Claude Paysan/002
II
Plus tard, vers quatre heures, comme le père Claude jusque-là inerte paraissait légèrement remuer ses puissantes épaules, on s’était rapproché de son lit. On eût dit que dans une manière de hoquet, il s’efforçait, comme en rêve, d’articuler des mots.
La vieille Julienne s’était penchée sur lui pour l’éventer d’un air qui agita ses cheveux blancs… pour l’écouter. Mais non, ses joues se gonflèrent simplement de nouveau sous quatre ou cinq longues, très longues et très pénibles expirations… puis sa poitrine resta immobile un moment… Encore une expiration, ah ! longue celle-là, si longue que tout l’étroit logis sembla tourbillonner dans l’esprit angoissé des spectateurs… ce fut la dernière.
… Sur sa large poitrine on croisa ses mains l’une sur l’autre ; une petite rafale glissée entre les rideaux, comme pour continuer le mouvement de l’éventail, vint agiter encore quelques mèches de ses cheveux et le vieillard ne bougea plus, ses yeux fermés pour jamais.
Alors les bras tendus dans la même douleur, ils s’étaient enlacés la mère et le fils, comme pour se consoler l’un et l’autre, peut-être encore plus pour se prêter mutuellement appui.
Quand ce fut bien fini du vieux paysan, son sourire bien figé sur sa figure de marbre, Jacques, qui se tenait assis dans un coin, se leva en tendant une main pleine de chaudes sympathies à son ami Claude et l’entraîna, en même temps, au dehors sous l’ombre épaisse des cerisiers. Ils restèrent longtemps immobiles, sans phrases, le regard dans le regard, comme pour y chercher bien au fond des expressions assez justes pour traduire ce qui se passait dans leur âme.
Fernande, elle, s’était assise tout proche de la malheureuse vieille Julienne… proche jusqu’à l’embrasser comme sa vraie mère, sur le front, au milieu de mèches blanches en désordre.
La paysanne avait d’abord été gênée de ce baiser… Elle si pauvre, si obscure, devant cette demoiselle…
Mais celle-ci, lui tenant la main, ajoutait :
— Ne pleurez pas, bonne vieille Julienne — nous prendrons soin de vous, mon père, ma mère qui vous aime tant… et monsieur Claude si prévenant, si vigoureux au travail, vous soutiendra aussi… vous consolera…
…Ça lui causa un tressaillement, de tout son être, cette voix, venue elle ne savait pas bien d’où, qui lui chuchotait tout bas ces consolantes paroles de tendresse et de pitié…
Mais oui, elle comprenait… c’était cette demoiselle Fernande qui lui parlait ainsi et son oreille penchée guettait attentivement encore d’autres de ces harmonies, d’autres de ces encouragements qui venaient tomber en baume si suave sur son cœur meurtri.
— Oui, continuait-elle, votre compagnon ne vous oubliera point lui non plus ; d’en haut, il veillera encore sur vous, et vous protégera…
Alors la mère Julienne avait senti ses larmes moins amères, son accablement moins pénible, sa vaillance renaître comme sous une vivifiante rosée.
Elle relevait maintenant sur Fernande ses yeux rougis, pour lui traduire d’un regard toute la sincérité de sa reconnaissance, et sa figure avait l’air d’ajouter en même temps : vous avez bien de la chance, vous, d’être si bonne, et combien vous le méritez d’être heureuse et riche.
— Je reviendrai, reprenait Fernande, je reviendrai demain avec ma mère vous apporter des fleurs… maintenant, soyez courageuse et sage, bien courageuse et bien sage… vous savez…
Elle avait un ton qui impressionnait, cette petite demoiselle, tant il était bon et sincère et vraiment la vieille Julienne, tout-à-fait inconsciemment, se sentait prête à lui obéir, à ne plus tant pleurer.
Maintenant Fernande s’en retournait.
En descendant les marches basses du perron, elle avait jeté, en passant, un regard de pitié vers Claude ; mais comme celui-ci était encore avec son ami Jacques elle avait continué son chemin sans lui rien dire.
… On lui avait mis une longue redingote noire très ancienne, à larges revers, conservée depuis le jour de son mariage peut-être, au vieux Claude. Ses cheveux blancs, bien lissés et relevés en boucles sur les tempes, ressemblaient à de la ouate mise autour de sa figure comme autour d’un camée de plâtre pour le protéger. Tout le hâle que les soleils brûlants avaient jeté sur son front s’était effacé sous le souffle de la mort.
Ses mains qui avaient si longtemps manié la faux, le râteau, tous les outils du paysan, reposaient inertes, toujours croisées sur sa poitrine.
On le garda ainsi pendant deux jours, dans une immobilité solennelle et imposante qui lui donnait l’apparence d’une statue couchée. Ses amis, voisins et voisines, allaient pieusement s’agenouiller auprès de lui, et lui offraient l’aumône de leurs prières.
Fernande, comme elle l’avait dit, était venue avec sa mère, apporter dans un panier toute une jonchée de fleurs odorantes poussées aux souffles des brises du Richelieu. Il y en avait des roses, des pourpres, des blanches aussi, qu’elle distribuait dans des pots de terre brune, par paquets inégaux, autour de la chambre. Et malgré les tentures noires, les draps blancs cloués aux murs, tout l’appareil de deuil, ces pauvres fleurs, disposées par la main de Fernande, répandaient presqu’un air de fête et rendaient plus vrai chez le vieux Claude son sourire éternellement figé de statue.
Puis, au matin du troisième jour, une lourde voiture noire était venue l’arracher d’au milieu des fleurs et des larmes sanglotées dans le pauvre logis, pour le conduire, — sous les rafales douces et mourantes montées de la grève, sous les rayons roux du soleil de septembre, à travers les odeurs des avoines et des blés couchés dans les champs voisins — jusqu’à l’humble cimetière de son village.
À l’église, en passant, dans le fracas des orgues, on avait chanté sur son cercueil le cri déchirant de désolation et d’épouvante du « Dies irae. » Mais malgré l’horreur des châtiments que l’on énumérait, le prêtre, qui constellait le cadavre d’eau bénite pour lui obtenir d’aller dormir bien tranquille dans un calme infini, loin des secousses de la terre, avait encore vu son immuable sourire à travers la vitre du cercueil.
… Au même moment, dans le jardin du petit logis pauvre, Gardien, le chien, faisait plaintivement hou… hou… Et la vieille Julienne, la tête cachée dans la robe de Fernande, pleurait des larmes brûlantes qu’aucune consolation ne parvenait plus à adoucir, des larmes incontrôlables d’enfant.