Claudine à l’École/Partie 2

Société d'éditions littéraires et artistiques. Librairie Paul Ollendorff (p. 127-183).

Dans la semaine de vacances imprévues que nous valut cette bagarre, je pris la rougeole, ce qui me contraignit à trois semaines de lit, puis à quinze jours de convalescence, et l’on m’a tenue en quarantaine pendant quinze jours de plus, sous prétexte de « sécurité scolaire ». Sans les livres et sans Fanchette, que serais-je devenue ! Ce que je dis là n’est pas gentil pour papa et pourtant il m’a soignée comme une limace rare ; persuadé qu’il faut donner à une petite malade tout ce qu’elle demande, il m’apportait des marrons glacés pour faire baisser ma température ! Fanchette s’est léchée de l’oreille à la queue, pendant une semaine, sur mon lit, jouant avec mes pieds à travers la couverture, et nichée dans le creux de mon épaule dès que je n’ai plus senti la fièvre. Je retourne à l’école, un peu fondue et pâlie, très curieuse de retrouver cet extraordinaire «  personnel enseignant ». J’ai eu si peu de nouvelles pendant ma maladie ! Personne ne venait me voir, pas plus Anaïs que Marie Belhomme, à cause de la contagion possible.

Sept heures et demie sonnent quand j’entre dans la cour de récréation, par cette fin de février douce comme un printemps. On accourt, on me fait fête ; les deux Jaubert me demandent soigneusement si je suis bien guérie avant de m’approcher. Je suis un peu étourdie de ce bruit. Enfin on me laisse respirer et je demande vite à la grande Anaïs les dernières nouvelles.

— Voilà ; Armand Duplessis est parti, d’abord.

— Révoqué ou déplacé, le pauvre Richelieu ?

— Déplacé seulement. Dutertre s’est employé à lui trouver un autre poste.

— Dutertre ?

— Dame oui ; si Richelieu avait bavardé, ça aurait empêché le délégué cantonal de passer jamais député. Dutertre a dit sérieusement dans la ville que le malheureux jeune homme avait eu un accès de fièvre chaude très dangereux, et qu’on l’avait appelé à temps, lui, médecin des écoles.

— Ah ! on l’a appelé à temps ? La Providence avait mis le remède à côté du mal… Et Mlle Aimée, déplacée aussi ?

— Mais non ! Ah ! pas de danger ! Au bout de huit jours, il n’y paraissait plus ; elle riait avec Mlle Sergent comme avant.

C’est trop fort ! L’étrange petite créature, qui n’a ni cœur ni cervelle, qui vit sans mémoire, sans remords et qui recommencera à enjôler un sous-maître, à batifoler avec le délégué cantonal, jusqu’à ce que ça casse encore une fois, et qui vivra contente avec cette femme jalouse et violente qui se détraque, elle, dans ces aventures. J’entends à peine Anaïs m’informer que Rabastens est toujours ici et qu’il demande souvent de mes nouvelles. Je l’avais oublié, ce pauvre gros Antonin !

On sonne, mais c’est dans la nouvelle école que nous rentrons maintenant, et l’édifice du milieu, qui relie les deux ailes, est bientôt achevé.

Mlle Sergent s’installe au bureau, tout luisant. Adieu les vieilles tables branlantes, tailladées, incommodes ; nous nous asseyons devant de belles tables inclinées, munies de bancs à dossier, de pupitres à charnières ; et l’on n’est plus que deux sur chaque banc : au lieu de la grande Anaïs, j’ai maintenant pour voisine… la petite Luce Lanthenay. Heureusement les tables sont extrêmement rapprochées et Anaïs se trouve près de moi sur une table parallèle à la mienne, de sorte que nous pourrons bavarder ensemble aussi commodément que jadis ; on a logé Marie Belhomme à côté d’elle ; car Mlle Sergent a placé intentionnellement deux « dégourdies » (Anaïs et moi), à côté de deux « engourdies » (Luce et Marie), pour que nous les secouions un peu. Sûr, que nous les secouerons ! Moi du moins, car je sens bouillir en moi des indisciplines comprimées pendant ma maladie. Je reconnais les lieux nouveaux, j’installe mes livres et mes cahiers, pendant que Luce s’assied et me regarde en coulisse, timidement. Mais je ne daigne pas lui parler encore ; j’échange seulement des réflexions sur la nouvelle école, avec Anaïs qui croque avidement je ne sais quoi, des bourgeons verts, il me semble.

— Qu’est-c’tu manges là, des vieilles pommes de crocs[1] ?

— Des bourgeons de tilleul, ma vieille. Rien de si bon que ça, c’est le moment, vers le mois de mars.

— Donne z’en un peu ?… Vrai, c’est très bon, c’est gommé comme du « coucou »[2]. J’en prendrai aux tilleuls de la cour. Et qu’est-ce que tu dévores encore d’inédit ?

— Heu ! rien d’étonnant, Je ne peux même plus manger de crayons Conté, ceux de cette année sont sableux, mauvais, de la camelote. En revanche le papier buvard est excellent. Y a aussi une chose bonne à mâcher, mais pas à avaler ; les échantillons de toile à mouchoirs, qu’envoient le Bon Marché et le Louvre.

— Pouah ! ça ne me dit rien… Écoute, jeune Luce, tu vas tâcher d’être sage et obéissante, à côté de moi ? Sinon, je te promets des taraudées et des pinçons, gare !

— Oui, Mademoiselle, répond la petite, pas trop rassurée, avec ses cils baissés sur ses joues.

— Tu peux me tutoyer. Regarde-moi, que je voie tes yeux ? C’est bien. Et puis, tu sais que je suis folle, on te l’a sûrement dit ; eh bien, quand on me contrarie, je deviens furieuse et je mords et je griffe, surtout depuis ma maladie. Donne ta main : tiens, voilà comment je fais.

Je lui enfonce mes ongles dans la main, elle ne crie pas et serre les lèvres.

— Tu n’as pas hurlé, c’est bien. Je t’interrogerai à la récréation.

Dans la seconde classe dont la porte reste ouverte, je viens de voir entrer Mlle Aimée, fraîche, frisée et rose, les yeux plus veloutés et plus dorés que jamais, avec son air malicieux et câlin. Petite gueuse ! Elle envoie un radieux sourire à Mlle Sergent qui s’oublie une minute à la contempler, et sort de son extase pour nous dire brusquement :

— Vos cahiers. Devoir d’histoire : La guerre de 70. Claudine, ajoute-t-elle plus doucement, pourrez-vous faire cette rédaction, quoique n’ayant pas suivi les cours de ces deux derniers mois ?

— Je vais essayer, Mademoiselle ; je ferai le devoir avec moins de développement, voilà tout.

J’expédie en effet un petit devoir, bref à l’excès, et, quand je suis arrivée vers la fin, je m’attarde et m’applique, faisant durer les quinze dernières lignes, pour pouvoir à mon aise guetter et fureter autour de moi. La Directrice, toujours la même, garde son air de passion concentrée et de bravoure jalouse. Son Aimée, qui dicte nonchalamment des problèmes dans l’autre classe, rôde et se rapproche tout en parlant. Tout de même, elle n’avait pas cette allure assurée et coquette de chatte gâtée, l’autre hiver ! Elle est maintenant le petit animal adoré, choyé, et qui devient tyrannique, car je surprends des regards de Mlle Sergent, l’implorant de trouver un prétexte pour venir près d’elle, et auxquels l’écervelée répond par des mouvements de tête capricieux et des yeux amusés qui disent non. La rousse, décidément devenue son esclave, n’y tient plus et va la trouver en demandant très haut : « Mlle Lanthenay, vous n’avez pas chez vous le registre des présences ? » Ça y est, elle est partie ; elles jacassent tout bas. Je profite de cette solitude où on nous laisse pour interviewer rudement la petite Luce.

— Ah ! ah ! laisse un peu ce cahier et réponds-moi. Y a-t-il un dortoir, là-haut ?

— Bien sûr, nous y couchons maintenant, les pensionnaires et moi.

— C’est bien, tu es une cruche ?

— Pourquoi ?

— Ça ne te regarde pas. Vous prenez toujours des leçons de chant le jeudi et le dimanche ?

— Oh ! on a essayé d’en prendre une sans vous… sans toi, je veux dire, mais ça n’allait pas du tout ; Monsieur Rabastens ne sait pas nous apprendre.

— Bien. Le peloteur est-il venu, pendant que j’étais malade ?

— Qui ça ?

— Dutertre.

— Je ne me rappelle plus… Si, il est venu une fois, mais pas dans les classes, et il n’est resté que quelques minutes à causer dans la cour avec ma sœur et Mademoiselle Sergent.

— Elle est gentille avec toi, la rousse ?

Ses yeux obliques noircissent :

— Non… elle me dit que je n’ai pas d’intelligence, que je suis paresseuse… que ma sœur a donc pris toute l’intelligence de la famille, comme elle en a pris la beauté… D’ailleurs, ça a toujours été la même chanson partout où j’étais avec Aimée ; on ne faisait attention qu’à elle, et moi on me rebutait…

Luce est près de pleurer, furieuse contre cette sœur plus « gente », comme on dit ici, qui la relègue et l’efface. Je ne la crois pas, du reste, meilleure qu’Aimée ; plus craintive et plus sauvage seulement, parce qu’habituée à rester seule et silencieuse.

— Pauvre gosse ! Tu as laissé des amies, là-bas où tu étais ?

— Non, je n’avais pas d’amies ; elles étaient trop brutales et riaient de moi.

— Trop brutales ? Alors, ça t’embête, quand je te bats, quand je te bouscule ?

Elle rit sans lever les yeux :

« Non, parce que je vois bien que vous… que tu ne fais pas ça méchamment, par brutalité… enfin que c’est quelque chose comme des farces, pas pour de vrai ; c’est comme quand tu m’appelles « cruche » je sais que c’est pour rire. Au contraire, j’aime bien avoir un peu peur, quand il n’y a pas de danger du tout.

Tralala ! Pareilles toutes deux ces petites Lanthenay, lâches, naturellement perverses, égoïstes et si dénuées de tout sens moral, que c’en est amusant à regarder. C’est égal, celle-ci déteste sa sœur, et je crois que je pourrai lui extirper une foule de révélations sur Aimée, en m’occupant d’elle, en la gavant de bonbons, et en la battant.

— Tu as fini ton devoir ?

— Oui, j’ai fini… mais je ne savais pas tout, j’aurai bien sûr une note pas fameuse.

— Donne ton cahier.

Je lis son devoir, très quelconque, et je lui dicte des choses oubliées ; je lui retape un peu ses phrases ; elle baigne dans la joie et la surprise, et me considère sournoisement, avec des yeux étonnés et ravis.

— Là, tu vois, c’est mieux comme ça… Dis donc, les garçons pensionnaires ont leur dortoir en face du vôtre ?

Ses yeux s’allument de malice :

— Oui, et le soir ils vont se coucher à la même heure que nous, exprès, et tu sais qu’il n’y a pas de volets aux fenêtres : alors les garçons cherchent à nous voir en chemise ; nous levons les coins des rideaux pour les regarder, et Mlle Griset a beau nous surveiller jusqu’à ce que la lumière soit éteinte, nous trouvons toujours moyen de lever un rideau tout grand, tout d’un coup, et ça fait que les garçons reviennent tout les soirs guetter.

— Eh bien ! vous avez le déshabillage gai, là-haut !

— Dame !

Elle s’anime et se familiarise. Mlle Sergent et Mlle Lanthenay sont toujours ensemble dans la seconde classe, Aimée montre une lettre à la rousse, et elles rient aux éclats, mais tout bas.

— Sais-tu où l’ex-Armand de ta sœur est allé cuver son chagrin, petite Luce ?

— Je ne sais pas. Aimée ne me parle guère des choses qui la regardent.

— Je m’en doutais. Elle a sa chambre aussi là-haut ?

— Oui ; la plus commode et la plus gentille des chambres de sous-maîtresses, bien plus jolie et plus chaude que celle de Mlle Griset. Mademoiselle y a fait mettre des rideaux à fleurs roses et du linoleum par terre, ma chère, et une peau de chèvre, et on a ripoliné le lit en blanc, Aimée a même voulu me faire croire qu’elle avait acheté ces belles choses sur ses économies. Je lui ai répondu : « Je demanderai à maman si c’est vrai ». Alors elle m’a dit : « Si tu en parles à maman, je te ferai renvoyer chez nous sous prétexte que tu ne travailles pas. » Alors, tu penses, je n’ai plus eu qu’à me taire.

— Houche ! Mademoiselle revient.

Effectivement, Mlle Sergent s’approche de nous, quittant son air tendre et riant pour sa figure d’institutrice :

— Vous avez fini, Mesdemoiselles ? Je vais vous dicter un problème de géométrie.

Des protestations douloureuses s’élèvent, demandant encore cinq minutes de grâce. Mais Mlle Sergent ne s’émeut pas de cette supplication, qui se renouvelle trois fois par jour, et commence tranquillement à dicter le problème. Le ciel confonde les triangles semblables !

J’ai soin d’apporter souvent des bonbons à dessein de séduire complètement la jeune Luce. Elle les prend sans presque dire merci, en remplit ses petites mains et les cache dans un ancien œuf à chapelet, en nacre. Pour dix sous de pastilles de menthe anglaise, trop poivrées, elle vendrait sa grande sœur et encore un de ses frères par-dessus le marché. Elle ouvre la bouche, aspire l’air pour sentir le froid de la menthe et dit : « Ma langue gèle, ma langue gèle » avec des yeux pâmés. Anaïs me mendie effrontément des pastilles, s’en gonfle les joues, et redemande précipitamment avec une irrésistible grimace de prétendue répugnance :

— « Vite, vite donne d’autres, pour ôter le goût, celles-là étaient flogres[3] ! »

Comme par hasard, tandis que nous jouons à la grue, Rabastens entre dans la cour, porteur de je ne sais quels cahiers-prétextes. Il feint une aimable surprise en me revoyant et profite de l’occasion pour me mettre sous les yeux une romance dont il lit les amoureuses paroles d’une voix roucoulante. Pauvre nigaud d’Antonin, tu ne peux plus me servir à rien, maintenant, et tu ne m’as jamais servi à grand’chose. C’est tout au plus si tu seras encore bon à m’amuser pendant quelque temps, et surtout à exciter la jalousie de mes camarades. Si tu t’en allais…

— Monsieur, vous trouverez ces demoiselles dans la classe du fond ; je crois les avoir aperçues qui descendaient, n’est-ce pas Anaïs ?

Il pense que je le renvoie à cause des yeux malins de mes compagnes, me lance un regard éloquent et s’éloigne. Je hausse les épaules aux « Hum ! » entendus de la grande Anaïs et de Marie Belhomme, et nous reprenons une émouvante partie de « tourne-couteau » au cours de laquelle la débutante Luce commet fautes sur fautes. C’est jeune, ça ne sait pas ! On sonne la rentrée.

Leçon de couture, épreuve d’examen ; c’est à dire qu’on nous fait exécuter les échantillons de couture demandés à l’examen, en une heure. On nous distribue de petits carrés de toile, et Mlle Sergent écrit au tableau, de son écriture nette, pleine de petits traits en forme de massue :

Boutonnière. — Dix centimètres de surjet. Initiale G. au point de marque. Dix centimètres d’ourlet à points devant. Je grogne devant cet énoncé, parce que la boutonnière, le surjet, je m’en tire encore, mais l’ourlet à points devant et l’initiale au point de marque, je ne les « perle » pas, comme le constate avec regret Mlle Aimée. Heureusement, je recours à un procédé ingénieux et simple : je donne des pastilles à la petite Luce qui coud divinement, et elle m’exécute un G mirifique. « Il se faut entr’aider ». (Justement nous avons commenté pas plus tard qu’hier cet aphorisme charitable).

Marie Belhomme confectionne une lettre G qui ressemble à un singe accroupi, et, bonne toquée, s’esclaffe devant son œuvre. Les pensionnaires, têtes penchées et coudes serrés, cousent en causant imperceptiblement, et échangent avec Luce de temps à autre, des regards éveillés du côté de l’école des garçons. Je soupçonne que, le soir, elles épient des spectacles amusants, du haut de leur blanc dortoir paisible.

Mlle Lanthenay et Mlle Sergent ont changé de bureau ; ici c’est Aimée qui surveille la leçon de couture, pendant que la Directrice fait lire les élèves de la seconde classe. La favorite est occuppée à écrire, en belle ronde, le titre d’un registre de présences, quand sa rousse l’interpelle de loin :

Mlle Lanthenay !

Qu’est-ce que tu veux ? crie étourdiment Aimée.

Silence de stupeur. Nous nous regardons toutes : la grande Anaïs commence à se serrer les côtes pour rire davantage ; les deux Jaubert penchent la tête sur leur couture ; les pensionnaires se donnent des coups de coude, sournoisement ; Marie Belhomme éclate d’un rire comprimé qui sonne en éternuement ; et moi, devant la figure consternée d’Aimée, je m’exclame tout haut :

— Ah ! elle est bien bonne !

La petite Luce rit à peine ; on voit qu’elle a déjà dû entendre de pareils tutoiements ; mais elle considère sa sœur avec des yeux narquois.

Mlle Aimée se retourne furieuse sur moi :

— Il peut arriver à tout le monde de se tromper, Mlle Claudine ! Et je fais mes excuses de mon inadvertance à Mlle Sergent.

Mais celle-ci, remise de sa secousse, sent bien que nous ne gobons pas l’explication, et hausse les épaules en signe de découragement devant la gaffe irrémédiable. Cela finit gaiement l’ennuyeuse leçon de couture. J’avais besoin de cet incident folâtre.

Après la sortie, à quatre heures, au lieu de m’en aller, j’oublie astucieusement un cahier et je reviens. Car je sais qu’à l’heure du balayage les pensionnaires montent de l’eau à tour de rôle dans leur dortoir ; je ne le connais pas encore, je veux le visiter, et Luce m’a dit : « Aujourd’hui, je suis d’eau ». À pas de chat, je grimpe là-haut, portant un broc plein en cas de rencontre fâcheuse. Le dortoir est blanc de murs et de plafond, meublé de huit lits blancs ; Luce me montre le sien, mais je m’en moque pas mal, de son lit ! Je vais tout de suite aux fenêtres qui, effectivement, permettent de voir dans le dortoir des garçons. Deux ou trois grands de quatorze à quinze ans y rôdent et regardent de notre côté ; sitôt qu’il nous ont aperçues, ils rient, font des gestes et désignent leurs lits. Tas de vauriens ! Avec ça qu’ils sont tentants ! Luce effarouchée, ou feignant de l’être, ferme la fenêtre précipitamment, mais je pense bien que le soir, à l’heure du coucher, elle affiche moins de bégueulerie. Le neuvième lit, au bout du dortoir est placé sous une sorte de dais qui l’enveloppe de rideaux blancs.

— Ça, m’explique Luce, c’est le lit de la surveillante. Les sous-maîtresses de semaine doivent se relayer pour coucher tour à tour dans notre dortoir.

— Ah ! Alors, c’est tantôt ta sœur Aimée, tantôt Mlle Griset ?

— Dame… ça devrait être ainsi… mais jusqu’à présent, c’est toujours Mlle Griset,… je ne sais pas pourquoi.

— Ah ! tu ne sais pas pourquoi ? Tartufe !

Je lui donne une bourrade dans l’épaule ; elle se plaint, sans conviction. Pauvre Mlle Griset !

Luce continue à me mettre au courant :

— Le soir, Claudine, tu ne peux pas te figurer comme on s’amuse quand on se couche. On rit, on court en chemise, on se bat à coups de traversins. Il y en a qui se cachent derrière les rideaux pour se déshabiller parce qu’elles disent que ça les gêne ; la plus vieille, Rose Raguenot, se lave si mal que son linge est gris au bout de trois jours qu’elle le porte. Hier, elles m’ont caché ma robe de nuit, et j’ai failli rester toute nue dans le cabinet de toilette, heureusement Mlle Griset est arrivée ! Et puis on se moque d’une, tellement grasse qu’elle est obligée de se poudrer d’amidon un peu partout pour ne pas se couper. Et Poisson, que j’oubliais, qui met un bonnet de nuit qui la fait ressembler à une vieille femme, et qui ne veut se déshabiller qu’après nous dans le cabinet de toilette. Ah ! on rit bien, va !

Le cabinet de toilette est sommairement meublé d’une grande table recouverte de zinc sur laquelle s’alignent huit cuvettes, huit savons, huit paires de serviettes, huit éponges, tous les objets pareils, le linge matriculé à l’encre indélébile. C’est proprement tenu.

Je demande :

— Est—ce que vous prenez des bains ?

— Oui, et c’est encore quelque chose de drôle, va ! Dans la buanderie neuve, on fait chauffer de l’eau plein une grande cuve à vendanges, grande comme une chambre. Nous nous déshabillons toutes et nous nous fourrons dedans pour nous savonner.

— Toutes nues ?

— Dame, comment ferait-on pour se savonner, sans ça ? Rose Raguenot ne voulait pas, bien sûr parce qu’elle est trop maigre. Si tu la voyais, ajoute Luce en baissant la voix, elle n’a presque rien sur les os, et c’est tout plat sur sa poitrine, comme un garçon ! Jousse, au contraire, c’est comme une nourrice, ils sont gros comme ça ! Et celle qui met un bonnet de nuit de vieille, tu sais, Poisson, elle est velue partout comme un ours, et elle a les cuisses bleues.

— Comment bleues ?

— Oui, bleues, comme quand il gèle et qu’on a la peau bleue de froid.

— Ça doit être engageant !

— Non, pour sûr ! Si j’étais garçon, ça ne me ferait pas grand’chose de me baigner avec elle !

— Mais elle, ça lui ferait peut-être plus d’effet, de se baigner avec un garçon ?

Nous pouffons ; mais je bondis en entendant le pas et la voix de Mlle Sergent dans le corridor. Pour ne pas me faire pincer, je me blottis sous le dais réservé à la seule Mlle Griset ; puis le danger passé, je me sauve et je dégringole, en criant tout bas à Luce : « Au revoir ».

Ce matin, qu’il fait bon, dans ce cher pays ! Que mon joli Montigny se chauffe gaiement, par ce printemps précoce et chaud ! Dimanche dernier et jeudi, j’ai déjà couru les bois délicieux, tout pleins de violettes, avec ma sœur de lait, ma douce Claire, qui me racontait ses amourettes… son « suiveux » lui donne des rendez-vous au coin de la Sapinière, le soir, depuis que le temps est doux. Qui sait si elle ne finira pas par faire des bêtises ! Mais ce n’est pas ce qui la tente : pourvu qu’on lui débite des paroles choisies, qu’elle ne comprend pas très bien, pourvu qu’on l’embrasse, qu’on se mette à ses genoux, que ça se passe comme dans les livres enfin, ça lui suffit parfaitement.

Dans la classe, je trouve la petite Luce affalée sur une table, sanglotant à s’étrangler. Je lui lève la tête de force et je vois ses yeux gros comme des œufs, tant elle les a tamponnés.

— Oh ! vrai ! Tu n’es pas très belle comme ça ! Qu’est-ce qu’il y a, petite ? Pourquoi chougnes-tu ?

— Elle… m’a… elle… m’a battue !

— Ta sœur, au moins ?

— Ouiii !

— Qu’est-ce que tu lui avais fait ?

Elle se sèche un peu et raconte :

— Voilà, je n’avais pas compris mes problèmes, alors je ne les avais pas faits ; ça l’a mise en colère, alors elle m’a dit que j’étais une buse, que c’était bien la peine que notre famille paie ma pension, que je la dégoûtais, et tout ça. Alors je lui ai répondu : « Tu m’embêtes à la fin » ; alors elle m’a battue, giflée sur la figure, elle est mauvaise comme la gale, je la déteste…

Nouveau déluge.

— Ma pauvre Luce, tu es une oie ; il ne fallait pas te laisser battre, il fallait lui jeter au nez son ex-Armand…

Les yeux subitement effarés de la petite me font retourner ; j’aperçois Mlle Sergent qui nous écoute sur le seuil. Patatras ! qu’est-ce qu’elle va dire ?

— Mes compliments, Mlle Claudine, vous donnez à cette enfant de jolis conseils…

— Et vous de jolis exemples !

Luce est terrifiée de ma réponse. Moi, ça m’est bien égal, les yeux de braise de la Directrice scintillant de colère et d’émotion ! Mais cette fois, trop fine pour s’emballer, elle secoue la tête et dit seulement :

« Il est heureux que le mois de juillet approche, Mlle Claudine ; vous sentez, n’est-ce pas, que je peux de moins en moins vous garder ici ?

— Il me semble. Mais, vous savez, c’est faute de s’entendre, nos rapports ont été mal engagés.

— Allez en récréation, Luce », dit-elle sans me répondre.

La petite ne se le fait pas répéter deux fois, elle sort en courant et en se mouchant. Mlle Sergent continue :

— C’est bien votre faute, je vous assure. Vous vous êtes montrée pleine de mauvais vouloir pour moi, à mon arrivée, et vous avez repoussé mes avances, car je vous en ai fait, bien que ce ne fût pas mon rôle. Vous m’aviez pourtant paru assez intelligente et assez jolie pour m’intéresser, moi qui n’ai ni sœur ni enfant…

(Du diable si j’aurais jamais pensé… ! On ne peut pas me déclarer plus nettement que j’eusse été « sa petite Aimée » si j’avais voulu. Eh bien ! non, ça ne me dit rien, même rétrospectivement. Pourtant, c’est de moi que Mlle Lanthenay serait jalouse, à cette heure-ci… Quelle comédie !)

— C’est vrai, Mademoiselle. Mais, fatalement, ça aurait mal tourné tout de même, à cause de Mlle Aimée Lanthenay ; vous avez mis une telle ardeur à… conquérir son amitié, et à détruire celle qu’elle pouvait me porter !

Elle détourne les yeux :

— Je n’ai pas cherché, comme vous le prétendez, à détruire… Mlle Aimée aurait pu vous continuer ses leçons d’anglais sans que je l’en empêchasse…

— Ne dites donc pas ça ! Je ne suis pas encore idiote, et il n’y a que nous deux ici ! J’en ai été longtemps furieuse, désolée même, parce que je suis presque aussi jalouse que vous… Pourquoi l’avez-vous prise ? J’ai eu tant de peine, oui, là, soyez contente, j’ai eu tant de peine !… Mais j’ai vu qu’elle ne tenait pas à moi, à qui tient-elle ? J’ai vu aussi qu’elle ne valait réellement pas cher : ça m’a suffi. J’ai pensé que je ferais assez de bêtises sans commettre celle de vouloir l’emporter sur vous. Voilà. Maintenant tout ce que je désire, c’est qu’elle ne devienne pas trop la petite souveraine de cette École, et qu’elle ne tourmente pas exagérément cette petite, sa sœur qui, au fond, ne vaut pas mieux qu’elle, ni moins, je vous assure… Je ne raconte rien chez nous jamais, de ce que je peux voir ici ; je ne reviendrai plus après les vacances, et je me présenterai au brevet parce que papa se figure qu’il y tient, et qu’Anaïs serait trop contente si je ne passais pas l’examen. Vous pouvez me laisser tranquille jusque-là, je ne vous tourmente guère maintenant…

Je pourrais parler longtemps, je crois, elle ne m’écoute plus. Je ne lui disputerai pas sa petite, c’est tout ce qu’elle a entendu ; elle regarde en dedans, suit une idée, et se réveille pour me dire, subitement redevenue Directrice, au sortir de cette causerie sur pied d’égalité :

— Allez vite dans la cour, Claudine, il est huit heures passées, il faut vous mettre en rang.

— Qu’est-ce que tu causais si longtemps là dedans avec Mademoiselle ? me demande la grande Anaïs. Tu es donc bien avec elle, maintenant ?

— Une paire d’amies, ma chère !

En classe, la petite Luce se serre contre moi, me lance des regards affectueux et me prend les mains, mais ses caresses m’agacent ; j’aime seulement la battre, la tourmenter, et la protéger quand les autres l’embêtent.

Mlle Aimée entre en coup de vent dans la classe en criant tout bas « L’inspecteur ! l’inspecteur ! » Rumeur. Tout est prétexte à désordre, ici ; sous couleur de ranger nos livres irréprochablement, nous avons ouvert tous nos pupitres et nous bavardons avec rapidité derrière les couvercles. La grande Anaïs fait sauter en l’air les cahiers de Marie Belhomme toute désemparée, et enfouit prudemment dans sa poche un Gil Blas Illustré qu’elle abritait entre deux feuilles de son histoire de France. Moi je dissimule des histoires de bêtes merveilleusement contées par Rudyard Kipling (en voilà un qui connaît les animaux !) — c’est pourtant pas des lectures bien coupables. — On bourdonne, on se lève, on ramasse les papiers, on retire les bonbons dissimulés dans les pupitres, car ce père Blanchot, l’inspecteur, a des yeux louches mais qui fouinent partout.

Mlle Lanthenay, dans sa classe, bouscule les gamines, range son bureau, crie et voltige, et voici que, de la troisième salle, sort la pauvre Griset, effarée, qui demande aide et protection : « Mlle Sergent, est-ce que Monsieur l’Inspecteur me demandera les cahiers des petites ? Ils sont bien sales, les toutes petites ne font que des bâtons… » La mauvaise Aimée lui rit au nez ; la Directrice répond en haussant les épaules : « Vous montrerez ce qu’il vous demandera, mais si vous croyez qu’il s’occupera des cahiers de vos gamines ! » Et la triste ahurie rentre dans sa classe où ses petits animaux font un vacarme terrible, car elle n’a pas pour vingt-cinq centimes d’autorité !

Nous sommes prêtes, ou peu s’en faut. Mlle Sergent s’écrie : « Vite, prenez vos morceaux choisis ! Anaïs, crachez immédiatement le crayon à ardoise que vous avez dans la bouche ! Ma parole d’honneur, je vous mets à la porte devant Monsieur Blanchot si vous mangez encore de ces horreurs-là ! Claudine, vous ne pourriez pas cesser un instant de pincer Luce Lanthenay ? Marie Belhomme, quittez tout de suite les trois fichus que vous avez sur la tête et au cou ; et quittez aussi l’air bête qui est sur votre figure. Vous êtes pire que les petites de la troisième classe et ne valez pas chacune la corde pour vous pendre ! »

Il faut bien qu’elle dépense son énervement. Les visites de l’inspecteur la tracassent toujours, parce que ce Blanchot est en bons termes avec le député, qui déteste à mort son remplaçant possible, Dutertre, lequel protège Mlle Sergent. (Dieu, que la vie est compliquée !) Enfin, tout se trouve à peu près en ordre ; la grande Anaïs se lève, inquiétante de longueur, la bouche encore sale du crayon gris qu’elle croquait, et commence la Robe du pleurard Manuel :

Dans l’étroite mansarde où glisse un jour douteux
La femme et le mari se disputaient tous deux…

Il était temps ! Une grande ombre passe sur les vitres du corridor, toute la classe frémit et se lève, — par respect — au moment où la porte s’ouvre devant le père Blanchot. Il a une figure solennelle entre deux grands favoris poivre-et-sel, et un redoutable accent franc-comtois. Il pontifie, il mâche ses paroles avec enthousiasme, comme Anaïs les gommes à effacer, il est toujours vêtu avec une correction rigide et démodée ; quel vieux bassin ! En voilà pour une heure ! Il va nous poser des questions idiotes et nous démontrer que nous devrions toutes, « embrasser la carrière de l’enseignement ». J’aimerais encore mieux ça que de l’embrasser, lui.

— Mesdemoiselles !… Mes enfants, asseyez-vous.

« Ses enfants » s’asseyent modestes et douces. Je voudrais bien m’en aller. Mlle Sergent s’est empressée au-devant de lui, d’un air respectueux et malveillant, pendant que son adjointe, la vertueuse Lanthenay, s’est enfermée dans sa classe.

Monsieur Blanchot pose dans un coin sa canne à béquille d’argent, et commence par horripiler, tout d’abord, la Directrice (bien fait !) en l’entraînant près de la fenêtre, pour lui parler programmes de brevet, zèle, assiduité, et allez donc ! Elle l’écoute, elle répond : « Oui, Monsieur l’Inspecteur. » Ses yeux se reculent et s’enfoncent ; elle a sûrement envie de le battre. Il a fini de la raser, c’est à notre tour.

— Que lisait cette jeune fille, quand je suis entré ?

La jeune fille, Anaïs, cache le papier buvard rose qu’elle mastiquait et interrompt le récit, évidemment scandaleux, qu’elle déversait dans les oreilles de Marie Belhomme qui, choquée, cramoisie, mais attentive, roule ses yeux d’oiseau avec un effarement pudique. Sale Anaïs ! Qu’est-ce que ça peut bien être que ces histoires-là ?

— Voyons, mon enfant, dites vouâr ce que vous lisiez.

La Robe, Monsieur l’Inspecteur.

— Veuillez reprendre.

Elle recommence, avec des mines faussement intimidées, pendant que Blanchot nous examine de ses yeux vert sale. Il blâme toute coquetterie, et ses sourcils se froncent quand il voit un velours noir sur un cou blanc, ou des frisettes qui volent sur le front et les tempes. Moi, il m’attrape à chacune de ses visites, à cause de mes cheveux toujours défaits et bouclés, et aussi des grandes collerettes blanches, plissées, que je porte sur mes robes sombres. C’est pourtant d’une simplicité que j’aime, mais assez gentille pour qu’il trouve mes costumes affreusement répréhensibles. La grande Anaïs a terminé la Robe et il lui en fait analyser logiquement (oh ! là ! là !) cinq ou six vers. Puis il lui demande :

— Mon enfant, pourquoi avez-vous noué ce velours « nouâr » après (sic) votre cou ?

(Ça y est ! Qu’est-ce que je disais ? Anaïs, démontée, répond bêtement que « c’est pour tenir chaud ». Gourde sans courage !)

— Pour vous tenir chaud, dites-vous ? Mais ne pensez-vous point qu’un foulard remplirait mieux cet office ?

(Un foulard ! Pourquoi pas un passe-montagne, antique rasoir ? Je ne peux pas m’empêcher de rire, ce qui attire son attention sur moi.)

— Et vous, mon enfant, pourquoi êtes-vous ainsi décoâffée et les cheveux pendants, au lieu de les porter tordus sur la tête et retenus par des épingles ?

— Monsieur l’Inspecteur, ça me donne des migraines.

— Mais vous pourriez au moins les tresser, je crois ?

— Oui, je le pourrais, mais papa s’y oppose.

Il me tanne, je vous dis ! Après un petit claquement de lèvres désapprobateur, il va s’asseoir et tourmente Marie sur la guerre de Sécession, une des Jaubert sur les côtes d’Espagne, et l’autre sur les triangles rectangles. Puis il m’envoie au tableau noir, et m’enjoint de tracer un cercle. J’obéis. C’est un cercle… si on veut.

— Inscrivez dedans une rosace à cinq feûilles. Supposez qu’elle est éclairée de gauche, et indiquez par des traits forts les ombres que reçoivent les feûilles.

Ça, ça m’est égal. S’il avait voulu me faire chiffrer je n’en sortais pas ; mais les rosaces et les ombres, ça me connaît. Je m’en tire assez bien, au grand ennui des Jaubert qui espéraient sournoisement me voir grondée.

— C’est… bien. Oui, c’est assez bien. Vous subissez cette année l’examen de brevet ?

— Oui, monsieur l’Inspecteur, au mois de juillet.

— Pis, ne voulez-vous point entrer à l’École Normale après ?

— Non, monsieur l’Inspecteur, je rentrerai dans ma famille.

— Ah ? Je crois en effet que vous n’avez point la vocation de l’enseignement. C’est regrettâble.

Il me dit cela du même ton que : « Je crois que vous êtes une infanticide ». Pauvre homme, laissons-lui ses illusions ! Mais j’aurais seulement voulu qu’il pût voir la scène d’Armand Duplessis, ou encore l’abandon dans lequel on nous laisse pendant des heures, quand nos deux institutrices sont là-haut à se becqueter.

— Montrez-moi votre seconde classe, je vous prie, Mademoiselle.

Mlle Sergent l’emmène dans la seconde classe, où elle reste avec lui pour protéger sa petite mignonne contre les sévérités inspectoriales. Profitant de son absence, j’esquisse au tableau noir une caricature du père Blanchot et de ses grands favoris, qui met les gamines en joie ; je lui ajoute des oreilles d’âne, puis je l’efface vite et je regagne ma place, où la petite Luce passe son bras sous le mien, câlinement, et tente de m’embrasser. Je la repousse d’une légère calotte, et elle prétend que je suis « bien méchante ! »

— Bien méchante ? Je vais t’apprendre à avoir avec moi des libertés pareilles ! Tâche de museler tes sentiments, et dis-moi si c’est toujours Mademoiselle Griset qui couche dans le dortoir.

— Non, Aimée y a couché deux fois deux jours de suite.

— Ça fait quatre fois. Tu es une cruche ; même pas une cruche, un siau ! Est-ce que les pensionnaires se tiennent plus tranquilles quand c’est ta chaste sœur qui couche sous le dais ?

— Guère. Et même, une nuit, une élève a été malade, on s’est levées, on a ouvert une fenêtre, j’ai même appelé ma sœur pour qu’elle me donne les allumettes qu’on ne pouvait pas trouver, elle n’a pas remué, elle n’a pas plus soufflé que s’il n’y avait personne dans le lit ! Faut-il qu’elle ait le sommeil dur ?

— Sommeil dur ! Sommeil dur ! Quelle oie ! Mon Dieu, pourquoi avez-vous permis qu’il y eût sur cette terre des êtres aussi dépourvus de toute intelligence ? J’en pleure des larmes de sang !

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

— Rien ! oh ! rien, voilà seulement des bourrades dans les épaules, pour te former le cœur et l’esprit, et t’apprendre à ne pas croire aux alibis de la vertueuse Aimée.

Luce se roule sur la table avec un désespoir feint, ravie d’être rudoyée et meurtrie. Mais, j’y pense :

— Anaïs, qu’est-ce que tu racontais donc à Marie Belhomme pour lui faire piquer des fards, que ceux de la Bastille sont pâles à côté !

— Quelle Bastille ?

— Ça n’a pas d’importance. Dis vite.

— Approche-toi un peu.

Sa figure vicieuse pétille ; ça doit être des choses très vilaines.

— Eh bien, voilà. Tu ne sais pas, au dernier réveillon, le maire avait chez lui sa maîtresse, la belle Julotte, et puis son secrétaire avait amené une femme de Paris ; au dessert, ils les ont fait déshabiller toutes les deux, sans chemise, et ils en ont fait autant, et ils se sont mis à danser comme ça un quadrille, ma vieille !

— Pas mal ! Qui t’a dit ça ?

— C’est papa qui l’a raconté à maman ; j’étais couchée, seulement on laisse toujours la porte de ma chambre ouverte, parce que je prétends que j’ai peur, et alors j’entends tout.

— Tu ne t’embêtes pas. Il en raconte souvent comme ça, ton père ?

— Non, pas toujours d’aussi bien ; mais quelquefois je me roule de rire dans mon lit.

Elle me narre encore d’autres potins du canton assez sales ; son père, employé à la mairie, connaît à fond la chronique scandaleuse du pays. Je l’écoute, et le temps passe.

Mlle Sergent revient ; nous n’avons que le temps de rouvrir nos livres au hasard ; mais elle vient droit à moi sans regarder ce que nous faisons :

— Claudine, pourriez-vous faire chanter vos camarades devant M. Blanchot ? Elles savent maintenant ce joli chœur à deux voix : Dans ce doux asile.

— Moi, je veux bien ; seulement l’inspecteur a si mal au cœur de me voir les cheveux défaits qu’il n’écoutera pas !

— Ne dites pas de bêtises, ce n’est pas le jour ; faites-les vite chanter. M. Blanchot paraît assez peu content de la deuxième classe, je compte sur la musique pour le dérider.

Je le crois sans peine qu’il doit être assez peu content de la deuxième classe ! Mlle Aimée Lanthenay s’en occupe toutes les fois qu’elle n’a pas autre chose à faire ; elle gorge ses gosses de devoirs écrits, pour pouvoir, pendant qu’elles noircissent du papier, causer tranquillement avec sa chère Directrice. Moi, je veux bien faire chanter les élèves, pour ce que ça me coûte !

Mlle Sergent ramène l’odieux Blanchot ; je range en demi-cercle notre classe et la première division de la seconde ; je confie les dessus à Anaïs, les secondes à Marie Belhomme (infortunées secondes !) Et je chanterai les deux parties à la fois, c’est-à-dire que je changerai vite quand je sentirai faiblir un côté. Allez-y ! une mesure pour rien : Une, deux, trois :

         Dans ce doux asile
    Les sages sont couronnés,
                  Venez !
         Aux plaisirs tranquilles
Ces lieux charmants sont destinés…

Veine ! Ce vieux normalien racorni rythme la musique de Rameau avec sa tête (à contre mesure d’ailleurs), et paraît enchanté. Toujours l’histoire du compositeur Orphée apprivoisant les bêtes !

— C’est bien chanté. De qui est-ce ? De Gounod, je crois ?

(Pourquoi prononce-t-il Gounode ?)

— Oui, Monsieur (Ne le contrarions pas).

— Il me semblait bien. C’est un fort joli chœur.

(Joli chœur toi-même !)

En entendant cette attribution inattendue d’un air de Rameau à l’auteur de Faust, Mlle Sergent se pince les lèvres pour ne pas rire. Quant au Blanchot, rasséréné, il lâche quelques paroles aimables, et s’en va, après nous avoir dicté — la flèche du Parthe ! — ce canevas de composition française :

« Expliquer et commenter cette pensée de Franklin : L’oisiveté est comme la rouille, elle use plus que le travail. »

Allons-y ! À la clef brillante, aux contours arrondis, que la main vingt fois par jour polit et tourne dans la serrure, opposons la clef rongée de rouille rougeâtre. Le bon ouvrier qui travaille joyeusement, levé dès l’aube, dont les muscles solides, et tatatata… mettons-le en parallèle avec l’oisif qui, languissamment couché sur des divans orientaux, regarde défiler sur sa table somptueuse… et tatatata… les mets rares… et tatata… qui tentent vainement de réveiller son appétit… tatatata. Oh ! c’est bientôt bâclé !

Avec ça que ce n’est pas bon de paresser dans un fauteuil ! Avec ça que les ouvriers qui travaillent toute leur vie ne meurent pas jeunes et épuisés ! Mais quoi faut pas le dire. Dans le « programme des examens » les choses ne se passent pas comme dans la vie.

La petite Luce manque d’idées et geint tout bas pour que je lui en fournisse. Je la laisse généreusement lire ce que j’ai écrit, elle ne me prendra pas grand’chose.

Enfin, quatre heures. On s’en va. Les pensionnaires montent prendre le goûter que prépare la mère de Mlle Sergent ; je pars avec Anaïs et Marie Belhomme, après m’être mirée dans les vitres pour voir si mon chapeau n’est pas de travers.

En route, nous cassons un pain de sucre sur le dos de Blanchot. Il m’ennuie, ce vieux, qui veut toujours qu’on soit habillées avec de la toile à sac et les cheveux tendus !

— Je crois qu’il n’est pas très content de la deuxième classe, tout de même, remarque Marie Belhomme ; si tu ne l’avais pas amadoué avec la musique !

— Dame, fait Anaïs, sa classe, Mlle Lanthenay s’en occupe un peu… par-dessous la jambe.

— Tu as des mots ! Elle ne peut pas tout faire, voyons ! Mlle Sergent l’a attachée à sa personne, c’est elle qui lui fait sa toilette le matin.

— Ça, c’est une blague ! crient à la fois Anaïs et Marie.

— Pas le moins du monde ! Si jamais vous allez au dortoir et dans les chambres des sous-maîtresses (c’est très facile, on n’a qu’à monter de l’eau avec les pensionnaires) passez la main au fond de la cuvette de Mlle Aimée ; et ne craignez pas de vous mouiller, il n’y a que de la poussière.

— Non, c’est trop fort tout de même ! déclare Marie Belhomme.

La grande Anaïs n’ajoute rien, et s’en va songeuse ; sans doute, elle racontera ces aimables détails au grand gamin avec lequel elle flirte cette semaine. Je sais très peu de choses de ses fredaines ; elle reste fermée et narquoise quand je la tâte là-dessus.

Je m’ennuie à l’école, fâcheux symptôme, et tout nouveau. Je ne suis pourtant amoureuse de personne (Au fait, c’est peut-être pour cela). Je fais mes devoirs presque exactement, tant j’ai la flemme, et je vois paisiblement nos deux institutrices se caresser, se bécotter, se disputer pour le plaisir de s’aimer mieux après. Elles ont les gestes et la parole si libres l’une avec l’autre, maintenant, que Rabastens, malgré son aplomb, s’en effarouche, et bafouille avec entrain. Alors les yeux d’Aimée braisillent de joie comme ceux d’une chatte en malice et Mlle Sergent rit de la voir rire. Elles sont étonnantes, ma parole ! Ce que la petite est devenue « agouante[4] » on ne peut pas se le figurer ! L’autre change de visage sur un signe d’elle, sur un froncement de ses sourcils de velours.

Attentive devant cette intimité tendre, la petite Luce guette, flaire, s’instruit. Elle s’instruit même beaucoup, car elle saisit toutes les occasions d’être seule avec moi, me frôle, câline, ferme presque ses yeux verts et ouvre à demi sa petite bouche fraîche ; non, elle ne me tente pas. Que ne s’adresse-t-elle à la grande Anaïs qui s’intéresse, elle aussi, aux jeux des deux colombelles qui nous servent d’institutrices à leurs moments perdus, et qui s’en étonne fort, car elle a des coins de bêtise assez curieux !

Ce matin, je l’ai battue comme plâtre, la petite Luce, parce qu’elle voulait m’embrasser dans le hangar où on range les arrosoirs ; elle n’a pas crié et s’est mise seulement à pleurer, jusqu’à ce que je la console en lui caressant les cheveux. Je lui ai dit :

— Bête, tu auras bien le temps d’épancher ton trop plein de tendresse plus tard, puisque tu vas entrer à l’École Normale !

— Oui, mais tu n’y entreras pas, toi !

— Non, par exemple ! Mais tu n’y seras pas depuis deux jours que deux « troisième année » se seront déjà brouillées à cause de toi, dégoûtant petit animal !

Elle se laisse injurier voluptueusement, et me jette des regards de reconnaissance.

C’est peut-être parce qu’on m’a changé ma vieille école, que je m’ennuie dans celle-ci ? Je n’ai plus les « rabicoins » où on se mussait dans la poussière, ni les couloirs de ce vieux bâtiment compliqué, dans lequel on ne savait jamais si on se trouvait chez les instituteurs ou bien chez nous, et où on débouchait si naturellement dans une chambre de sous-maître qu’on avait à peine besoin de s’excuser en rentrant à la classe.

C’est peut-être que je vieillis ? Je me ressentirais donc des seize ans que j’atteins ? Voilà une chose stupide, en vérité.

C’est peut-être le printemps ? Il est trop beau, aussi, c’en est inconvenant ! Le jeudi et le dimanche, je file toute seule, pour retrouver ma sœur de lait, ma petite Claire, embarquée solidement dans une sotte aventure avec le beau secrétaire de la mairie qui ne veut pas l’épouser. Pardi, il en serait bien empêché ; il paraît qu’il a subi, encore au collège, une opération pour une maladie bizarre, une de celles dont on ne nomme jamais le « siège » ; et on prétend que, s’il a encore envie des filles, il ne peut plus guère « contenter ses désirs ». Je ne comprends pas très bien, je comprends même assez mal, mais je me tue à redire à Claire ce que j’ai vaguement appris. Elle lève au ciel des yeux blancs, secoue la tête, et répond, avec des mines extatiques : « Ah ! qu’est-ce que ça fait, qu’est-ce que ça fait ? Il est si beau, il a des moustaches si fines, et puis, les choses qu’il me dit me rendent assez heureuse ! Et puis il m’embrasse dans le cou, il me parle de la poésie des soleils couchants, qu’est-ce que tu veux que je demande jamais davantage ? » Au fait, puisque ça lui suffit…

Quand j’ai assez de ses divagations, je lui dis, pour qu’elle me laisse seule, que je rentre chez papa ; et je ne rentre pas. Je reste dans les bois, je cherche un coin plus délicieux que les autres, et je m’y couche. Des armées de petites bêtes courent par terre, sous mon nez (elles se conduisent même quelquefois très mal, mais c’est si petit) et ça sent un tas d’odeurs bonnes, ça sent les plantes fraîches qui chauffent. Ô mes chers bois !

À l’école où j’arrive en retard (je m’endors difficilement, mes idées dansent devant moi sitôt que j’ai éteint la lampe) je trouve Mlle Sergent au bureau, digne et froncée, et toutes les gamines arborent des figures convenables, pincées et cérémonieuses. Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! la grande Anaïs, affalée sur son pupitre, fait de tels efforts pour sangloter que ses oreilles en sont bleues. On va s’amuser ! Je me glisse à côté de la petite Luce qui me souffle dans l’oreille : « Ma chère, on a trouvé dans le pupitre d’un garçon toutes les lettres d’Anaïs ; l’instituteur vient de les apporter ici pour que la Directrice les lise. »

Elle les lit, en effet, mais tout bas et pour elle seule. Quel malheur, mon Dieu, quel malheur ! Je donnerais bien trois ans de la vie de Rabastens (Antonin), pour parcourir cette correspondance. Oh ! qui inspirera à la rousse de nous en lire tout haut deux ou trois passages bien choisis ! Hélas, hélas ! Mlle Sergent a fini… Sans rien dire à Anaïs, toujours vautrée sur sa table, elle se lève solennellement, marche à pas comptés vers le poêle, à côté de moi ; elle l’ouvre, y dépose les papiers scandaleux, pliés en quatre, frotte une allumette et met le feu, puis referme la petite porte. En se redressant, elle dit à la coupable :

— Mes compliments, Anaïs, vous en savez plus long que bien des grandes personnes. Je vous garde ici jusqu’à l’examen, parce que vous êtes inscrite, mais je vais déclarer à vos parents que je me décharge de toute responsabilité à votre égard. Copiez vos problèmes, Mesdemoiselles, et ne vous occupez pas davantage de cette personne qui ne le mérite pas.

Incapable de supporter le tourment d’entendre brûler la littérature d’Anaïs, j’ai pris, pendant que la Directrice s’énonçait majestueusement, la règle plate qui me sert pour le dessin ; je l’ai passée sous ma table, et, au risque de me faire pincer, je m’en suis servie pour pousser la petite poignée qui fait mouvoir la rosace de tirage. On n’a rien vu ; peut-être que la flamme, ainsi étouffée, ne brûlera pas tout ; je le saurai après la classe. J’écoute : le poêle tait son ronflement au bout de quelques secondes. Est-ce qu’onze heures ne vont pas bientôt sonner ? Comme je pense peu à ce que je copie, aux « deux pièces de toile qui, après lessivage, se rétrécissent de 1/19 dans leur longueur et de 1/22 de leur largeur », elles pourraient rétrécir encore bien davantage sans m’intéresser !

Mlle Sergent nous quitte et se rend dans la classe d’Aimée, sans doute pour lui raconter la bonne histoire et en rire avec elle. Aussitôt qu’elle a disparu, Anaïs relève la tête ; nous la considérons avidement, elle a les joues marbrées, les yeux gonflés à force de les frotter, et elle regarde son cahier obstinément. Marie Belhomme se penche vers elle et lui dit, avec une sympathie tumultueuse : « Ben, ma vieille, je crois qu’on va te râbâter chez toi. Tu disais-t-y beaucoup de choses dans tes lettres ? » Elle ne lève pas les yeux, et répond à haute voix pour que nous entendions toutes : « Ça m’est bien égal, les lettres ne sont pas de moi. » Les gamines échangent des regards indignés : « Crois-tu, ma chère ! ma chère, ce qu’elle est menteuse ! »

Enfin l’heure sonne. Jamais sortie n’a été si lente à venir ! Je m’attarde à ranger mon pupitre pour rester la dernière. Dehors, après avoir marché pendant une cinquantaine de mètres, je prétends avoir oublié mon atlas, et je quitte Anaïs pour voler à l’école : « Attends-moi, veux-tu ? »

Je me rue silencieusement dans la classe vide et j’ouvre le poêle : j’y trouve une poignée de papiers à demi brûlés, que je retire avec des précautions maternelles ; quelle chance ! Le dessus et le dessous sont perdus, mais l’épaisseur du milieu est à peu près intacte ; c’est bien l’écriture d’Anaïs. J’emporte le paquet dans ma serviette pour le lire chez nous à loisir, et je rejoins Anaïs, calme, qui flâne en m’attendant ; nous repartons ensemble ; elle me lorgne en dessous. Tout à coup, elle s’arrête net et soupire d’angoisse… Je vois ses regards fixés sur mes mains, anxieusement, et je m’aperçois qu’elles sont noires des papiers brûlés que j’ai touchés. Je ne vais pas lui mentir, bien sûr. Je prends l’offensive :

— Eh bien, quoi ?

— Tu y es allée, hein, chercher dans le poêle ?

— Bien sûr que j’y suis allée ! Pas de danger que je laisse perdre une occasion pareille de lire tes lettres !

— Elles sont brûlées ?

— Heureusement non ; tiens, regarde là-dedans.

Je lui montre les papiers, en les tenant solidement. Elle darde sur moi des yeux vraiment meurtriers, mais n’ose pas sauter sur ma serviette, trop sûre que je la rosserais ! Je vais la consoler un peu ; elle me fait presque de la peine.

— Écoute, je vais lire ce qui n’est pas brûlé, parce que ça me fait trop envie ; et puis je te rapporterai tout ce soir. Je ne suis pas encore trop mauvaise ?

Elle se méfie beaucoup.

— Tu les rapporteras ? vrai ?

— Ma pure parole ! Je te les remettrai à la récréation, avant de rentrer.

Elle s’en va, désemparée, inquiète, plus jaune et plus longue que de coutume.

À la maison, j’épluche enfin ces lettres. Grosse déception ! Ce n’est pas ce que je pensais. Un mélange de sentimentalités bébêtes et d’indications pratiques : « Je pense à toi toujours quand il fait clair de lune… Tu feras attention, jeudi, d’apporter au champ de Vrimes le sac à blé que tu avais pris la dernière fois, si maman voyait ma robe verdie, elle me ferait un raffut ! » Et puis des allusions peu claires, qui doivent rappeler au jeune Gangneau des épisodes polissons… En somme, oui, une déception. Je lui rendrai ses lettres, bien moins amusantes qu’elle-même qui est fantasque, froide et drôle.

Je les lui ai remises, elle n’en croyait pas ses yeux. Toute à la joie de les revoir, elle se moque pas mal que je les aie lues ; elle a couru les jeter dans les cabinets, et maintenant elle a repris sa figure close et impénétrable. Aucune humiliation. Heureuse nature !

Zut, j’ai pincé un rhume ! Je reste dans la bibliothèque de papa, à lire la folle Histoire de France de Michelet, écrite en alexandrins. (J’exagère peut-être un peu ?) Je ne m’ennuie pas du tout, bien installée dans ce grand fauteuil, entourée de livres, avec ma belle Fanchette, cette chatte intelligente entre toutes, qui m’aime avec tant de désintéressement malgré les misères que je lui inflige, mes morsures dans ses oreilles roses, et le dressage compliqué que je lui fais subir.

Elle m’aime au point de comprendre ce que je dis, et de venir me caresser la bouche quand elle entend le son de ma voix. Elle aime aussi les livres comme un vieux savant, cette Fanchette, et me tourmente chaque soir après dîner pour que je retire de leur rayon deux ou trois des gros Larousse de papa ; le vide qu’ils laissent forme une espèce de petite chambre carrée où Fanchette s’installe et se love ; je referme la vitre sur elle, et son ronron prisonnier vibre avec un bruit de tambour voilé, incessant. De temps en temps je la regarde, alors elle me fait signe avec ses sourcils, qu’elle lève, comme une personne. Belle Fanchette, que tu es intéressante et compréhensive ! (bien plus que Luce Lanthenay, cette chatte inférieure). Tu m’amuses depuis que tu es au monde ; tu n’avais qu’un seul œil ouvert que, déjà, tu essayais des pas belliqueux dans ta corbeille, encore incapable de te tenir debout sur tes quatre allumettes ; depuis tu vis joyeusement, et tu me fais rire, par tes danses du ventre en l’honneur des hannetons et des papillons, par tes appels maladroits aux oiseaux que tu guettes, par tes façons de te disputer avec moi et de me donner des tapes sèches qui résonnent dur sur mes mains. Tu mènes la conduite la plus indigne ; cinq ou six fois l’an, je te rencontre dans le jardin, sur les murs, l’air fou, ridicule, une trôlée de matous autour de toi. Je connais même ton favori, perverse Fanchette, c’est un matou gris sale, long, efflanqué, dépoilé, des oreilles de lapin et les attaches canailles, comment peux-tu te mésallier avec cet animal de basse extraction, et si souvent ? Mais, même en ces temps de démence, quand tu m’aperçois, tu reprends un moment ta figure naturelle, tu me miaules amicalement quelque chose comme : « Tu vois, j’en suis là ; ne me méprise pas trop, la nature a ses exigences, mais je rentrerai bientôt et je me lécherai longtemps pour me purifier de cette existence dévergondée ». Ô belle Fanchette blanche, ça te va si bien de te mal conduire !

Mon rhume fini, je constate qu’on commence à s’agiter beaucoup à l’École, à cause des examens proches ; nous voilà fin mai et « on passe » le 5 juillet ! Je regrette de n’être pas plus remuée, mais les autres le sont assez pour moi, surtout la petite Luce Lanthenay qui a des crises de larmes quand elle reçoit une mauvaise note ; quant à Mlle Sergent, elle s’occupe de tout, mais, plus que de tout, de la petite aux beaux yeux qui la fait « tourner en chieuvre ». Elle a fleuri, cette Aimée, d’une façon surprenante ! Son teint merveilleux, sa peau de velours, et ses yeux « qu’on y frapperait des effigies ! » comme dit Anaïs, en font une petite créature maligne et triomphante. Elle est tellement plus jolie que l’année dernière ! On ne prêterait plus attention maintenant au léger écrasement de sa figure, au petit cran de sa lèvre à gauche quand elle sourit ; et quand même, elle a de si blanches dents pointues ! Sa rousse amoureuse défaille rien qu’à la regarder, et ne résiste plus guère devant nous aux furieuses envies qui la saisissent d’embrasser sa mignonne toutes les trois minutes…

Cette après-midi chaude, la classe bourdonne un « morceau choisi » qu’on doit réciter à trois heures ; je sommeille presque, écrasée de paresse nerveuse. Je n’en peux plus, et, tout d’un coup, j’ai des envies de griffer, de m’étirer violemment et d’écraser les mains de quelqu’un : ce quelqu’un se trouve être Luce, ma voisine. Elle a eu la nuque empoignée, et mes ongles enfoncés dedans ; heureusement elle n’a rien dit. Je retombe dans ma langueur agacée…

La porte s’ouvre sans qu’on ait même frappé : c’est Dutertre, en cravate claire, les cheveux au vent, rajeuni et batailleur. Mlle Sergent, dressée, lui a dit à peine bonjour et l’admire passionnément, sa tapisserie « chûtée » par terre. (L’aime-t-elle plus qu’Aimée ? ou Aimée plus que lui ? Drôle de femme !) La classe s’est levée. Par mauvaiseté, je reste assise, de sorte que Dutertre, quand il se retourne vers nous, me remarque tout de suite.

— Bonjour, Mademoiselle. Bonjour, les petites. Comme te voilà affalée, toi !

— Je suis flâ[5]. Je n’ai plus d’os.

— Tu es malade ?

— Non, je ne crois pas. C’est le temps, la flemme.

— Viens ici, qu’on te voie.

Ça va recommencer, ces prétextes médicaux à examens prolongés ? La Directrice me lance des regards enflammés d’indignation, pour la façon dont je me tiens, dont je parle à son chéri de délégué cantonal. Non, je vais me gêner ! D’ailleurs, il adore ces façons malséantes. Je me traîne paresseusement à la fenêtre.

— On n’y voit pas, ici, à cause de cette ombre verte des arbres. Viens dans le corridor, il y fait du soleil. Tu as une piètre mine, mon petit.

(Triple extrait de mensonge ! J’ai bonne mine, je me connais ; si c’est à cause des yeux battus qu’il me croit malade, il se trompe, c’est bon signe, je me porte bien quand j’ai du bistre autour des yeux. Heureusement qu’il est trois heures de l’après-midi, sans cela je ne serais pas plus rassurée qu’il ne faut, d’aller, même dans le couloir vitré, seule avec cet individu dont je me défie comme du feu).

Quand il a refermé la porte derrière nous, je me retourne sur lui et je lui dis :

— Mais non, voyons, je n’ai pas l’air malade ; pourquoi dites-vous ça ?

— Non ? Et ces yeux battus jusqu’aux lèvres ?

— Eh bien, c’est la couleur de ma peau, voilà.

Il s’est assis sur le banc et me tient debout devant lui contre ses genoux.

— Tais-toi, tu dis des bêtises. Pourquoi as-tu toujours l’air fâché contre moi ?

— … ?

— Si, tu me comprends bien. Tu as une frimousse, tu sais, qui vous trotte dans la tête quand on l’a vue !

(Je ris stupidement. Ô Père Eternel, envoyez-moi de l’esprit, des reparties fines, car je m’en sens terriblement dénuée !)

— Est-ce vrai que tu vas te promener toujours seule dans les bois ?

— Oui, c’est vrai. Pourquoi ?

— Parce que, coquine, tu vas trouver un amoureux, peut-être ? Tu es si bien surveillée !

Je hausse les épaules :

— Vous connaissez aussi bien que moi tous les gens d’ici ; me voyez-vous un amoureux dedans ?

— C’est vrai. Mais tu aurais assez de vice…

Il me serre les bras, il fait briller ses yeux et ses dents. Quelle chaleur ici ! J’aimerais mieux qu’il me laissât rentrer.

— Si tu es mal portante, que ne viens-tu me consulter, chez moi ?

Je réponds trop vite « Non ! je n’irai pas… » et je cherche à dégager mes bras, mais il me tient solidement, et lève vers moi des yeux ardents et méchants, — beaux aussi, c’est vrai.

— Ô petite, petite charmante, pourquoi as-tu peur ? Tu as si tort d’avoir peur de moi ! Crois tu que je sois un goujat ? Tu n’aurais rien à craindre, rien. Ô petite Claudine, tu me plais tant, avec tes yeux d’un brun chaud et tes boucles folles ! Tu es faite comme une petite statue adorable, je suis sûr…

Il se dresse brusquement, m’enveloppe et m’embrasse ; je n’ai pas eu le temps de me sauver, il est trop fort et trop nerveux, et mes idées sont en salade dans ma tête… En voilà une aventure ! Je ne sais plus ce que je dis, ma cervelle tourne… Je ne peux pourtant pas rentrer en classe, rouge et secouée comme je suis, et je le sens derrière moi qui va vouloir m’embrasser encore, sûrement… J’ouvre la porte du perron, je dévale dans la cour jusqu’à la pompe où je bois un gobelet d’eau. Ouf !… Il faut remonter. Mais il doit s’être embusqué dans le couloir. Ah ! et puis zut ! Je crierai s’il veut me reprendre. C’est qu’il m’a embrassée sur le coin de la bouche, ne pouvant faire mieux, cet animal-là !

Non, il n’est plus dans le corridor, quelle chance ! Je rentre dans la classe, et je le vois debout, près du bureau, causant tranquillement avec Mlle Sergent. Je m’assieds à ma place, il me dévisage et demande :

— Tu n’as pas bu trop d’eau, au moins ? Ces gosses, ça avale des gobelets d’eau froide, c’est détestable pour la santé.

Je suis plus hardie, devant tout le monde.

— Non, je n’ai bu qu’une gorgée, c’est bien assez, je n’en reprendrai pas.

Il rit d’un air content :

— Tu es drôle, tu n’es pas trop bête.

Mlle Sergent ne comprend pas, mais l’inquiétude qui plissait ses sourcils s’efface peu à peu ; elle n’a plus que du mépris pour la tenue déplorable que j’affiche avec son idole.

J’en ai chaud, moi ; il est stupide ! La grande Anaïs flaire quelque chose de suspect et ne peut se tenir de me demander : « Il t’a donc auscultée de bien près, que tu es si émue ? » Mais ce n’est pas elle qui me fera parler : « Tu es bête ! Je te dis que je viens de la pompe. » La petite Luce, à son tour, se frotte contre moi comme une chatte énervée et se risque à me questionner : « Dis, ma Claudine, qu’est-ce qu’il a donc à t’emmener comme ça ?

— D’abord, je ne suis pas « ta » Claudine ; et puis ça ne te regarde pas, petite arnie[6]. Il avait à me consulter sur l’unification des retraites. Parfaitement.

— Tu ne veux jamais rien me dire, et moi je te dis tout !

— Tout quoi ? Ça m’avance à grand’chose de savoir que ta sœur ne paie pas sa pension, ni la tienne, et que Mlle Olympe la couvre de cadeaux, et qu’elle porte des jupons en soie, et que…

— Houche ! Tais-toi, je t’en prie ! Je serais perdue si on savait que je t’ai raconté tout ça !

— Alors ne me demande rien. Si tu es sage, je te donnerai ma belle règle en ébène, qui a des filets en cuivre.

— Oh ! tu es gentille ! Je t’embrasserais bien, mais ça te déplaît…

— Assez ; je te la donnerai demain — si je veux !

Car la passion des « articles de bureau » s’apaise en moi, ce qui est encore un bien mauvais symptôme. Toutes mes camarades (et j’étais naguère comme elles) raffolent des « fournitures scolaires », nous nous ruinons en cahiers de papier vergé, à couvertures de « moiré métallique », en crayons de bois de rose, en plumiers laqués, vernis à s’y mirer, en porte-plumes de bois d’olivier, en règles d’acajou et d’ébène comme la mienne qui a ses quatre arêtes en cuivre, et devant laquelle pâlissent d’envie les pensionnaires trop peu fortunées pour s’en payer de semblables. Nous avons de grandes serviettes d’avocat en maroquin plus ou moins du Levant, plus ou moins écrasé. Et si les gamines ne font pas, pour leurs étrennes, gaîner de reliures voyantes leurs bouquins de classe, si je ne le fais pas non plus, c’est uniquement parce qu’ils ne sont pas notre propriété. Ils appartiennent à la commune, qui nous les fournit généreusement, sous obligation de les laisser à l’École quand nous la quittons pour n’y point revenir. Aussi, nous haïssons ces livres administratifs, nous ne les sentons pas à nous, et nous leur jouons d’horribles farces ; il leur arrive des malheurs imprévus et bizarres ; on en a vu tomber dans les cabinets, on en a vu prendre feu au poêle, l’hiver ; on en a vu sur qui les encriers se renversaient avec une rare prédilection ; ils attirent la foudre, quoi ! Et toutes les avanies qui surviennent aux tristes « Livres de la commune » sont le sujet de longues lamentations de Mlle Lanthenay et de terribles semonces de Mlle Sergent.

Dieu, que les femmes sont bêtes ! (Les petites filles, la femme, c’est tout un.) Croirait-on que depuis les « coupables tentatives » de cet enragé coureur de Dutertre sur ma personne, j’éprouve comme qui dirait une vague fierté ? Bien humiliante pour moi, cette constatation. Mais je sais pourquoi ; au fond, je me dis : « Puisque celui-là, qui a connu des tas de femmes, à Paris et partout, me trouve plaisante, c’est donc que je ne suis pas très laide ! » Voilà. C’est plaisir de vanité. Je me doutais bien que je ne suis pas repoussante, mais j’aime à en être sûre. Et puis, je suis contente d’avoir un secret que la grande Anaïs, Marie Belhomme, Luce Lanthenay et les autres ne soupçonnent pas.

La classe est bien dressée, maintenant. Toutes les gosses, jusqu’à la troisième division incluse, savent qu’il ne faut jamais pénétrer pendant la récréation dans une classe où les institutrices se sont enfermées. Dame, l’éducation ne s’est pas faite en un jour ! On est entré plus de cinquante fois, l’une, l’autre, dans la classe où se cachait le tendre couple, mais on les trouvait si tendrement enlacées, ou si absorbées dans leur chuchotement, ou bien Mlle Sergent tenant sur ses genoux sa petite Aimée avec tant d’abandon, que les plus bêtes en restaient interdites, et se sauvaient vite sur un « Qu’est-ce que vous voulez encore ? » de la rousse, épouvantées par le froncement féroce de ses sourcils touffus. Moi comme les autres j’ai fait irruption souvent, et même sans intention, quelquefois : les premières fois, quand c’était moi, et qu’elles se trouvaient par trop rapprochées, on se levait vivement, ou bien l’une feignait de retordre le chignon défait de l’autre, — puis elles ont fini par ne plus se gêner pour moi. Alors, ça ne m’a plus amusée.

Rabastens ne vient plus ; il s’est déclaré à maintes reprises « trop intimidé de cette intimité », et cette façon de dire lui semblait une sorte de jeu de mots qui l’enchantait. Elles, elles ne songent plus à autre chose qu’à elles-mêmes. L’une vit sur les pas de l’autre, marche dans son ombre, elles s’entr’aiment si absolument que je ne songe plus à les tourmenter, près d’envier leur délicieux oubli de tout le reste.

Là ! Ça y est ; ça devait arriver ! Lettre de la petite Luce que je trouve en rentrant à la maison, dans une poche de ma serviette.

Ma Claudine chérie,

Je t’aime beaucoup, tu as l’air toujours de n’en rien savoir, et j’en dépéris de chagrin. Tu es bonne et méchante avec moi, tu ne veux pas me prendre au sérieux, tu es pour moi comme pour un petit chien ; j’en ai une peine que tu ne peux pas te figurer. Vois pourtant comme on pourrait être contentes toutes les deux, regarde ma sœur Aimée avec Mademoiselle, elles sont si heureuses qu’elles ne pensent plus à rien. Je te prie, si tu n’es pas fâchée de cette lettre, de ne rien me dire demain matin à l’école, je serais trop embarrassée sur le moment. Je saurai bien, rien que par la manière que tu auras de me parler dans la journée, si tu veux ou si tu ne veux pas être ma grande amie.

Je t’embrasse de tout mon cœur, ma Claudine chérie, et je compte aussi sur toi pour brûler cette lettre, car je sais que tu ne voudrais pas la montrer pour me faire arriver des ennuis, ce n’est pas ton habitude. Je t’embrasse encore bien tendrement et j’attends d’être à demain avec tant d’impatience !

Ta petite Luce.

Ma foi non, je ne veux pas ! Si ça me disait, ce serait avec quelqu’un de plus fort et de plus intelligent que moi, qui me meurtrirait un peu, à qui j’obéirais, et non pas avec cette petite bête vicieuse qui n’est peut-être pas sans charme, griffante et miaulante rien que pour une caresse, mais trop inférieure. Je n’aime pas les gens que je domine. Sa lettre, gentille et sans malice, je l’ai déchirée tout de suite et j’en ai mis les morceaux dans une enveloppe pour les lui rendre.

Le lendemain matin, je vois une petite figure soucieuse qui m’attend, collée aux vitres. Cette pauvre Luce, ses yeux verts sont pâlis d’anxiété ! Tant pis, je ne peux pourtant pas, rien que pour lui faire plaisir…

J’entre ; elle est, par chance, toute seule.

— Tiens, petite Luce, voici les morceaux de ta lettre, je ne l’ai pas gardée longtemps, tu vois.

Elle ne répond rien et prend machinalement l’enveloppe.

— Toquée ! Aussi, qu’allais-tu faire dans cette galère, — je veux dire dans cette galerie du premier étage, — derrière les serrures de l’appartement de Mlle Sergent ? Voilà où ça te mène ! Seulement, moi, je ne peux rien pour toi.

— Oh ! fait-elle, atterrée.

— Mais oui, mon pauvre petit. C’est pas par vertu, tu penses bien ; ma vertu, elle est encore trop petite, je ne la sors pas. Mais, vois-tu, c’est que, dans ma verte jeunesse, un grand amour m’a incendiée : j’ai adoré un homme qui est décédé en me faisant jurer à son lit de mort de ne jamais…

Elle m’interrompt en gémissant :

— Voilà, voilà, tu te moques encore de moi, je ne voulais pas t’écrire, tu es sans cœur, oh ! que je suis malheureuse ! Oh ! que tu es méchante !

— Et puis tu m’étourdis à la fin ! En voilà un raffut ! Veux-tu parier que je t’allonge des calottes pour te ramener dans le chemin du devoir ?

— Ah ! qu’est-ce que ça me fait ! Ah ! j’ai bien l’idée à rire… !

— Tiens, graine de femme ! donne-moi un reçu.

Elle a encaissé une gifle solide, qui a pour effet de la faire taire tout de suite ; elle me regarde en dessous avec des yeux doux, et pleure, déjà consolée, en se frottant la tête. Comme elle aime être battue, c’est prodigieux !

— Voilà Anaïs et un tas d’autres, tâche de prendre un air à peu près convenable ; on va rentrer, les deux tourterelles descendent.

Plus que quinze jours avant le brevet ! Juin nous accable ; nous cuisons, ensommeillées, dans les classes ; nous nous taisons de paresse, j’en lâche mon Journal ! Et par cette température d’incendie, il nous faut encore apprécier la conduite de Louis XV, raconter le rôle du suc gastrique dans la digestion, esquisser des feuilles d’acanthe, et diviser l’appareil auditif en oreille interne, oreille moyenne et oreille externe. Il n’y a pas de justice sur la terre ! Louis XV a fait ce qu’il a voulu, ce n’est pas moi que ça regarde, oh ! Dieu non, moi moins que personne !…

La chaleur est telle qu’on en perd le sentiment de la coquetterie, — ou plutôt que la coquetterie se modifie sensiblement : maintenant, on montre de la peau. J’inaugure des robes ouvertes en carré, quelque chose de moyenâgeux, avec des manches qui s’arrêtent au coude ; on a des bras encore un peu minces, mais gentils tout de même, et pour le cou, je ne crains personne ! Les autres m’imitent : Anaïs ne porte pas de manches courtes, mais elle en profite pour retrousser les siennes jusqu’à l’épaule ; Marie Belhomme montre des bras dodus, imprévus au-dessus de ses mains maigres, un cou frais et destiné à l’empâtement. Ah ! Seigneur, qu’est-ce qu’on ne montrerait pas, par une température semblable ! En grand secret, je remplace mes bas par des chaussettes. Au bout de trois jours toutes le savent, se le répètent, et me prient tout bas de relever ma jupe.

— Fais voir tes chaussettes, si c’est vrai ?

— Tiens !

— Veinarde ! C’est égal, je n’oserais pas, moi.

— Pourquoi, rapport aux convenances ?

— Dame…

— Laisse donc, je sais pourquoi, tu as du poil sur les jambes !

— Oh ! menteuse des menteuses ! on peut regarder, je n’en ai pas plus que toi ; seulement ça me ferait honte de sentir mes jambes toutes nues sous ma robe !

La petite Luce exhibe de la peau, timidement, de la peau blanche et douce à émerveiller ; et la grande Anaïs envie cette blancheur au point de lui faire aux bras des piqûres d’aiguilles, les jours de couture.

Adieu le repos ! L’approche des examens, l’honneur qui doit rejaillir sur la belle école neuve de nos succès possibles ont enfin tiré nos institutrices de leur doux isolement. Elles nous enferment, nous, les six candidates, elles nous obsèdent de redites, nous forcent à entendre, à retenir, à comprendre même, nous font venir une heure avant les autres et partir une heure après ! — Presque toutes, nous devenons pâles, fatiguées et bêtes ; il y en a qui perdent l’appétit et le sommeil à force de travail et de souci ; moi, je suis restée à peu près fraîche, parce que je ne me tourmente pas beaucoup, et que j’ai la peau mate ; la petite Luce Lanthenay aussi, qui possède comme sa sœur Aimée, un de ces heureux teints blancs et roses inattaquables…

Nous savons que Mlle Sergent nous conduira toutes ensemble au chef-lieu, nous logera avec elle à l’hôtel, se chargera de toutes les dépenses et qu’on réglera les comptes au retour. Sans ce maudit examen, ce petit voyage nous enchanterait.

Ces derniers jours sont déplorables. Institutrices, élèves, toutes, atrocement énervées, éclatent à chaque instant. Mlle Aimée a jeté son cahier à la figure d’une pensionnaire qui commettait pour la troisième fois la même ineptie dans un problème d’arithmétique, et s’est sauvée ensuite dans sa chambre. La petite Luce a reçu des gifles de sa sœur et s’est venue jeter dans mes bras pour que je la console. J’ai battu Anaïs qui me taquinait mal à propos. Une Joubert vient d’être prise d’une crise frénétique de sanglots, puis d’une non moins frénétique attaque de nerfs, parce que, criait-elle « elle ne pourra jamais arriver à être reçue !… » (serviettes mouillées, fleur d’oranger, encouragements). Mlle Sergent, exaspérée elle aussi, a fait tourner comme une toupie, devant le tableau noir, la pauvre Marie Belhomme qui désapprend le lendemain, régulièrement, ce qu’elle apprend la veille.

Je ne me repose bien, le soir, qu’au sommet du gros noyer, sur une branche longue que le vent berce… le vent, la nuit, les feuilles… Fanchette vient me retrouver là-haut ; j’entends chaque fois ses griffes solides qui grimpent, avec quelle sûreté ! Elle me miaule avec étonnement : « Qu’est-ce que tu peux bien chercher dans cet arbre ? Moi je suis faite pour être là, mais toi, ça me choque toujours un peu ! » Puis elle vagabonde dans les petites branches, toute blanche dans la nuit, et parle aux oiseaux endormis, avec simplicité, dans l’espoir qu’ils vont venir se faire manger complaisamment ; mais comment donc !

Veille du départ ; pas de travail ; nous avons porté nos valises à l’école (une robe et un peu de linge, on ne reste que deux jours).

Demain matin, rendez-vous à 9 heures 1/2 et départ dans l’omnibus malodorant du père Racalin qui nous trimballe à la gare.

  1. Fruits du pommier non greffé, effroyablement âcres.
  2. Gomme des arbres fruitiers.
  3. Blettes, — ne se dit que des fruits pourris.
  4. Exigeante.
  5. Inconsistante, molle.
  6. Terme de mépris ; outil en mauvais état.