseux faisant ombre ardente sur la figure disgraciée et laissant luire les yeux, n’est pas mal du tout. Derrière elle, serpente la file des pensionnaires, blanches, en robes montantes, quelconques ; Luce accourt vers moi me raconter qu’elle s’est décolletée, « en rentrant le haut de son corsage » malgré l’opposition de sa sœur. Elle a bien fait.

Presque en même temps, Dutertre entre par la grande porte, rouge, excité et parlant trop haut.

À cause des bruits qui circulent en ville, on surveille beaucoup, dans la salle, ces entrées simultanées du futur député et de sa protégée. Ça ne fait pas un pli : Dutertre va droit à Mlle Sergent, la salue, et, comme l’orchestre commence une polka, il l’entraîne hardiment avec lui. Elle, rouge, les yeux demi clos, ne dit mot et danse, gracieusement, ma foi ! Les couples se reforment et l’attention se détourne.

La Directrice reconduite à sa place, le délégué cantonal vient à moi, — attention flatteuse, très remarquée. Il mazurke violemment, sans valser, mais en tournant trop, en me serrant trop, en me parlant trop dans les cheveux :

— Tu es jolie comme les amours !

— D’abord, Docteur, pourquoi me tutoyez-vous ? Je suis assez grande…

— Non, je vais me gêner ? Voyez-moi cette grande personne !… Oh ! tes cheveux et cette couronne ! J’aimerais tant te l’enlever !

— Je vous jure que ce n’est pas vous qui me l’enlèverez.

— Tais-toi, ou je t’embrasse devant tout le monde !

— Ça n’étonnerait personne, on vous en a vu faire tant d’autres.

— C’est vrai. Mais pourquoi ne viens-tu pas me voir ? Ce n’est que la peur qui te retient, tu as des yeux de vice !… Va, va je te rattraperai quelque jour ; ne ris pas, tu me fâcherais à la fin !

— Bah ! Ne vous faites pas si méchant, je ne vous crois pas.

Il rit en montrant les dents, et je pense en moi même : « Cause toujours : l’hiver prochain, je serai à Paris, et tu ne m’y rencontreras guère ! »

Après moi, il s’en va tourner avec la petite Aimée, tandis que Monmond, en jaquette d’alpaga, m’invite. Je ne refuse pas, ma foi non ! Pourvu qu’ils aient des gants, je danse très volontiers avec les gars du pays (ceux que je connais bien), qui sont gentils avec moi, à leur façon. Et puis je redanse avec mon grand « habit noir » de la première valse, jusqu’au moment où je souffle un peu pendant un quadrille, pour ne pas devenir rouge, et aussi parce que le quadrille me paraît ridicule. Claire me rejoint et s’assied, douce et languissante, attendrie, ce soir, d’une mélancolie qui lui sied. Je l’interroge :

— Dis donc, on parle beaucoup de toi, à propos des assiduités du beau sous-maître ?

— Oh ! tu crois ?… On ne peut rien dire, puis qu’il n’y a rien.

— Voyons ! tu ne prétends pas faire de cachotteries avec moi ?

— Dieu non ! mais c’est la vérité qu’il n’y a rien. Tiens, nous nous sommes rencontrés deux fois, celle-ci, c’est la troisième, il parle d’une façon captivante ! Et tout à l’heure il m’a demandé si je me promenais parfois le soir du côté de la Sapinière.

— On sait ce que ça veut dire. Tu vas répondre quoi ?

Elle sourit, sans parler, d’un air hésitant et convoiteur. Elle ira. C’est drôle, ces petites filles ! En voilà une qui, depuis l’âge de quatorze ans, jolie et douce, sentimentale et docile, se fait lâcher successivement par une demi-douzaine d’amoureux. Elle ne sait pas s’y prendre. Il est vrai que je ne saurais guère m’y prendre non plus, moi qui construis de si beaux raisonnements…

Un vague étourdissement me gagne, de tourner, et surtout de voir tourner. Presque tous les habits noirs sont partis, mais pas Dutertre qui tourbillonne avec emportement, dansant avec toutes celles qu’il trouve gentilles, ou seulement très jeunes. Il les entraîne, les roule, les pétrit et les laisse ahuries, mais extrêmement flattées. À partir de minuit, le bal devient de minute en minute plus familier ; les « étrangers » partis, on se retrouve entre amis, le public de la guinguette à Frouillard, les jours de fête, — seulement on est plus à l’aise dans cette grande salle gaiement décorée, et le lustre éclaire mieux que les trois lampes à pétrole du cabaretier. La présence du docteur Dutertre n’est pas pour intimider les gars, bien au contraire, et déjà Monmond ne contraint plus ses pieds à glisser sur le parquet. Ils volent, ses pieds, ils surgissent au-dessus des têtes, ou s’éloignent follement l’un de l’autre, en « grands écarts » prodigieux. Les filles l’admirent et pouffent dans leurs mouchoirs parfumés d’eau de Cologne à bon marché : « Ma chère, qu’il est tordant ! Il n’y en a pas un pareil ! »

Tout d’un coup, cet enragé passe, avec une brutalité de cyclone, emportant sa danseuse comme un paquet, car il a parié « un siau de vin blanc », payable au buffet installé dans la cour, qu’il « ferait » la longueur de la salle en six pas de galop ; on s’attroupe, on l’admire. Monmond a gagné, mais sa danseuse — Fifine Baille, une petite traînée qui porte en ville du lait et tout ce qu’on veut — le quitte furieuse, et l’injurie :

— Espèce de grande armelle[3] ! t’aurais pu aussi ben bréger ma robe ! Reviens m’inviter, je te resouperai !

L’assistance se tord, et les gars profitent du rassemblement pour pincer, chatouiller et caresser ce qu’ils trouvent à portée de la main. On devient trop gai, je vais bientôt aller me coucher. La grande Anaïs, qui a pu enfin conquérir un « habit noir » retardataire, se promène avec lui dans la salle, s’évente, rit haut en roucoulant, ravie de voir le bal s’animer et les gars s’exciter ; il y en aura au moins un qui l’embrassera dans le cou, ou ailleurs !

Où a bien pu passer Dutertre ? Mademoiselle a fini par acculer sa petite Aimée dans un coin et lui fait une scène de jalousie, redevenue, en quittant son beau délégué cantonal, impérieuse et tendre, l’autre écoute en secouant les épaules, les yeux au loin et le front têtu. Quant à Luce, elle danse éperdument, — « je n’en manque pas une » — passant de bras en bras sans s’essouffler ; les gars ne la trouvent pas trop jolie, mais quand ils l’ont invitée une fois, ils y reviennent, tant ils la sentent souple, petite, et blottie, et légère comme un flocon.

Mlle Sergent a disparu, à présent, peut-être vexée de voir sa favorite valser, malgré ses objurgations, avec un grand faraud blond qui la serre, qui l’effleure de ses moustaches et de ses lèvres, sans qu’elle bronche. Il est une heure, je ne m’amuse plus guère et je vais aller me coucher. Pendant l’interruption d’une polka (ici, la polka se danse en deux parties, entre lesquelles les couples se promènent à la queue-leu-leu autour de la salle, bras sur bras) j’arrête Luce au passage et la force à s’asseoir une minute :

— Tu n’en es pas fatiguée, de ce métier-là ?

— Tais-toi ! Je danserais pendant huit jours ! Je ne sens pas mes jambes…

— Alors, tu t’amuses bien ?

— Est-ce que je sais ? Je ne pense à rien, j’ai la tête engourdie, c’est tellement bon ! Pourtant j’aime bien quand ils me serrent… Quand ils me serrent et qu’on valse vite, ça donne envie de crier !

Qu’est-ce qu’on entend tout à coup ? Des piétinements, des piaillements de femme qu’on gifle, des injures criées… Est-ce que les gars se battent ? Mais non, ça vient de là-haut, ma parole ! Les cris deviennent tout de suite si aigus que la promenade des couples s’arrête ; on s’inquiète, et une bonne âme, le brave et ridicule Antonin Rabastens, se précipite à la porte de l’escalier intérieur, l’ouvre… le tumulte croît, je reconnais avec stupeur la voix de la mère Sergent, cette voix criarde de vieille paysanne qui hurle des choses épouvantables. Tous écoutent, figés sur place, dans un absolu silence, les yeux fixés sur cette toute petite porte d’où sort tant de bruit.

— Ah ! garce de fille ! tu ne l’as pas volé ! Hein, j’y ai t’y cassé mon manche à balai sur le dos, à ton cochon de médecin ! Hein, je te l’ai t’y flanquée c’te fessée ! Ah ! il y avait longtemps que je flairais quelque chose ! Non, non, ma belle, je ne me tairai pas, je m’en fiche, moi, des gens du bal ! Qu’ils entendent donc, ils entendront quelque chose de propre ! Demain matin, non, pas demain, tout de suite, je fais mon ballot, je couche pas dans une maison pareille, moi ! Saleté, t’as profité de ce qu’il était saoûl, hors d’état (sic) pour le mettre dans ton lit, ce fumellier-là ! [4] c’est donc ça que ton traitement avait r’augmenté, chienne en folie ! Si te t’avais fait tirer les vaches comme j’ai fait, t’en serais pas là ! Mais t’en porteras la peine, je le crierai partout, je veux qu’on te montre dans les rues, je veux qu’on rie de toi ! Il ne peut rien me faire, ton salaud de délégué cantonal malgré qu’il tutoie le minisse, j’y ai fichu une frottée qu’i s’en est sauvé, il a peur de moi ! Ça vient faire des cochonneries ici, dans une chambre que je borde le lit tous les matins, et ça s’enferme même pas ! Ça se sauve moitié en chemise, nu-pieds, que ses sales bottines y sont encore ! Tiens, les v’là, ses bottines, qu’on les voie donc !

On entend les chaussures jetées dans l’escalier, rebondissantes ; une retombe jusqu’en bas, sur le seuil, dans la lumière, une bottine vernie, toute luisante et fine. Personne n’ose y toucher. La voix exaspérée diminue, s’éloigne au long des corridors, dans les claquements des portes, s’éteint ; on se regarde alors, chacun n’en croyant pas ses oreilles. Les couples encore unis demeurent perplexes, aux aguets, et peu à peu des rires sournois se dessinent sur les bouches narquoises, courent en goguenardant jusque sur l’estrade où les musiciens se font du bon sang, tout comme les autres.

Je cherche des yeux Aimée, je la vois pâle comme son corsage, les yeux agrandis, fixés sur la bottine, point de mire de tous les regards. Un jeune homme s’approche charitablement d’elle, lui offrant de sortir un peu pour se remettre. Elle promène au tour d’elle des regards affolés, éclate en sanglots et se jette dehors en courant. (Pleure, pleure, ma fille, ces moments pénibles te feront trouver les heures de joie plus douces.) Après cette fuite, on ne se gêne plus pour s’amuser de meilleur cœur, échanger des coups de coude, des « T’as-t’y ben vu ça ! »

J’entends alors près de moi un fou rire, un rire perçant, suffocant, vainement étouffé dans un mouchoir : c’est Luce qui se tord sur une banquette, pliée en deux, pleurant de joie et, sur la figure, une telle expression de bonheur sans ombre, que le rire me gagne, moi aussi.

— Tu n’es pas folle, Luce, de rire comme ça ?

— Ah ! Ah !… oh ! laisse-moi,… c’est trop bon… ah ! je n’aurais jamais osé espérer ça ! ah ! ah ! je peux partir, j’ai du goût pour longtemps. Dieu, que ça fait du bien !…

Je l’emmène dans un coin pour la calmer un peu. Dans la salle, on bavarde ferme, et personne ne danse plus. Quel scandale, le matin venu !… Mais un violon lance une note égarée, les cornets à pistons et les trombones le suivent, un couple esquisse timidement un pas de polka, deux couples l’imitent, puis tous ; quelqu’un ferme la petite porte pour cacher la scandaleuse bottine, et le bal recommence, plus joyeux, plus échevelé d’avoir assisté à un spectacle tellement drôle, tellement inattendu ! Moi, je vais me coucher, pleinement heureuse de couronner par cette nuit mémorable mes années scolaires.

Adieu, la classe ; adieu, Mademoiselle et son amie : adieu, féline petite Luce et méchante Anaïs ! Je vais vous quitter pour entrer dans le monde ; — ça m’étonnera bien si je m’y amuse autant qu’à l’École.


FIN
  1. On s’amuse : locution spéciale au Fresnois.
  2. Resouper, châtier remettre dans le bon chemin.
  3. Invective intraduisible.
  4. Coureur de « fumelles ».