Claude Fabri de Peiresc

Claude Fabri de Peiresc
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 379-410).
CLAUDE FABRI DE PEIRESC


Lettres de Peiresc, publiées, par Ph. Tamizey de Larroque, dans la Collection des Documens inédits sur l’Histoire de France ; Imprimerie nationale, 7 vol. in-4o, 1886-1898.


Après avoir été longtemps sinon oublié, du moins un peu méconnu, Peiresc est aujourd’hui à l’honneur. Presque aussitôt après sa mort, sa biographie avait été écrite en latin par Gassendi, qui, ayant vécu avec lui dans une étroite intimité, était en situation de le bien connaître. Mais mieux encore que ce panégyrique, d’ailleurs très sincère, la correspondance de Peiresc recommande sa mémoire. Elle offre en même temps à l’histoire des sciences, de la littérature et de l’art, et à l’histoire même de notre pays, un ensemble prodigieux de documens aussi variés que sûrs. En se consacrant avec autant d’ardeur que d’intelligence et de savoir à la publication de ces lettres, M. Tamizey de Larroque a élevé à notre grand érudit un véritable monument. Nul n’était mieux préparé que lui à cette tâche dans laquelle il a consumé les quinze dernières années de sa vie studieuse. Il y travaillait encore à la veille de sa mort et corrigeait les épreuves de l’avertissement placé en tête du VIIe volume qu’il n’eut pas la joie de voir paraître. Comme si ce n’était pas encore assez pour lui de l’hommage qu’il rendait ainsi à Peiresc, le savant éditeur et commentateur de ses lettres avait, en de nombreuses brochures, mis plus particulièrement en lumière certains côtés du grand homme pour lequel il professait un culte, et quelques-uns des personnages curieux ou célèbres avec lesquels celui-ci était en relations. Chargé de surveiller le travail de M. Tamizey de Larroque, M. Léopold Delisle lui a très libéralement prêté son précieux concours. Avec sa haute compétence, il signalait déjà, il y a dix ans, tout l’intérêt qui s’attachait à cette importante publication[1]. Par des extraits bien choisis et groupés avec art, il faisait magistralement ressortir la merveilleuse activité de Peiresc et ses aptitudes vraiment encyclopédiques. Rencontrant sur mon chemin cette attrayante figure de l’un des plus chers amis de Rubens, j’ai été à mon tour séduit par les solides et charmantes qualités de Peiresc. A l’aide de la suite de cette correspondance et des études qu’elle a provoquées, je voudrais essayer aujourd’hui de dégager les principaux traits de l’aimable physionomie d’un lettré et d’un savant qui fut en même temps un grand homme de bien.


I

La famille de Peiresc était ancienne. Un de ses ancêtres, originaire de Pise, était venu se fixer en France du temps de saint Louis. Son père, Raynaud de Fabri, conseiller du roi en la cour des comptes de Provence, habitait la ville d’Aix où siégeait cette cour, et il y avait épousé une jeune fille, Marguerite de Bompar, si remarquable par sa beauté qu’à son passage à Aix, Catherine de Médicis, la distinguant parmi ses compagnes, l’avait embrassée. C’est par elle que son mari était entré en possession de la seigneurie de Peiresc située dans les Basses-Alpes et dont leur fils devait prendre le nom[2]. A raison de la peste qui régnait à Aix, la cour s’était transportée à Brignoles, et c’est non loin de là, à Belgentier, dans un domaine appartenant à Raynaud de Fabri, que sa jeune femme, restée assez longtemps sans enfant, était accouchée, le 1er décembre 1580, d’un fils qui aux noms de Claude Fabri joignit plus tard celui de Peiresc. L’acte du baptême officiel, qui eut lieu à Belgentier le 20 décembre suivant, contient, à la suite de la mention des « perrin et merrine, » un souhait de longue vie pour le nouveau-né. Ce vœu ne devait pas être exaucé, car l’enfant resta toujours chétif, et, malgré la constante régularité de sa vie, il fut de bonne heure exposé à de nombreuses maladies. Mais il était plein de courage et, dès ses premières années, il montra le plus vif désir de s’instruire. Une partie de ses études avait été faite dans le voisinage même de Belgentier, au collège de Saint-Maximin, au milieu de cette contrée à la fois sauvage et gracieuse où s’était écoulée son enfance.

Dès sa jeunesse, Peiresc manifesta un goût marqué pour l’archéologie, et Gassendi, son biographe, raconte que cette passion s’était déclarée chez lui à l’âge de quinze ans, à la suite du don qui lui avait été fait d’une médaille d’or trouvée à Belgentier et dont il avait su déterminer lui-même la date et l’origine. Après avoir reçu à Avignon une instruction solide, Claude, que son père destinait à la magistrature, était parti, en 1599, pour aller, suivant la mode de cette époque, se perfectionner en Italie dans l’étude du droit. A Padoue, l’université alors la plus en vue, il avait fait l’étonnement des professeurs par l’étendue et la précocité de son savoir. Sans cesser de se livrer à cette étude, il prélevait sur ses heures de loisir le temps nécessaire pour s’occuper de recherches historiques et pour suivre également des cours de botanique et d’astronomie. Les séjours qu’il fit successivement ensuite dans les principales villes de l’Italie lui avaient permis de nouer des relations avec les professeurs et les hommes les plus distingués qui s’y trouvaient. A Rome, il avait surtout frayé avec des antiquaires, et, comprenant déjà tout le parti qu’on pouvait tirer de l’étude des monumens figurés pour la connaissance du passé, il commençait dès lors à réunir le premier noyau d’une collection d’objets antiques de toute sorte. Comme il se trouvait à Florence à l’époque des fêtes du mariage de Marie de Médicis (octobre 1600), il avait obtenu d’être admis dans la suite de Sillery, l’ambassadeur de France. Dans cette ville, aussi bien qu’à Mantoue, où l’attiraient les collections des princes de Gonzague, il aurait pu rencontrer à ce moment Rubens, alors en Italie, mais qu’il ne devait connaître que plus de vingt ans après. A Venise, à Bologne, à Pise, à Naples, il continua avec une ardeur infatigable à voir tout ce qui pouvait l’intéresser, monumens, objets d’art ou curiosités naturelles.

Après deux ans et demi d’absence, Claude revenait en France par Milan, Genève et Lyon. Son instruction était plus que suffisante pour entrer dans la magistrature et y tenir sa place avec honneur. Mais son désir de pousser plus loin ses études était encore trop vif pour qu’il se résignât à vivre paisiblement à Aix. Montpellier l’attirait, et la présence dans cette ville du jurisconsulte Pacius lui offrait la possibilité de s’avancer encore dans la science du droit, en prenant ses leçons. Il avait donc écrit à son père pour le prier instamment de lui accorder, ainsi qu’à son frère qui était venu le rejoindre en Italie, la faveur de prolonger leur absence. Touché par la demande de ses fils, leur père se rendit à leur prière. Ce n’était pas seulement, du reste, la présence de Pacius qui retenait les deux frères à Montpellier, et cette ville était alors devenue pour toute la région le centre des études les plus variées. L’enseignement de la botanique, entre autres, y était depuis longtemps en honneur. La première, en effet, elle avait possédé un jardin public où se trouvaient réunies les plantes exotiques les plus rares qu’on connût alors, et Guillaume Rondelet, l’évêque Pélissier et Richer de Belleval avaient successivement contribué au développement de cette science. On conçoit le charme que tant de ressources d’instruction offraient à la curiosité de Peiresc. Il ne devait pas cependant négliger l’étude du droit, à laquelle il réservait le meilleur de son temps. Aussi, rentré à Aix à la fin de 1603, il y avait conquis avec éclat le grade de docteur le 18 janvier 1604. Mais toujours désireux d’accroître ses connaissances, le jeune homme obtint de son père de reculer encore son entrée au parlement pour donner satisfaction à un désir d’apprendre qui, avec l’âge, devenait toujours plus impérieux.

La ville d’Aix était aussi, à cette époque, un milieu singulièrement propre à contenter sur ce point ses désirs : archéologues, érudits, lettrés, poètes même, il y trouvait à qui parler. Avec son sens droit et ferme, sa haute probité et sa grande situation, le président du Vair, qui y résidait alors, était lui-même un écrivain et un orateur d’un rare mérite. Venu de Normandie en Provence avec le duc d’Angoulême, grand prieur de France, le poète François Malherbe s’était également fixé en 1586 à Aix, où il avait épousé une veuve, Madeleine de Coriolis, fille d’un président du Parlement et issue d’une vieille famille du pays. Ami de du Vair, Malherbe préludait à la charge de poète de cour en rimant en l’honneur de Marie de Médicis une pièce de vers qu’il remettait à la nouvelle reine de France au moment où elle passait par Aix pour rejoindre à Lyon son mari. En dépit de la différence des âges, Peiresc avait inspiré ù du Vair et à Malherbe une très vive affection. Ce dernier que son humeur, plus encore que les nécessités de sa carrière, devait séparer de sa femme jusqu’à la fin de sa vie, ne cessa jamais cependant d’être tenu au courant des moindres incidens qui pouvaient survenir dans sa famille, grâce aux lettres que son ami lui adressait avec une ponctuelle régularité.

A côté des satisfactions élevées que Peiresc trouvait dans un pareil commerce, il goûtait aussi le plaisir de se livrer à sa passion de collectionneur dans une contrée où abondaient les souvenirs et les monumens du passé. La capitale de la Provence comptait déjà à cette époque des amateurs et des curieux réputés, parmi lesquels on citait en première ligne Antoine de Bagarris, sieur de Rascas, possesseur d’un grand nombre d’objets d’art, de statues dont « cinquante colosses, » de bas-reliefs, de vases antiques et de médailles, et qui, dès la fin de 1602, était appelé à la garde du Cabinet du roi. Un autre amateur, le conseiller François du Perrier, — celui-là même que Malherbe devait rendre célèbre par l’ode qu’il lui adressait à la suite de la mort de sa fille, — avait hérité de son grand-père, Gaspard du Perrier, d’une collection de médailles qu’en 4608 les États de Provence achetaient au prix de 5 000 écus pour en faire présent à Henri IV. Enfin un notaire royal, Boniface Borilli, descendant d’une longue lignée de tabellions, — son étude était depuis plus de deux cents ans dans sa famille, — commençait également à former une collection que Louis XIII, à son passage à Aix en 1622, honorait d’une visite, au cours de laquelle il offrait en cadeau son propre baudrier au brave tabellion, à qui une si haute faveur tournait complètement la tête.

Les relations nouées entre du Vair et Peiresc étaient bientôt devenues si cordiales que le président, ayant été appelé à la cour en 4605, n’avait pu se séparer de son jeune ami et l’avait décidé, ainsi que Malherbe, à l’accompagner à Paris où il l’introduisit dans la compagnie des hommes éminens qu’il y connaissait lui-même. On peut penser qu’avide de s’instruire comme il l’était, le jeune homme se trouvait là dans son élément. Mais l’occasion de voir encore du nouveau et d’étendre le cercle de ses relations se présentait pour lui dès l’année suivante. C’est probablement, d’ailleurs, d’après les conseils et muni des recommandations de du Vair, — qui lui-même avait été autrefois envoyé en mission en Angleterre, — que Peiresc acceptait d’être attaché à l’ambassade d’Antoine de la Baroderie à Londres. Il y était accueilli par les savans et les érudits le plus en vue, tels que Camden, Robert Cotton et Barclay. Le petit séjour qu’il fit ensuite en Hollande, à son retour, devait laisser dans son esprit une impression encore plus profonde. Par la conscience et l’étendue des recherches de ses savans dans tous les ordres d’études, la Hollande avait depuis longtemps attiré l’attention de Peiresc. Dès son séjour à Padoue, il était en correspondance suivie avec la plupart des hommes distingués de ce pays, entre autres avec de l’Ecluse, à qui il faisait des envois de plantes du Midi. Il eut donc grand plaisir à s’arrêter à Leyde pour s’entretenir avec lui ainsi qu’avec Scaliger. A la Haye, il voyait Grotius, qu’il devait plus tard retrouver à Paris, après son évasion du château de Lövenstein. En Belgique, il visitait la collection d’antiquités du peintre Wenceslas Cœberger, celle du bourgmestre d’Anvers Nicolas Rockox, et il recevait au château de Beaumont l’hospitalité du prince de Croï.

Après cette longue absence, Peiresc rentrait enfin à Aix, où il héritait de la charge de conseiller au Parlement dont son oncle était titulaire. Installé dans cette charge le 24 juin 1607, il y acquérait bientôt, grâce à son intelligence et à sa droiture, l’estime affectueuse de ses confrères. Mais ses fonctions étaient loin de suffire à son activité, et sa correspondance, ainsi que ses études très variées, se disputaient ses loisirs. Avec son mérite et sa fortune, il était en droit d’aspirer aux mariages les plus enviables. Son père le pressait en vain de fixer son choix, et, voyant son peu d’empressement à cet égard, il avait même préparé pour lui un établissement aussi honorable qu’avantageux. Peiresc déclinait respectueusement ses propositions. Jaloux de conserver son indépendance pour se livrer tout entier à ses chères études, il devait toujours, comme l’a dit un de ses amis, « mésestimer les femmes. » Son année était partagée entre sa résidence à Aix, où il avait sa bibliothèque et ses collections, et Belgentier, où il faisait de fréquens séjours. Son amour très vif de la campagne et de la nature l’y attirait de plus en plus. La situation de Belgentier explique assez, du reste, la prédilection que ce coin de terre lui avait inspirée. Bâtie dans une espèce de cirque naturel formé par les montagnes, l’habitation basse et spacieuse a conservé sinon ses dispositions intérieures, du moins son aspect ancien, tel que nous le montre la gravure d’Israël Silvestre exécutée vers le milieu du XVIIe siècle[3]. Avec les grands arbres qui la dominent, des ormes, des eucalyptus et quelques vieux platanes peut-être contemporains de Peiresc, elle semble plutôt une exploitation rurale qu’un château. Près d’une longue terrasse, un pont dissimulé sous sa parure de lierre enjambe le Gapeau qui borde le jardin. La gracieuse rivière, assez près de sa source en cet endroit, épand entre des roches moussues ses eaux rapides et claires, grossies çà et là par les ruisseaux qui descendent des sommets voisins. Des érables, de grands saules, des frênes et des chênes se pressent sur ses bords et joignent de l’une à l’autre rive leurs cimes qu’escaladent des lianes de chèvrefeuilles ou de clématites, dont le fouillis impénétrable dérobe, en certains endroits, la vue du petit cours d’eau. La vallée déjà assez étroite est parsemée des plantes les plus variées, dont le parfum très vif se mêle au printemps à celui des arbres en fleurs, des cerisiers surtout, qui abondent dans la contrée. Tout respire la gaieté, la paix, la fécondité, et les montagnes aux profils austères ajoutent leur beauté grandiose au charme de l’aimable retraite qu’elles abritent de toutes parts. Sur leurs flancs, une flore très riche offrait à Peiresc les plus intéressantes herborisations, et les découvertes fréquentes de monumens ou d’objets anciens faites dans les environs lui fournissaient aussi l’occasion de contenter sa passion toujours plus vive pour l’archéologie.

C’est ainsi que s’écoulait sa studieuse existence quand du Vair, nommé en 1616 chancelier de France, l’attira de nouveau à Paris, où il demeura près de sept années. Sans parler de quelques amis anciens qu’il y retrouvait, Malherbe notamment, Peiresc entrait successivement en relations avec des érudits tels que N. Le Fèvre, Jacques Bongars, les frères Sainte-Marthe, Nicolas Rigault, Saumaise, les de Thou et surtout les frères du Puy, pour lesquels il conçut et montra jusqu’à sa mort la plus tendre amitié. Dans ce cercle d’esprits distingués, il tenait dignement sa place et pouvait à son gré satisfaire toutes ses nobles curiosités. C’est en 1621 qu’il avait personnellement connu Rubens, avec lequel Rockox et Gevaert, le greffier d’Anvers, l’avaient depuis quelque temps déjà mis en relations. Une étroite intimité s’était aussitôt établie entre eux, fondée sur la similitude des goûts et sur une courtoisie pareille, et nous avons montré ici même ce qu’était leur mutuel attachement, en citant de nombreux extraits des lettres si affectueuses et si vivantes qu’ils échangeaient entre eux[4].

Bien qu’il eût conservé sa charge de conseiller au parlement d’Aix, Peiresc avait été nommé en 1618 abbé commendataire de Notre-Dame de Guîtres en Guyenne. C’était une abbaye en ruine, dont l’église avait été dévastée par les huguenots en 1570 et le couvent abandonné. Au lieu de profiter des revenus attachés à ce titre, Peiresc, avec son désintéressement habituel, s’était appliqué à remettre en état la chapelle et à recruter de nouveau un personnel religieux pour le monastère. Mais à distance, l’administration de Guîtres était chose difficile et devait lui causer maint ennui[5]. Les lettres qu’il en recevait ne lui apportaient le plus souvent que des nouvelles faites pour l’attrister. « Je n’en vois jamais, disait-il, que ma santé n’en soit altérée, et il serait nécessaire pour ma santé que je n’en visse jamais. » A force de persévérance, il était cependant parvenu à rétablir l’ordre dans son abbaye. En 1623, en revenant de Paris, il était allé la visiter pour juger par lui-même de l’état des choses, et il n’avait pas manqué de voir dans les villes qui se trouvaient sur son paysage, à Bordeaux notamment, les monumens et les hommes qui pouvaient l’intéresser.

A son retour à Aix, Peiresc avait repris l’existence calme et active qui convenait à ses goûts. Il pouvait à son gré s’occuper de ses collections, de ses lectures, de ses recherches et de sa correspondance, toujours plus étendue. Bon et serviable, il était reconnaissant des moindres attentions qu’on avait pour lui, et, quoique sa fortune ne fût pas très considérable, grâce à sa bonne administration et à la modération de ses désirs, il trouvait toujours de l’argent pour venir en aide à des infortunes imméritées et pour encourager les savans, les hommes de lettres ou les artistes. Parlant de lui, Chapelain vante « ce célèbre vertueux qui fait honneur à la Provence et qui a des correspondances partout où il y a du mérite et de la bonté. » Personne n’a jamais eu le cœur plus dévoué, plus tendre pour ses amis. A la mort du chancelier du Vair, en 1621, sa douleur avait été très profonde, et dans une lettre qu’il écrivait à Rome à Barclay (18 août 1621), il exhalait toute la vivacité de ses regrets. « Ce n’est point, disait-il, une perte réparable, ni qui me touche moi seul. Tout ce pauvre État y a assez bonne part ; mais cela ne diminue rien de la mienne… C’est la vérité que je ne me puis résoudre, et j’ai bon besoin que Dieu m’assiste après m’avoir si rudement visité… Je suis encore si étourdi que je ne sais ce que j’écris, ni comme j’écris. »

Et peu de temps après, revenant sur cette perte : « Je me suis tellement laissé aller à ma douleur ces jours passés, écrit-il à des amis affligés comme lui, qu’il ne me semble plus bienséant d’entreprendre de consoler les autres, puisque je l’ai si mal su pratiquer sur moi-même. » Désireux de laisser un témoignage durable de sa reconnaissance envers celui qu’il considéra toujours comme son bienfaiteur, il donna tous ses soins à une publication des œuvres de du Vair éditée avec luxe et dont il distribua à ses frais un très grand nombre d’exemplaires autour de lui.

D’une constitution très délicate, Peiresc vécut toujours avec la plus grande sobriété. La gravure de Mellan nous montre la maigreur de son visage ; mais ses biographes s’accordent pour vanter la douceur de sa physionomie et la vivacité du regard de ses yeux bleus. Très simple dans sa mise, il aimait la plus méticuleuse propreté. En dépit de l’extrême régularité de son régime, sa santé était souvent fort éprouvée, et, par conscience, il s’était cru obligé de se démettre de ses fonctions de conseiller ; mais sur les instances de ses collègues, il les avait reprises. Pendant la peste de 1628, il s’était retiré à Belgentier, où il demeura près de trois ans, sujet à des accès de maladie de plus en plus fréquens qu’il supportait avec une patience et un courage admirables. Il conserva, tant qu’il le put, son activité ; au milieu des souffrances les plus cruelles, il restait affable, plus occupé des autres que de lui-même. Sa sérénité en face de la mort ne se démentit pas un instant ; elle devait se manifester par des traits touchans où se peint toute la bonté de sa nature. L’avant-veille de cette mort, le 22 juin 1637, il avait, devant ses serviteurs et quelques amis, dicté son testament officiel, une pièce longue et remplie de dispositions généreusement prises en faveur de tous ceux qui lui étaient chers. Fatigué de l’effort qu’avait nécessité la rédaction de cet acte, il n’eut même pas la force de le signer, et cependant le lendemain, se sentant encore un devoir d’amitié à remplir, il avait l’énergie de dicter à son secrétaire un dernier billet adressé à son frère et dans lequel il le priait instamment d’obtenir, s’il le pouvait, du cardinal Barberini, le prieuré de Saint-Léon, que depuis longtemps il sollicitait pour son ami, M. Du Puy de Saint-Sauveur. « Puisqu’il plaît à Dieu de me rappeler, dit-il à son cher Valavès, et que nous n’avons jamais eu, vous et moi, qu’une même volonté, je vous conjure, par cette sainte union qui a toujours été entre nous, de continuer, après ma mort, le dessein que j’ai eu de servir ces messieurs dont vous connaissez le mérite, et que j’ai tellement honorés et estimés, que je meurs avec ce seul regret de ne leur avoir pu donner en effet le témoignage du désir que j’avais eu de leur rendre ce petit service… C’est ce que, ne pouvant écrire, j’ai voulu dicter à mon secrétaire. Adieu, mon cher frère, priez Dieu pour moi. » Quelques heures après, Peiresc mourait entre les bras de Gassendi, le fidèle ami de ses dernières années.


II

A la suite des guerres intestines qui depuis si longtemps désolaient la France, le besoin d’une vie plus tranquille et plus sûre s’était fait peu à peu sentir. Au contact d’une cour élégante et polie, près de laquelle les poètes et les artistes étaient en honneur, les hommes qui avaient le goût des choses de l’esprit, lettrés ou savans, assez isolés, jusque-là, commençaient à se grouper, à frayer les uns avec les autres. On regardait à côté de soi, on essayait de se connaître ; on savait quels étaient chez nous et à l’étranger les contemporains les plus remarquables par leur savoir ou leur talent ; on s’intéressait à leurs travaux, on les visitait. La philosophie, le droit, la politique sociale, l’exégèse et l’histoire comptaient partout des écrivains distingués. En même temps qu’une étude plus attentive de l’antiquité portait les érudits à compléter et à réviser les textes de tous les auteurs anciens et à dresser ainsi comme le bilan du passé, d’autres s’efforçaient d’ajouter aux connaissances acquises par des observations rendues plus précises, grâce à la découverte d’instrumens perfectionnés.

C’était là un moment d’expansion féconde, et personne n’a plus efficacement contribué que Peiresc à rapprocher les uns des autres les lettrés et les savans des divers pays pour faire d’eux, dans l’Europe entière, comme une seule famille d’honnêtes gens, famille laborieuse et unie. Sa situation indépendante, son activité, sa curiosité toujours en éveil, et surtout sa bonté parfaite conspiraient pour lui assurer ce titre de Procureur général de la littérature que Bayle lui a si justement décerné. Avec son tact naturel et sa bonne éducation, Peiresc avait déjà acquis, avant de quitter la Provence, assez d’usage du monde pour être bien accueilli partout où il se présenterait, assez de savoir personnel pour profiter de toutes les ressources d’étude qu’il rencontrerait sur son chemin, et ses nombreux voyages devaient encore développer en lui une ardeur d’apprendre qu’il conserva toute sa vie. Son humeur sociable lui venait sur ce point puissamment en aide. Désireux d’approcher les hommes les plus éminens de son époque, il arrivait bien vite avec eux à une étroite intimité. Sa perspicacité lui faisait découvrir le vrai mérite partout où il se trouvait et, grands ou petits, il jugeait les gens avec la plus entière liberté d’esprit. Très sincèrement religieux et catholique pratiquant, il avait pour amis non seulement des princes de l’Eglise et de simples curés de campagne, mais des protestans, comme Samuel Petit de Nîmes, ou des israélites, comme « le bon rabbin » Azubi de Carpentras. Dans tous les pays, il comptait les amitiés les plus sûres et les plus dévouées. Il avait hâte de reconnaître, par les attentions les plus délicates, les bons procédés qu’on avait eus à son égard, et ses présens, toujours appropriés aux goûts de ceux auxquels il les destinait, étaient offerts avec une simplicité et une bonne grâce qui ajoutaient singulièrement à leur prix.

On conçoit que, dans ces conditions, la correspondance de Peiresc ait été fort étendue. Très ordonné sur ce point comme en toutes choses, « il corrigeait, notait et apostillait, nous dit J. Bouchard, qui fut un de ses hôtes, toutes les lettres qu’il recevait, » puis les faisait « transcrire dans un registre, comme il faisait aussi de toutes celles qu’il envoyait. » Ces registres, dont un grand nombre sont déposés à la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, sont pour nous aujourd’hui doublement précieux. Outre qu’ils nous ont conservé bien des copies de lettres maintenant disparues, ces copies, dont quelques-unes sont corrigées de la main de Peiresc, sont aujourd’hui bien plus facilement lisibles que les originaux dont l’écriture minuscule et indéchiffrable a plus d’une fois découragé la patience de ceux qui voulaient les consulter. Bien qu’il eût pu, ainsi que le faisaient alors la plupart des érudits, employer le latin ou l’italien dans sa correspondance, Peiresc s’est presque toujours servi du français[6]. Son style, très naturel et très précis, a du trait, de la saveur. Avec une singulière propriété d’expression, ses images sont vives et ses tours très personnels.

Après ces pérégrinations à travers l’Europe, Peiresc s’était assuré dans tous les pays des correspondans. Le nombre en est considérable, et ses contemporains les plus illustres par leur situation, leur savoir ou leur talent figurent sur cette longue liste. Il aurait souhaité que tous ceux qu’il aimait pussent se connaître et de son mieux il s’appliquait à servir de lien entre eux. Un de ses amis devait-il partir pour quelque voyage, il rédigeait aussitôt pour lui une note détaillée de toutes les personnes et de toutes les choses qu’il devait voir sur son chemin, et non seulement il lui donnait des lettres de recommandation auprès des gens, chez lesquels il voulait l’introduire, mais il le chargeait pour eux de cadeaux qui assuraient au voyageur le meilleur accueil. Partout, d’ailleurs, à Paris, à Anvers, en Italie, en Allemagne et jusque dans le Levant, il avait lui-même des agens chargés de le tenir au courant de ce qui se passait dans ces divers pays, d’acheter pour lui les objets antiques ou curieux qu’on lui signalait et de les lui expédier. Nos consuls, les religieux des différens ordres recevaient de lui des instructions et avaient avec lui des comptes ouverts.

Le difficile était d’assurer la régularité des envois qui lui étaient adressés ou de ceux qu’il voulait faire lui-même. En ce temps, en effet, les occasions étaient rares. Dans la plupart des contrées il n’existait pas de voies de communication, et les chemins, quand il y en avait, étaient souvent impraticables. D’un pays à l’autre, la guerre interceptait les lettres et interdisait toutes les relations. La mer n’était pas plus sûre ; la Méditerranée était sillonnée par les corsaires barbaresques ; la peste, qui régnait fréquemment, imposait aux navires des quarantaines prolongées ou mettait entre les diverses provinces des barrières infranchissables. C’étaient alors de longs retards et d’inévitables détériorations pour les colis expédiés : on passait les livres et les manuscrits au vinaigre ; les animaux envoyés vivans mouraient pendant les traversées ; les plantes fraîches se desséchaient ou pourrissaient ; les vins ou les liqueurs se gâtaient ou étaient bus en route.

Rien ne rebute Peiresc. Il est au courant de tous les moyens de transport ; il guette les occasions, il les provoque. Il sait quels sont les départs des coches, des courriers, des navires ; il s’efforce de créer lui-même des services réguliers et de leur assurer des subsides. Il surveille les emballages ; il connaît la moralité des voituriers, des patrons de bateaux, et il sait le degré de confiance qu’on peut accorder à chacun d’eux. Il les presse, les gourmande ; il poursuit de ses réclamations les retardataires et les négligens ; il s’ingénie pour obtenir en Asie Mineure et en Tunisie la restitution des objets capturés par les pirates. Il voudrait qu’on établît des taxes régulières pour les expéditions et « qu’on ne payât pas plus de 20 sols la livre pesant » pour les ballots de livres. Il prie ceux de ses correspondans qui, par délicatesse, veulent d’avance affranchir le port des paquets, — des fagots, comme on disait alors, — de n’en rien faire, car il y a plus de sécurité à ne payer qu’à l’arrivée, à la remise en mains propres, « les voituriers étant plus soigneux d’aller rendre ces fagots sous l’espérance du paiement, plutôt que lorsqu’ils ne s’attendent plus à rien avoir. » Il insiste pour qu’on lui dise exactement le temps qu’a duré chaque envoi et l’état dans lequel il est parvenu à destination. Il déploie, en un mot, l’activité et la vigilance d’un véritable directeur des postes, qui aurait à créer tous ses services, et il fait ainsi bénéficier les autres des soins qu’il prend pour lui-même.

Au point de vue moral, il n’épargne pas non plus sa peine. Sans mêler jamais à ses démarches aucune vue personnelle d’intérêt ou d’ambition, de son mieux, il s’applique à encourager les études qui n’ont pour objet que la recherche de la vérité. Sa générosité égale sa modestie ; il a toutes les ardeurs et aucun amour-propre. Il est d’ailleurs si sévère pour lui-même et si peu désireux de produire que, malgré son savoir, il n’a jamais rien publié de son cru. Mais science, histoire ou littérature, il est au courant de toutes les questions, et il connaît personnellement tous ceux qui s’en occupent. Avec eux, il ne se perd pas en paroles inutiles ; il va droit au but ; il les pousse, les confesse et très judicieusement il compare leurs solutions à celles qu’il s’est déjà procurées d’autre part. Sans se lasser, il interroge ; il harcèle ceux qui ne répondent pas ; il les fait presser par autrui et charge des tiers de leur renouveler ses demandes, jusqu’à ce que, de guerre lasse, ils s’exécutent. « Il ne faut pas, écrit-il à son ami Du Puy, que vous laissiez le sieur Rigault en repos jusqu’à ce qu’il ne m’ait dit son avis. »

Les plus grands savans, les inventeurs, tous ceux qui ont devancé leur époque sont ceux qui l’attirent le plus. Il discerne leur valeur, le mérite de leur méthode, la nouveauté de leurs vues ; mais, tout en ne leur épargnant pas la louange, il démêle ce qu’il peut y avoir de douteux, d’incomplet ou d’erroné dans leurs théories, et il leur soumet ses objections. Ainsi qu’il le dit dans une autre lettre à Du Puy (28 juillet 1629), il convient « de fournir de la matière à ces grands personnages, d’exercer leur bel esprit et d’aller fouiller dans leur grande lecture des choses non communes pour en arracher des notices auxquelles ils n’auraient pas daigné penser si on ne les avait pas chatouillés de la sorte, ce qui m’a d’autres fois réussi fort à souhait, envers feu M. de la Scale et autres grands hommes de lettres. »

Tous les efforts de Peiresc tendent à mettre les honnêtes gens en rapport les uns avec les autres de manière à faire concourir leurs travaux au bien de l’humanité. Prêchant d’exemple, il accueille de son mieux les lettrés ou les savans qu’on lui adresse, il les reçoit chez lui et les comble de prévenances. Chacun de ces visiteurs devient un ami de plus, sur lequel il peut désormais compter et qui lui servira à son tour pour nouer de nouvelles relations. Aussi sa maison d’Aix est-elle un centre où se réunissent tous les érudits de la Provence. Les voyageurs se détournent de leur route pour l’y visiter, pour y voir les collections qu’il a rassemblées. Cette maison, dit Gabriel Naudé, « ressemblait à un marché très fréquenté, rempli des marchandises les plus précieuses provenant des deux Indes, de l’Ethiopie, de la Grèce, de l’Italie, de l’Espagne, de l’Angleterre et des provinces voisines. Aucun navire n’entrait dans les ports de France sans apporter pour Peiresc des statues de marbre, des manuscrits samaritains, coptes, arabes, hébreux, chinois, grecs, les restes de l’antiquité la plus reculée. »

A Paris, par la nature même de son esprit et de son caractère, Peiresc servait également de lien entre les hommes intelligens dont il faisait sa société. Nous avons vu qu’il était heureux de rencontrer chez du Vair plusieurs écrivains distingués avec qui il s’entretenait des choses qui les intéressaient. Ces réunions d’abord peu suivies et irrégulières devaient, avec le temps, prendre plus d’importance, et personne plus que Peiresc n’applaudit à leur succès. Aussi, plus tard, sachant tout le plaisir qu’il lui ferait, le P. Mersenne s’empressait de lui écrire de Paris : « Nous avons maintenant une Académie française qui se tient chez M. le Garde des Sceaux (Pierre Séguier) qui en est, et M. Servien, Bautru, Balzac et les autres. Ils donnent la loi au langage et feront une grammaire et un dictionnaire… Si elle dure, nous en devons attendre un grand fruit[7]. » Les désirs de Peiresc s’étaient réalisés, et ses efforts personnels avaient efficacement préparé un si louable résultat.

On comprend l’intérêt que peut offrir la collection des lettres d’un excitateur d’idées tel que l’était Peiresc, et la liste de ses correspondans, où, à côté des plus grands personnages, figurent des diplomates, des artistes, des lettrés, des jurisconsultes, des orientalistes, des érudits, des poètes et des savans, montre assez la diversité des sujets qui sont traités dans ses lettres. Quels que soient ses goûts et ses occupations, tout lecteur de cette correspondance trouvera son compte dans cette vaste encyclopédie qui, sur les matières les plus variées, fournit des informations aussi nombreuses que sûres. C’est comme un immense répertoire où l’on apprend non seulement à bien connaître la France de cette époque, mais à aimer le noble esprit qui en a tracé une peinture si fidèle et si attachante.


III

Le savoir de Peiresc était, nous l’avons dit, très étendu, et sa curiosité vraiment universelle le portait tour à tour aux recherches les plus différentes. À cette époque, d’ailleurs, l’étude des sciences était bien loin d’offrir la complexité qu’elle présente aujourd’hui. Le domaine de chacune d’elles n’étant pas encore rigoureusement délimité, les savans ne demeuraient pas cantonnés dans les innombrables spécialisations auxquelles les condamne aujourd’hui l’extrême multiplicité des observations et des faits. Un grand esprit pouvait en embrasser l’ensemble et pressentir ou entrevoir les liens qu’elles ont entre elles. Peiresc fut un de ces esprits. Sa culture classique lui permettait de se rendre compte de l’état général des sciences dans l’antiquité et, par son instruction aussi bien que par sa propre intelligence, il était à même de se tenir au courant des progrès que les découvertes récentes venaient de réaliser dans chacune d’elles. Il abordait leur étude, non pas d’une façon systématique et abstraite, ainsi que trop souvent on l’avait fait jusque-là, mais avec un esprit à la fois très libre et très ouvert. Profondément religieux, il ne craignit jamais que ses croyances pussent être compromises par l’indépendance absolue avec laquelle il poursuivait la recherche de la vérité. « Le livre de la nature, disait-il, est le livre des livres et il n’y a rien de si concluant que les observations des choses elles-mêmes dont le cours est si constant, quelques vicissitudes et révolutions qu’il puisse y avoir, où la grandeur de Dieu paraisse davantage et soit capable de nous faire élever l’esprit humain, quand tout est bien pesé et examiné comme il faut. »

Dans cette libre enquête sur le passé, Peiresc mettait une conscience scrupuleuse à vérifier les textes, à les éclairer par les commentaires les plus judicieux. Son esprit avait besoin de précision et de clarté. Aussi attachait-il un soin particulier à tout ce qui concernait les questions de mesure chez les anciens. Les mesures du temps, de l’espace, les mesures de capacité, de poids et la valeur comparative des diverses monnaies aux différens âges, firent durant toute sa vie l’objet de ses préoccupations. Il avait eu la joie d’acquérir un calendrier constantinien, aujourd’hui perdu, mais qu’il envoya, sur sa demande, au pape Urbain VIII et que Rubens aurait vivement désiré avoir en communication. Pour les mesures de capacité, il avait réuni dans ses collections un grand nombre de vases, de coupes et de cuillers en métal, trouvés dans des fouilles faites en Provence, et il cherchait constamment à se procurer des dessins très soigneusement cotés de récipiens analogues trouvés dans d’autres contrées, pour en comparer entre elles les contenances. Son cabinet n’était pas moins riche en poids ou en monnaies de tous les temps et de tous les peuples. Jaloux comme il l’était d’apporter dans ses observations l’exactitude la plus complète, Peiresc se tenait au courant des découvertes qui, à cette époque, venaient de prolonger la portée de notre vue, soit en rapprochant de nous par le télescope les astres les plus éloignés, soit en grossissant, à l’aide du microscope, les plus petits objets pour mieux en étudier la forme et la structure. Comme Pascal, comme Huygens, il avait le pressentiment des merveilles que ces lunettes ainsi perfectionnées devaient nous révéler dans la composition de l’univers ; comme eux aussi, il se sentait attiré par la mystérieuse poésie de ce double infini dont l’immensité ou la petitesse, tout en nous apparaissant toujours plus merveilleuses, se déroberont toujours à nos investigations.

Les sciences exactes, celles qui sont régies par les nombres et, en particulier, l’astronomie, passionnaient Peiresc. Il avait de bonne heure suivi les travaux de Galilée et applaudi à ses découvertes. La vallée de Belgentier, étroite et resserrée entre des montagnes assez élevées, ne lui permettant pas de découvrir une étendue de ciel suffisante, il s’était fait construire à Aix un observatoire pour faire lui-même des observations sur le cours des astres et il en tenait un journal quotidien. Aux approches des éclipses, tous ses serviteurs, tous ses amis du voisinage étaient sur pied, munis d’instructions détaillées pour étudier avec toute la précision désirable les phases successives du phénomène. Il aurait voulu aussi qu’on notât dans chaque région les courans des vents régnans et qu’on établît de distance en distance des postes pour en déterminer la force et la vitesse. La formation des diverses roches, leur composition, celle des stalactites qu’on trouvait dans les grottes du voisinage, la présence dans plusieurs de ces grottes de crânes et d’ossemens humains et leurs dimensions relatives attiraient tour à tour son attention. Il soupçonnait l’importance de l’étude des fossiles et s’étonnait que tant de siècles se fussent écoulés sans qu’on songeât à s’occuper de ces restes du passé. Les études sur la constitution du corps humain ne lui étaient pas non plus étrangères. Sans doute, il avait conservé encore bien des préjugés de son temps. C’est ainsi qu’il ne rejette pas d’emblée la nouvelle qu’on lui a donnée comme positive « d’un prunelier greffe sur l’estomac d’un Espagnol, » et qui y aurait pris racine. Sans ajouter une foi entière à une pareille fable, il trouve que cette chose, « certainement bien merveilleuse, mériterait d’être approfondie, » et il en voudrait avoir « une information solennellement authentique. » De même, quand son frère Valavès est sur le point de partir pour l’Angleterre, il le prie de ne pas quitter Londres « sans s’informer soigneusement de cette nouvelle maladie, ou charme, par le moyen de laquelle les femmes enceintes ne souffrent aucune douleur et les hommes, leurs maris, endurent les maux de cœur durant toute leur grossesse. On me montra, ajoute-t-il, un médecin qui en était atteint en sa propre personne. Il est bon de s’en éclaircir, si cela a continué ou non. » Au moment où il écrit ainsi (1608), Peiresc, il est vrai, est encore jeune, et il commence à se méfier. La chose lui paraissant anormale, il réclame des renseignemens plus formels. Il a plus tard des exigences plus sévères, et il voudrait que les expériences fussent entourées de toutes les précautions possibles ; « il s’assure qu’on y rencontrerait des merveilles, si on les suivait à la piste les unes des autres. » Avec Gassendi, « il fait des observations très approfondies » sur le cadavre d’un condamné à mort, dont la Cour d’Aix a donné le corps aux professeurs de médecine « une heure et demie après qu’il avait été pendu et étranglé. » Des premiers, il se rallie aux théories de Harvey sur la circulation du sang, et justement préoccupé, d’autre part, des avantages d’une bonne hygiène, il s’intéresse vivement aux recherches du médecin Cornaro sur la nourriture et il s’empresse de se faire envoyer aussitôt qu’ils ont paru ses livres : la Vita Sobria et de Salubri Potu. Un de ses correspondans lui ayant parlé d’une espèce d’animaux qu’on trouve aux Indes Hollandaises et « qui sont le tiers entre l’homme et le singe, » sans le contredire, il voudrait que « cette relation qui en a été faite fût bien appuyée. » De même, il n’ajoute pas grande confiance à tout ce qui se dit de l’extrême longévité de certains vieillards ; il se plaint des légendes qui ont cours à ce sujet et de la difficulté qu’on a souvent de découvrir la vérité sur ce point.

En tout, il a besoin d’un terrain solide et, avant d’admettre un fait qui lui paraît douteux, il demande qu’on le contrôle avec soin. Aussi déplore-t-il les récits fantaisistes faits par les voyageurs et les fables accréditées par eux sur la faune et la flore des pays lointains qu’ils ont visités. Il estime d’ailleurs que la réalité est encore plus curieuse et plus intéressante que toutes leurs inventions. Quand des occasions s’offrent à lui de bien connaître des animaux alors assez rares et qu’on lui envoie d’Asie ou d’Afrique : des tortues, des crocodiles, une gazelle, etc., il observe de près leurs habitudes et leur structure. Par deux fois, il a reçu des caméléons venant des côtes barbaresques ; plusieurs sont morts en route et ceux qui restent lui arrivent en assez piteux état. Il s’ingénie « à les ravigourer par un repas de cinq à six douzaines de vers de farine et de deux douzaines de sauterelles ; » il étudie leurs mouvemens, leurs changeantes colorations dont il cherche à déterminer les causes et, quand ils sont morts, il les dissèque lui-même pour bien connaître leur conformation. Une autre fois, des ossemens de grande dimension lui ayant été adressés comme provenant d’une race de géans qui peuplait l’Afrique, il n’est pas longtemps à découvrir que ce sont là des fragmens de squelettes d’éléphans. Il attire lui-même à Belgentier un éléphant qui, amené d’Italie, passait dans le voisinage. Sa présence fait le bonheur de Peiresc et pendant trois jours qu’il le garde, « il le considère bien à son aise et avec grand plaisir, ne l’ayant pas laissé dépayser qu’il ne l’eût fait peser contre quelques six-vingt boulets de canon. » A son départ, l’animal connaît déjà, aussi bien que son gouverneur, son hôte qui, enhardi peu à peu, « se laisse porter jusqu’à ce point de curiosité ou, pour mieux dire, de folie, que de lui mettre la main dans la bouche et de lui empoigner une de ses dents maxillaires pour en mieux connaître la forme. »

Peiresc avait beaucoup aimé les chiens dans sa jeunesse et plus tard, pour se débarrasser des souris qui rongeaient ses manuscrits, il leur avait, comme beaucoup de lettrés de ce temps, préféré les chats qu’il détestait d’abord. Il s’était dès lors mis en quête des plus belles espèces et c’est à lui qu’est due la propagation en France des angoras dont il appréciait fort le poil long, « soyeux et délicat. » On ne saurait dire avec quelle sollicitude il cherchait à conserver la pureté de leur race, surveillait leurs portées, envoyait à ceux de ses amis chez lesquels il pensait qu’ils seraient le mieux traités « les plus jolis chatons » et s’informait dans chacune de ses lettres de leur gentillesse et de leur santé.

Mais plus encore qu’aux animaux, Peiresc s’est intéressé aux plantes. La botanique était sa science favorite et ce n’était pas pour lui une étude morte. Il a certainement grand souci de toutes les publications qui ont trait à la nomenclature et à l’histoire des végétaux. De bonne heure, il a été en relations avec les principaux botanistes de l’Europe ; il est empressé à leur signaler les omissions ou les erreurs de leurs livres et il voudrait que les descriptions ou les images qu’ils donnent des plantes fussent de la plus rigoureuse exactitude. Toutes les fois qu’il le peut, il leur adresse des dessins exécutés sous ses yeux pour rectifier des planches défectueuses, pour suppléer à celles qui manquent. Mais avant tout, il tient à connaître lui-même ces plantes vivantes, à les découvrir dans les lieux où elles poussent et à les y observer. Il est un herborisateur passionné, et le pays qu’il habite est merveilleusement propre à entretenir chez lui cette passion. Aux environs de Belgentier surtout, la flore est d’une richesse et d’une variété extrêmes, à raison de la diversité d’altitude et d’orientation des montagnes, de la proximité de la mer et de la constitution même des terrains. On y rencontre à la fois des plantes méridionales, alpestres et maritimes. Peiresc connaît tous leurs habitats, et il vante à ses amis, notamment à de l’Ecluse, une certaine colline d’Anis, située dans son voisinage. Il aimerait à lui faire les honneurs de cette contrée « tant renommée pour les plantes singulières que les médecins y trouvent d’ordinaire… entre autres le vrai Styrax, qui fait une belle fleur blanche et bien souvent de la gomme aussi odoriférante que celle qui vient d’Arabie[8]. » Sur ce sol privilégié Peiresc voudrait acclimater tous les végétaux qu’en échange de ses propres envois, lui adressent ses correspondans de Paris, de Bretagne, de Hollande, d’Italie, de Portugal, d’Afrique, du Japon, de la Chine et de la Perse. Il reçoit des bulbes du cap de Bonne-Espérance, des semences du Levant, des plantes de tous les pays et il adresse de vifs reproches aux commissionnaires quand, par leur faute, ces plantes lui arrivent desséchées, pourries ou entamées par la dent des rats, qui « en mangent les bourgeons dans l’estive des navires. » Il prend grand intérêt à tous les jardins botaniques qui commencent à se répandre, s’informe de la façon dont les végétaux y sont classés, des soins qu’on prend pour leur conservation. Il vante à de l’Ecluse l’installation du Jardin des Simples que Richer de Belleval a créé à Montpellier et lui envoie un dessin du puits artificiel qu’il avait imaginé pour y garderies « plantes qui naissent ès lieux humides et froids, » comme les capillaires. Il applaudit au développement du Jardin du roi à Paris et à la nomination — comme auxiliaire de Guy de la Brosse et probablement sur la demande de ce dernier — de Vespasien Robin, « simpliciste du roi[9]. »

Peiresc souhaiterait avoir lui-même « un petit coin en lieu commode pour être couvert durant l’hyver et secouru d’un poêle durant la grosse rigueur du froid, ainsi que le pratiquait le prince palatin à Heidelberg, par le moyen duquel soin il conservait des orangers plantés en pleine terre, qui avaient le tronc gros comme la cuisse. » Attentif à tous les progrès d’une horticulture encore bien élémentaire, il s’applique à réunir à Belgentier toutes les variétés de légumes et d’arbres fruitiers qui conviennent le mieux à la région. Il cherche à se procurer des semences de choix, à corriger pur des greffes « l’âpreté dés sauvageons, » à obtenir par une culture intelligente les fruits les meilleurs et les plus beaux. Il a une nombreuse collection de pommiers, de poiriers et d’orangers de toute provenance, dont il éprouve la rusticité et compare les produits qu’il déguste en connaisseur et classe suivant leur saveur et leur fécondité. On lui a fait don de fraises du Canada qu’il trouve excellentes, « plus aromatiques que les communes, voire quasi musquées, » et il en veut propager l’espèce. Il en envoie au directeur du jardin royal d’Hyères et à ceux de ses amis qui peuvent le mieux les répandre dans la contrée[10]. On le voit, à côté du savant, nous retrouvons toujours chez Peiresc l’homme serviable et généreux, aussi ardent à la recherche de la vérité qu’empressé à être en toute occasion utile à ses semblables.


IV

La littérature et les arts n’étaient pas moins chers à Peiresc que la science et il ne les a pas moins bien servis. En même temps que les bons esprits d’alors travaillaient dans l’ordre politique à l’affermissement de l’autorité royale, les plus cultivés parmi eux s’employaient avec une efficacité pareille à la fixation de notre langue. Successivement épurée et assouplie par les efforts des âges précédens, celle-ci était désormais mûre pour la perfection. Parmi les lettrés de cette époque, Peiresc était un des plus instruits et des plus judicieux, et la pénétration, la curiosité de son intelligence devaient s’exercer dans le domaine entier de la littérature. Il aimait l’histoire et il voulait qu’elle fût écrite avec ordre, avec clarté, avec un souci constant d’impartialité et en s’entourant de toutes les lumières qui peuvent l’éclairer. Des premiers, il avait compris tout ce que les monumens des différens âges fournissent de ressources pour les mieux connaître. Inscriptions, bas-reliefs, statues, médailles, monnaies, armes, meubles et objets du culte étaient pour lui autant de documens aussi positifs que les écrits mêmes que nous a laissés l’antiquité, car ils peuvent très efficacement nous aider à comprendre les usages et les mœurs des peuples anciens, la grandeur et la décadence des civilisations disparues, la filiation et le caractère propres de chacune d’elles. Avec une sincérité absolue, il consultait toutes ces informations éparses, et sa passion pour l’archéologie alla toujours en augmentant. C’était pour lui l’étude par excellence, celle qui flattait tous ses goûts et qui contentait toutes ses aspirations. Dès sa jeunesse, nous l’avons dit, il avait commencé à acheter des livres, des pierres gravées, des objets curieux ou anciens de toute sorte. Un de ses manuscrits qui appartient au musée de Meermanno-Westhrenianum à la Haye[11], nous renseigne sur les acquisitions de médailles ou de monnaies qu’il faisait un peu de toutes mains dans ses voyages : « d’un marchand obscur… d’un lapidaire venu des Indes, d’un paysan qui fouille ordinairement dans la rivière de Seine à Paris. » Quant à la composition même de ses collections, deux volumes conservés au cabinet des Estampes[12] et accompagnés de dessins dont quelques-uns sont fort remarquables, nous montrent divisés par catégories les principaux objets qui s’y trouvaient rassemblés. Sans même parler des curiosités naturelles on trouve de tout dans ce précieux cabinet qui a, comme l’esprit de Peiresc, un caractère vraiment encyclopédique. Préparé comme il l’est, son possesseur arrive à découvrir la signification jusque-là ignorée de certains camées et il rêve même une publication dans laquelle les plus célèbres de ces camées seraient reproduits avec soin et accompagnés de savans commentaires, pour lesquels il s’était assuré la collaboration des érudits les plus réputés de ce temps : Rubens, Rockox et Gevaert en Flandre, le cavalier del Pozzo en Italie, les frères Du Puy, et Rigault en France. Un des premiers, il a distingué des différences entre les styles d’époques qu’on avait toujours confondues et il s’est préoccupé de la conservation et de l’étude des monumens du moyen âge que ses contemporains tenaient en assez médiocre estime. Ainsi que M. Léopold Delisle l’a fait observer avec raison : « Les notes qu’il a laissées sur le livre d’heures de la reine Jeanne de Navarre et sur la tapisserie de la bataille de Formigni donnent la mesure de l’exactitude et de la perspicacité avec laquelle il savait interroger les monumens. » Il croyait, par exemple, qu’on avait beaucoup exagéré l’antiquité de certaines sculptures de Saint-Denis dont on attribuait alors l’exécution aux carlovingiens et qui ne datent que de saint Louis. Désireux de fournir à l’étude de la Provence des documens positifs, il en fait par deux fois graver à ses frais la carte géographique et, vers 1620, il donne l’ordre de reproduire en Italie une suite de quinze pièces des tournois du roi René d’Anjou d’après des peintures originales.

L’histoire est d’ailleurs pour lui une chose qui se continue tous les jours et, bien qu’attiré par l’antiquité, il n’oublie pas le temps présent. Il est tenu au courant de ce qui se passe dans les divers pays de l’Europe, en Angleterre, en Espagne, en Italie. Quand il est à Paris, il suit de près le mouvement politique et rend un compte fidèle à son frère ou à ses amis des événemens dont il est témoin. Ses lettres contiennent les plus curieux détails sur le raccommodement du roi et de la reine-mère à Brissac, sur la rentrée de Marie de Médicis à Paris, sur la façon dont les principaux seigneurs compromis dans les luttes précédentes font leur soumission et cherchent à tirer leur épingle du jeu. Est-il à Aix, sa correspondance nous renseigne, par le menu, sur la vie de cette petite capitale, sur les démêlés du Parlement avec le duc de Guise, gouverneur de la Provence, sur les questions de préséance et d’étiquette et l’importance qu’on y attache ; sur les fêtes qui se donnent, sur les mœurs, sur l’origine et les alliances des grandes familles. Observateur intelligent, véridique et bien posé pour tout savoir, il juge avec impartialité les gens et caractérise en quelques traits leur personne ou leurs actes. Avec lui, on pénètre successivement dans les mondes les plus divers ; on les voit s’agiter, avec leurs passions, leurs intrigues, leurs travers, ou leurs qualités propres.

La bibliothèque de Peiresc n’était pas moins riche que ses collections et tous les sujets d’étude s’y trouvaient représentés. Il est friand de manuscrits des auteurs grecs ou latins, aussi bien que des éditions savantes qui en sont données en Hollande, en Belgique ou en France. Il recherche avec grand soin les bibles polyglottes et les plus anciennes versions des textes sacrés. A l’un de ses amis qui part pour l’Italie, il signale les lieux de dépôt où il a le plus de chances de faire une abondante récolte et il lui recommande en particulier de fouiller les couvens de Subiaco, du Mont-Cassin, de la Gava, afin de comparer entre elles les versions différentes qu’ils peuvent posséder. Pour que les recherches aient quelque chance d’aboutir, il doit d’abord se bien faire venir de tous. Le patriarche de Constantinople est chargé, de son côté, par Peiresc de faire exécuter pour lui des transcriptions des manuscrits les plus précieux qu’il pourra trouver, de quelque matière qu’ils traitent. Il y a une certaine grammaire samaritaine qu’il a longtemps guettée, sans parvenir à l’acheter et « à laquelle il avait fait l’amour vingt ans avant qu’il pût l’acquérir, alors qu’il n’y espérait plus du tout. »

Peiresc est également curieux de belles éditions ; il s’y connaît et parle avec le goût le plus fin de toutes les conditions qui font un beau livre. S’étant chargé de surveiller la publication des Poésies latines du cardinal Barberini qui s’impriment à Paris, il discute en expert avec l’éditeur la question du papier, celle du format, des caractères, des marges, et l’arrangement du titre de manière à obtenir l’aspect le plus agréable à l’œil. Pour triompher des résistances de cet éditeur qui ne se trouve pas suffisamment rémunéré, il ajoute de sa poche au prix convenu pour la dépense, sans en rien dire à l’intéressé. Il a aussi grand soin de ses livres, et la reliure « des plus notables, de ceux qui méritent le mieux d’être lus de bout à aultre » est de sa part l’objet d’une attention particulière. Il fait venir du Levant des peaux de maroquin choisi, et son monogramme, composé de ses initiales en caractères grecs, est gravé sur le plat de ces volumes. A chacun de ses voyages à Paris, il ne manque pas de faire provision pour son relieur, son cher Corberan, des fers les plus fins, les plus habilement ouvragés. Mais ses livres, même les mieux habillés, ne sont jamais pour lui un objet de parade : ils restent avant tout des instrumens d’étude : un bibliophile crierait à la profanation en le voyant couvrir leurs marges d’annotations et de commentaires, qui ajoutent aujourd’hui singulièrement à leur prix[13]. Ce n’est pas seulement à lui d’ailleurs que servent ses livres ; il les prête, il les donne avec une générosité extrême : il y a des ouvrages qu’il a successivement rachetés en quatre ou cinq exemplaires pour en faire présent à ceux qu’ils peuvent intéresser.

En ce qui concerne les lettres pures, ses relations mêmes témoignent assez de ses goûts. Nous avons dit quelle affection reconnaissante il garda toujours au chancelier du Vair qui de bonne heure l’avait distingué ; il était, aussi, lié avec le chancelier Séguier, avec Balzac, avec les évêques Coëffeteau et de F Aubes-pin, avec les Du Puy et de Thou. Le poète Saint-Amand fut quelque temps son hôte à Belgentier, et toute sa vie il demeura le plus intime et le plus fidèle ami de François Malherbe. Ce qu’il prisait par-dessus tout chez un écrivain c’était la clarté, la concision, la force et le naturel, et son style a ces mêmes qualités. Comme son ami Rubens, il a horreur de l’emphase et il reprend assez vivement à ce sujet la subtilité un peu précieuse d’un de ses voisins, le prieur de Roumoules. A propos d’un anagrammiste fort habile, et par conséquent très apprécié à cette époque où ces sortes d’exercices trouvaient de nombreux admirateurs, tout en envoyant à son ami Camden des échantillons réclamés par celui-ci du savoir-faire de ce personnage, il trouve qu’il est « dommage que son labeur ne soit pas en chose plus utile, car il y réussit à souhait. »

Dans l’amour que Peiresc montre pour les arts, il manifeste des préoccupations semblables. Sans doute, il met au-dessus de tout Rubens, son génie, sa prodigieuse fécondité. Mais, tout en le défendant contre plusieurs de ses détracteurs, les critiques que, sur sa demande, il lui soumet, non sans quelque timidité, portent assez justement sur des incorrections, sur des exagérations de formes. Ayant reçu de lui une copie peinte du camée de Tibère, il trouve « qu’après avoir vu la force qui paraît en cette peinture, tout le reste semble si plat et si niais que c’est pitié. » Quant à lui, il exhale avec chaleur son regret de ne pas savoir dessiner et il voudrait « racheter de deux doigts de sa main gauche l’ignorance de sa droite sur cet art. » En réalité, la façon de dessiner qu’il ambitionnerait est conforme aux besoins de précision de son esprit. Il n’aime pas les à-peu-près et sent, au contraire, tout le profit que la science pourrait tirer d’images rigoureusement fidèles. « En matière de choses naturelles, dit-il, les dessins ne sont considérables que selon qu’elles sont bien exactement représentées. » À ce titre, il faisait le plus grand cas de Claude Mellan, le célèbre graveur, et goûtait fort la scrupuleuse correction de son dessin. A son retour de Rome, où il avait séjourné une douzaine d’années et beaucoup travaillé pour Peiresc, Mellan s’était décidé à repasser par Belgentier où son hôte le gardait plus de quinze jours. Il était ravi de son talent, de sa belle humeur, et lui faisait faire son portrait ainsi que des dessins de toute sorte. « C’est un ange, écrit-il à Gassendi (28 août 1636), le plus traitable et le plus affectueux du monde. » Bien d’autres artistes reçoivent aussi des encouragemens de Peiresc. Il cherche par tous les moyens possibles à rendre service au peintre flamand de Vries, pendant son séjour à Paris ; il vante le charme de sa conversation et le recommande avec instance à ses amis, « comme travaillant si noblement qu’après feu M. Pourbus, il ne voit personne qui l’égale. »

Les noms de plusieurs artistes français de cette époque sont également cités dans les lettres de Peiresc, qui fait exécuter par M. de Chalettes, peintre du roi, « un tableau des comtes de Tholose dont il est comme ravy d’admiration. » Il entretient aussi des relations suivies avec un autre peintre de la Cour, Jacob Bunel, à qui il adresse le portraitiste Finsonius de Bruges, en le priant « de l’aimer et de l’honorer pour l’amour de lui. » Notre excellent dessinateur Daniel du Moustier est son ami, et il lui envoie fréquemment des cadeaux. Entre temps, il le prie de modérer un peu son extrême liberté de langage, qui pourrait lui attirer des ennuis, et il lui conseille aussi de ménager un peu plus ses forces, car, ainsi qu’il le mande à M. de Bonnaire à Rome, « depuis deux mois, du Moustier n’a quasi pas bougé du Louvre à pourtraire des reines, princesses et dames de la Cour, avec tant d’assiduité qu’il a failli mourir ces jours passés[14]. »

Peiresc goûtait fort aussi la musique, et dans ses entretiens ou sa correspondance avec le P. Mersenne, il se montre très préoccupé des rapports de cet art avec les mathématiques. Il cherche à se rendre compte de ce qu’était la musique des anciens, et il voudrait que les instrumens qu’ils employaient fussent exactement reproduits d’après tous les bas-reliefs où ils sont représentés. Quant à la musique moderne chez les différens peuples, notamment chez les Orientaux, il pense que la « seule diversité des esprits est capable de lui fournir des conceptions de concerts que la nouveauté nous fait paraître excellens. » Il l’a bien éprouvé lui-même, « en une chétive chanson qu’il fit mettre en tablature de musique sur le chant d’un forçat de galère. » Un jeune musicien fort habile ayant ensuite chanté cet air devant plusieurs personnes, « l’harmonie en sembla si délicate que tous en étaient ravis et que celuy même qui la chantait ne pouvait assez admirer l’excellence de certains accords et certaine cadence qu’il n’avait jamais ouïe. » Aussi Peiresc se propose-t-il de faire chercher et de recueillir quelques-unes de ces mélodies populaires en diverses contrées du Levant. Enfin le trait suivant nous fournit un témoignage significatif au sujet de la vivacité des impressions que lui causait la musique. Après une grave maladie qui le retint longtemps à Belgentier et qui avait débuté par une paralysie du côté droit et une aphonie complète, une chanson en vers sur les amours du lys et de la rose qui lui avait été adressée, lui procura un tel plaisir « que la gentillesse des conceptions acheva de lui dégourdir l’esprit, » si bien qu’en l’entendant, il avait retrouvé l’usage de la parole.


V

Avec sa vive intelligence, sa curiosité et son savoir, la modestie et la bonté de Peiresc demeurent les traits les plus saillans de son caractère. Dans sa vie si active et tout entière consacrée à l’étude, il pouvait se rendre cette justice qu’il n’y avait jamais eu place ni pour l’amour-propre, ni pour l’intérêt personnel. Il n’a presque rien publié de lui-même et n’a tiré aucun profit de ses nombreuses entreprises, toutes dirigées en vue du bien public. Son temps, ses relations, sa fortune, sont au service de tous. Pouvant aspirer aux plus hauts emplois, il garde jusqu’au bout ses goûts de simplicité. Il aime la retraite, l’obscurité, et croit qu’une existence absorbée par l’étude n’est pas compatible avec une situation trop en vue. « La douceur d’une vie dans les lettres, écrit-il un an avant sa mort, est bien autrement friande quand on veut examiner ce qu’il y a de mal aux autres façons de vie, car le plus ou moins de moyens ne sont pas capables de nous contenter si nous ne nous savons arrêter à ce qui nous peut suffire, tout le reste n’étant que pour plus de tourment et d’inquiétude quand il faut avoir plus de valets. » Pour lui, ses serviteurs ne le gênaient pas. Ils étaient vraiment de sa famille et, dans ses affections, il montrait la même indépendance que dans ses goûts. Regardant plus à la valeur morale des gens qu’à leur habit, il traite avec égards tous ceux qu’il estime, les plus grands personnages aussi bien que son petit relieur Corberan, ou ses jardiniers et ses domestiques dont peu à peu il avait fait des collaborateurs, en leur dictant ses lettres, en les associant à ses observations astronomiques et à ses recherches de toute sorte. Aussi avaient-ils pour lui l’attachement et le dévouement le plus profonds. Il aimait à converser avec eux, bien plus qu’avec les mondains, les oisifs et les pédans, et il croyait qu’on peut trouver autant d’agrément que de profit aux entretiens de certains artisans, ouvriers des villes ou des champs, quand ils aiment et connaissent leur profession.

A vrai dire, il ne s’occupait de lui-même qu’autant que sa santé délicate l’y forçait. Condamné à un régime très sévère, obligé de se garer du vent aussi bien que du soleil, dormant très peu, souvent malade, il ne se plaignait jamais. Alors même que la violence du mal lui imposait une inaction plus pénible à lui qu’à tout autre, il était aussi patient que courageux. « Je suis moins chagrin, disait-il, des maux auxquels je me trouve sujet, que joyeux de ce qu’ils ne sont pas plus considérables ; » et il était si dur à son corps, que pendant trois semaines, il ne s’apercevait même pas qu’il avait une épaule démise, qu’il fit tardivenent soigner par un rebouteur de Draguignan. De même, quand il s’agit de son devoir, il ne s’émeut de rien. Pendant les longs démêlés du Parlement d’Aix avec le duc de Guise, gouverneur de Provence, celui-ci ayant proféré contre le président d’Oppède les plus violentes menaces, Peiresc, après avoir rendu compte à son frère de ce qui se passe, ajoute simplement : « Vous voyez où l’on en est réduit et qu’il faut courir fortune de sa vie pour faire ce qu’on doit. Cela ne me fait pas peur et ne me fera pas relâcher d’un pas. »

Maître de lui, réglé en tout comme il l’est, Peiresc n’a besoin de rien pour lui-même, car ces livres, ces œuvres d’art, tous ces objets précieux qu’il recherche si ardemment et dont il jouit si bien, ils appartiennent au moins autant aux autres qu’à lui-même. La sagesse avec laquelle les deux frères administrent leur bien et la modération de leurs désirs peuvent seules expliquer comment, avec des revenus assez modiques, ils ont pu faire tant de choses utiles, prodiguer avec tant de générosité des encouragemens aux savans, aux artistes, aux lettrés de leur époque, et non seulement en France, mais dans tous les pays. On comprend le charme que pouvait avoir le commerce d’un homme si délicat et dont les satisfactions n’étaient complètes qu’autant qu’il pouvait les partager avec ses amis. Au dire de ses contemporains, sa conversation était singulièrement instructive et attachante. « Avec sa stature haute et mince, son visage long et mélancolique et un certain air impérieux… ses discours étaient pourtant libres et gais, sans beaucoup de scrupules. » La gravité de son abord devait donner encore plus de prix à ces traits piquans, à ces anecdotes parfois un peu salées qu’il mêlait à ses entretiens comme à ses lettres. Mais il avait horreur des méchancetés, et il ne pouvait supporter la moindre altération de la vérité. Dans les jugemens qu’il portait sur les autres, son indulgence n’était qu’une des formes de sa bonté. Il se peint lui-même d’ailleurs dans le passage suivant d’une lettre qu’il écrivait à Jean Bourdelot (1er janvier 1635) : « Enfin, nous sommes tous hommes, et difficilement pouvons-nous marcher si droit que ceux qui nous regardent ne nous voient ployer çà et là plus qu’il ne nous semble. Et crois qu’il n’y a rien de meilleur que de louer en un chacun le bon zèle et ce qu’il y a de plus louable, et puis excuser le reste au mieux que possible, et me suis bien trouvé de le pratiquer ainsi, étant résolu de continuer de ce train tant que je pourrai. » Il avait d’ailleurs coutume de dire « qu’il faut toujours mesurer à son aune ceux qu’on aime. » Aussi, avec Peiresc, on vit au centre d’une société exquise ; on sent bien, il est vrai, les jalousies, les ambitions, les susceptibilités qui couvent ou s’agitent confusément sur les confins de ce monde choisi, mais, tenues en respect par sa droiture et sa bonté, elles n’osent se manifester devant lui.

L’hospitalité d’un pareil homme devait être délicieuse et tous ceux qui l’ont goûtée sont unanimes à en célébrer les douceurs. Mais c’est à Belgentier surtout qu’elle s’exerçait le plus largement et c’est dans ce cadre familier qu’on aime à replacer cette aimable figure, comme en son vrai milieu. Il est là bien chez lui et si heureux qu’il communique aux autres son bonheur. Très simple et très sobre pour lui-même, il ne ménage rien pour faire fête à ceux qu’il reçoit « dans sa petite maison champêtre. » Alors qu’il mange à peine et se contente chaque jour d’une chétive pitance de mouton bouilli, un de ses hôtes, Bouchard, parle avec enchantement de la grasse cuisine de Belgentier, des bonnes truites et des fins chapons dont la table est servie. « L’enclos n’est pas fort grand, dit-il, resserré entre des montagnes… et le bâtiment n’est pas somptueux, mais commode, de sorte qu’il y a toujours un appartement pour les étrangers. » Les visiteurs s’y succèdent sans relâche. Ce sont tantôt des grands seigneurs partis en pèlerinage, comme le nonce du pape, le cardinal Bichi, évêque de Carpentras, et le maréchal de Vitry « qui s’en va mener Mme la Maréchale et MM. leurs enfans à la Sainte-Baume ; » c’est encore le poète Saint-Amand, ou bien le descendant d’une vieille famille provençale, l’orientaliste Galaup de Chasteuil, qui fait un assez long séjour à Belgentier, avant d’aller vivre en ermite sur le Mont Liban où il meurt en odeur de sainteté. À défaut de Rubens que Peiresc aurait si vivement désiré y attirer « pour l’y gouverner quelques jours, » c’est encore Claude Mellan, et surtout le bon Gassendi, chanoine théologal de la cathédrale de Digne, qui, toutes les fois qu’il peut s’échapper, vient visiter le châtelain. Même quand Peiresc est absent, Gassendi ne manque guère, s’il passe à portée de Belgentier, de pousser jusque-là et sachant le plaisir qu’il fera à son ami, il lui écrit pour le mettre au courant de tout ce qu’il a vu. « Je ne dois pas partir de ce beau lieu, lui mande-t-il le 8 mai 1635, sans vous dire que je l’ai trouvé tel que je rapporterai à une singulière faveur d’y revenir toutes les fois qu’il vous plaira de m’y convier par votre présence. Je crois que si l’état de vos affaires ne rend pas quelque jour votre présence extrêmement nécessaire à Aix, vous serez le plus aise du monde de venir donner vos derniers jours au même lieu qui vous a vu naître. Et pourquoi non, puisque si avant que de venir au monde il vous eût été possible de choisir un lieu natal, il semble que vous eussiez dû faire choix de celui-ci. Il est vrai que vous l’avez en partie rendu tel. »

L’attachement que Peiresc avait pour Belgentier devint avec les années de plus en plus vif ; il avait sa source dans un amour de la nature que personne à cette époque ne posséda au même degré que lui. Même lorsqu’il y est absolument seul, il trouve un charme infini à la vie qu’il y mène. Il a beau dire « qu’il est à Belgentier comme au désert, sans autre commerce que de quelques pauvres livres et des bons pères chartreux de Montrieux, » il se sent parfaitement heureux et quand il peut y prolonger son séjour un peu plus que d’habitude, il vante « les agrémens de sa tranquillité champêtre. » C’est toujours à regret qu’il y renonce et il faut des obligations auxquelles il ne peut se soustraire pour « le tirer de cette douceur des champs. » Dès qu’il peut, il y revient et, parti d’Aix encore très souffrant, il se remet promptement « à ce bon air natal où il recouvre bien plus de vigueur qu’il n’en a eu depuis longtemps. » Il énumère avec joie les menus plaisirs de sa convalescence. Autour de lui, tout l’intéresse : la vie de ses tenanciers, la réussite de leurs récoltes, ses herborisations sur les montagnes des environs ; une caverne qu’il fait déblayer à Pachoquin, et « qui est pleine de merveilles de la nature si exquises qu’en tous ses voyages, il ne lui est point arrivé d’en voir de semblables ; » ses petits séjours à la Chartreuse de Montrieux, où il va passer les jours de grandes fêtes dans cette admirable retraite, tout égayée par l’abondance des sources vives qui s’épandent de tous côtés sous les grands arbres. A Belgentier même, il a ses jardins, ses plantations, la floraison des plantes exotiques qui ont échappé aux rigueurs de l’hiver. Il est plus fier de ses conquêtes horticoles que des acquisitions les plus précieuses qu’il a pu faire pour ses collections. Lui, si modeste en toutes choses, c’est avec une vanité ingénue qu’il constate la supériorité de l’éclat de ses anémones sur toutes celles qu’on cultive dans la contrée et il se pâme d’aise quand les fleurs, dont il pare les églises aux jours des grandes cérémonies, ont été remarquées.

Il se persuade volontiers que ce qui provient de Belgentier vaut mieux que partout ailleurs, et, pour que ses amis soient également à même de faire ces avantageuses comparaisons, il leur prodigue les envois de fruits, de fleurs, d’objets de toute sorte. Outre ses chatons, c’est une canivette de muscat, des boîtes de prunes conservées, par douzaines, des raisins de Damas, une certaine eau de naffe (fleurs d’oranger) dont il croit avoir le secret et plusieurs de « ces eunuques de haute graisse, » vantés par Bouchard et comme on n’en élève que chez lui. Si, par discrétion, il met parfois quelque réserve vis-à-vis des étrangers, quand il leur parle de Belgentier, il est plus à l’aise avec son frère, qu’il sait animé d’une prédilection pareille pour ce cher coin de terre. Avec lui, il n’épargne pas les détails et il a pour lui les attentions les plus délicates. Sachant que Valavès doit arriver prochainement à Belgentier, il retarde la plantation d’anémones et de renoncules qu’il a reçues de Rome pour lui laisser « le plaisir de les mettre lui-même en terre, peut-être dans des pots, pour les mieux défendre des injures du temps et de la vermine (27 septembre 1625). » S’il s’agit de plantes rares et que son frère ne connaît pas encore, il lui communique ses émotions au moment des gelées ; son contentement quand, après les rigueurs de l’hiver, il les voit boutonner, puis s’épanouir. Il lui vante une bordure d’orangers de la Chine qui a mieux résisté au froid que les espèces du pays et « font une verdure plus noble, dans laquelle les fleurs et les fruits paraissent mieux que sur les autres. » Les connaissances horticoles de Peiresc sont peu à peu connues dans toute la contrée et il est tout fier qu’on le prie de tracer et de plantera Aix le jardin de l’archevêché. Comme la forme du terrain est irrégulière, il consulte de tous côtés les experts pour le dessin des massifs. Le plan étant arrêté, il s’inquiète des espèces qui conviennent le mieux à la nature du sol et il s’ingénie pour marier les feuillages de la manière la plus plaisante à l’œil. Voici le choix fait ; il faut maintenant planter : grosse affaire et nouveaux soucis ! « Des pluies rabieuses empêchent le travail » et comme tous les jardiniers, Peiresc a une terreur superstitieuse de la lune. « Le plant a-t-il été arraché en bonne lune ! » grave question, car « les gens éclairés lui affirment que les borderies sont meilleures plantées hors de lune croissante pour demeurer plus « basses sur terre. » Enfin l’opération est terminée à son gré : « les cabinets sont plantés d’ormeaux aux encoignures et l’entre-deux garni d’aubespin et de coudrier et il a fait entrelasser une vingtaine de petites platanes qui, grossissant vitement, feront un bel effet. » Il avait d’abord pensé y mettre aussi des mûriers blancs ; mais il a changé d’avis, « les mûres quoique petites auraient importuné en leur saison ceux qui voudraient prendre le frais dans ces cabinets. Outre aussi que cet arbre se revêtit fort tard de verdure et se dépouille plus tôt que tout autre. » Dieu soit loué ! la lune a été bonne ! Les plantations ont réussi et vers la fin d’avril suivant, Peiresc annonce avec fierté à Valavès que les ormeaux des cabinets « bourgeonnent à grande force comme les autres arbrisseaux, et les platanes ou sycomores sont déjà tout vêtus, la pluie leur étant venue fort à propos. »

Comment n’être pas touché d’un amour de la nature si vif, si rare à cette époque. On en pourrait à l’infini multiplier les témoignages car la correspondance de Peiresc abonde en ces traits charmans. Ils achèvent, en tout cas, de donner sa physionomie particulière à notre érudit. Cet excellent jardinier, cet amoureux de la campagne et de la retraite, a été, on ne saurait l’oublier, non seulement un des hommes les plus instruits de son temps, mais peut-être le plus grand excitateur d’idées et certainement le plus désintéressé qui fut jamais. Sur bien des points, il a devancé son époque. Ouvert à toutes les nobles études comme à tous les généreux sentimens, il n’a eu d’autre préoccupation dans la vie que de faire profiter les autres de son savoir et de sa bonté.


EMILE MICHEL.

  1. Lecture faite le 23 novembre 1888 à la séance publique de l’Académie des Inscriptions.
  2. Le frère de Peiresc porta, de son côté, le nom de Valavès, emprunté à un autre domaine appartenant également à sa famille.
  3. Elle appartenait alors au baron de Rians, neveu et héritier de Peiresc.
  4. La première de ces lettres est datée du 27 octobre 1621. Voyez la Revue du 1er mai 1897.
  5. Voyez à ce propos : Peiresc abbé de Guîtres, par A. de Lantenay ; in-8o, Bordeaux, 1888.
  6. Cependant, sur la demande de Rubens, qui, de son côté, employait l’italien, c’est aussi en italien qu’il lui écrivait.
  7. Lettre du 2 août 1634.
  8. Le curé actuel de Belgentier. l’abbé Jacquier, prêtre instruit et grand admirateur de Peiresc, me dit qu’il récolte encore du styrax sur le territoire de la commune et qu’il s’en sert comme d’encens dans son église.
  9. Il était depuis longtemps en relations suivies de lettres et d’échanges avec Robin, qui lui procurait un jardinier pour remplacer celui qu’il avait fallu renvoyer de Belgentier à la suite de plusieurs méfaits.
  10. On peut consulter à ce propos l’intéressante conférence sur Peiresc faite par M. Joret, professeur à la Faculté des lettres d’Aix, le 11 mai 1894.
  11. Ce manuscrit en deux volumes a fait l’objet d’une lecture de M. de Dompierre de Chauffepie à la Société royale de Numismatique de Bruxelles, le 7 juillet 1895.
  12. Sous le titre : Raretés trouvées dans le Cabinet de feu M. de Peiresc ; in-fol. Aa, 53 et 54.
  13. La Méjanes, à Aix, et M. Arbaud dans sa collection, une des plus riches et des plus choisies que nous connaissions pour la beauté de ses éditions et de ses reliures, possèdent un assez grand nombre de livres provenant de la bibliothèque de Peiresc.
  14. Lettre du 6 avril 1622.