Claude Bernard (M. Chauffard)

Claude Bernard (M. Chauffard)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 272-310).
CLAUDE BERNARD


I.

Parler de Claude Bernard est une tâche émouvante et difficile. La mort grandit singulièrement certaines figures, en montrant tout à coup quelle place elles viennent occuper parmi ceux, qui sont l’honneur de l’esprit humain. L’œuvre de Claude Bernard est telle qu’elle évoque, dans la pensée de tous, les noms de Harvey et de Lavoisier. Ce physiologiste qui, hier encore, travaillait pour nous et devant nous, compte parmi ces grands de la science, parmi ces révélateurs puissans dont l’œuvre souveraine transforme les connaissances et même la pensée scientifique de leur temps.

L’œuvre de Claude Bernard est immense, et les difficultés sont réelles de ramasser en un seul tableau une si longue suite de tra- vaux de premier ordre. Le nom de Harvey se rapporte tout entier à la découverte de la circulation du sang; celui de Lavoisier à la détermination de la production de la chaleur animale par les combustions respiratoires, ou mieux, par les oxydations lentes de toute la matière organisée. Mais le nom de Claude Bernard, peut-on le rattacher à une œuvre unique, si glorieuse soit-elle? Le rattachera-t-on à la découverte si féconde et si inattendue de la glycogénie animale, ou à celle de l’innervation vaso-motrice, qui a transformé la circulation, telle qu’on la comprenait depuis Harvey, ou à ses travaux sur les grandes sécrétions de l’organisme, sur les fermens et les diastases mêlés à ces sécrétions, et dont l’action silencieuse et continue prépare ou effectue le travail fondamental de la vie; ou encore à ses travaux si saisissans d’originalité sur les poisons; ou à ses vues si assurées sur la méthode expérimentale, sur les nécessités du déterminisme pour tous les actes vitaux, sur les certitudes de la physiologie adonnée à la poursuite des conditions phénoménales des fonctions organiques; ou enfin à ses belles recherches de physiologie générale, dont ses Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux sont la dernière et lumineuse expression? Il y a là une si étonnante succession d’œuvres et de découvertes que l’on est comme troublé pour en fournir la mesure, en faire saisir l’ensemble et le lien, pour montrer quel fut l’homme dont l’action créa un tel mouvement de choses et d’idées.

La vie extérieure de Claude Bernard est bien simple et courte à raconter. Secouant la poussière d’une officine de province, Claude Bernard arriva à Paris vers 1834, cherchant la lumière et l’action, mais ignorant sa voie, indécis, rêvant peut-être de succès et d’œuvres littéraires. Il avait écrit, dit-on, dans l’obscure officine qu’il quittait une tragédie bientôt et heureusement oubliée. Conduit par sa destinée, Claude Bernard s’inscrivit comme étudiant à la faculté de médecine. Suivant l’exemple des élèves laborieux, il entra dans la voie des concours, et en 1839 il obtint, sans éclat, ce premier titre envié d’interne des hôpitaux de Paris. Externe, puis interne de Magendie à l’Hôtel-Dieu, ce maître l’attacha comme aide bénévole au laboratoire du Collège de France ; il y devint bientôt préparateur attitré du cours de physiologie. Claude Bernard ne céda pas aux séductions de l’observation clinique; il était à mauvaise école sous ce rapport. Non-seulement Magendie n’avait ni le goût, ni le génie de l’observation clinique; il en professait le dédain et affectait de nier tout ce que l’observation médicale avait amassé de faits et d’explications, de conceptions justes et profondes, trop souvent altérées, il est vrai, par l’esprit de système, mais non moins réelles malgré cet alliage d’erreur. Magendie niait la médecine; il ne pouvait en inspirer le culte à son jeune élève. L’interne de l’Hôtel-Dieu s’effaçait ainsi pour faire place au préparateur du cours de physiologie.

Au Collège de France, Claude Bernard apprenait à expérimenter, à manier sûrement la matière vivante, à la faire parler, à écouter ses leçons dites en une langue confuse et tumultueuse pour qui ne sait en pénétrer le sens à travers les émouvans spectacles qu’elle évoque. Ce fut là ce que Claude Bernard dut à Magendie l’art des vivisections, la possession de la technique expérimentale propre à cet art. Cette technique était alors bien pauvre en regard des richesses qu’elle a acquises depuis, et dont une si large part est due au préparateur du cours de Magendie. Telle qu’elle était, c’était le point de départ, et il fallait en posséder la pratique et les secrets. Un laboratoire était en outre nécessaire aux travaux de ce jeune expérimentateur qui tenait en ses mains prédestinées l’avenir de la physiologie; et, à cette époque, où trouver un laboratoire d’expérimentation physiologique, sinon dans ce réduit du Collège de France, tout misérable qu’il fût? Si Claude Bernard dut à Magendie son éducation expérimentale et la possession de moyens matériels d’étude, il ne lui emprunta pas le culte brut du fait, l’aversion pour les théories à déduire des faits expérimentaux, le dédain pour toute idée générale, pour tout ce qui touchait à une doctrine médicale ou philosophique; il ne lui emprunta pas ce défaut préconçu de réflexion qui faisait que le maître expérimentait comme au hasard, et pour voir en quelque sorte ce qui pourrait jaillir d’inattendu d’une vivisection commencée. Non, Claude Bernard sut toujours ce qu’il voulait faire et voir, quand il soumettait l’animal vivant aux sacrifices exigés par la science; ce qui ne l’empêchait pas de saisir au passage les faits imprévus, et de les juger avec une rapidité et une justesse qui étonnaient ceux qui l’assistaient. L’esprit de réflexion, de méditation persévérante à l’occasion des faits expérimentalement acquis, une sagacité patiente qui ne se lasse pas, qui multiplie les interrogations, qui n’abandonne un sujet, une idée, une théorie, qu’après en avoir étudié tous les aspects, marquèrent le génie de Claude Bernard, et en devinrent les traits dominans. C’est ainsi que la fonction glycogénique du foie, soulevée par lui en 1849, resta l’objet de ses préoccupations constantes; il ne cessa de la fortifier et de l’agrandir par de nouvelles expériences, et, presque à la veille de sa mort, il publiait les Leçons sur le diabète et la glycogénèse animale qui donnaient le fruit de cette gestation continue. Quelle différence en cela de Claude Bernard à Magendie ! L’un qui pensait sans relâche ses expériences, merveilleusement habile à les multiplier en vue d’un but défini; l’autre qui expérimentait sans pensée et sans but, qui n’établissait aucun lien d’une expérience à l’autre, oubliant la précédente en passant à une nouvelle. Et cependant un élève doit toujours à son maître quelque chose de sa physionomie scientifique. Une part du dédain que Magendie professait pour les vieilles doctrines médicales, pour la science traditionnelle des maladies, s’imprima dans l’esprit de Claude Bernard, et se traduisit par le refus persévérant de reconnaître à la médecine traditionnelle un caractère scientifique, par la qualification d’empirique qu’il lui attribue, par la prétention excessive de n’accepter comme médecine rationnelle que celle qui se fonde ou se fondera sur la physiologie expérimentale.

C’est dans le laboratoire du Collège de France que Claude Bernard prépara ses premiers travaux, ses Recherches anatomiques et physiologiques sur la corde du tympan, publiées en 1843, et sa thèse inaugurale soutenue la même année, du Suc gastrique et de son rôle dans la nutrition ; Claude Bernard demandait ainsi à la physiologie son titre de docteur en médecine. Dans ce même laboratoire, il commença, en 1847, la série des recherches qui devaient prouver que le sucre existe normalement dans le sang, en dehors des actes de la digestion, et indépendamment de la nature de l’alimentation; en 1849, il démontrait que le sucre non-seulement est un des élémens constans du sang, mais encore qu’il est une production même de l’organisme animal. Enfin, en 1853, il publiait son fameux mémoire qui a pour titre : Nouvelle fonction du foie considéré comme organe producteur de matière sucrée chez l’homme et chez les animaux. Tout en poursuivant ses études sur la glycogénie animale, il publiait, en 1851, ses premières expériences relatives à l’influence du grand sympathique sur la sensibilité et la calorification, expériences qui devaient aboutir à la découverte capitale de l’innervation vaso-motrice.

On le voit, les travaux et les découvertes s’accumulaient; ils valaient à Claude Bernard une renommée précoce. La célébrité, une saine popularité, celle qui ne doit rien qu’à l’éclat des vérités conquises, allaient aplanir tous les obstacles devant lui. Claude Bernard est d’abord nommé suppléant de Magendie au Collège de France; en 1854 on crée pour lui, à la Sorbonne, une chaire de physiologie expérimentale; en 1855, il remplace définitivement Magendie au Collège de France; en 1868, Flourens meurt; Claude Bernard abandonne la chaire de physiologie expérimentale de la Faculté des sciences, pour occuper, au Muséum d’histoire naturelle, la chaire de physiologie générale que Flourens laissait vacante. De la sorte, il embrassait la physiologie tout entière : au Collège de France, la physiologie expérimentale, celle de recherches, de vivisections, d’applications médicales; c’était sa chaire de médecine, comme il l’appelait ; au Muséum, la physiologie générale, les considérations élevées sur les caractères primordiaux de la vie, la discussion des problèmes fondamentaux que soulève la vie sous ses formes diverses, et dans toute la série animale et végétale. Ces questions souveraines n’étaient pas celles qui le préoccupaient le moins, surtout dans la dernière moitié de sa carrière.

Ce n’était pas seulement au Muséum d’histoire naturelle que la succession de Flourens était dévolue à Claude Bernard. L’Académie française la lui attribuait de son côté, et appelait à elle cet explorateur pénétrant du monde de la vie, qui, en outre de ses publications didactiques et de pure science expérimentale, donnait à cette Revue des études d’une forme saisissante et d’une pensée profonde. Qui ne se rappelle les études sur la Physiologie du cœur; sur les Fonctions du cerveau; sur le Curare; le Problème de la physiologie générale; l’étude sur le Progrès dans les sciences physiologiques? Le savant, le grand expérimentateur parlait là pour tous ceux qui s’intéressent aux choses de l’esprit et de la science ; il montrait à tous que la physiologie ne consiste pas tout entière en des tortures imposées à l’animal vivant, mais qu’à travers ces douleurs nécessaires et qu’elle s’attache de plus en plus à adoucir et à supprimer, elle sait pénétrer les mystères de la vie, ceux du moins qui sont accessibles et ne se dérobent pas dans les dernières extrémités des choses. Il faisait toucher à tous l’harmonie et l’enchaînement des grandes fonctions organiques ; il montrait comment on les décompose et analyse ; il faisait sentir la puissance d’investigation dont est armée la science moderne. Ainsi parvenait-il à éclairer ceux qui, étrangers à la science, n’ont sur toutes les choses de la vie animale que des notions confuses; il les intéressait à cette science inconnue, à ses progrès, communiquait à tous la foi qui l’animait, tout en gardant lui-même cette allure réservée et modeste, témoignage de toute vraie science.

L’existence de Claude Bernard s’est écoulée dans un calme apparent, cachée aux yeux de la foule, laborieuse, mais sans affectation, ni fausse rigueur. Les souffrances morales et physiques l’ont certainement traversée ; les influences malsaines du laboratoire l’ont, à un moment, sérieusement compromise ; rien n’a pu en altérer la direction et l’admirable unité. Elle n’a jamais dévié, et s’est toute renfermée dans les travaux qui la remplissaient, dans les charges de son double enseignement, dans l’autorité qui le suivait partout, à l’Académie des sciences comme à l’Académie française ; autorité douce, qu’il ne recherchait pas, qu’il semblait fuir plutôt, mais qui lui arrivait du consentement de tous, et qui donnait tant de poids à sa parole et à ses conseils. Sa sincérité était absolue ; quel grand savant peut n’être pas sincère? Aimer la science n’est-ce pas aimer la vérité? Cependant confesser celle-ci toujours et en toute simplicité n’est pas un don commun, et témoigne, même en science, de la beauté de l’âme.

La vie de Claude Bernard est donc toute en ses œuvres, toute dans l’évolution de son esprit chercheur et créateur, qui voulait toujours voir plus loin et plus haut. Que la vie d’un savant est ainsi belle dans son austère simplicité ! Elle ne connaît d’autres événemens que ceux qui proviennent du monde intérieur, du travail accompli, de la direction de la pensée, de la vue nouvelle des choses ; mais combien elle est féconde et bienfaisante, en regard de la pauvreté réelle de tant d’autres vies dépensées dans les agitations extérieures, dans les honneurs mêmes que procurent ces agitations, heureusement dirigées !

II.

Entre toutes les découvertes dues au génie de Claude Bernard, celle de la glycogénie hépatique est certainement la plus éclatante. Rien ne la faisait présumer. La circulation du sang avait trouvé ses précurseurs jusque dans l’antiquité, et Galien en soupçonnait quelques élémens ; dès l’époque de la renaissance, quelques anatomistes l’avaient obscurément pressentie. Pour la glycogénie hépatique, rien de pareil: le fait n’était pas seulement nouveau et étrange; il allait contre les enseignemens reçus. Il était accrédité que le sucre comme l’amidon étaient produits exclusifs du règne végétal, et, en dehors du sucre, introduit par l’alimentation, on n’imaginait pas qu’un organisme animal eut besoin d’en fabriquer pour que la vie se maintînt en lui. Ce fut là pourtant ce que Claude Bernard démontra; et, au cours de sa démonstration, ce ne fut pas seulement l’existence d’une fonction inconnue du foie qu’il dévoila, ce fut l’une des conditions de la nutrition intime de nos tissus, l’une des conditions de la vie elle-même qu’il fit connaître. Je ne sais rien de plus attachant, dans l’histoire des sciences, que les phases, que la série de faits et d’idées, d’expériences successives, et dont les résultats étaient souvent pressentis et comme devinés, par lesquelles la découverte de la glycogénie animale a passé. Comme Claude Bernard éclaire ce fait de la fabrication du sucre dans le foie, comme il en suit les origines et les aboutissans, comme il en recherche et trouve les conditions ! Il ne l’abandonne que lorsqu’il l’a entouré de toutes les lumières que la science met en ses mains; si bien que la découverte est parfaite, qu’il n’y a, pour ainsi dire, plus rien à lui ajouter. C’est la marque des grands inventeurs ; ils achèvent, des fondemens jusqu’au faîte, le monument qu’ils élèvent; ainsi fit Harvey pour la circulation du sang, ainsi Laennec pour l’auscultation de la poitrine, ainsi Claude Bernard pour la glycogénie hépatique.

Il ne nous est pas permis d’exposer ici tout un résumé de la glycogénie animale; quelques traits saillans peuvent cependant être détachés du tableau, et feront valoir la grandeur de l’œuvre.

A la suite de recherches sur la digestion et l’élimination des matières sucrées, Claude Bernard fut conduit à rechercher si le sang contient normalement du sucre. Il découvrit de la sorte la glycémie physiologique, c’est-à-dire la présence normale du sucre dans le sang. Or il y a deux sangs : le sang artériel qui va aux organes et les nourrit; le sang veineux qui revient des organes, et qui, ayant servi à leur nutrition, est appauvri dans certains élémens, et charrie tous les déchets de l’incessante désassimilation des tissus. Le sucre est-il en même quantité dans le sang artériel et dans le sang veineux? Sert-il à l’entretien des tissus, ou est-il un produit de désassimilation, ou traverse-t-il indifférent les organes et les tissus, se retrouvant identique à l’entrée comme à la sortie? Claude Bernard résout cette question fondamentale : le sang artériel est notablement plus riche en sucre que le sang veineux de la périphérie. Le sang s’appauvrit en sucre en traversant les membres et la tête dans les capillaires. Les organes dépouillent donc, plus ou moins, de sucre, le sang artériel; et le sang contenu dans les grandes veines de la périphérie témoigne de cette perte.

Mais il n’en est pas ainsi sur tous les points du système veineux : revenu au cœur droit, le sang veineux a recouvré sa richesse en sucre, et il en contient une quantité égale, et même supérieure, à celle que contenait le sang artériel. Le sang veineux a donc trouvé, pendant son retour de la périphérie au cœur, une source où il s’est chargé de sucre. Cette source, quelle peut-elle être, sinon le foie? L’analyse le prouve : tandis que dans tous les tissus, dans toutes les glandes, le sang veineux qui sort est plus pauvre en sucre que le sang qui entre, dans la glande hépatique seule on trouve le contraire ; il y a plus de sucre dans les vaisseaux efférens que dans les vaisseaux afférens. Le foie restitue donc le sucre au sang dépouillé au contact des tissus. D’ailleurs Claude Bernard constate cet autre fait très important, c’est que le sucre du sang ne disparaît pas seulement dans le travail caché de la nutrition ; il se détruit aussi plus ou moins rapidement dans le sang, en dehors même de tout acte nutritif. Il faut donc qu’il y ait une source physiologique de sucre qui incessamment le verse dans le torrent circulatoire, pour en fournir la dose presque invariable que le sang artériel doit contenir.

C’est si bien le foie qui fabrique le sucre, et c’est si peu le sang qui l’apporte tout fabriqué au foie, que le foie dépouillé de tout le sang qu’il contient, et par conséquent de tout le sucre que le sang peut contenir, continue à fabriquer du sucre; il suffit de lui laisser le temps nécessaire à cet effet. C’est là ce que prouve Claude Bernard avec sa célèbre expérience du lavage du foie. Cette glande a tout perdu par le courant d’eau que l’on fait passer à travers ses vaisseaux ; ceux-ci sont vides de sang, il n’y a plus trace de sucre dans le tissu de la glande. Quelques heures après, livrée à elle-même, la glande a refait du sucre, et l’analyse le décèle aisément.

Le sucre du sang vient donc du foie ; il ne provient pas directement d’une alimentation chargée de principes sucrés, ou de principes facilement transformés en sucre, comme les féculens. L’origine alimentaire du sucre du sang avait été invoquée; Claude Bernard y avait répondu en nourrissant exclusivement des animaux avec de la viande crue ou bouillie. Après plusieurs jours de cette alimentation dépourvue de tout principe sucré, il avait constaté que le sucre du sang artériel avait à peine varié de quantité; le foie de l’animal en fournissait pareillement. Une alimentation fortement sucrée augmente, il est vrai, mais faiblement, le sucre normal du sang. Cet excès ne prouve pas que la quantité normale du sucre vienne de cette alimentation, car l’alimentation absolument contraire la modifie à peine. Et à cette preuve, Claude Bernard ajoute celle que lui fournissent les larves des mouches, dont les œufs déposés sur la viande crue s’y développent, s’y nourrissent, et, transformés en larves, se montrent riches en sucre. Ce sucre d’où vient-il? Non de l’alimentation, mais de l’organisme de la larve qui possède la fonction glycogénique, non plus limitée à un organe spécial, le foie, comme dans les animaux supérieurs, mais à l’état diffus, comme le sont tant de fonctions chez les animaux inférieurs.

Arrivé à ce point, et enrichi d’une foule de connaissances de détail que nous ne pouvons rappeler, Claude Bernard se pose cette autre majeure et délicate question : Comment le sucre se produit-il dans le foie ? Par quel procédé cet organe exécute-t-il une fabrication non soupçonnée jusqu’ici? Quels sont les élémens qu’il transforme en sucre, et comment s’opère cette transformation? La réponse à ces questions, Claude Bernard arrive à la donner, et ce n’est pas le côté le moins étonnant de sa grande découverte. Après bien des essais, après des recherches conduites avec un esprit de suite et une liberté d’idée admirables, il isole du foie une véritable matière amylacée qu’il appelle le glycogène, et il montre que le sucre ne se produit pas directement dans le foie par le dédoublement d’un principe du sang, ou des matières albuminoïdes du sang, mais aux dépens d’une matière préexistante dans le foie, le glycogène.

Claude Bernard sépare ainsi en deux temps la fonction glycogénique : d’abord production de la matière glycogène; secondement transformation de celle-ci en matière sucrée. Cette dernière transformation, comment s’accomplit-elle? A l’aide d’un ferment, comme toutes les transformations de ce genre. La matière glycogène est une matière amylacée; il y a une diastase hépatique qui liquéfie la matière glycogène et la transforme en glycose, comme il y a des fermens diastasiques qui, dans le règne végétal comme dans le règne animal, transforment toutes les matières féculentes, et même le sucre de canne, en sucre de raisin ou glycose. Ni le sucre de canne, ni les substances amylacées ne peuvent être directement assimilées par l’organisme. Cette assimilation n’a jamais lieu qu’après transformation en glycose, au moyen de fermens diastasiques. Il y a dans le pancréas et les glandes salivaires une diastase ou ferment glycosique qui transforme l’amidon hydraté en glycose; il y a dans le liquide intestinal un ferment saccharosique, appelé par Claude Bernard ferment inversif de l’intestin grêle, qui aide surtout à la transformation du sucre alimentaire. Parallèlement à ces fermens, il y a la diastase hépatique qui transforme le glycogène amylacé.

La production de la matière glycogène dans le foie constitue, suivant Claude Bernard, l’acte vital de la fonction glycogénique; la transformation en sucre de la substance glycogène au moyen de la diastase hépatique, c’est l’acte chimique de la fonction. Ces actes sont en quelque sorte inverses, ajoute-t-il: l’un, la production du glycogène, est un phénomène de synthèse ou de création organique; l’autre, la production du sucre, est un phénomène de destruction ou de désorganisation. Ces deux caractères opposés se rencontrent dans tous les actes de la vie quels qu’ils soient : la création organique c’est la vie elle-même; la désorganisation, c’est la mort incessante et cachée qui accompagne toute vie.

Ainsi s’expliquent ces faits étranges de la production du sucre après la mort, dans un foie détaché de l’organisme, ou dans un foie soumis à un lavage intérieur. La transformation de la matière glycogène en glycose est un acte purement chimique ; pourquoi ne s’opérerait-il pas après la mort, comme pendant la vie? C’est la formation de la matière glycogène que la vie accomplit et que la mort interrompt. Tant qu’une portion de cette matière formée pendant la vie et par la vie subsiste, elle peut se transformer et devenir glycose. On enlève tout le glycose du foie; mais la matière glycogène et le ferment diastasique y subsistent; peu après, une portion de cette matière subit l’action du ferment, et le sucre reparaît; et ainsi de suite, jusqu’à épuisement complet de la matière glycogène.

La découverte du glycogène animal a modifié complètement les idées reçues sur la production des matières amylacées. Jusqu’alors on croyait ces matières caractéristiques du règne végétal ; Claude Bernard vient et montre qu’elles appartiennent aussi au règne animal. Ainsi s’efface cette séparation entre les conditions nutritives propres aux deux règnes ; ceux-ci se nourrissent des mêmes élémens. Claude Bernard, poursuivant l’étude des phénomènes communs aux animaux et aux végétaux, effacera plus tard bien d’autres différences et montrera l’identité des caractères essentiels de la vie sous ses deux grandes formes, celle du végétal et celle de l’animal. Les plus hautes questions de physiologie générale se rattachent ainsi à la glycogénie animale.

A quoi servent le glycogène, et le sucre qui en provient? A la nutrition de l’animal, sans aucun doute. Les phénomènes de nutrition, et par conséquent ceux de la vie, sont impossibles sans formation de glycogène et de sucre dans le foie. Voilà qui est certain; la fonction glycogénique ne peut s’éteindre sans amener la mort. N’est-ce pas une glorieuse et unique fortune que d’avoir découvert pas à pas une fonction fondamentale de la vie ! Quel physiologiste a su pénétrer dans la nature un secret plus profondément caché, et plus plein de révélations !

Cependant, comment le sucre agit-il dans la nutrition; quel est son rôle dans cette succession d’actes mystérieux par lesquels se constitue la matière vivante? Ici la réponse est moins précise, et en existe-t-il une seule précise sur cet ensemble d’opérations qui sont la vie elle-même ? On peut croire que le sucre sert à la formation de tous les tissus vivans. On le rencontre chez les végétaux évidemment adapté à leur nutrition, servant aux germinations rapides, à tous les accroissemens cellulaires de la jeune plante; il semble posséder une action identique chez les animaux. L’étude si ingénieuse de la glycogénie chez le fœtus, que Claude Bernard a ajoutée à ses études sur la glycogénie hépatique, ne vient-elle pas confirmer l’intervention nécessaire du sucre dans la formation des tissus? Aux premiers temps de la vie fœtale, alors que le foie manque ou est rudimentaire, et que néanmoins l’activité formatrice est intense, la substance glycogène ne manque pas; elle est diffuse dans tous les tissus de l’embryon. Chez le fœtus, comme chez les animaux inférieurs, la division du travail est incomplète, et la fonction glycogénique s’opère au sein de tous les tissus. Dans les tissus du fœtus du veau, Claude Bernard constate la fermentation lactique; c’est pour lui un témoignage de la présence du sucre; il arrête cette fermentation lactique par une basse température, et il retrouve le sucre dans les muscles et dans les poumons. Plus tard, à mesure que le fœtus se développe, une première concentration de la fonction glycogénique s’opère, et elle se fait dans le placenta; plus tard enfin, lorsque l’organisme naissant se complète, elle se localise définitivement dans le foie. Telles sont les étapes de l’établissement de la fonction glycogénique. Cette marche de la fonction, son apparition diffuse, sa généralisation aux premiers temps de l’être, ne témoignent-elles pas de son intervention dans les opérations premières de la vie; et ces opérations quelles sont-elles, sinon toute la genèse organique, les multiplications cellulaires, les bourgeonnemens des tissus, toute la vie nutritive?

Dans toute fonction, surtout dans toute fonction centralisée, à appareil propre et limité, le système nerveux intervient pour régler la fonction, pour l’activer ou la modérer à un moment donné, pour l’harmoniser avec les autres ensembles fonctionnels. Quels sont les rapports de la fonction glycogénique avec le système nerveux? La fabrication du glycogène, sa transformation en glycose, échappent-elles à l’action nerveuse, et s’opèrent-elles par de simples et invariables actions de présence dans les profondeurs du tissu hépatique et des humeurs qui le baignent? A ces questions Claude Bernard répond par une expérience qui souleva, quand elle fut confirmée par tous les expérimentateurs, une unanime admiration. Il piqua sur un point, vers les origines du nerf pneumo-gastrique, le plancher du quatrième ventricule, et par cette piqûre il rendait les animaux diabétiques; un excès de sucre se produisait, chargeait le sang, et passait par les urines. Mais ce qui n’est pas moins admirable que l’expérience, c’est l’interprétation qu’il en fournit, à l’encontre de la pensée première qu’il avait Claude Bernard avait déjà, et dans d’autres recherches, augmenté la sécrétion salivaire et le larmoiement en excitant les origines de la cinquième paire nerveuse, en piquant ce nerf à son émergence cérébrale. Il pensait, en piquant le plancher du quatrième ventricule, exciter de même les origines du pneumo-gastrique qui innerve le foie et provoquer ainsi la sécrétion d’un excès de sucre. Il n’en était rien cependant. La section du pneumo-gastrique ne faisait pas cesser le diabète provoqué par la piqûre ; l’électrisation périphérique du nerf coupé ne modifiait aucunement la glycogénèse ; au contraire, en galvanisant le bout central, on constatait une production exagérée de sucre. L’excitation nerveuse se faisait donc par action réflexe sur la moelle épinière, et de la moelle elle passait au foie par la seule voie ouverte, celle des pneumo-gastriques étant mise de côté, à savoir par le grand et le petit splanchniques, branches du sympathique. Et comment agit cette excitation nerveuse transmise, par cette voie inattendue, au tissu hépatique? Par une suractivité de la circulation hépatique. Si l’on examine l’état des viscères abdominaux chez un animal qui a subi la piqûre da quatrième ventricule, on y voit la circulation considérablement activée. Les cellules hépatiques, foyers de matière glycogène, sont entourées d’une sorte de réseau sanguin ; la circulation devient plus active dans ce réseau, l’action sur la matière glycogène est plus énergique, la transformation sucrée plus abondante, et le sucre arrive en excès dans le sang. Il est ensuite éliminé par les urines, ainsi qu’il en est toujours lorsque la quantité du sucre dépasse d’un certain degré la quantité normalement contenue dans le sang.

Claude Bernard a produit d’autres diabètes artificiels que le précédent, entre autres le diabète par l’empoisonnement curarique. Le curare n’était-il pas devenu, entre les mains de Claude Bernard, un agent avec lequel il agissait à volonté sur le système nerveux moteur? Le système des nerfs vaso-moteurs, — et ces simples mots redisent une autre et capitale découverte, — subit l’action curarique; les nerfs vaso-moteurs de la circulation hépatique, paralysés par le curare, ne modèrent plus et ne règlent plus l’apport du sang; le frein manque à la circulation de l’organe, et celui-ci se trouve dans les mêmes conditions que si le plancher du quatrième ventricule eût été piqué.

Je dois renoncer à aller plus loin dans cette histoire à grands traits de la glycogénie animale. Je renonce à montrer ce que les contradictions (quelle découverte n’a les siennes!) ont provoqué d’efforts chez Claude Bernard, et comment elles ont contribué à l’agrandissement et à l’affermissement de tout ce monde de faits nouveaux. Le tableau que je viens de tracer, quoique bien incomplet, semblera peut-être trop développé, et pourtant, lorsqu’il s’agit d’une telle œuvre, ne faut-il pas essayer d’en faire comprendre l’étendue et la profondeur?


III.

Quand même Claude Bernard n’aurait pas écrit les lois de la glycogénie animale, il demeurerait encore, par ses autres travaux, le chef de la physiologie moderne. On lui doit en effet la découverte de la double innervation vaso-motrice; cela suffirait à le mettre hors de pair. Le génie expérimental du maître éclate ici d’autant plus net et clairvoyant qu’il explore un terrain où d’autres ont passé, et qu’il reprend des expériences vieilles de plus d’un siècle.

Dès 1720 Pourtour du Petit et, depuis lui, plusieurs physiologistes avaient sectionné le cordon cervical du nerf grand sympathique. Qu’avaient-ils observé comme résultat? Le resserrement de la pupille du côté correspondant et quelques autres phénomènes accessoires. Claude Bernard pratique cette même opération; que de choses capitales il sait voir, que ses devanciers, placés en face des mêmes faits, n’avaient pas vues ! C’est toute la circulation, c’est la nutrition, c’est même la sensibilité et la vitalité générale de toute la moitié de la tête correspondant au nerf sectionné, qui se trouvent profondément modifiées. Tout ce côté de la face devient plus chaud, plus vasculaire; l’activité circulatoire est accrue au point que la pression du sang a considérablement augmenté non-seulement dans les capillaires, mais encore dans les artères élargies de la région. Avant la section du sympathique, le sang sort par une veine ouverte noir et en bavant; après la section du nerf, le sang sort rutilant et en jets saccadés. La pulsation passe des artères dans les veines, à travers les capillaires dilatés. La température de la région s’élève ; dans la saison froide, la température des oreilles du lapin est de 15 degrés; après la section du sympathique, la température de l’oreille du côté opéré s’élève à 25 ou 30 degrés. Chez certains animaux, la sueur suit l’élévation de la température; chez les chevaux, on la voit couler abondamment sur un seul côté de la tête, le côté opéré; par un temps un peu frais, la vapeur d’eau, rejetée par les naseaux avec l’air expiré, se condense plus abondante de ce côté, ou se condense de ce seul côté.

Peut-on expliquer l’accroissement de chaleur des parties auxquelles se distribue le sympathique coupé par la simple augmentation de la masse du sang qui les parcourt, et qui ainsi les réchaufferait plus que de coutume? Claude Bernard estime que c’est là une idée fausse. Suivant lui, la section du sympathique cervical n’a pas uniquement modifié les phénomènes physiques de la circulation; elle a agi indirectement sur les phénomènes chimiques de la nutrition et imprimé plus d’activité à la production de chaleur dont l’oreille est le siège. Claude Bernard en a fourni la preuve en préservant de toute cause de refroidissement la tête de chevaux sur lesquels il sectionnait le nerf. Avant la section du nerf, il ne trouvait pas entre la température du sang veineux et celle du sang artériel une différence bien appréciable; après la section, il voyait du côté opéré la température du sang veineux s’élever quelquefois de 0°,7 à 0°,8 au-dessus de celle du sang artériel. Il y avait donc eu augmentation absolue de la chaleur du sang dans le système capillaire de la partie. Cette augmentation absolue, à quoi la rapporter, sinon à une suractivité locale des échanges nutritifs? Les modifications chimiques subies par le sang en témoignent aussi. Le sang veineux est resté rutilant comme dans le système artériel. Ce changement de coloration prouve que le sang n’a pas subi dans les tissus la transformation qu’il y éprouve normalement. Sa coagulabilité est devenue plus considérable ; l’aspect du caillot sanguin change. Les phénomènes de nutrition, d’échange de matière, sont donc modifiés.

La sensibilité de cette région à circulation suractivée est exaltée. Si l’on pince également l’oreille des deux côtés, on voit du côté opéré la douleur se manifester plus prompte et plus vive. Le ton musculaire s’accroît aussi : toutes les ouvertures de la face, palpébrale, pupillaire, nasale, sont rétrécies du côté où a été fait la section. La commissure labiale est ramenée en avant en même temps que tirée en dedans vers le côté sain. Si, après avoir pratiqué la section du sympathique, on fait périr l’animal en l’empoisonnant avec le curare par exemple ou en le sacrifiant par hémorragie, on voit le côté opéré survivre à l’autre; les tissus y conservent plus longtemps leurs propriétés vitales. Ces mêmes parties résistent mieux au froid. Sous l’influence du froid, les vaisseaux de l’oreille saine se contractent et la température s’abaisse ; du côté opéré, la température se maintient assez élevée pour offrir sur celle du côté opposé un excès de chaleur de 15 à 20 degrés.

Cette suractivité d’une région vivante doit-elle être considérée comme un accroissement absolu de l’activité fonctionnelle que peut dépenser l’organisme? Non, et Claude Bernard montre que ces phénomènes de suraction sont compensés dans quelque autre partie ou dans toute l’économie par des phénomènes inverses. Il semble, dit-il, que l’organisme ne puisse disposer que d’une dose limitée d’une propriété donnée, et que lorsque cette propriété s’exerce plus activement dans un point, elle doit diminuer dans un autre par une sorte de compensation ou de transformation. Lorsque par suite de la section du sympathique la température d’une oreille s’élève, la température de l’autre oreille s’abaisse. Il en est de même pour la pression du sang, qui, en même temps qu’elle augmente du côté opéré, diminue du côté sain. Observation à grande portée et qui montre à quel point Claude Bernard savait retourner les faits, les mesurer dans tous les sens, et saisir l’équilibre délicat des phénomènes de la vie.

La suraction fonctionnelle qui succède à la section du grand sympathique est un témoignage que l’action de ce nerf est une action modératrice et de frein. Lorsque l’action du nerf est supprimée, il y a un entraînement de toutes les actions vitales de la région. Une action inverse doit provoquer des effets contraires. Si au lieu de détruire le nerf et de supprimer son action, on l’excite, si on le galvanise par son bout périphérique, non-seulement tous les effets de la section s’effacent, mais le tableau opposé se dessine. La vascularisation de ce côté de la face tombe au-dessous de la normale, la circulation faiblit, la température s’abaisse, toutes les ouvertures se relâchent, les yeux perdent toute vivacité et s’enfoncent dans l’orbite, les narines s’immobilisent, les lèvres s’entr’ouvrent inertes, les joues se creusent: la face, en un mot, prend un aspect cadavérique. Telle est la contre-épreuve de la section du sympathique, et elle est aussi éloquente que la section du nerf.

Que prouve cette action reconnue du grand sympathique, et comment agit-elle pour déterminer, soit une suraction vitale lorsqu’elle est supprimée, soit une diminution de la vitalité lorsqu’elle est excitée? Le grand sympathique régit l’innervation vasculaire, et par là il règle la circulation capillaire et tous les phénomènes qui s’y rattachent. Les vaisseaux sont contractiles; cette contractilité est sous la dépendance du grand sympathique. Si ce nerf est excité, les vaisseaux se contractent, la région s’anémie, la température s’abaisse ; si le nerf est paralysé, les phénomènes opposés se produisent. Il y a donc une innervation vaso-motrice, et, à considérer l’action propre du grand sympathique, on peut le qualifier de nerf vaso-constricteur; Claude Bernard l’appelle aussi nerf frigorifique, en raison de l’abaissement de la température qui suit son action exagérée, et de l’accroissement qui suit la suppression ou la diminution de cette action.

Il semble que voilà dévoilés tous les secrets de l’innervation motrice des vaisseaux, et qu’il ne reste plus qu’à en appliquer les innombrables conséquences à l’interprétation du fonctionnement normal et pathologique de la vie. Il n’en est pas ainsi. Une fameuse expérience sur la glande sous-maxillaire a révélé à Claude Bernard une autre innervation vaso-motrice, qui semble l’opposée de la première. Sans donner ici les détails de cette expérience, je dirai que, en excitant un nerf, la corde du tympan, qui se rend à la glande sous-maxillaire, et qui n’appartient pas au système sympathique, Claude Bernard a déterminé, non pas la constriction de tous les vaisseaux sanguins de la glande, mais une dilatation active de tous ces vaisseaux, une suractivité circulatoire comparable à celle que détermine la section, la paralysie du sympathique. Il y a donc deux ordres de nerfs qui agissent sur les vaisseaux, les uns pour les resserrer, les autres pour les dilater; il y a des nerfs vaso-constricteurs, et des nerfs vaso-dilatateurs. Les premiers, provenant du système sympathique, seraient modérateurs de la circulation et de la température, nerfs frigorifiques; les seconds, excitateurs de la circulation, surtout dans les momens d’activité fonctionnelle de la partie, seraient des nerfs calorifiques. Cette innervation vaso-dilatrice est-elle générale ou limitée à certaines régions? Claude Bernard penchait pour la première opinion, et bien des dilatations vasculaires par action réflexe semblent lui donner raison ; mais, générale ou non, cette innervation existe, et son rôle est considérable.

Que de déductions physiologiques et médicales devaient sortir de la connaissance de l’innervation vaso-motrice! Et d’abord la notion désormais complète et scientifique des circulations locales. A la circulation générale ou harveyenne se joignent des circulations locales propres à chaque organe, de sorte que les mouvemens des liquides y sont, jusqu’à un certain point, indépendans de ceux qui s’accomplissent dans les organes voisins. Ces circulations locales ont même leurs dispositions anatomiques propres que Claude Bernard a bien montrées. Il y a, dans les vastes réseaux de la circulation capillaire, des capillaires destinés à servir d’intermédiaires entre les artères et les veines ; ce sont des dépendances de la circulation générale. Il y a, en outre, des réseaux spéciaux entés sur ces canaux de la circulation générale, se développant à côté d’eux, communiquant avec eux, mais cependant ne dépendant pas entièrement de la circulation générale, possédant au contraire une certaine indépendance, servant à la nutrition intime des tissus ou au fonctionnement spécial, souvent intermittent, de la partie ou de l’organe. La contractilité de ces capillaires est mise en jeu par les nerfs vaso-moteurs, et ceux-ci ont des centres distincts et multiples, d’où partent des actions distinctes et multiples, comme le sont les réseaux qu’elles régissent. Il y a donc un cœur central qui gouverne la circulation générale; il y a aussi comme des cœurs périphériques réalisés dans ces réseaux capillaires, organes obscurs des circulations locales, régis par une innervation propre, et qui font que chaque organe, chaque partie peut se vasculariser, se congestionner ou s’anémier, sans que la circulation générale subisse aucun trouble. Ces circulations locales, un célèbre clinicien. Graves, les avait déjà reconnues, et ses Leçons cliniques contiennent d’admirables pages à ce sujet; on aurait tort de les oublier; elles montrent ce que peut l’interprétation fidèle de ces expériences que la nature accomplit incessamment sous nos yeux dans l’évolution des maladies. Mais à Claude Bernard reste l’honneur d’avoir fourni la connaissance complète et scientifique de ces circulations, en les rattachant à une innervation spéciale; à cette innervation revient, en définitive, la mise en action des circulations locales, et c’est, par suite, au système nerveux qu’il faut s’adresser pour les exciter ou les refréner.

Ai-je besoin de dire le retentissement qu’obtenaient en pathologie de telles découvertes? Les théories de la fièvre, des inflammations et des hypérémies, s’en trouvèrent comme renouvelées; quelle maladie, par suite, échappait aux interprétations nouvelles? Quelle maladie arrive à se réaliser autrement que par la fièvre, l’inflammation ou l’hypérémie? Les névroses à peine se dérobaient; sauf certains troubles nerveux, presque tous les symptômes morbides reconnaissaient une explication plus ou moins appropriée dans un trouble des nerfs vaso-moteurs. L’entraînement devint général, et ce fut comme une mode d’invoquer à tout propos l’action vaso-motrice. En vain Claude Bernard, qui redoutait plus qu’un autre ces applications faciles et superficielles de la physiologie, essayait-il de réagir contre ces explications abusives et ces invasions d’hypothèses; en vain des médecins, d’une sagesse plus réservée, essayaient-ils de montrer le vide de certaines interprétations que l’observation clinique était loin de confirmer; les jeunes théoriciens écoulaient mal ces avis de l’expérience et n’en invoquaient pas avec une complaisance moins persistante les troubles de l’innervation vasculaire. Ces entraînemens, loin de témoigner contre la grandeur de la découverte, prouvent l’impression profonde qu’elle produisit. Désormais ces théories capitales de la fièvre, de la fluxion, de, l’hémorragie, doivent tenir compte, avant tout, de la double innervation vaso-motrice; si celle-ci n’explique pas tout, elle explique du moins bien des symptômes et sert à la connaissance du tout.

Que d’autres découvertes mémorables à raconter à côté de celles dont j’ai essayé de donner l’idée ! A quels problèmes de physiologie expérimentale Claude Bernard n’a-t-il pas touché, quels problèmes n’a-t-il pas renouvelés? Ses recherches sur le suc gastrique, sur les fonctions du pancréas, sur le suc intestinal, sur les glandes salivaires et sur les différentes espèces de salive, ont agrandi toutes nos connaissances sur les actes fondamentaux de la digestion. Ses travaux en physiologie nerveuse ne se bornent pas à la découverte des nerfs vaso-moteurs ; ils touchent à presque tout le système des nerfs cérébro-spinaux, et en particulier, au nerf pneumo-gastrique, dont il constate l’action d’arrêt sur la respiration par l’excitation du bout central, ainsi que l’action d’arrêt du cœur provoquée par la galvanisation du nerf. Ses recherches sur le nerf spinal, sur le nerf trijumeau, sur le nerf facial, sur le nerf oculo-moteur commun, sur la corde du tympan, offrent toutes un réel intérêt. Peut-on oublier son ingénieuse analyse des conditions de la sensibilité récurrente, qui avaient échappé à Magendie et à Longet, en sorte que le premier de ces physiologistes ne parvenait plus à reproduire ce phénomène qu’il avait découvert? Puis-je passer sous silence ses études, si vraiment physiologiques, sur la température variable des parties et des organes, suivant que ceux-ci sont à l’état de repos ou d’exercice fonctionnel; sur la température du sang dans son trajet à travers les réseaux périphériques et les viscères internes, se refroidissant dans les veines de la périphérie, se réchauffant dans les viscères, avec une perte perpétuellement compensée ; sur les différences de température entre le sang du ventricule droit du cœur et le sang du ventricule gauche, différences qui sont en faveur du premier, et viennent confirmer l’influence qu’exerce le travail des viscères? Combien tout cela est instructif, et jette de lumières sur cette vie nutritive, source obscure et soutien permanent de toutes les autres !

Puis-je enfin ne pas signaler à part, et comme une série des plus brillantes, ses recherches sur les substances toxiques et médicamenteuses ? C’est le curare qu’il étudia d’abord, et quel est le lecteur de la Revue qui ait oublié cette étude sur le poison des flèches, où tant de faits saisissans étaient accumulés ! Dès les premières lignes, Claude Bernard montre la voie nouvelle où il va s’engager : « Les poisons, dit-il, peuvent être employés comme agens de destruction de la vie ou comme moyens de guérison des maladies ; mais outre ces deux usages bien connus de tout le monde, il en est un troisième qui intéresse particulièrement le physiologiste. Pour lui, le poison devient un instrument qui dissocie et analyse les phénomènes les plus délicats de la machine vivante, et, en étudiant attentivement le mécanisme de la mort dans les divers empoisonnemens, il s’instruit par voie indirecte sur le mécanisme physiologique de la vie. » Et en effet, Claude Bernard usait du poison comme d’un subtil instrument d’analyse, comparable au scalpel ou à l’excitation galvanique. Il isolait par le poison les divers tissus organiques; il tuait les uns en laissant vivre les autres à côté ; et ainsi il constatait plus librement leurs propriétés réelles, voyait celles qui disparaissaient et celles qui subsistaient; de la sorte il pénétrait plus avant dans le tout vivant, il le démêlait, et en tirait des enseignemens inconnus. Telle est la pensée de ses recherches sur le curare ; il en a poursuivi d’analogues et d’aussi originales sur l’oxyde de carbone, sur les poisons musculaires, sur les anesthésiques, sur les alcaloïdes de l’opium. Quelle inépuisable fécondité !

On le voit, Claude Bernard a fait sienne la physiologie moderne tout entière, et M. Vulpian a pu dire avec vérité sur sa tombe que (i depuis près de trente années la plupart des recherches physiologiques qui ont été publiées dans le monde savant n’ont été que des développemens ou des déductions plus ou moins directes de ses travaux. »


IV.

Les travaux expérimentaux dominent dans l’œuvre de Claude Bernard. Ils forment le point de départ de toutes ses croyances, mais sans lui fournir tous les aboutissans de sa pensée; ceux-ci dépassent les régions de l’expérience pure. Après avoir mis au premier rang la partie militante et expérimentale de la vie de Claude Bernard, il faut passer à sa vie réfléchie et philosophique. Celle-ci, par cela seul qu’elle vient de lui, possède une importance particulière. Que pense sur la vie cet homme qui en a tant fouillé les secrets, les actes intimes, les domaines cachés? Que pense sur la méthode expérimentale, et sur ses applications en physiologie, cet homme qui l’a si vigoureusement employée, et avec un succès qui a frappé le monde d’étonnement? Et après ces interrogations peut-on encore demander à ce savant de la vie ce qu’il sait, ce qu’il soupçonne du moins, des grandes questions qui agitent la vieille humanité : qu’est au fond l’homme vivant et pensant, et quelles destinées répondent à sa nature? Sur tous ces points, Claude Bernard est singulièrement intéressant à interroger; il répond toujours avec sincérité, souvent avec compétence, d’autres fois avec une réserve et une modestie qui portent en elles un haut enseignement.

L’œuvre de synthèse biologique dans laquelle nous allons pénétrer a touché à un nombre infini d’idées. Parmi celles-ci, et pour mettre quelque ordre dans cette étude, il faut distinguer celles qui tiennent encore à l’ordre expérimentai et traduisent les caractères généraux de la vie tels que l’expérience les dévoile, et celles qui dépassent cet ordre et livrent ces notions suprêmes que l’expérience ne saurait fournir à elle seule, dernières révélations auxquelles est conduit le physiologiste qui sait penser et généraliser. Occupons-nous des premières et exposons les caractères expérimentaux et généraux de la vie, tels que les a conçus Claude Bernard.

« La physiologie générale, dit-il, doit fournir la connaissance des conditions générales de la vie qui sont communes à l’universalité des êtres vivans. » Les végétaux vivent tout comme les animaux ; il y a donc des conditions et des formes de la vie communes aux uns et aux autres. Ces conditions fournissent les caractères essentiels de la vie ; et, en les déterminant, Claude Bernard efface les séparations trop absolues, établies entre les deux règnes vivans. C’est l’une de ses pensées, dominantes que le végétal et l’animal ont la même base vivante ; si l’un obtient de plus riches développemens vitaux, cependant les mêmes fonctions primordiales les animent, ici supportant la vie simplifiée du végétal, là la vie compliquée de l’animal. Rien de fondamentalement nouveau n’apparaît chez ce dernier.

Claude Bernard distingue trois formes de la vie : la vie latente, vie non manifestée ; la vie oscillante, vie à manifestations variables et dépendantes du milieu extérieur; la vie constante, vie à manifestations libres et indépendantes du milieu extérieur.

La vie latente est offerte par les êtres dont l’organisme est tombé dans un état d’indifférence chimique. Ce sont des êtres qui ne vivent que virtuellement, sans manifester aucun des caractères de la vie. La vie active, si atténuée qu’elle soit, est caractérisée par des relations d’échange entre l’être vivant et le milieu. Dans la vie latente, ces échanges sont supprimés ; il y a rupture des relations entre l’être et le milieu, qui restent en face l’un de l’autre inaltérables et inaltérés. Ces êtres se rencontrent à la fois dans les deux règnes. La graine du végétal est un exemple vulgaire de vie latente. Dans le règne animal, un grand nombre d’êtres sont susceptibles de tomber par la dessiccation en état de vie latente. Tels sont les rotifères, les tardigrades et les anguillules du blé niellé. Beaucoup d’infusoires sont dans le même cas, les kolpodes entre autres, alors qu’ils s’enkystent et qu’on les fait dessécher sur des lames de verre : on peut les conserver indéfiniment en cet état ; ils reviennent à la vie, comme tous les animaux à vie latente par dessiccation, dès qu’on leur rend l’humidité. Ces exemples presque fameux sont loin d’être les seuls. On peut le dire, la vie latente est répandue à profusion dans la nature, et elle expliquera dans l’avenir un très grand nombre de faits réputés mystérieux aujourd’hui. Les fermens figurés, ces agens si importans de la vie et si peu connus, ont la faculté de tomber en état de vie latente; il en est de même, sans doute, de tout le monde des infusoires ; et dès lors, combien le domaine de la vie latente est étendu !

Au demeurant que prouve la vie latente? Que la vie peut exister eu puissance, sans se manifester par aucun acte ; que les échanges nutritifs nécessaires à ces manifestations peuvent être suspendus, sans que la vie cesse d’être. La vie serait donc quelque chose de supérieur à ces échanges; elle ne serait soumise à la nécessité des mouvemens d’échanges que pour se manifester en actes et en phénomènes, que pour sortir d’une immobile virtualité, mais non pour trouver l’être lui-même et la réalité. L’idée directrice de la vie, pour employer une des expressions familières de Claude Bernard, pourrait subsister, alors même qu’elle sommeille et ne dirige rien.

La vie oscillante est celle dans laquelle l’être vivant est lié au milieu extérieur dans une dépendance tellement étroite que ses manifestations vitales, sans s’éteindre jamais complètement comme dans la vie latente, s’atténuent ou s’exaltent néanmoins dans une très large mesure, lorsque les conditions extérieures varient. La vie oscille dans ces êtres, s’abaissant ou s’élevant, suivant l’action du milieu extérieur. Tous les végétaux sont dans ce cas ; ils sont engourdis pendant l’hiver. La vie n’est pas éteinte en eux; les échanges nutritifs ne sont pas supprimés absolument, mais réduits à un minimum. Lorsque la chaleur reparaît, le mouvement vital s’exalte; la végétation reprend une activité extrême. Dans le règne animal, il se produit des phénomènes analogues. Tous les invertébrés, et, parmi les vertébrés, tous les animaux à sang froid, possèdent une vie oscillante, dépendante du milieu cosmique. Sous l’influence du froid, la vie, chez ces animaux, s’atténue, la respiration et la circulation se ralentissent, les mouvemens deviennent faibles ou nuls. Chez les mammifères, cet état est appelé état d’hibernation. L’œuf, même celui des animaux à sang chaud, offre aussi un exemple de vie oscillante. Le travail évolutif de l’œuf peut être ralenti ou activé suivant les conditions du milieu extérieur. Comment se produit l’engourdissement vital sous l’action du froid, et comment le retour de l’activité vitale s’opère-t-il sous l’action de la chaleur? Par le refroidissement ou le réchauffement du milieu intérieur de l’animal. L’animal à sang froid ou hibernant est privé d’un mécanisme qui maintienne autour des élémens vivans un milieu constant, en dépit des variations atmosphériques. Le milieu intérieur se refroidit ou se réchauffe, et en même temps la vie s’abaisse ou se ranime. L’engourdissement est une condition de résistance vitale, comme l’était la vie latente. L’animal hibernant reste, pendant l’hiver, sans prendre de nourriture. L’atténuation du processus vital permet cette longue suspension du ravitaillement matériel. Mais l’animal hibernant a besoin de réserves intérieures; d’abord pour suffire à la consommation qu’il fait dans l’état d’engourdissement, car la destruction vitale n’est pas suspendue, elle n’est que diminuée, puis pour parer aux besoins impérieux du réveil ; à ce moment les réserves sont pauvres et bientôt épuisées, et l’animal hibernant meurt promptement s’il ne trouve à son réveil une alimentation abondante.

Enfin, la vie constante et libre appartient aux animaux les plus élevés en organisation. Chez ces animaux, la vie s’écoule d’un cours constant; elle n’est pas soumise aux alternatives du milieu cosmique et reste la même à travers des conditions extérieures mobiles et souvent opposées. Il en est ainsi, parce que le milieu intérieur qui enveloppe les organes, les tissus, les élémens des tissus, ne change pas. Ce milieu fournit à l’animal supérieur comme une atmosphère propre et à température constante dans le milieu cosmique toujours changeant. C’est un organisme qui s’est mis lui-même en serre chaude, et que dès lors les variations cosmiques n’atteignent pas. Il y a pour l’animal deux milieux, l’un extérieur, l’autre intérieur; c’est dans le milieu intérieur qui entoure et baigne tous les élémens anatomiques que la vie s’accomplit et s’écoule. La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre, indépendante. « La fixité du milieu, ajoute Claude Bernard, suppose un perfectionnement de l’organisme, tel que les variations externes soient à chaque instant compensées et équilibrées. Bien loin, par conséquent, que l’animal élevé soit indifférent au monde extérieur, il est au contraire dans une étroite et savante relation avec lui, de telle façon que son équilibre résulte d’une continuelle et délicate compensation établie comme par la plus sensible des balances. » Cette fonction qui maintient l’animal à une température fixe s’opère par un ensemble de mécanismes gouvernés par le système nerveux ; et parmi les nerfs qui règlent ce mécanisme apparaît le système des nerfs vaso-moteurs, que Claude Bernard appelle aussi nerfs thermiques. Si l’on porte atteinte aux jeux divers du système nerveux, le mécanisme de la température fixe se disloque. En sectionnant la moelle épinière au-dessous de la septième vertèbre cervicale, on atténue considérablement l’action du système cérébro-spinal, tout en laissant persister pleinement celle du grand sympathique, la température s’abaisse, et l’animal à sang chaud est en quelque sorte transformé en un animal à sang froid. Si, au contraire, on détruit le grand sympathique en laissant intact le système cérébro-spinal, on voit la température s’exalter d’abord localement, puis d’une manière générale.

Pour que le milieu intérieur conserve sa fixité nécessaire, il faut encore que l’animal possède des réserves qui assurent la constitution fixe de ce milieu. L’alimentation de l’animal peut varier; de ces alimens variables, l’animal doit tirer des matériaux semblables et régler la proportion qui doit en entrer dans le sang. D’après Claude Bernard, la nutrition n’est pas directe, comme l’enseignent les théories chimiques admises, mais indirecte, s’opérant par des réserves, a En un mot, dit-il, on ne vit pas de ses alimens actuels, mais de ceux que l’on a mangés antérieurement, modifiés, et en quelque sorte créés par l’assimilation. » Quel ensemble de vues profondes, et combien cette théorie des milieux, digne de porter le nom de notre grand physiologiste, jette de clartés sur le travail vivant !

Poursuivons. La vie, dès qu’elle se manifeste en actes, et quelle que soit la forme qu’elle affecte, présente nécessairement, au dire de Claude Bernard, deux ordres de phénomènes : les phénomènes de création vitale ou de synthèse organisatrice ; les phénomènes de mort ou de destruction organique. Le premier de ces deux ordres de phénomènes est sans analogues; il est particulier à l’être vivant. Cette synthèse évolutive est ce qu’il y a de véritablement vital; chez un être vivant, tout se crée morphologiquement; l’organe est créé, au point de vue de sa structure, de sa forme, de ses propriétés ; la vie, c’est la création. La destruction vitale, au contraire, est d’ordre physico-chimique, le plus souvent le résultat d’une combustion, d’une fermentation, d’une putréfaction. Ce sont de véritables phénomènes de mort.

Nous ne sommes pas frappés par les phénomènes de création vitale. La synthèse organisatrice reste intérieure, silencieuse, cachée, insaisissable dans ses procédés, rassemblant sans bruit les matériaux qui seront dépensés. Au contraire, les phénomènes de destruction ou de mort vitale sautent aux yeux et servent à caractériser la vie. Les signes en sont évidens, éclatans : quand le mouvement se produit, qu’un muscle se contracte, quand la volonté et la sensibilité se manifestent, quand la pensée s’exerce, quand la glande sécrète, la substance du muscle, des nerfs, du cerveau, du tissu glandulaire se désorganise et se consume. De sorte que toute manifestation de l’être vivant est liée à une destruction organique ; la vie c’est la mort.

Peut-être pourrait-on faire remarquer ici que ce ne sont pas ces phénomènes de mort qui sautent aux yeux, et caractérisent la vie par des signes éclatans. Ces phénomènes sont aussi silencieux et intérieurs que ceux de la synthèse créatrice. Ce qui est saillant. éclatant, ce sont les manifestations vitales qui usent la matière organique, qui en provoquent la mort cachée et nécessaire; ce sont la contraction musculaire, l’impression sensible, la détermination volontaire, la sécrétion glandulaire, la pensée. Or ces grandes manifestations de la vie ne sont pas identiques à la mort, à la destruction lente de nos tissus; elles en sont l’occasion, mais on ne peut les confondre avec elle. Partout et toujours les phénomènes d’ordre vital suscitent au-dessous d’eux des phénomènes d’ordre physique, mais ils n’en procèdent pas, et ne trouvent en eux ni leur cause, ni leur nature.

De ces deux études, celle de la création et celle de la destruction organique, Claude Bernard commence par la dernière, parce que, dit-il, les phénomènes de destruction vitale se montrent dès l’origine de l’être, et débutent avec l’apparition de la vie. Cette assertion est-elle bien juste? La création vitale n’est-elle pas nécessaire pour que la destruction organique apparaisse, et par conséquent n’est-elle pas antérieure à celle-ci? Pour qu’un organe, si élémentaire qu’il soit, manifeste son action, et pour que parallèlement il se détruise par une usure cachée, ne faut-il pas qu’il existe au préalable, et soit créé dans le tout vivant? La synthèse organique est le fait primordial ; la vie précède la mort.

Quoi qu’il en soit, Claude Bernard réduit à la fermentation toutes les actions de destruction organique. La fermentation serait le procédé chimique général dans les êtres vivans, et même il leur serait spécial, puisqu’il n’apparaît pas en dehors d’eux. La fermentation caractériserait la chimie vivante, et la putréfaction serait le mode commun de cette fermentation. Claude Bernard adopterait ainsi la formule de Mitscherlich : la vie n’est qu’une pourriture. Il ne faudrait pas accepter à la lettre ces paroles absolues. Quand même la fermentation et la pourriture constitueraient les modes généraux de la destruction organique, la vie resterait bien au-dessus, non-seulement dans ses actes de création et de synthèse organique, mais encore dans toutes ses manifestations propres de contractilité, de sensibilité, de volonté, de pensée. Ces termes, en outre, de fermentation et de putréfaction ne sont pas sans donner lieu à bien des ambiguïtés. Il y a deux sortes de fermentations, comme il y a deux sortes de fermens, les fermens solubles et les figurés. Il faut séparer ces deux espèces de fermentation. La fermentation qui opère la mort lente et incessante des tissus vivans en action est la fermentation dite catalytique, c’est-à-dire constituée par une action de présence encore mystérieuse, que la science constate sans pouvoir l’expliquer. Cette fermentation par catalyse ou par fermens solubles ne saurait s’appeler putréfaction ou pourriture. La vraie fermentation putride s’opère par la présence et la multiplication infinie d’infiniment petits vivans. La pourriture est comme le résultat de l’alimentation d’innombrables parasites; elle est un témoignage de la désorganisation dernière de la matière morte. Quand un organisme tombe en réelle pourriture, c’est qu’il ne produit et ne crée plus rien; il n’y a plus en lui cette mort solidaire et révélatrice des actes vitaux; il est simplement dévoré molécule à molécule. Quand la vie créatrice a cessé, le travail des échanges moléculaires s’arrête. La matière organisée et morte se maintient inaltérable lorsqu’elle est à l’abri de l’air, ou en contact avec de l’air pur, non chargé de parasites. Ce sont ceux-ci qui introduisent la destruction de la matière morte ; ce n’est pas cette matière qui se détruit elle-même. A quelque point de vue qu’on se place, la vie n’est donc pas une pourriture.

La création vitale, la synthèse organique, Claude Bernard la réduit à deux termes principaux : la production de la matière vivante primordiale, du protoplasme, base organique de la vie; et la forme imprimée à cette matière vivante, qui l’isole et en fait l’individu vivant. Ce n’est pas la cellule à forme déterminée qui est la base première de la vie; c’est le protoplasme, substance sans forme propre, masse gélatineuse et albumineuse. Dans cette matière amorphe, ou plutôt monomorphe, réside la vie, mais la vie non définie; l’on y retrouve toutes les propriétés essentielles dont les manifestations des êtres supérieurs ne sont que des expressions diversifiées et définies, des modalités plus hautes. Le protoplasme seul n’est que la matière vivante; il n’est pas réellement un être vivant. Il lui manque la forme qui caractérise la vie définie. L’être vivant est un protoplasme façonné; il a une forme spécifique et caractéristique. Il y a l’être vivant idéal, réduit à la substance, dépourvu de toute forme spécifique; et l’être vivant réel, façonné, apparaissant avec un mécanisme, une forme spécifique. Le protoplasme supporte la vie dans tous les êtres vivans, dans le règne végétal comme dans le règne animal; il est partout identique à lui-même, malgré la diversité infinie des êtres.

Le protoplasme peut-il à lui seul constituer des êtres vivans, possédant la vie nue, en dehors de toute forme spécifique? L’être idéal existe-t-il aussi bien que l’être réel? La distinction entre les deux êtres serait-elle vaine? L’idéal et le réel, le déterminé et l’in- déterminé posséderaient-ils même puissance et même existence? Claude Bernard semble le croire, sur la foi de quelques naturalistes allemands, et malgré le langage que nous venons de rappeler, et qui va contre de telles croyances. Il accepte comme être vivant cette matière gélatineuse informe retirée du fond de la mer, et à laquelle Huxley a imposé le nom de bathybius Hœckelii. Or ce bathybius semble n’être qu’un précipité gélatineux de sulfate de chaux. Toutefois d’autres êtres protoplasmatiques paraissent avoir une existence plus réelle; tel est l’ensemble des êtres amiboïdes. Ces êtres sont-ils vraiment amorphes? Rien n’autorise à le penser. Il y a des degrés dans l’acquisition des formes vivantes; toutes ne sont pas fixes et rigoureusement déterminées : il y a des formes changeantes, indécises, mal déterminées dans leur contour extérieur; ce n’en sont pas moins des formes réelles, et marquées d’une certaine spécificité. La matière vivante n’existe pas sans êtres vivans ; et tout être vivant possède sa forme spécifique. Le protoplasme, considéré en lui-même, est une substance idéale ; le mot est de Claude Bernard, il est juste, et il convient de s’y tenir. L’étude de cette substance idéale permet de saisir les liens qui unissent tous les règnes vivans ; c’est là son éminente utilité.

Le protoplasme est-il partout identique à lui-même, dans tous les règnes et dans toutes les espèces vivantes? Claude Bernard incline à cette opinion, et elle se conçoit alors que l’on admet un protoplasme existant à l’état de nudité et n’étant pas partie nécessaire d’un être vivant spécifique. Je doute pourtant qu’il en soit ainsi. Chaque protoplasme, à l’origine de chaque être, ne doit-il pas porter en lui le caractère de l’être spécifique qu’il contient, qu’il crée par une évolution ininterrompue et toujours conforme à l’espèce vivante d’où il sort? Peut-il ne pas y avoir autant de protoplasmes que d’espèces animales ou végétales, et même chaque individu n’a-t-il pas son protoplasme individualisé en quelque sorte? N’en est-il pas ainsi, surtout dans les espèces animales supérieures, où les caractères propres de l’individu s’accusent de plus en plus fortement? Peut-on imaginer qu’un protoplasme identique engendre des espèces animales profondément différentes? La spécificité ne remonte-t-elle pas à l’origine même de l’être, là où le protoplasme apparaît, presque seul visible, et le protoplasme peut-il ne pas en être tout imprégné? Cette spécificité du protoplasme suivant les espèces n’est pas saisissable à nos moyens d’investigation; mais l’ovule fécondé montre-t-il à son apparition les caractères d’espèce tels qu’il doit les produire au cours prochain de son évolution? Qui pourrait distinguer les uns des autres les ovules d’où doivent sortir tels ou tels mammifères? et cependant ces ovules, semblables en apparence, peuvent-ils ne pas être dissemblables au fond? Il en est sans doute de même des protoplasmes, et leur identité est aussi peu probable que leur apparition à l’état nu et en dehors de toute forme spécifique.

Après avoir ramené à un type primitif et unique le protoplasme vert des plantes et le protoplasme incolore qui appartient aux deux règnes, et qui est l’élément primitif et générateur, après avoir considéré comme probable la formation de ce protoplasme par une synthèse créatrice unique dont les procédés demeurent encore inconnus, tant ceux qui ont été invoqués sont obscurs et problématiques, Claude Bernard arrive à une étude plus physiologique. Abandonnant la chimie de toutes les substances protéiques, où il ne fait que traduire les opinions qui lui viennent d’autrui, il aborde les propriétés réellement vivantes du protoplasme. « Le protoplasme, dit-il, agent des phénomènes de création organique, ne possède pas seulement la puissance de synthèse chimique que nous avons examinée en lui; pour mettre en jeu cette puissance, il doit posséder les facultés de l’irritabilité et de la motilité. Il peut en effet réagir et se contracter sous la provocation d’excitans qui lui sont extérieurs, car il n’a en lui-même et par lui-même aucune faculté d’initiative. Les phénomènes de la vie ne sont pas la manifestation spontanée d’un principe vital intérieur, elles sont, au contraire, le résultat d’un conflit entre la matière vivante et les conditions extérieures. La vie résulte constamment du rapport réciproque de ces deux facteurs, aussi bien dans les manifestations de sensibilité et de mouvement, que l’on est habitué à considérer comme étant de l’ordre le plus élevé, que dans celles qu’on rapporte aux phénomènes physico-chimiques. » Claude Bernard ajoute cette définition de l’irritabilité : « D’une façon générale, l’irritabilité est la propriété que possède tout élément anatomique (c’est-à-dire le protoplasme qui entre dans sa constitution) d’être mis en activité et de réagir d’une certaine manière sous l’influence des excitans extérieurs. »

Il y a dans cet exposé deux faits, l’irritabilité du protoplasme et sa passivité. Sur ce dernier point quelques réserves sont immédiatement nécessaires. Dire que la vie résulte d’un conflit de la matière vivante et du monde extérieur, c’est renouveler le système de l’incitation de Brown ou celui de l’irritation de Broussais. Malgré les amendemens que l’on pourra faire subir à ces idées systématiques, le principe n’en restera pas moins faux. La vie vient du vivant, et tout entière; elle ne saurait être un simple conflit avec l’extérieur, car pour qu’un tel conflit provoque des manifestations vitales, il faut que la matière qui entre en conflit soit vivante au préalable. De ce que les conditions extérieures excitent l’irritabilité et la motilité, il n’en suit pas que celles-ci soient dues ou subordonnées à ces conditions ; elles appartiennent à la matière vivante et sont, dans leur source, indépendantes du milieu extérieur. On ne peut les dire uniquement et toujours passives; elles sont en état continu d’action et de sensation. La substance vivante se sent elle-même, et jamais n’est en repos absolu. Ses mouvemens intimes sont incessans, et en même temps elle sent le monde extérieur, réagit et se meut suivant les impressions reçues. Que serait la vie, un vain mot, si elle n’était qu’un conflit? Un conflit peut-il déterminer la vie alors que la vie a besoin d’être pour que le conflit ait lieu? Ceci ne veut pas dire que les phénomènes de la vie sont les manifestations spontanées d’un principe vital intérieur. Comme Claude Bernard, et aussi énergiquement que lui, nous repoussons tout principe ontologique. Nous ne reconnaissons que la vie réalisée dans et par l’organisation vivante.

Quoi qu’il en soit, le protoplasme est excitable, et ses excitans généraux sont ceux de la vie elle-même : l’eau, la chaleur, l’oxygène, certaines substances dissoutes dans le milieu ambiant. Ces principes sont ceux que les anciens considéraient comme ayant formé le monde, l’eau, l’air, le feu, la terre (substances nutritives ou salines).

Peut-on agir sur l’irritabilité du protoplasme, la supprimer expérimentalement et en fournir ainsi une démonstration indirecte, mais saisissante? Ici se place une série d’études expérimentales sur les anesthésiques et l’anesthésie du protoplasme, études neuves et hardies, toutes marquées à l’empreinte du maître. « Tout le monde sait, dit Claude Bernard, que les anesthésiques, l’éther, le chloroforme ont la propriété d’éteindre momentanément la sensibilité, et par conséquent d’empêcher le malade qu’on opère d’avoir conscience et souvenir de la douleur, ce qui équivaut à sa suppression. Or nous avons trouvé que cette action des anesthésiques est générale, qu’elle ne s’adresse pas seulement à ce phénomène conscient qu’on appelle douleur ou sensibilité, mais qu’elle atteint l’irritabilité du protoplasma et s’étend à toute manifestation vitale, de quelque nature qu’elle soit. Il devait en être ainsi, puisque c’est au protoplasma que nous rattachons toutes les activités vitales. »

Ces substances deviennent les réactifs naturels de toute substance vivante, et par conséquent du protoplasme. Sous leur action, tous les phénomènes dépendant de l’irritabilité vitale sont suspendus ou supprimés; les autres phénomènes de nature chimique qui s’accomplissent dans l’être sans le concours de l’irritabilité sont au contraire respectés. De là un moyen précieux de discerner dans les manifestations de l’être ce qui est vital de ce qui ne l’est pas. Quel merveilleux don possède Claude Bernard de voir et d’analyser la vie ! Quel sentiment de l’ordre vital, quel instinct de ce qui est la vie et de ce qui ne l’est pas, de l’organique et de l’inorganique, si nécessairement unis en tout être !

L’anesthésie atteint donc tous les végétaux et to.us les animaux; tout ce qui est irritable peut être anesthésié. Il n’est pas nécessaire qu’un système nerveux reçoive l’impression de l’agent anesthésique; cet agent frappe l’organisme le plus inférieur, celui qu’une masse protoplasmatique semble seule constituer. Je voudrais pouvoir raconter les expériences instituées par Claude Bernard pour montrer la généralité de l’action anesthésique : l’anesthésie des phénomènes protoplasmatiques de germination, de développement et de fermentation chez les animaux et les végétaux; l’anesthésie de la germination des graines et l’arrêt de cette germination sous cette influence; l’impossibilité, par contre, d’anesthésier les œufs sans les tuer; l’anesthésie si curieuse des fermens figurés, et parallèlement la non-anesthésie des fermens solubles, ce qui prouve que l’un des ces fermens est vivant et que l’autre est un simple composé chimique ; l’anesthésie de la fonction chlorophyllienne des plantes; l’anesthésie des anguillules du blé niellé, qui, desséchés et puis soumis à l’action simultanée de l’eau et des anesthésians, ne reprennent ni vie ni mouvement, et retrouvent ensuite l’un et l’autre dès que l’agent anesthésique est éloigné. N’est-ce pas là l’anesthésie de la vie latente? Quelle belle suite d’expériences!

S’autorisant de cet ensemble de faits, Claude Bernard arrive à une conclusion déjà entrevue par Bordeu, affirmée par Brown et Broussais, à savoir que l’irritabilité est la forme élémentaire de la sensibilité, la sensibilité une forme très élevée de l’irritabilité. Claude Bernard signale le malentendu qui surgit à cette occasion entre les philosophes et les physiologistes. Pour les premiers, la sensibilité est l’ensemble des réactions psychiques provoquées par les modificateurs externes; pour les seconds, c’est l’ensemble des réactions physiologiques de toute nature provoquées par ces modificateurs. La cellule sent et réagit; la sensibilité de la cellule n’est autre que son irritabilité. La sensibilité de la cellule peut être inconsciente; la sensibilité du système nerveux, considéré dans son ensemble, est consciente. Ainsi s’expliquent ces termes de sensibilité consciente, de sensibilité inconsciente, qui étonnent les philosophes.

En terminant cette étude, Claude Bernard ajoute que par les anesthésiques on n’atteint pas directement l’irritabilité, qui est quelque chose d’immatériel, mais bien le protoplasme, qui est matériel. Qui pourrait soutenir le contraire ? Quand atteint-on une force ou une propriété? L’éther ou le chloroforme atteignent le protoplasme, mais le protoplasme vivant, sentant et réagissant; en frappant le protoplasme, ils exercent sur lui une action physique encore peu connue, mais réelle; toutefois cette action n’est pas la seule produite : ils déterminent aussi une impression vitale concomitante. Tous les troubles de la matière vivante s’accompagnent d’une altération sensible de cette matière. Pensée juste, qu’il ne faut pas traduire systématiquement en faisant de cette altération le fait essentiel et primordial, et de la réaction un fait purement physique et toujours subordonné.

J’ai voulu donner une idée, alors même qu’elle devait rester bien imparfaite, des vues de Claude Bernard sur les phénomènes généraux de la vie. C’était le fond de son enseignement au Muséum d’histoire naturelle. Il s’appliquait de plus en plus à ces questions attachantes; elles lui fournissaient comme une méditation de sa longue vie expérimentale. Il en faisait le but éloigné où venaient converger toutes ses découvertes. Ces découvertes, et cela témoigne de l’instinct profond qui le dirigeait, touchent presque toutes par un côté à la fonction majeure de la vie, à la nutrition, à la création organique et à la désassimilation parallèle. Il est le physiologiste de la vie nutritive; je ne puis lui attribuer un plus grand rôle ni le placer plus haut entre tous ceux qui ont poursuivi l’analyse du fonctionnement vivant.


V.

Nous n’avons pas tout dit ni fourni la conclusion suprême de cette étude. Nous avons à interroger Claude Bernard sur les aboutissans derniers où le conduisent tant d’expériences, tant d’analyses, tant de comparaisons. Qu’est la vie? quel est son rang dans l’ordre des choses ? quelle est son origine et quelle est sa fin ? quelle est la méthode qui doit diriger toutes les investigations que l’on poursuit à son sujet? Sur tous ces points, nous tenons à faire connaître la pensée précise de Claude Bernard. Cette pensée semble diverse, et pour peu que l’on y mette quelque habileté, on peut la traduire sous des expressions différentes et même opposées. On peut, suivant sa tendance ou ses désirs, ranger Claude Bernard, soit parmi ceux qui font de la vie une cause propre et distincte de tout l’ordre physique, soit parmi ceux qui identifient la vie avec cet ordre et font rentrer la cause vivante dans la causalité une de la matière, soit encore parmi ceux qui, sous le nom de positivistes, semblent déclarer impossibles de telles distinctions et professent l’abandon absolu de ces questions, quelques efforts que l’homme ait dépensés pour les résoudre. Nous poursuivons uniquement la vérité, et nous voulons faire connaître le Claude Bernard réel et non un Claude Bernard défiguré et ramené à nos propres sentimens. Nous ne cacherons rien, ni des hésitations qui le tourmentent et qui se trahissent malgré lui, ni de ses répulsions doctrinales, alors même qu’il les justifie mal, ni des contradictions involontaires où il tombe et qui affirment sa haute sincérité.

Nous emprunterons le plus souvent possible ses propres paroles ; et voici d’abord une page bien expressive et catégorique ; elle termine les dernières Leçons sur les phénomènes de la vie ; ce sont les novissima verba du maître : «Après l’exposé qui précède, est-il possible de nous rattacher à un système philosophique? On pourrait être tenté de nous comprendre parmi les matérialistes ou physico-chimistes. Nous ne leur appartenons point. Car, envisageant l’état actuel des choses, nous admettons une modalité spéciale dans les phénomènes physico-chimiques de l’organisme. — Sommes-nous parmi les vitalistes? Non encore, car nous n’admettons aucune force exécutive en dehors des forces physico-chimiques. — Sommes-nous enfin des expérimentateurs empiriques, qui croyons, avec Magendie, que le fait se suffit et que l’expérimentation n’a pas besoin d’une doctrine pour se diriger? Pas davantage; nous trouvons, au contraire, qu’il est nécessaire, surtout aujourd’hui, d’avoir un critérium pour juger et une doctrine pour réunir tous les faits acquis de la science.

« Quelle est donc cette doctrine? Le déterminisme. Il est illusoire de prétendre remonter aux causes des phénomènes par l’esprit ou par la matière. Ni l’esprit ni la matière ne sont des causes. Il n’y a pas de causes aux phénomènes; et en particulier pour les phénomènes de la vie, et pour tous ceux qui ont une évolution, la notion de cause disparait, puisque l’idée de succession constante n’entraîne pas ici l’idée de dépendance. Les phénomènes de l’évolution s’enchaînent dans un ordre rigoureux, et cependant nous savons que l’antécédent ne commande certainement pas le suivant. L’obscure notion de cause doit être reportée à l’origine des choses : elle n’a de sens que celui de cause première ou de cause finale ; elle doit faire place dans la science à la notion de rapport ou de conditions. Le déterminisme fixe les conditions des phénomènes; il permet d’en prévoir l’apparition et de la provoquer lorsqu’ils sont à notre portée. — Il ne nous rend pas compte de la nature ; il nous en rend maîtres.

« Le déterminisme est donc la seule philosophie scientifique possible.

« Il nous interdit à la vérité la recherche du pourquoi ; mais ce pourquoi est illusoire. En revanche, il nous dispense de faire comme Faust qui, après l’affirmation, se jette dans la négation. Comme ces religieux qui mortifient leur corps par les privations, nous sommes réduits, pour perfectionner notre esprit, à le mortifier par la privation de certaines questions et par l’aveu de notre impuissance. Tout en pensant ou mieux en sentant qu’il y a quelque chose au-delà de notre prudence scientifique, il faut donc se jeter dans le déterminisme. Que si après cela nous laissons notre esprit se bercer au vent de l’inconnu et dans les sublimités de l’ignorance, nous aurons au moins fait la part de ce qui est la science et de ce qui ne l’est pas.» Cette profession de foi débute par l’affirmation de la doctrine de l’autonomie vitale. « Nous nous séparons des matérialistes, dit ailleurs Claude Bernard, car, bien que les manifestations vitales restent placées directement sous l’influence de conditions physico-chimiques, ces conditions ne sauraient grouper, harmoniser les phénomènes dans l’ordre et la succession qu’ils affectent spécialement dans les êtres vivans. Ce groupement, cette harmonie, cette succession ordonnée des phénomènes vitaux, l’unité qui les relie, le but final vers lequel ils tendent, tout cela traduit une cause propre et directrice. » Cette cause, Claude Bernard l’invoque sous les formules les plus expressives. Écoutez ces déclarations empruntées à l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale : « S’il fallait définir la vie d’un seul mot, qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais : la vie c’est la création... De sorte que ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu’elles soient, mais bien la création de cette machine qui se développe sous nos yeux dans des conditions qui lui sont propres et d’après une idée définie qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence même de la vie... Ce qui est essentiellement du domaine de la vie et n’appartient ni à la physique, ni à la chimie, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. Pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne peut plus se réaliser. Ici, comme partout, tout dérive de l’idée, qui elle seule crée et dirige ; les moyens de manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes de la nature, et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de l’alphabet, dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. C’est toujours cette même idée vitale qui conserve l’être, en reconstituant les parties vivantes désorganisées par l’exercice ou détruites par les accidens et par les maladies. »

L’autonomie vitale a-t-elle jamais été exprimée avec plus d’éloquence et plus de décision, montrée sous des aspects plus divers et plus saisissans ? Nous pourrions multiplier ces affirmations du maître sur l’idée directrice, sur les lois organo-trophiques préexistantes et qui créent l’organisation, sur les lois des phénomènes qui sont en quelque sorte les idées de la nature. Ce ne sont donc pas là des déclarations accidentelles, venues au hasard de la pensée et de la plume, mais des déclarations méditées et traduisant des convictions réfléchies. Cependant et aussitôt, Claude Bernard se sépare de ce qu’il appelle les doctrines vitalistes.

Il ne connaît, en effet, que le vitalisme ontologique qui défigure la grande doctrine de l’autonomie vitale en la présentant sous la personnification d’une force ou d’un principe, luttant contre les forces physico-chimiques, et excluant ces forces de la constitution vivante et du mouvement fonctionnel de la vie. « Il y a au fond des doctrines vitalistes, dit-il, une erreur irrémédiable, qui consiste à considérer comme force une personnification trompeuse de l’arrangement des choses, à donner une existence réelle et une activité matérielle, efficace, à quelque chose d’immatériel qui n’est en réalité qu’une notion de l’esprit, une direction nécessairement inactive.

« L’idée d’une cause qui préside à l’enchaînement des phénomènes vitaux est sans doute la première qui se présente à l’esprit, et elle paraît indéniable lorsque l’on considère l’évolution rigoureusement fixée des phénomènes si nombreux et si bien concertés par lesquels l’animal et la plante soutiennent leur existence et parcourent leur carrière... C’est à cette cause, considérée comme force directrice, que l’on peut donner le nom d’âme physiologique ou de force vitale, et l’on peut l’accepter à la condition de la définir et de ne lui attribuer que ce qui lui revient. C’est par une fausse interprétation qu’on a pour ainsi dire personnifié le principe vital, et qu’on en a fait comme l’ouvrier de tout le travail organique. On l’a considéré comme l’agent exécutif de tous les phénomènes, l’acteur intelligent qui modèle le corps et manie la matière obéissante et inerte de l’être animé. La raison suffisante de chaque acte de la vie était pour les vitalistes dans cette force, qui n’avait aucunement besoin du secours étranger des forces physiques ou chimiques ou qui luttait même contre elles pour accomplir sa tâche. Mais la science expérimentale contredit précisément cette vue : c’est par là qu’elle s’introduit dans le système pour en montrer la fausseté fondamentale.»

On le voit, pour Claude Bernard, le vitalisme n’existe que sous une forme ontologique, sous la personnification d’un principe vital, gérant et propriétaire en quelque sorte de l’organisme. Le vitalisme, c’est encore la lutte contre les forces physico-chimiques; c’est le principe vital, ne gouvernant l’organisme qu’en s’opposant à l’action de ces forces, et qu’en en triomphant. L’organisme marche en dehors des lois physiques, et contre elles. Si le vitalisme est nécessairement tel, la condamnation portée contre lui est juste. Nous aussi, pour notre modeste part, nous combattons, depuis longtemps, ces conceptions fausses et surannées. Mais ces conceptions font-elles partie nécessaire de la doctrine vitaliste? Ne peut-on concevoir cette doctrine dégagée de cette double erreur ? Historiquement, il est vrai, le vitalisme a été tel que Claude Bernard le représente. Archée, âme, principe vital, propriétés vitales, il a réalisé la cause vivante sous une forme ontologique. Il a méconnu « l’accord intime, l’étroite liaison des phénomènes physiques et chimiques avec les phénomènes vitaux. » Il y a là « un parallélisme parfait, une union harmonique nécessaire » dont la notion lui manque. Oui, le vitalisme reste entaché de ces erreurs, jusqu’à Bichat, qui lui-même a outré le mal. Mais la faute n’en revient-elle pas aux temps, encore plus qu’aux hommes, et surtout qu’à la doctrine? La physique et la chimie n’étaient pas nées, ou étaient dans l’enfance ; pouvait-on les appliquer avec succès à l’étude des phénomènes vitaux ? Beaucoup de médecins, même vitalistes, l’ont tenté, et ils n’ont réussi qu’à encombrer la science de vaines théories. N’est-ce pas la physique et la chimie la plus avancée que le physiologiste appelle à son aide? Dans cette impuissance d’appliquer des sciences absentes à l’analyse de la vie, quelle pensée devait inévitablement surgir en face de cette merveilleuse évolution vitale, qui traduit si éloquemment, Claude Bernard le reconnaît, une cause propre, une idée créatrice et directrice? Quelle, sinon la pensée d’un principe animateur et créateur, dégageant l’organisme du monde extérieur, le préservant contre lui, et le lui rendant par la mort, alors que le principe créateur s’éteint? Il y avait là un enchaînement fatal d’idées, une association inévitable d’erreur et de vérité.

Les sciences physico-chimiques sont venues : on connaît leur développement vigoureux; le physiologiste s’en est emparé, la vieille idée de l’opposition entre le monde vivant et le monde inorganique est tombée. Les physiologistes modernes, et celui qui les conduit, Claude Bernard, peuvent se glorifier d’avoir renversé des préjugés funestes au progrès. Faut-il pour cela répudier tout le passé? Les recherches modernes ont effectué la réforme de la doctrine de l’autonomie vitale, elles n’en ont pas fourni la négation. Claude Bernard le redit souvent, il ne faut pas confondre les causes et les conditions des phénomènes ; cette confusion, il l’appelle quelque part « la grossière erreur des matérialistes. » Dans les phénomènes vitaux, les conditions sont toutes physico-chimiques ; la cause qui plane sur ces conditions, qui les dirige, l’idée directrice est autonome, c’est-à-dire vitale. Toute la doctrine vitaliste est là.

Certainement il ne faut pas personnifier la cause vivante ; il faut l’incarner jusque dans les derniers élémens de l’organisme, jusqu’en toute cellule vivante, jusqu’en ce protoplasme, générateur et soutien de tout l’organisme sentant et vivant. Mais pour éviter une personnification ontologique, il faut se garder de rester dans un nominalisme vide. Ces mots d’idée créatrice et directrice, de loi organique préexistante, de force organo-trophique, de force vitale même que Claude Bernard emploie, il faut les rendre vivans, actifs, et pour cela les substantialiser. Une idée directrice ou créatrice représente une puissance, ou n’est qu’un vain mot. L’idée est l’acte et le propre d’un principe actif qui la conçoit et la réalise; c’est ce principe qui est la puissance créatrice, et non l’idée. Pas plus que l’idée, la loi n’a une existence propre, virtuelle, indépendante. Une loi ne fait et ne crée rien par elle-même. La loi et l’idée veulent être substantialisées pour créer et gouverner quoi que ce soit. Cette substantialisation, il faut qu’elle soit non fictive, mais organique et vraiment vivante. Cette force organo-trophique ou vitale doit pénétrer et agiter tout ce qui est organisé, tout ce qui sent et qui vit. Tout sort d’elle, et elle est dans tout. Elle fait l’unité et gouverne l’évolution de l’être. Elle est l’organisme lui-même, sentant, réagissant, évoluant, engendrant. Voilà le vitalisme nouveau, celui, nous osons le dire, de Claude Bernard. Ce vitalisme accepte l’intervention incessante des sciences physico-chimiques; car il leur livre toutes les conditions des phénomènes vitaux. Or quelle est l’analyse des phénomènes vitaux qui peut s’établir en dehors de la recherche des conditions de ces phénomènes ? De telles doctrines enchaînent-elles la physiologie, arrêtent-elles son essor, ne lui ouvrent-elles pas tous les domaines qu’elle peut aborder ? Et quand aura-t-elle achevé la conquête de pareils domaines ?

Claude Bernard se défend de rester dans l’empirisme brutal de Magendie; il veut une doctrine. Cette doctrine sera-t-elle celle de l’autonomie vitale, dégagée de conceptions erronées qui ne tiennent pas à son essence? Il n’en est rien. Nous le savons déjà, Claude Bernard résume sa doctrine sous un mot, le déterminisme. Voici encore, sur ce sujet, quelques-unes de ses paroles: « La conception que nous nous formons du but de toute science expérimentale et de ses moyens d’action est générale ; elle appartient à la physique et à la chimie, et s’applique à la physiologie. Elle revient à dire en d’autres termes qu’un phénomène vital a comme tout autre phénomène un déterminisme rigoureux, et que jamais ce déterminisme ne saurait être autre chose qu’un déterminisme physico-chimique...

» Par ce qui précède se trouvent fixés le champ et le rôle de la physiologie. Elle est une science de même ordre que les sciences physiques. Elle étudie le déterminisme physico-chimique correspondant aux manifestations vitales; elle a les mêmes principes et les mêmes méthodes. Dans aucune science expérimentale, on ne connaît autre chose que les conditions physico-chimiques des phénomènes, on ne travaille à autre chose qu’à déterminer ces conditions. Nulle part on n’atteint les causes premières; les forces physiques sont tout aussi obscures que la force vitale et tout aussi en dehors de la prise directe de l’expérience. On n’agit pas sur ces entités, mais seulement sur les conditions physiques ou chimiques qui entraînent les phénomènes. Le but de toute science de la nature, en un mot, est de fixer le déterminisme des phénomènes.

» Le principe du déterminisme domine donc l’étude des phénomènes de la vie comme celle de tous les autres phénomènes de la nature. »

Le déterminisme est-il, en réalité, une doctrine, et livre-t-il la notion synthétique et suprême de la science de la vie? Fournit-il la connaissance essentielle des-faits vitaux, résume-t-il en lui les caractères propres de tout phénomène vivant? Le déterminisme absolu et général signifie qu’en toute science il n’y a rien en dehors de la méthode expérimentale, et de ce que cette méthode révèle. Cette confiance illimitée dans l’expérimentation sied à un tel expérimentateur; il lui appartenait de faire de l’expérimentation le moyen et le but de toute connaissance, et de refuser toute clarté qui n’en émane pas. Claude Bernard était aussi possédé de cette pensée que l’un des grands obstacles au progrès de la physiologie était l’opinion que l’être vivant peut se dérober aux recherches expérimentales rigoureuses; qu’on ne saurait, vis-à-vis des phénomènes vitaux, agir avec la même certitude que pour les phénomènes physico-chimiques; que la vie intervenait et troublait fréquemment le sens et la marche des expériences. Tout cela agita de bonne heure l’esprit du maître, le révolta bien des fois; il y répondit en élevant au rang de doctrine le déterminisme physiologique.

Or le déterminisme des phénomènes est-il la seule connaissance des choses qu’il nous soit donné d’acquérir? Sans doute, le déterminisme des conditions des phénomènes vitaux est un fait absolu; mais n’y a-t-il rien en dehors des conditions des phénomènes vitaux, et ne doit-on jamais envisager ceux-ci dans leurs causes? Y a-t-il même une connaissance entière et réelle d’un phénomène vital, si l’on n’en connaît que les conditions expérimentales, et si l’on en oublie systématiquement la cause? De pareils problèmes ne se posent pas dans les sciences physiques et chimiques; ici, les conditions et les causes des phénomènes sont adéquates, toutes sont d’ordre physico-chimique : qui étudie les conditions étudie les causes. Mais l’être vivant est double, comme le dit Claude Bernard; il y a en lui les lois et les manifestations propres de la vie, et aussi les lois et les manifestations d’ordre physique. Faut-il s’attacher exclusivement à ces dernières, et négliger les premières parce qu’elles échappent à tout déterminisme physico-chimique? Si l’on n’écoute que la seule doctrine du déterminisme, ce serait là la marche à suivre; on ne poursuivrait dans l’étude des phénomènes vitaux que la détermination de leurs conditions matérielles. Cependant, à côté de ce précepte, écoutons celui-ci : «Le problème de la physiologie générale, dit Claude Bernard, ne consiste pas à rechercher dans les êtres vivans les lois physico-chimiques qui leur sont communes avec les corps bruts, mais à s’efforcer de trouver au contraire les lois organo-trophiques ou vitales qui les caractérisent. » Cette idée fondamentale, Claude Bernard la reproduit souvent, il en est tout pénétré ; c’est d’elle que nous nous autorisons pour mitiger le déterminisme absolu que le maître voudrait imposer comme l’unique loi scientifique. Que de phénomènes de la vie échappent ainsi au déterminisme! A bien dire, tous les phénomènes d’ordre purement vital, ceux qui s’accomplissent sous la haute direction de la vie. «La force vitale, dit Claude Bernard, dirige les phénomènes qu’elle ne produit pas; les agens physiques produisent des phénomènes qu’ils ne dirigent pas. » Forte et juste antithèse. Or, tout ce qui se rapporte à cette direction se dérobe par cela même au déterminisme. Tout phénomène vivant est un phénomène d’irritabilité, de sensibilité, de motilité, de génération; de la cellule plasmatique à la cellule nerveuse, tout sent, agit, réagit, engendre. Où est le déterminisme de l’irritabilité, de la sensibilité, de la motilité, de la puissance génératrice? Dans la vie, tout est évolution, tout trahit un dessein prémédité, une puissance directrice incarnée à la matière, et la faisant organique et vivante. Une évolution, une direction ne saurait être jugée par les procédés du déterminisme, car celui-ci, pour s’appliquer, serait d’abord obligé de l’arrêter et de la détruire; la raison de l’évolution n’est pas en lui. L’unité de l’être se maintenant à travers les innombrables vies particulières qui la développent, la finalité de l’être harmonisant toutes les fonctions vivantes pour un but préétabli, ces grands faits de la vie, lois primordiales de la physiologie, quel déterminisme les traduira? Imagine-t-on un déterminisme atteignant, révélant une unité, une finalité? Cependant tout fait vital, tout fait de sensibilité et de motilité, dénutrition, de génération, d’évolution, reconnaît et veut des conditions physico-chimiques pour son accomplissement; là reparaît le déterminisme. Mais le fait vital n’en subsiste pas moins avec ses caractères propres et se dérobant, par sa nature, au déterminisme. Le déterminisme complète la connaissance du fait vital ; il ne livre pas cette connaissance dans sa partie essentielle. Si on ne connaissait que le déterminisme d’un tel fait, on ignorerait le fait; la connaissance majeure et dominante, c’est celle du caractère vital proprement dit. Claude Bernard affirme à maintes reprises que l’être vivant n’est doué d’aucune spontanéité. Il n’y a pas de spontanéité dans les phénomènes physico-chimiques; et comme dans l’être vivant tous les phénomènes s’accomplissent suivant les lois physico-chimiques, il en résulte que la spontanéité de l’être n’est qu’une illusion. D’ailleurs Claude Bernard considère toute spontanéité comme relevant d’une puissance capricieuse, livrée au hasard, et se dérobant aux prises de la science. Ici encore, la même distinction est à faire, et dissipe toutes ces confusions des choses. Les conditions physico-chimiques des phénomènes vitaux ne sauraient traduire aucune spontanéité, rien n’est plus évident; mais la puissance directrice et créatrice, celle qui « dirige les phénomènes qu’elle ne produit pas, » celle-là est toute spontanée. Il faut, en outre, s’entendre sur le sens précis de ce mot : spontané ne signifie pas agir au hasard, ou sans cause ; cela signifie trouver sa cause d’action en soi. Un être spontané possède en lui-même son principe d’action ; l’être vivant possédant en lui une idée créatrice et directrice qui ne l’abandonne jamais est par cela même spontané. Cela n’empêche pas cette spontanéité d’être réglée et de ressentir les influences extérieures. Seulement, ces influences sont causes provocatrices, excitantes, et non déterminantes vraies. De là résulte ce conflit, caractère essentiel de la vie, suivant Claude Bernard, mais qui n’est pas toute la vie, ni son principe.

Claude Bernard donne au déterminisme un autre fondement, un caractère de puissance pratique qu’il ne faut pas méconnaître, mais qui peut-être n’est pas aussi absolu qu’il semble. On ne saisit pas les forces ou les causes premières; on n’agit pas sur elles; on ne peut atteindre que les phénomènes, ou mieux que les conditions physiques des phénomènes. Il faut donc se borner à cette dernière étude, seule pratique. Le reste tourne à la métaphysique, et celle-ci ne mène pas à l’action. Telle est l’affirmation, et je reconnais l’influence qu’elle exerce sur les esprits. Est-elle pourtant décisive? Certainement on ne met jamais la main sur les forces et les causes; mais en quoi a-t-on besoin de les tenir en sa main pour agir sur elles? Le physicien et le chimiste exercent-ils une action immédiate sur les forces physiques, les manient-ils à la main? En aucune façon; ils agissent sur la matière, support et réalisation visible de ces forces. Pourquoi le physiologiste et le médecin ne feraient-ils pas de même? Ont-ils besoin de toucher directement la vie, la sensibilité, la motilité, pour agir sur elles? En aucune façon : ils n’ont qu’à agir sur l’être vivant, irritable, sensible, contractile; c’est leur façon d’agir sur la vie elle-même. La vie est-elle quelque chose en dehors de sa réalisation visible en un organisme irritable et doué de motilité? Agir sur la cause vivante, qu’est-ce sinon agir sur l’organisme vivant, sur un organe ou un élément vivant? Toute l’action régulière des causes extérieures, celle aussi des substances toxiques et médicamenteuses, ne se résume-t-elle. pas en un mot, impressionner l’organisme vivant? L’impression exercée s’accompagne de modifications physiques; mais ces modifications, pas plus ici qu’ailleurs, ne livrent la raison de l’impression produite sur l’organisme vivant.

Le curare, sujet de si admirables études, anéantit l’activité du système nerveux moteur; sans doute il doit en modifier la structure intime, tout en respectant celle du système nerveux sensible; cela est probable, évident même. Mais nous ne sachions pas que Claude Barnard se soit préoccupé de cette modification intime et que ses études aient été moins fécondes pour n’avoir pas révélé le déterminisme de cette altération de structure. Il a observé les effets du curare sur la puissance motrice des nerfs, ou mieux sur le système nerveux moteur, et cette observation est devenue entre ses mains un merveilleux moyen d’analyse. Et de même pour les poisons qui troublent le système des nerfs sensibles; les études de Claude Bernard sur les principes actifs de l’opium sont-elles moins utiles et moins instructives pour ne toucher en rien au déterminisme physico-chimique de l’action de ces alcaloïdes? Nous pourrions multiplier sans fin ces exemples, les étendre à la plupart des applications thérapeutiques, à presque toutes les influences qui, favorables ou hostiles, pressent de l’extérieur sur le monde vivant; nous pourrions remonter de degrés en degrés jusqu’aux influences morales, dont l’action est si profonde et dont le déterminisme est si loin de notre portée. Mais nous nous arrêtons; de pareilles questions sont entraînantes, et nous ne les posons que pour motiver nos réserves.

Ces réserves, si elles doivent nous conduire à régler et à limiter le déterminisme expérimental, ne nous conduisent nullement à contester l’immense part qui lui revient dans l’étude des êtres vivans. Toute l’analyse expérimentale de la vie lui appartient. La détermination des conditions des phénomènes vitaux fait, suivant le noble désir et la noble expression de Claude Bernard, de la physiologie une science conquérante et une science d’action ; elle conquiert non toute la nature vivante, mais toutes les conditions d’existence de cette nature. La conquête n’est-elle point assez belle? Le déterminisme donne à la physiologie prise directe sur ces conditions; il lui vaut toute la certitude qui revient aux études expérimentales de la nature, il introduit la physiologie dans le monde des sciences et la place au sommet de ce monde. Toutes les sciences semblent converger vers elle, et se développer pour la servir. Ses progrès sollicitent une élite d’esprits ardens et chercheurs. Cet éclat nouveau de la physiologie, ces ardeurs qui allument l’esprit de découverte, l’honneur qui, dans le monde scientifique, revient à cette science de la vie, devenue science des sciences, tout cela, en bonne justice, s’attache à Claude Bernard et immortalisera son nom. Il fut l’initiateur souverain. Ainsi qu’on l’a dit, il n’était pas seulement un grand physiologiste; il était la physiologie elle-même.

Ajoutons un dernier mot : ce physiologiste sévère, ce défenseur du déterminisme absolu, ne se jetait pas par cela même dans la négation des vérités métaphysiques. Il pensait, il sentait qu’il y a quelque chose au-delà de la prudence scientifique qu’il professait, il reconnaissait deux ordres de connaissances, deux domaines ouverts l’un à l’expérience laborieuse et féconde, l’autre à la pure et libre intelligence; l’un où le déterminisme règne en maître, l’autre où se font entendre les interrogations et les réponses de la conscience réfléchie, méditant sur elle-même, et soulevant les émouvans problèmes de nos origines et de nos destinées. « Nous ne voulons pas, disait-il, nier l’importance de ces grands problèmes qui tourmentent l’esprit humain, mais nous voulons les séparer de la physiologie, les distinguer, parce que leur étude relève de méthodes absolument différentes. » Il y a donc un ensemble réservé de hautes vérités que la physiologie expérimentale ne peut aborder, ni pour les contester, ni pour les affirmer. Peut-être y a-t-il, entre ces vérités d’ordre métaphysique et les vérités doctrinales d’ordre biologique, des rapports auxquels ne s’attachait pas Claude Bernard; mais ni les unes, ni les autres, il ne les repoussait par un dédain de parti pris. Nous avons cité cette page dernière de son dernier livre où il donne aux vérités métaphysiques le nom hardi de sublimités de l’ignorance : ces sublimités illuminaient parfois la physionomie de celui qui fut le plus grand expérimentateur de ce temps; elles y imprimaient ce reflet des choses divines sans lequel toute physionomie d’homme reste incomplète et comme appauvrie.

Claude Bernard, né à Saint-Julien de Villefranche, le 12 juillet 1813, est mort le 10 février 1878. La science française a pris, ce jour-là, un deuil qu’elle portera longtemps. Mais elle est féconde, et Claude Bernard a laissé sur ce sol français des traces suivies et des germes qui lèveront.


CHAUFFARD.