La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 50-58).


XI


On était déjà en août.

En août, l’époque des blés murs, des cerises fauves, des framboises savoureuses.

De partout dans les champs, apporté par les brises, glissant sur les flots d’épis, tremblant sur les feuilles, on entendait un singulier bruit, métallique et cristallin à la fois. D’abord aigre et grinçant, il s’achevait subitement en rapides vibrations musicales.

Puis à chaque instant ce bruit se répétait de tous côtés, comme un grincement régulier de lime. Et se mêlant aux cris des cigales, cette petite musique drôle finissait par bercer et étourdir.

En effet elle berçait les faucheurs, car, à chaque coup en dzing-dzing de leurs longues faux luisantes dans les grains, ils se balançaient avec des hans ! profonds d’accablement.

Claude en était de ces faucheurs. Depuis le matin dans son champ, il faisait de son côté sa musique claire et vibrante et ses hans ! sourds.

Au midi, une autre musique plus puissante courut en ondulations retentissantes au-dessus de leurs têtes. Ils déposèrent alors leurs faux sur les andains, tirèrent leurs larges chapeaux de paille, et la tête inclinée, ils s’étaient mis à réciter l’Angelus.

Tous les jours, du petit campanile de leur vieille église, des sons joyeux de cloche s’échappaient ainsi par volées sonores qui allaient égayer les alentours.

Le matin, avec l’aurore, avec les buées pâles qui flottaient partout, avec le bruissement général des choses, le midi, au milieu des chansons des cigales et des grillons, le soir, avec les flèches pourpres du soleil couchant, à l’heure des lentes mélopées campagnardes, on entendait cet égrènement de notes puissantes qui s’éparpillaient en cadence harmonieuse.

Alors les paysans, dispersés partout sur les plaines et les coteaux, s’arrêtaient subitement dans leurs travaux, leurs fourches, leurs râteaux, leurs faux à la main, immobilisés dans le dernier geste où l’Angelus les surprenait.

Ce n’était pas en réalité pour réciter les mots latins que cette prière contenait qu’ils cessaient, ainsi de travailler, car la plupart les ignoraient ; ils marmottaient bien au hasard quelques oraisons, mais la vraie prière, c’était la cloche elle-même de leur village qui la disait. Et quand ils se tenaient tête baissée, le front songeur, c’était plutôt pour prêter leur adhésion à cet appel que les volées de cloches faisaient entendre vers le ciel.

Angelus domine annunciavit Mariae… Ceci ne disait rien aux paysans, ils ne pénétraient pas le sens de cette phrase : mais ce qui symbolisait, résumait leur profession de foi, c’était l’Angelus, simplement l’Angelus qui se traduisait pour eux, d’abord par trois tintements vigoureusement martelés, puis par une éclatante carillonnée.

À ce moment, les vieux, les jeunes, qui demandaient à la terre le pain quotidien, prosternaient un instant leur esprit devant ce quelqu’un de grand et de puissant qui peut faire les moissons abondantes ou les anéantir à son gré, et une éjaculation muette de leur cœur montait suppliante vers lui.

Claude, dès son âge d’enfant, avait vu avec respect son vieux père cesser son travail pour prendre au son de la cloche cette attitude solennelle de l’homme qui prie et il avait acquis cette habitude à son tour.

Angelus… il jetait bien un moment un regard furtif vers ce ciel dont devait lui parler la prière latine, mais maintenant qu’il était plus âgé, plus en possession de ses facultés de cœur et d’âme, des visions rapides d’autres paradis qu’il imaginait lui traversaient l’esprit.

Le vrai paradis, celui d’en haut, était si loin, si insaisissable et vaporeux, que ses conceptions ne parvenaient jamais à le tirer de l’indécision du rêve et tout de suite Claude se perdait dans des distractions infinies.

Angelus… Les cloches qui le lui annonçaient de loin, trois fois le jour, lui apportaient encore d’autres pensées, d’autres méditations ; souvent, son chapeau enlevé, sa faux à ses pieds, l’esprit absent, il restait immobile, longtemps après que les dernières ondulations se fussent évanouies dans les creux lointains des collines de son pays, à poursuivre des chimères qui l’entraînaient loin des évocations pieuses.

Angelus… Avec une joie intime, il écoutait, comme une jolie musique, ces tintements sonores qui se renflaient et s’adoucissaient en vagues aériennes sous les rafales tièdes. Cependant, — chez lui comme chez la plupart des paysans qui ne faisaient alors simplement qu’un acte de recueillement et d’humilité — il y avait déjà quelque chose de suprêmement majestueux et de touchant rien que dans l’attitude.

Angelus… Ensuite, machinalement, souvent sans déranger le cours de ses idées, il reprenait son outil de travail et se remettait à la tâche.

Comme Claude tenait encore son chapeau à la main, qu’il y avait tout droit devant lui, le long de la haie, un cerisier dont les branches pendaient courbées sous le poids des grappes savoureuses, il pensa à sa mère…

Il lui ferait ce plaisir, en allant dîner, de lui apporter des cerises ; et en hâte, tête nue, il abaissait les branches, en arrachait les grappes, avec des feuilles parmi, à pleines mains.

Maintenant qu’il avait rempli son chapeau, il s’en allait du pas fatigué et distrait du paysan. Pour atteindre plus tôt le grand chemin, il longeait depuis quelques instants un bout de sentier caché sous les arbres… Soudain, il entendit tout près comme le souffle doux d’une haleine d’enfant :

— Bonjour, monsieur Claude…

Oh ! cette voix qu’il reconnaissait ! elle lui fit peur… Il sursauta et se mit à trembler, ne sachant que faire, honteux et embarrassé de son chapeau plein de cerises. En même temps, c’était comme un bruit de galop rapide dans sa poitrine. Il aurait voulu fuir… mais il ne le pouvait pas… ces deux grands yeux bons et vifs qui le regardaient en souriant.

À la fin, en réponse, en portant gauchement à sa tête sa main libre pour saluer : Bonjour, mademoiselle. Il devint très rouge d’une marée subite de tout son sang à ses joues. Et il resta tout droit, immobile, les yeux baissés.

Elle s’était appuyée sans aucune gêne sur la rustique clôture qui les séparait et elle le questionnait tranquillement :

…Comment allait sa mère… si c’était fatigant sa rude besogne de paysan… si sa moisson était abondante…

Lui, tout étourdi, ne répondait que par signes, par brefs monosyllabes, par bouts de phrases hésitantes et incertaines comme dans une peur affreuse de se tromper et d’être ridicule. Toute son allure aussi signifiait : Pourquoi ne s’en va-t-elle pas celle-là…

Fernande, sans paraître s’en apercevoir, lui parlait encore :… Elle le trouvait un peu changé, il lui semblait : c’est vrai qu’elle ne l’avait pas vu depuis longtemps, l’an dernier, à l’occasion de la mort de son pauvre père… Oh ! elle avait alors ressenti beaucoup de chagrin à cause de la vieille Julienne, à cause de lui aussi. Claude ; et en disant ça, elle le regardait avec ses bons yeux francs comme pour lui renouveler encore l’expression de sa sympathie… Puis, étaient-ils toujours de grands amis, Jacques et lui ?… Achevaient-ils leurs moissons ?…

Claude lui aurait bien mieux et plus longuement répondu, si elle ne l’avait pas tant regardé aussi ; il fuyait ce regard qui l’intimidait ; et puis ce chapeau plein de cerises qui paralysait ses gestes, son pantalon qu’il savait déchiré au genou, tout cela lui donnait un air qu’il sentait gauche et qu’il ne pouvait pas rendre naturel.

Mais elle, en vraie fille d’Ève, ceci l’amusait ce grand garçon si brun qui paraissait tout intimidé en sa présence et elle continuait toujours à lui parler… oh ! doucement, par exemple, comme pour lui bien faire voir qu’elle comprenait, va, et que ça ne l’occupait guère sa tenue de travail et la déchirure de son pantalon.

Alors, elle lui demandait des choses enfantines et toutes naïves.

… Il répondait un peu plus à l’aise maintenant, disait des phrases complètes sans s’arrêter et sans trop s’embrouiller dans les mots. Il lui racontait qu’il achevait sa récolte… en avant de tous ses voisins… quoique seul maintenant pour travailler… C’est qu’il n’était pas très étendu son champ… Ah ! non… dix arpents environ… jusque-là, elle voyait bien, et de la main, il lui désignait là-bas la clôture qui le bornait derrière une haie de petits arbres feuillus.

Elle aussi lui apprenait ses affaires, lui faisait des confidences… Ainsi, la hâte qu’elle avait chaque année de revenir, le plaisir de retrouver ses fleurs et ses grands arbres, de courir partout… Que c’était donc bon, lui disait-elle, l’odeur d’ici après celle des villes… Là, ce n’était que de la fumée, que de la poussière, que des petits morceaux de soleil terne, puis du bruit, le jour, la nuit, tandis qu’ici… C’était toujours une vraie fête pour elle son retour à la campagne, et elle y pensait longtemps d’avance… Elle se sentait mieux tout de suite, plus forte, plus en appétit … ici, elle trouvait tout bon…

Claude l’écoutait avec intérêt sans rien dire.

Quoique profondément troublé en sa présence, il aimait presqu’autant qu’elle ne partît plus à présent…

Même il désirait qu’elle continuât à lui parler encore, et il cherchait rapidement dans sa tête des mots pour prolonger la conversation et la retenir ainsi plus longtemps… mais il ne trouvait rien… rien…

Alors Fernande, tout à coup, en le regardant :

— Oh ! Les belles cerises que vous avez…

Ceci le troubla beaucoup d’entendre cette réflexion. Il sentait bien qu’il devait lui en offrir, mais il ne savait comment le lui dire, et il sentit une nouvelle marée rouge qui envahissait son visage, embrouillait ses yeux.

Il se risqua à la fin, car elle se préparait à s’éloigner :

— Oui, des cerises que j’apportais à ma mère…

Puis, dans un effort :

— Les voulez-vous ?… reprit-il.

— Non, simplement une grappe, répondit-elle avec un charme exquis… Non, monsieur Claude… merci…

Elle avait avancé ses doigts… mais il refusait, voulait lui en donner davantage… voulait les lui donner toutes…

Alors, comme elle tendait son tablier blanc, Claude, pâle à présent et tout bouleversé, y vida malgré elle le contenu de son chapeau, toute sa cueillette de cerises.


Lien vers l’index

Mais elle, ceci l’amusait ce grand garçon si brun qui paraissait tout intimidé en sa présence et elle continuait toujours à lui parler…

Elle eut un air contrit. Puis douloureusement, comme pour reprocher :

— Et pour votre vieille mère, Claude ?… Alors c’est moi qui lui en porterai…

C’est vrai, il n’y avait plus pensé, lui, tout au grand trouble qui l’agitait de la tête aux pieds…

— Ah ! non ! gardez-les, mademoiselle Fernande, répondait-il…

… Il ne savait plus comment arranger ça… il éprouvait du plaisir et de la peine à la fois…

… C’était pourtant vrai, sa mère… Ses lèvres tremblaient ; il se démenait sans savoir…

Puis joyeusement tout à coup :

— Non, gardez-les, je vais courir lui en chercher d’autres.

Ceci accommodait tout. La joie soudaine de Claude rejaillissait sur Fernande qui ajoutait de ses lèvres roses déjà reprises de leur doux sourire habituel :

— Comme ça, c’est bon… allez tout de suite.

Et comme elle s’éloignait :

— Au revoir, monsieur Claude…

Alors, Claude, très vite, à la course à travers les pièces ensemencées, retourna en chercher… des cerises pour sa mère… plein son chapeau.

… Comme il rentrait en retard pour son repas, encore essoufflé de sa précipitation, perlant les sueurs fines :

— Pauvre vieille mère… comme j’ai travaillé dur, va…