Classiques et Romantiques

Classiques et Romantiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 412-432).
CLASSIQUES ET ROMANTIQUES

Le Romantisme des classiques, par M. Emile Deschanel. Paris, 1883; Calmann Lévy.


I.

Qu’est-ce qu’un classique et qu’est-ce qu’un romantique? Telle est la double question que soulève d’abord ce titre, assurément bien trouvé pour provoquer la curiosité : le Romantisme des classiques. Et la réponse tient en quatre mots, si nous en croyons M. Emile Deschanel, quatre mots, pas davantage, dont ce livre est l’agréable, habile et brillant développement, — trop brillant, trop habile, trop agréable même quelquefois. Un romantique serait tout simplement un classique en chemin de parvenir, et, réciproquement, un classique ne serait rien de plus qu’un romantique arrivé.

« Ceux que nous admirons le plus aujourd’hui, nous dit M. Deschanel, et qui sont en possession d’une gloire désormais incontestée, furent d’abord, chacun en son genre, des révolutionnaires littéraires. Et ceux qui n’ont pas fait révolution en leur temps n’ont pas survécu, parce qu’ils n’avaient ni assez de relief ni assez de ressort; ou bien ils ne survivent qu’au second rang ou au troisième, dans la mesure même et dans la proportion du plus ou moins d’originalité de leur talent. » Faut-il des noms à l’appui de la définition? Si l’auteur du Cid et de Polyeucte, par exemple, est un classique aujourd’hui pour nous, c’est qu’il commença par être un romantique pour ses contemporains. Le déchaînement des auteurs ne fut-il pas, en effet, dans cette mémorable année 1633, presque universel contre le Cid ? Et, quelques années plus tard, les admirateurs mêmes que comptait le poète parmi les beaux esprits de l’hôtel de Rambouillet ne furent-ils pas, comme on disait alors, de glace pour Polyeucte? Mais, inversement, si l’auteur de Zaïre et d’Alzire (que l’on me permettra de distinguer de l’auteur de Zadig et de Candide), n’est plus un classique pour nous, c’est justement que jamais homme ne fut moins romantique pour ses contemporains, je veux dire plus attentif à les ménager dans leurs superstitions littéraires, et les prendre lui-même par leurs préjugés. Molière et La Fontaine, Pascal et Bossuet, Racine et Boileau, Saint-Simon, Rousseau, Chateaubriand, Victor Hugo, tous classiques, n’est-il pas vrai? mais tous plus ou moins romantiques. Au contraire. Destouches et Lamotte, Nicole et Bretonneau, Dangeau, Marais, Luynes et Barbier mis ensemble, Grimm avec d’Alembert, et Saint-Lambert par dessus Morellet, Etienne et de Jouy, Scribe et Ponsard, pas romantiques du tout, si l’histoire est digne de confiance, mais aussi pas classiques. « On ne survit invinciblement qu’en raison de sa force ou de son génie, de même que c’était en raison de cette force et de ce génie qu’on avait commencé par déranger les habitudes d’esprit de ses contemporains, par les scandaliser, par les révolter, par soulever leurs critiques, leurs railleries et leurs injures, en faisant trou, comme un boulet, dans leurs préjugés, dans leur ancien régime poétique. » Et c’est pourquoi quiconque a d’abord été reçu d’un applaudissement universel de ses contemporains, et, ainsi, payé de sa gloire en monnaie de popularité, celui-là meurt avec les générations dont il a épuisé la faveur, et n’a rien à prétendre sur la postérité. Tel fut le cas de Mlle de Scudéri, tel fut le cas de l’abbé Delille, tel encore le cas de vingt autres. Faute d’avoir été suffisamment romantiques, ils ne sont pas devenus classiques. Le royaume de la gloire, selon le joli mot de Marmontel, ressemble au royaume des cieux. Regnum cœlorum vim patitur, et violenti rapiunt illud. On n’y pénètre que par escalade, effraction et bris de clôtures. En tenter seulement l’aventure, c’est être déjà romantique ; mais la mener à bonne fin, c’est vraiment être classique. De sorte que, si tous les romantiques, à la vérité, ne sont pas encore devenus des classiques, sans le vouloir; tous les classiques, du moins, sans le savoir, ont jadis commencé par être des romantiques. Et le comble du romantisme, par une conséquence inattendue peut-être, mais après tout qui ne semble pas laisser d’être assez logique, c’est le classicisme. « Si quelques personnes, dit M. Deschanel, ne partageaient pas toute notre admiration pour le XVIIe siècle, j’inclinerais à croire qu’elles ne connaissent peut-être pas non plus les meilleures raisons qu’il y ait d’admirer aussi le nôtre, dans lequel elles veulent s’enfermer... C’est du même fonds et des mêmes principes que se tire notre admiration, soit pour les grands écrivains d’autrefois, soit pour ceux d’aujourd’hui. »

Telle est bien, si je ne me trompe, l’idée maîtresse du livre de M. Deschanel. Nous pourrions suivre une à une les applications successives qu’il en fait, ou, plus exactement, les démonstrations qu’il en demande au Cid de Corneille, au Saint Genest de Rotrou, au Don Juan de Molière. Mais ce serait envier au lecteur le plaisir qu’il aura de les aller chercher dans le livre lui-même. Il vaut mieux, il est plus utile, il sera plus intéressant peut-être d’aborder l’idée franchement, et de montrer, par les contradictions mêmes qu’elle provoque, ce qu’elle a d’importance, autant que d’ingéniosité.

Accepterons-nous, tout d’abord, la définition que M. Deschanel nous donne du romantisme? Il est très vrai, j’en conviens, que le mot de romantisme, après cinquante ans et plus de discussions passionnées, ne laisse pas d’être encore aujourd’hui bien vague et bien flottant. On peut donc admettre, dans une certaine mesure, que chacun de nous, sous la seule condition qu’il le définisse nettement, s’en serve d’ailleurs à peu près comme il lui plaira. Cependant, quand cette liberté d’interprétation serait plus grande encore, toujours est-il qu’elle est au moins limitée par les droits de l’histoire, et c’est de quoi M. Deschanel, à ce qu’il semble, n’a pas assez tenu compte. Il est possible, puisqu’on le dit, qu’il n’y ait plus aujourd’hui de romantiques ; mais il n’est pourtant pas douteux qu’il y en ait eu jadis. Toute définition du romantisme devra donc avant tout convenir aux œuvres et aux hommes de l’époque historique bien caractérisée dont ce mot même de romantisme est demeuré l’appellation dans notre littérature. On s’en va redisant et commentant la parole du maître : « Les misérables mots à querelle, classique et romantique, sont tombés dans l’abîme de 1830, comme gluckiste et picciniste dans le gouffre de 1789; » ce qui veut dire uniquement qu’en 1883 nous ne sommes pas en 1827. Et c’est vrai. Mais les historiens de la musique n’imposent pas, j’imagine, l’étiquette de gluckiste ou de picciniste à un contenu quelconque, de leur propre invention, caprice ou fantaisie; l’un et l’autre mot, s’ils ne représentent plus rien, ont incontestablement représenté quelque chose; et ce quelque chose est strictement défini par la nature même et l’opposition des œuvres de Gluck et de Piccini. Les historiens de la littérature, à leur tour, se feront du romantisme telle ou telle idée qu’ils voudront; mais, s’ils prétendent que l’on reçoive leur définition pour valable, il faudra nécessairement qu’elle convienne, et d’abord, aux drames des Dumas et des Victor Hugo.

Je n’insiste pas autrement sur ce point, et moins encore sur ce que l’on a cru trouver d’inconciliable dans la diversité de sens que M. Deschanel a prêtés successivement au mot de romantisme. Il n’est que juste, en effet, d’observer que ce livre n’est qu’un commencement. Le prédécesseur de M. Deschanel dans la chaire du Collège de France avait attaqué de front l’histoire même du romantisme. M. Deschanel, lui, considérant le romantisme dans l’histoire comme la dernière phase accomplie de toute une longue évolution littéraire, s’est plutôt proposé de retrouver et de mettre en lumière, au cours de cette évolution, les signes précurseurs du romantisme futur. Voici, par exemple, dans Corneille une tendance à choisir des sujets « modernes » et comme pris au vif de la réalité historique ; voici dans Racine « la peinture la plus actuelle des passions ; » voici dans Boileau « des nouveautés hardies, du moins en fait de style et d’expression : » et tout cela, c’est du romantisme. Voilà maintenant dans Bossuet « l’audace de l’expression avec le naturel, la familiarité unie à la grandeur; » voilà dans Saint-Simon « cette langue ramassée de partout, toute fourmillante d’idiotismes et de locutions populaires; » voilà dans Rousseau « le vif sentiment et la peinture vraie de la nature extérieure : » et tout cela, c’est du romantisme toujours. Les définitions ne se posent pas a priori, si ce n’est peut-être en mathématiques. En histoire, c’est de l’étude patiente de la réalité qu’elles se dégagent insensiblement. Si M. Deschanel ne nous a pas donné du romantisme la définition que nous réclamions tout à l’heure, c’est, à vrai dire, que son enseignement a pour objet de préparer cette définition même. Nous la trouverons où elle doit être, à la fin du cours et non pas au début. Et, en attendant, M. Deschanel reconnaît l’un après l’autre, éprouve au contact des œuvres, et détermine par l’histoire les élémens divers qui devront finalement concourir, s’équilibrer, en quelque sorte, et se tempérer dans l’unité de la définition. C’est évidemment son droit; il était libre de sa méthode.

Mais alors, ce qu’il aurait dû plus rigoureusement définir, c’est ce qu’il entendait par cet autre mot, bien général et bien large aussi lui, de nouveauté dans l’art. Il loue par exemple Corneille, comme d’une « nouveauté, » du choix même de son sujet du Cid, sujet historique, — au moins pour les hommes du XVIIe siècle, — et sujet moderne. Mais, sujets modernes et sujets historiques, des Gaston de Foix, des Soliman, des Marie Stuart, on en avait mis au jour avant Corneille, et après Corneille on continua d’en mettre, des Thomas Morus et des Comte d’Essex, des Osman et des Bajazet, l’Anglais et le Turc, et même jusqu’à un Charles le Hardi, duc de Bourgogne, si toutefois la pièce a jamais été représentée. En un autre endroit, M. Deschanel fait honneur à Molière, comme d’une « nouveauté, » d’avoir eu l’audace d’écrire en prose les cinq actes de l’Avare, et il cite le mot qui courut : « Ah çà, Molière est-il fou de vouloir nous faire avaler cinq actes de prose? » Mais, outre que M. Deschanel, pour ce qui regarde l’authenticité de l’historiette, ne fait pas attention que le public avait fort bien « avalé, » quatre ans auparavant, les cinq actes en prose du Don Juan ; si c’est une nouveauté qui mérite qu’on la signale que l’emploi de la prose au théâtre, ce ne fut assurément pas Molière qui s’y aventura le premier. Toutes les comédies de Pierre Larivey sont eu prose, et en prose aussi toutes les tragédies du fameux La Serre. Le Pédant Jouet de Cyrano de Bergerac, daté de 1654, est en cinq actes et en prose; et la tragédie du célèbre abbé d’Aubignac, une Zénobie, donnée en 1645, est également en prose et eu cinq actes.

Je n’attribue pas plus d’importance qu’il ne faut à ces vétilles, car ce sont des vétilles, et M. Deschanel, négligeant les exceptions, est bien maître après tout de ne dater la « nouveauté » que de celui qui l’a fait triompher. A tout le moins est-il vrai que c’est une question délicate que celle de la « nouveauté » dans l’art, et je crains que M. Deschanel ne l’ait pas assez amplement traitée. Car, qui faut-il encore que la « nouveauté » surprenne, révolte, et scandalise, pour qu’elle soit vraiment « nouveauté? » Est-ce les auteurs? Est-ce le public? Si c’est le public, il n’y aurait donc rien de « nouveau » dans le Cid que l’éclatante révélation du génie de Corneille, puisqu’enfin tout Paris, dès le premier jour, eut pour Chimène les yeux de Rodrigue ; et inversement, ce qu’il y aurait de plus « nouveau » dans l’œuvre de Molière, ce serait donc son Garcie de Navarre, puisque aussi bien c’est ce que les contemporains en ont le plus froidement accueilli. Mais si c’est les auteurs, encore faudrait-il qu’on nous dit quels auteurs : Scudéri qui critique le Cid, ou Rotrou qui le venge? Voltaire qui se moque de la Nouvelle Héloïse, ou Fréron qui l’admire? Hoffmann s’attaquant aux Martyrs, ou Fontanes les célébrant dans les meilleurs vers qu’il ait jamais écrits? et Sainte-Beuve hésitant à reconnaître dans les Contemplations le poète des Orientales, ou M. Vacquerie le goûtant particulièrement dans les Quatre Vents de l’esprit? Je ne tranche rien, je propose des doutes. Mais on accordera peut-être que, dans un livre où les classiques eux-mêmes ne sont étudiés qu’en ce qu’ils ont de « révolutionnaire, » il n’eût pas été tout à fait superflu de dire à quels signes précis on reconnaît les « révolutions, » et les « révolutionnaires » littéraires.

Et cependant, sur ce point encore, M. Deschanel peut avoir eu ses raisons de s’abstenir, et de suspendre la définition. Ou plutôt, cette définition même de la « révolution » et de la u nouveauté » dans l’art, que nous lui demandons, ne pourrait-il pas répondre qu’il n’avait pas besoin de la donner, étant visiblement impliquée dans la manière même dont il a posé la question? En effet, si le « romantisme » n’est pour nous que le dernier terme d’une longue évolution littéraire, il est quelque chose de plus pour M. Deschanel ; il en est l’achèvement, la perfection, le couronnement. Et quand il nous dit que son admiration pour les grands écrivains d’autrefois ou d’aujourd’hui « se tire du même fonds et des mêmes principes, » cela équivaut à dire qu’il reconnaît dans le romantisme l’épanouissement et la floraison de ce qui n’était encore qu’en germe chez les classiques. Le romantisme de Corneille, c’est ce que Corneille a tenté dans la tragédie pour approcher du drame de Victor Hugo ; le romantisme de Molière, c’est ce qu’il y a dans Molière qui semble préparer le drame de Victor Hugo; le romantisme de Racine, c’est ce qu’on entrevoit déjà dans Racine qui pourrait s’accommoder au drame de Victor Hugo. Et, plus généralement, ce qu’il y a de romantique chez les classiques, c’est ce qu’il y avait dans leur œuvre d’élémens susceptibles d’être utilisés par le romantisme. M. Deschanel appelle romantique dans le passé tout ce dont le romantisme a fait son profit dans un temps plus voisin de nous. Il appelle aussi nouveauté tout ce que l’on a vu successivement s’ajouter, pour devenir le romantisme, au fonds commun du classicisme.

C’est ici que nous nous séparons d’avec lui. M. Deschanel se fait évidemment d’un classique une autre idée que nous. Qui a tort? qui a raison? Nous allons en rendre le lecteur juge en essayant d’attacher à ce mot de classique un sens précis. On s’en sert un peu au hasard. Mais, à force de le vouloir faire large, il faudrait aussi prendre garde à ne le pas faire insignifiant.


II.

L’habitude s’est invétérée de croire que, si nous décernions à quelque écrivain que ce soit, poète ou prosateur, ce titre de classique, nous l’élevions, du fait seul de cette appellation, au-dessus de tous ceux que nous ne saluons pas du même nom. Mais nous ne faisons que l’en distinguer; et ce n’est pas du tout la même chose. Ne cherchons pas tant de finesses, et rapportons-nous-en tout naïvement à l’usage. En littérature, comme ailleurs, dans l’acception la plus modeste et en même temps la plus universelle du mot, un classique est tout artiste à l’école de qui nous pouvons nous mettre sans craindre que ses leçons ou ses exemples nous fourvoient. Ou encore, c’est celui qui possède, en un degré plus ou moins éminent, des qualités dont l’imitation, si elle ne peut pas faire de bien, ne peut pas non plus faire de mal. Vous ne risquerez évidemment rien, si vous prenez pour modèle de l’art d’écrire en prose l’Histoire de Charles XII ou le Siècle de Louis XIV, et, ne pouvant pas vous flatter de jamais atteindre cette simplicité, cette aisance, cette justesse, le pis qui vous puisse arriver est d’y gagner le goût de la justesse, de l’aisance et de la simplicité. Mais, au contraire, quiconque se proposera Saint-Simon pour modèle, et, comme dit M. Deschanel « cette phrase parfois inextricable, à plusieurs têtes, à plusieurs queues, enchevêtrée, mais roulant toujours, poussée, entraînée par le flot de la passion inépuisable et de la colère rentrée, » celui-là n’y pourra contracter que les pires habitudes de style, et des façons même de penser aussi forcenées que celles du noble duc jusque dans les choses les plus indifférentes. Est-ce à dire que l’agile et correct crayon de Voltaire soit supérieur au fougueux pinceau de Saint-Simon, ou les brillans tableaux du Siècle de Louis XIV à ce que M. Deschanel appelle les « grandes fresques » des Mémoires? En aucune manière. S’il ne suffit pas pour être compté parmi les classiques d’avoir possédé telle ou telle qualité en un degré éminent, il y a cette compensation qu’on peut être classique et cependant n’avoir pas eu dans ie même degré la même qualité. Ne craignons pas d’appuyer; car là, et non ailleurs, est le principe du dissentiment. De Salluste et de Tacite, il n’y a pas de doute que le classique soit Salluste, mais il n’y a pas de doute non plus que Tacite soit le plus grand.

Ce qui est délicat, c’est de déterminer avec une suffisante exactitude s’il y a des qualités particulières qui rendent un artiste vraiment digne de servir de modèle. On l’a dit, et, quand on le répète, on ajoute, plus ou moins explicitement, que ce seraient surtout des qualités d’ordre, de clarté, de mesure, de discrétion, de goût,.. tranchons le mot: des qualités moyennes. Or, sans doute, à l’entendre ainsi, je vois bien que Racine serait plus classique que Corneille, ce qu’à la rigueur ou pourrait admettre; seulement, je vois aussi que Regnard serait plus classique que Molière, ce qui donne à réfléchir sérieusement ; Massillon plus classique que Bossuet, ce que l’on sent quelque résistance à croire; et l’honnête Nicole enfin plus classique que Pascal ce qui achève de ruiner la définition. Mais, si là-dessus nous remarquons que ce qui fait l’immortelle jeunesse des Provinciales, c’en est la variété de ton, comme ce qui fait l’inaltérable beauté des Oraisons funèbres elles-mêmes de Bossuet, c’en est la familiarité dans la plus haute éloquence, nous voyons déjà poindre une autre idée du classique. On commence alors à soupçonner que les qualités qui nous paraissaient tout à l’heure moyennes ne nous paraissaient effectivement telles qu’en raison de leur équilibre même, et de l’harmonie de leurs proportions. S’il a pu sembler à quelques-uns que Massillon était, selon le mot consacré, plus touchant que Bossuet, c’est qu’en fait, parmi toutes les facultés qui constituent l’orateur, la sensibilité, chez Massillon, domine tellement toutes les autres qu’il faut les y chercher pour les découvrir et leur faire leur part. De même, si l’on a pu dire que Regnard était plus gai que Molière, c’est qu’en fait il est plus constamment gai, n’étant d’ailleurs jamais ému, jamais profond, jamais enfin philosophe. D’où cette conséquence : que ce qui constitue proprement un classique, c’est l’équilibre en lui de toutes les facultés qui concourent à la perfection de l’œuvre d’art, une santé de l’intelligence, comme la santé du corps est l’équilibre des forces qui résistent à la mort. Un classique est classique parce que dans son œuvre toutes les facultés trouvent chacune son légitime emploi, — sans que l’imagination y prenne le pas sur la raison, sans que la logique y alourdisse l’essor de l’imagination, sans que le sentiment y empiète sur les droits du bon sens, sans que le bon sens y refroidisse la chaleur du sentiment, sans que le fond s’y laisse entrevoir dépouillé de ce qu’il doit emprunter d’autorité persuasive au charme de la forme, et sans que jamais enfin la forme y usurpe un intérêt qui ne doit s’attacher qu’au fond.

Cet équilibre, ou plutôt cette pondération de toutes les facultés sont-ils plus rares, dans l’histoire de l’art, ou plus communs, au contraire, que la prédominance marquée d’une faculté sur toutes les autres, du pouvoir d’imaginer, par exemple, sur le pouvoir d’abstraire, ou de la capacité de sentir sur la capacité de raisonner? Je le croirais volontiers pour ma part; mais c’est une question que je ne veux pas aborder. Aussi bien, de quelque façon qu’on en décide, la décision ne change-t-elle rien à l’état du problème. La définition du classique reste la même. Ce qu’il importe surtout de constater, c’est que cette santé de l’esprit, en cela toujours comparable à la santé du corps, ne dépend guère moins des circonstances que de la constitution propre du sujet. Il ne suffit pas d’apporter en naissant les aptitudes qui font le classique ; il faut encore que ces aptitudes soient sollicitées au développement par la faveur d’une rencontre heureuse. Nous pouvons nous proposer de déterminer au moins quelques-unes des conditions qui règlent la rencontre, et d’en éliminer ainsi ce qu’elle semble d’abord avoir de purement fortuit.


III.

Il est évident qu’il faut en premier lieu que la langue ait atteint son point de perfection, ou de maturité. La comparaison, comme on se le rappelle, est de La Bruyère. Ce qu’elle offrait déjà de vraisemblance, il y a deux cents ans, s’est accru, dans notre temps, de tout ce que l’on a fait valoir d’excellentes raisons pour assimiler les langues à des organismes. Car, ou ce mot d’organisme ne veut rien dire et ne sert qu’à nous donner le change sur notre ignorance des lois qui gouverneraient l’évolution des langues, ou il signifie avant tout que les langues naissent, vivent, meurent, et, du moment qu’elles vivent, passent par un point que l’on appelle à bon droit celui de leur perfection. En-deçà de ce point elles sont encore dans l’inachèvement de ce qui commence d’être, elles ont la verdeur et la crudité du fruit qui n’est pas encore mûr ; au-delà de ce point, elles sont déjà dans l’affaiblissement de ce qui va finir. On remarquera que ce que nous disons ici des langues, on peut le dire également des moyens d’expression qui sont propres à chaque forme de l’art. Un peintre, si grand qu’il soit par ailleurs et de quelque merveilleuse faculté de peintre qu’il soit doué, n’est classique qu’autant qu’il a le bonheur de naître dans le moment précis de la perfection des moyens techniques de l’art de peindre. Quelques amateurs de paradoxes ont cru qu’ils portaient une redoutable atteinte à Raphaël en l’accusant, d’un mot qui mérite bien qu’on le conserve, de n’avoir été qu’un simple profiteur. Et il est certain que si Raphaël avait vécu cent ans plus tôt, il n’aurait pas été Raphaël, tout de même qu’il ne l’eût plus été, s’il fût ne seulement cinquante ou soixante ans plus tard. Mais il profita de ce qu’il vivait de son temps, et c’est pour cela surtout qu’il est classique. Il n’en va autrement ni des classiques de l’antiquité grecque et latine, ni de nos classiques du XVIIe siècle, ni des classiques enfin de la littérature espagnole ou italienne, anglaise on allemande. En tout autre temps que le temps où ils vécurent, ils eussent peut-être été personnellement ce qu’ils sont ; ils eussent été moins, ils eussent été plus ; mais leur œuvre certainement n’eût pas été au même degré classique. Elle eût eu d’autres qualités, si l’on veut, toutes les autres qualités que l’on voudra, mais elle n’eût pas eu les qualités qu’elle tient de sa coïncidence avec le point de perfection de la langue, et si le mot de classique a du sens, il n’est pas permis de nier que ce soient ces qualités-là qu’il vise avant et par-dessus toutes les autres. La comparaison est de tous points exacte. On peut préférer les pommes vertes, on peut préférer les poires blettes, on ne peut pas prétendre que c’est quand les pommes sont vertes ou quand les poires sont blettes que justement elles sont mûres.

On demandera là-dessus ce qui constitue la perfection d’une langue ; car il est bien vrai que de dire, comme on le fait quelquefois, que cela se sent, mais ne s’exprime guère, c’est éluder la question, ce n’est pas y répondre. Mais, outre qu’il y a de certaines questions qui veulent peut-être qu’on les élude, j’ajouterai que la vraie difficulté n’est pas là. Entre gens de bonne foi nous tomberions d’accord, assez aisément, de ce qui constitue la perfection d’une langue. Empiriquement, il suffirait d’étudier de près quelques chefs-d’œuvre, — une Provinciale ou un Sermon de Bossuet, Athalie ou Tartufe, un chapitre de Gil Blas ou du Siècle de Louis XIV, — et d’examiner ce que la langue en a de supérieur aux œuvres du même genre qui viennent immédiatement au-dessous. Théoriquement, on trouverait dans la nature même d’une langue et dans sa conformité, plus ou moins étroite, plus ou moins adhérente, si je puis ainsi dire, à la nature propre du génie national, non-seulement de bonnes raisons, mais des raisons péremptoires, de décider qu’à tel âge, en tel temps de son développement, elle a été mieux écrite qu’à tout autre. Ce qui intéresse bien plus le problème que nous discutons, parce que c’est véritablement le point où l’on ne réussit pas à s’entendre, c’est de savoir, et par quelques signes d’ailleurs que l’on veuille le caractériser, ce qu’a duré ce temps de perfection. Si nous y parvenions, nous aurions du même coup déterminé l’une encore des conditions auxquelles on est classique.

Or il semble qu’en général ce temps de perfection dure à peu près ce que dure l’indépendance d’une littérature à l’égard des littératures étrangères. Nous donnons et nous recevons ; on nous emprunte et nous rendons ; nous imitons des modèles et nous en proposons. Il y a une littérature française encore toute grecque et latine, et il y en a une autre devenue tout anglaise et tout allemande. Il y a aussi, par compensation, une littérature anglaise toute française, qui est celle du temps de Charles II, et une allemande, pareillement, qui est celle que gouverna Gottsched. Mais il y a, d’autre part, une littérature française, comme une anglaise et comme une allemande, profondément empreintes à la marque du génie national, dégagées, libérées, pour mieux dire, de l’imitation de l’étranger, littérature où toute une race reconnaît sa propre conception de la vie, son interprétation particulière de la nature et de l’homme, le tour personnel qu’elle a donné à l’expression de ces sentimens généraux qui sont le patrimoine commun et l’héritage durable de l’humanité. C’est là proprement ce que nous appelons une littérature classique. Elle imprime à ces sentimens généraux que tout homme qui vient à la lumière de ce monde est capable, puisqu’il est homme, d’éprouver et de comprendre, une forme si particulière que la valeur en échappe aux étrangers, et qu’il faut être soi-même national pour la sentir, la goûter, l’apprécier. Cette période de l’histoire littéraire, les historiens de la littérature italienne l’appellent : il secolo d’oro : c’est pour eux le XVe siècle, le siècle d’Arioste dans la poésie, de Machiavel dans la prose. Les historiens de la littérature anglaise l’appellent, d’un nom déjà plus significatif : the Augustan age ; elle comprend à peu près le temps de la reine Anne et du premier des George : Prior, Pope et Gay, Swift, Addison et Steele en sont les principaux noms. Les historiens de la littérature allemande l’appellent enfin, d’un nom plus expressif encore : die Période der Originalgenies. Ils l’étendent ordinairement de Wieland et d’Herder jusqu’à Novalis et les deux Schlegel.

En France, et quoi qu’en aient ceux que ce grand souvenir importune, c’est le siècle de Louis XIV. Les quarante ou cinquante années dans l’intervalle desquelles se pressent l’œuvre de La Fontaine, de Molière, de Racine, de Boileau d’une part, et, de l’autre, de La Rochefoucauld, de Mme de Se vigne, de Pascal, da Bossuet sont comme le midi d’une grande journée dont l’œuvre de Montaigne et celle de Rabelais auraient signalé l’aurore et dont le déclin verra paraître encore l’œuvre de Diderot et celle de Rousseau. Personne, je pense, ne contestera que la langue de l’auteur des Essais ou de l’auteur de Gargantua ne soit fort éloignée de la langue dont les Maximes et les Provinciales ont fixé le modèle. On ne niera pas davantage que la familiarité de Mme de Sévigné soit aussi distante de l’inconvenance ordinaire de Diderot que l’éloquence naturelle de Bossuet est distante de l’emphase étudiée de Rousseau. Mais ce que je veux ajouter, c’est que, comme en comparaison de Pascal et de La Rochefoucauld, Montaigne est tout latin encore et Rabelais quasi tout grec, de même le traducteur de Stanyan et de Shaftesbury est tout anglais déjà, et l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile déjà tout allemand, en comparaison de Bossuet et de Mme de Sévigné. Qui nommera-t-on bien, au contraire, de plus foncièrement français que Racine, si ce n’est La Fontaine, et qui même de plus parisien que Molière, si ce n’est peut-être Boileau? Là est le fondement de leur popularité, de la religion, comme on l’a dit, que nous aurons toujours pour eux : ils sont Français, et quelques-uns même Gaulois; images fidèles de la race, clairs, simples et précis comme elle, plus estimés, en somme, qu’aimés, que sentis, que compris des étrangers. Exemples admirables, après cela, pour prouver ce que nous avancions tout à l’heure, que le temps de la perfection d’une langue a pour mesure la durée même de son indépendance des langues étrangères.

Ainsi, la seconde condition double en quelque manière et renforce la première. Si la valeur classique d’une œuvre dépend, pour une part, du degré d’avancement et de perfection des langues, elle dépend, pour une autre, de la fidélité avec laquelle les œuvres traduisent l’esprit national. Or, nous l’avons dit et il serait facile de le prouver, c’est justement lorsqu’elles traduisent ce qu’il y a de plus intime à l’esprit national que les langues atteignent leur point de perfection. Il ne suffit donc pas pour devenir classique d’être ne dans le temps de la perfection d’une langue; il faut encore s’être montré digne de son bonheur, et, par exemple, n’avoir pas employé la langue française du XVIIe siècle à l’imitation de la grandiloquence espagnole ou de l’euphuïsme italien. Le lecteur curieux de pousser la vérification jusqu’au bout s’apercevra sans peine qu’encore ici comme plus haut la généralisation enveloppe à la fois les classiques de la peinture et ceux de la littérature. Car, comme il y a des classiques de la peinture italienne, il y en a aussi de la peinture flamande et hollandaise, et qui sont ce qu’ils sont exactement pour les mêmes raisons, ou, si l’on aime mieux, sous les mêmes conditions. Ils ont peint dans le temps précis de la perfection des moyens techniques de leur art, et, de plus, leur peinture a exprimé, avec des formes et des couleurs, ce qu’elle pouvait exprimer du caractère national.

Ce n’est pas tout, et il manque une dernière condition. Ceux-là seuls en effet sont classiques, au sens entier du mot, qui peuvent joindre au bonheur que nous venons de dire le bonheur encore d’avoir vécu dans le temps de la perfection de leur genre. Car les genres, eux aussi, n’ont qu’un temps. Eux aussi, comme les langues, ils vivent, et quand ils ont fini de vivre, comme les langues, ils meurent. Shakespeare, en Angleterre, et ses contemporains ou successeurs immédiats ayant pour ainsi dire épuisé ce que le drame, une fois nettement défini, contenait de vitalité, c’est en vain que Dryden au XVIIe siècle, et Addison, au commencement du XVIIIe, ont essayé de le renouveler en le transformant sur le modèle de la tragédie française. Inversement, en France, c’est inutilement que Voltaire s’est flatté, dans cette incessante recherche du nouveau dont son théâtre a ce mérite au moins d’être la preuve très curieuse, de rajeunir la tragédie du XVIIe siècle; Corneille et Racine avaient épuisé ce que cette forme dramatique contenait de puissance. Au contraire, de l’un et de l’autre côté du détroit, dans la patrie de Le Sage comme dans celle de Richardson, le roman, avant de rencontrer son vrai terrain, s’était lourdement traîné d’aventure en aventure, et n’avait qu’à peine donné quelques promesses, — dans la Princesse de Clèves ou dans le Roman cornique, — de ce qu’il pouvait, de ce qu’il devait être un jour. C’est pourquoi, dans l’histoire de notre littérature comme dans celle de la littérature anglaise, les classiques du roman appartiennent au XVIIIe siècle. La raison, s’il en faut une, car, après tout, on pourrait se contenter ici d’avoir noté les faits, c’est que tout genre a ses lois, et qui dépendent bien moins qu’on ne le croit des changemens de la mode ou de je ne sais quelles prétendues révolutions du goût. Les plus belles théories sur la liberté dans l’art et l’indistinction des genres ne feront jamais que l’on aille chercher au théâtre la même émotion que l’on demande à la lecture d’un livre. Ce serait comme si l’on disait que l’on prend le même plaisir, et de la même espèce, aux œuvres de la peinture et de la sculpture. Mais, évidemment, si ce n’est pas le même plaisir (et tout le monde en convient), les moyens de le satisfaire ne sauraient donc être les mêmes, et, de ce seul point une fois posé, dérivent les lois, règles, conventions ou conditions (le nom ne fait rien à l’affaire), qui déterminent la perfection de chaque genre. Aussi, cette perfection atteinte, n’est-il plus possible de la dépasser. J’ai l’air de dire une naïveté. Traduisons donc l’aphorisme dans l’ordre des faits. Si quelqu’un, comme Bossuet, par exemple, a une fois atteint la perfection de l’oraison funèbre, il ne sera donné, dans la langue française, ni à Bourdaloue, ni à Fénelon, ni à Massillon, et bien que classiques eux-mêmes, de dépasser ou d’égaler Bossuet. Ils pourront faire autrement, selon le mot de l’un d’eux, mais quoi qu’ils fassent, ils feront indubitablement moins bien.


IV.

Lorsque ces trois conditions concourent, ou, comme on dit, convergent ensemble, c’est alors qu’apparaissent les œuvres classiques, les seules à qui, dans l’histoire de la littérature comme dans l’histoire de l’art, convienne exactement ce nom. Qu’il y en ait d’autres, après cela, sur lesquelles on épuise à bon droit les formules de l’admiration, peu importe; elles ne sont pas classiques dès que l’une quelconque de ces trois conditions fait défaut. On a longtemps compté, parmi les classiques de notre poésie lyrique, ce fameux Jean-Baptiste Rousseau; mais, depuis lors, nous nous sommes aperçus que de tant d’odes et de cantates jadis vantées, il n’y en avait pas une qui fût vraiment lyrique, c’est-à-dire où vibrât l’émotion personnelle du poète ; la poésie lyrique, en France, était encore trop éloignée de la perfection de son genre : Jean-Baptiste Rousseau n’est pas un classique. Mais, de notre temps, d’autre part, si haut que se soient élevés les Lamartine, les Musset, les Hugo, eux non plus ne sont pas ni ne seront jamais classiques ; trop éloignés de l’époque de la perfection de la langue, les littératures étrangères ont trop profondément déteint sur eux. Certaines chansons de Béranger, moins littéraire à tous égards et d’ailleurs à peine poète, mais Gaulois, sont plus voisines de la forme classique.

On pense bien que je choisis tout exprès ce dernier exemple. C’est qu’il en est peu qui prouvent plus clairement, combien la vraie notion d’un classique peut être indifférente et, en quelque sorte, extérieure à tout jugement que l’on porterait sur la valeur individuelle de l’homme. On s’est habitué de notre temps (et beaucoup de bons esprits ne sont pas éloignés d’y voir le dernier mot de la critique) à confondre les œuvres avec les hommes ; comme s’il manquait de chefs-d’œuvre dans l’histoire de la littérature ou de l’art, dont l’auteur fût, en trois lettres, ce qui s’appelle un sot, ou comme s’il était difficile de citer des œuvres absolument médiocres qui fussent parties de la main d’un homme d’infiniment d’esprit. La valeur de l’homme est cependant une chose, la valeur de l’œuvre en est une autre. Il peut y avoir convenance et ressemblance entière entre l’homme et son œuvre; il peut, au contraire, y avoir dissemblance et contradiction. L’œuvre donc peut être classique, et ainsi, à de certains égards, supérieure à celle que nous n’honorons pas du même nom, mais l’homme bien inférieur (j’entends comme originalité d’intelligence) à celui dont l’œuvre ne sera jamais classique. Il est arrivé dans l’histoire de notre littérature que l’époque classique fût celle en même temps de quelques-uns des plus grands hommes que nous puissions nommer. Mais il pouvait en être autrement. Et, de fait, il en est autrement dans l’histoire de la littérature anglaise, où des poètes vraiment classiques, dont le plus illustre est Pope, sont inférieurs de tout point, et sauf le bénéfice du temps où ils vécurent, à tel qui les précéda, comme Dryden peut-être, comme Milton, comme Shakspeare, ou qui les suivit, comme Wordsworth, comme Byron, comme Shelley.

Rien de plus difficile à comprendre, ni qui gêne davantage l’historien de la littérature s’il enveloppe sous le nom de classique l’idée d’une supériorité personnelle de l’artiste ou de l’écrivain. Quoi de plus simple, au contraire, si vraiment, comme nous avons essayé de le montrer, quiconque est classique l’est en quelque façon malgré soi, comme on voit tant de gens, qui, grâce à Dieu, se portent bien sans en prendre d’autre soin eux-mêmes que de se laisser vivre? C’est le mot célèbre de Courier : « La moindre femmelette de ce temps-là (qui est le siècle de Louis XIV) vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques et les Diderot. » Mais, incontestablement, ni dans la pensée de Courier, ni dans celle de personne au monde, le mot n’a jamais signifié que les Mémoires de Mme de Lafayette, ou les Souvenirs de Mme de Caylus, fussent un événement plus considérable dans l’histoire de l’esprit humain que le Contrat social, par exemple, ou que cette volumineuse, et d’ailleurs parfaitement illisible Encyclopédie. Seulement, la moindre femmelette de ce temps-là était de son temps, et ce temps-là était le temps de la perfection de la langue nationale. Quand Jean-Jacques et Diderot sont venus, il était passé, et comme il était passé, ni leur pouvoir, ni celui même d’un plus grand qu’eux n’eût réussi à le ressusciter. Là est le point capital, et là l’élément essentiel de la définition d’un classique. Les classiques sont des écrivains qui vivent dans un temps donné. Ce temps, dans l’histoire de toutes les littératures comme de tous les arts, est donné par la rencontre des conditions générales que nous avons tâché de déterminer. Ces conditions enfin sont elles-mêmes données par l’histoire générale. Quand ces conditions ne sont pas encore, pour des raisons qui varient selon chaque art et dans chaque littérature, pleinement réalisées, ce temps n’est pas encore. Quand ces conditions s’affaiblissent, et pour ainsi dire se relâchent de la domination qu’elles exerçaient, ce temps n’est plus. Et réciproquement, autant qu’il dure, les œuvres qui naissent comme sous la conjonction de ces trois conditions sont proprement ce que l’on est convenu d’appeler des œuvres classiques. Si la haute valeur personnelle de l’artiste s’y joint, comme dans notre littérature française classique et comme dans la littérature classique allemande, c’est bien, et les œuvres en sont, si l’on veut, plus classiques ; mais elles ne sont pas moins classiques, si, comme dans la littérature anglaise et comme dans la littérature italienne, poètes ou prosateurs y manquent d’une originalité que l’on a eue avant eux et que depuis eux on aura vue revivre.


V.

Le livre de M. Deschanel était une ingénieuse tentative pour établir entre ces trois termes : romantisme, révolution littéraire, classicisme, une relation nouvelle. Nous sommes en mesure de nous prononcer maintenant. Il ne s’agit plus, en effet, que de voir ce que devient la théorie de M. Deschanel quand, dans la définition qu’il nous donne du romantisme, comme dans l’idée qu’il se fait des révolutions littéraires, on remplace le mot générique de classiques par la définition que nous venons d’en donner.

Tout d’abord il apparaît clairement que, si quelques classiques ont été, comme je le crois avec M. Deschanel, de hardis révolutionnaires, Molière et Racine, par exemple, chez nous, ou Goethe et Schiller, en Allemagne, ce n’est ni comme classiques qu’ils ont été révolutionnaires, ni comme révolutionnaires qu’ils nous sont demeurés classiques. Révolutionnaires plus timides, et même quand on ne pourrait décidément leur faire honneur d’aucune réformation ou transformation de leur art, ils n’en seraient pas pour cela moins classiques. C’est ce que prouveraient de nombreux exemples. Dans l’histoire du théâtre français, si quelqu’un répond à l’idée moyenne d’un classique, c’est assurément l’auteur du Légataire universel ou du Joueur, dont on serait, je pense, assez embarrassé de dire la révolution qu’il a faite. Mais, au contraire, beaucoup d’autres, dont chacun à son heure ajouta quelque chose à son art de positivement nouveau, La Chaussée, par exemple, l’inventeur de la « comédie larmoyante, » ou Diderot, l’inventeur de la « tragédie bourgeoise, » ne sont incontestablement pas des classiques. Pareillement, dans l’histoire de la prose française, à qui donnerons-nous le nom de classique, si ce n’est sans doute à l’auteur de l’Histoire de Charles XII et du Siècle de Louis XIV? Mais qui ne conviendra cependant que de lui et de l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Confessions, le novateur, c’est le second, et le moins classique? Pareillement enfin, dans l’histoire de la poésie française, et pour prendre un exemple plus voisin de nous, si c’est assurément Victor Hugo le révolutionnaire, ne faut-il pas avouer qu’Alfred de Musset, sans contredit, est plus près de l’idée que l’on se fait communément d’un classique? il se peut donc, à la vérité, qu’il y ait parfois rencontre, chez un grand écrivain, Molière ou Racine, Pascal ou Bossuet, des hardiesses qui font le novateur et des perfections qui font le classique. Mais, en fait, c’est l’exception. Et, en tout cas, si nous avons introduit dans la définition du classique tout ce qu’elle doit contenir, et rien que ce qu’elle doit contenir, non-seulement il ne suffit pas, mais encore il est inutile d’innover pour être classique. Je ne perdrai pas de temps à démontrer que la réciproque est vraie, et qu’évidemment ce n’est pas assez, pour être compté parmi les classiques, que d’avoir beaucoup innové. Mais il faut bien au moins faire voir qu’à propos de Corneille ou de Molière, les innovations dont M. Deschanel s’est complu à les louer sont incontestablement ce qu’il y a de moins classique en eux.

On a dit hardiment, du grand Corneille lui-même, qu’il n’était pas classique. Sans aller tout à fait aussi loin, il est certain que ni son œuvre tout entière n’est classique, ni ses chefs-d’œuvre eux-mêmes classiques dans toutes leurs parties. M. Deschanel cependant ne semble pas douter que, s’il existe un classique dans l’histoire de notre littérature, ce soit l’auteur de Nicomède et de Don Sanche d’Aragon. Et ce qu’il en admire principalement, c’en est sans doute un peu ce que tout le monde en admire, mais c’en est surtout « la peinture de la vie humaine dans sa complexité et ses divers aspects, tantôt élevés, tantôt bas, au moyen de ces drames mixtes, familiers et héroïques, et aussi de ces expressions prises de la langue populaire ou bourgeoise, qui parfois surprennent, mais qui n’en sont pas moins justes et vraies ; » et c’est là ce qu’il appelle expressément le romantisme de Corneille. Or, même en admettant, ce qui n’est pas, que Corneille eût fait révolution en ponant sur la scène ce u drame mixte, héroïque et familier, » c’est justement pour avoir été trop souvent impuissant à débrouiller ces deux élémens, l’héroïque et le familier, qui se contrarient, se combattent et se nuisent dans son œuvre, qu’il n’a pas pu réussir à toucher la perfection classique de son genre. Comme encore, c’est précisément pour abonder en « expressions prises de la langue populaire ou bourgeoise, » et qui presque partout, quand elles ne sont pas en contradiction choquante avec le sentiment que le poète veut exprimer ou l’effet qu’il veut produire, détonnent de sa langue naturellement pompeuse, que Corneille n’a pas atteint la perfection classique de la langue et de l’art d’écrire en vers. Il est donc romantique en tant qu’il n’est pas classique, et non pas, comme voudrait M. Deschanel, classique en tant qu’il avait été romantique. Faut-il aller plus loin? On le pourrait. Je serais tenté de dire, en effet, que Corneille est classique pour ses qualités, et romantique pour ses défauts. L’exemple que M. Deschanel a choisi dans Molière est le meilleur que j’eusse voulu pour confirmer le paradoxe.

« Avouons tout d’abord, nous dit-il lui-même, que le Don Juan de Molière, quoique très remarquable à beaucoup d’égards, surtout au point de vue du sujet qui nous occupe, est, pour dire le mot, un peu bâclé, pas très bien fondu, mêlé d’élémens disparates,.. au reste extrêmement romantique. » Nous sommes entièrement sur ce point de l’avis de M. Deschanel. Ce ne sont pas seulement les trois unités que Molière a violées dans Don Juan; mais l’unité de caractère et de type du principal personnage y est étrangement défigurée. Nul n’ignore au surplus que la pièce est de circonstance, admirable en certains endroits où la main de Molière se retrouve, mais écrite à la diable et pour exploiter, au plus grand profit de la caisse du théâtre, un sujet dont le public s’était si vivement épris qu’entre 1659 et 1667, sans parler de celui que jouaient les Italiens, nous ne comptons pas moins de quatre Festin de Pierre. Ai-je besoin de dire que les unités sont violées dans les trois autres avec la même licence que dans celui de Molière? Mais s’il suffisait d’afficher un Festin de Pierre pour attirer la foule, on se demande où était « l’innovation » de Molière. On ne se demande pas moins où était son « romantisme, » si dans les trois ou quatre autres pièces, changemens de décors, diversité d’épisodes et machines se retrouvent également. Par où nous nous trouvons réduit à cette conclusion que ce qu’il y a de plus « romantique » dans le Don Juan de Molière, c’en est le décousu, c’en sont les disparates, c’en est le manque absolu d’unité, toutes choses éminemment romantiques, je l’avoue, mais assurément peu classiques. Le romantisme de Molière, dans son Don Juan, consiste en ce que Don Juan est prodigieusement inférieur aux chefs-d’œuvre classiques du maître.

Est-ce bien assez pour en prendre le droit d’inscrire Corneille ou Molière parmi les précurseurs du romantisme? Si non, la discussion est close et la cause est entendue. Mais si oui, il faut alors s’imposer à soi-même une définition du romantisme qui, bien loin de s’accorder en aucun point avec la définition du classicisme, va maintenant se dresser en face d’elle comme une absolue contradiction.

Qui dit, en effet, perfection, — perfection de la langue ou perfection d’un genre, — dit évidemment séparation, distinction et choix. La perfection d’une langue se constitue par le choix, entre toutes les formes qui pouvaient indifféremment servir à l’expression d’une même pensée, de la seule forme qui convienne au temps, à la circonstance, au sujet. Toutes les autres tombent, une seule demeure et survit. La langue de Corneille, en ses mauvais endroits, c’est, avec à peine un peu plus de nerf et de bonheur d’expression, la langue de Mairet et de Scudéri; dans les bons endroits, c’est la même langue, purgée seulement de son excès d’emphase et de préciosité : et c’est la langue classique. Pareillement, la perfection d’un genre se constitue par le choix, entre toutes les formes dont il pouvait indifféremment user, de la forme qui l’adressera le plus sûrement à son but. Toutes les autres y sont plus ou moins convenables, une seule entre toutes l’est plus que les autres. Ainsi, dans le système dramatique des trois unités, tout moyen qui peut servir à la concentration de l’action est un pas accompli vers la perfection du genre : la comédie de Molière ou la tragédie de Racine. Or, de ce choix même, il résulte nécessairement une élimination de toutes les autres formes. Ces autres formes, on peut les ramasser, on peut essayer de les mettre en œuvre, on peut même parfois y réussir. Et c’est le romantisme, mais ce n’est plus le classicisme.

C’est ce qu’il me reste à montrer brièvement ; et que notre admiration pour les grands écrivains d’autrefois et pour ceux d’aujourd’hui, bien loin de se tirer, comme le veut M. Deschanel, du « même fonds » et des « mêmes principes » se tire, au contraire, des principes les plus opposés et du fonds le plus divers qu’il se puisse. Le romantisme n’est pas n’importe quelle révolution, mais une révolution pour remettre en honneur tout ce que le classicisme avait, sinon dogmatiquement condamné, du moins effectivement rejeté. Je parle des classiques du XVIIe siècle et non pas des pseudo-classiques de l’empire.

En ce qui touche la langue d’abord, et sous le prétexte assez spécieux de lui restituer son ancienne liberté, le romantisme n’a rien négligé de ce qu’il fallait pour la faire tomber du point de perfection où les classiques l’avaient portée. Les excès appellent les excès, je ne l’ignore pas. Les grammairiens soi-disant philosophes du XVIIIe siècle avaient tellement exténué la langue qu’il fallait absolument lui rendre un peu de corps, ou cesser d’écrire. Mais l’erreur du romantisme, animé qu’il était de la haine de tous les classiques indistinctement, d’une sotte haine, fut de sauter pour ainsi dire jusque par-dessus le XVIIe siècle, et de nous reporter jusqu’à l’époque du pire désordre peut-être et de la plus grande confusion de la langue. Si l’on ne déclara pas en propres termes, on pensa, dans le cénacle, que Racine écrivait mal en comparaison de Du Bartas, et que Corneille lui-même, quoique emphatique souvent, et parfois même un peu bas, n’était vraiment qu’un écolier en comparaison des Baïf et des Jodelle. Ainsi fut perdu le bénéfice de l’épuration que la langue avait subie, sous des influences diverses, au commencement du XVIIe siècle, et que peut-être il est permis de dire que nous n’avons pas encore recouvré... Je ne fais qu’indiquer ici le développement. Toute question relative à l’état d’une langue, dans un temps quelconque de son histoire, exige un trop encombrant appareil pour qu’on puisse la traiter en passant.

Il sera plus court de montrer que le romantisme s’est mépris, de la même manière, sur la réformation, nécessaire elle aussi, cependant, du théâtre tragique. Une simple question y suffit. Où est le drame, — synthèse à la fois de la comédie de Molière et de la tragédie de Racine, — où est le drame que les Préfaces romantiques nous avaient si solennellement promis? Est-ce le Roi s’amuse? Est-ce les Burgraves peut-être? Est-ce Henri III et sa Cour? Est-ce Christine, ou Stockholm, Fontainebleau et Rome? Mais la vérité, c’est que si les romantiques ont compris que le temps était passé de la tragédie de Corneille et de Racine, ils n’ont pas compris que le temps était encore plus passé, si je puis dire, du drame de Shakspeare et de Lope de Vega. « Le Cid entrait dans la voie vraie, dans la voie moderne, dit M. Deschanel, celle du drame, sous le nom de tragi-comédie. » Je lui demanderai donc ce qu’il estime que l’on ait rencontré dans cette voie, depuis tantôt quatre-vingts ans que « la tyrannie absurde des trois unités » a cessé de régner sur le théâtre français, et d’y entraver la liberté des Alexandre Dumas et des Victor Hugo. Car je considère que des deux poètes que je nomme, le premier, Dumas, n’avait pas à un moindre degré que Racine lui-même l’instinct des situations dramatiques, et si j’ajoute que le second, Hugo, n’est pas moins poète que Corneille, M. Deschanel, sans doute, ne m’en démentira pas. Ne serait-ce donc pas tout simplement que cette forme du drame, pas plus au XIXe siècle qu’au XVIIe, ne convient à l’esprit national? Ce qui s’est passé en Angleterre, lorsque Dryden et Addison ont essayé d’acclimater la tragédie française dans la patrie de Shakspeare, s’est passé chez nous quand on a essayé d’accommoder au tempérament français le drame de Shakspeare. Il y a quelque chose de vraiment peu philosophique à regretter que Corneille ou Racine n’aient pas été Shakspeare, et rejeter ainsi sur quatre pauvres vieux pédans oubliés la responsabilité de ce que l’on appelle bien délibérément le « caractère archéologique, artificiel et composite » de notre théâtre français. Et, plutôt, pourquoi ne pas se contenter d’être ce que l’on est, sans affecter ce naïf regret de n’être point Anglais ou Espagnol ? Car tout est là. Cette controverse des trois unités, les Anglais l’ont agitée eux aussi. Ben Jonson, le grand rival de Shakspeare, n’a pas moins ardemment soutenu la règle des vingt-quatre heures qu’un abbé d’Aubignac lui-même. Les Anglais ont choisi la liberté : les Français ont mieux aimé la règle. La liberté est bonne, mais la règle aussi. Jules César est un beau drame, Bajazet n’est pas une mauvaise tragédie. Les Joyeuses Commères de Windsor sont une des meilleures plaisanteries qu’il y ait, Tartufe peut passer pour une assez belle comédie. Shakspeare est Anglais, Racine est Français, le Warwickshire n’est pas la Champagne, et Paris n’est pas Londres : que voulez-vous qu’on y fasse ?

Les romantiques ont cru qu’ils y feraient quelque chose, et, victimes de cette illusion généreuse, on les a vus se précipiter comme à corps perdu dans l’imitation des littératures étrangères. Cet abandon de la tradition nationale n’est pas ce qui les sépare le moins profondément des classiques. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre (avec ses colonies), où, dans quelle contrée du monde habitable, ne sont-ils pas allés chercher des motifs d’inspiration ? mais qu’en ont-ils rapporté la plupart que du clinquant et du paillon, de la couleur locale, comme ils disaient, des singularités, des monstruosités surtout, quand ils avaient le bonheur d’en rencontrer, mais rien de solide, rien de durable, rien de résistant, rien de vraiment espagnol ni de vraiment anglais, à plus forte raison, comme on peut penser, rien de vraiment français ? Je n’examine pas là-dessus la question de savoir si ce ne seraient pas ici les symptômes de la formation à venir d’une littérature européenne. Elle existait, au moyen âge, cette littérature. Et d’un bout à l’autre de l’Europe civilisée, sous la loi du christianisme, idées et sentimens s’échangeaient, grâce au latin, il est vrai, sous une forme qui n’était ni française, ni anglaise, ni espagnole, ni allemande. Les nationalités modernes étaient alors comme qui dirait dans l’indétermination. Il se pourrait que, moins étroitement contenus dans leurs frontières, les peuples aujourd’hui fussent en train de perdre les traits qui les caractérisaient comme peuples, de la même façon que par l’échange des communications nos provinces d’autrefois ont perdu de leur vieille originalité. Le temps semble approcher où l’œuvre littéraire ne trahira plus son origine nationale que par des traits singulièrement difficiles et délicats à discerner. Mais encore une fois, c’est un point que je néglige. Il ne s’agit pas ici du romantisme en lui-même, ni de ses conséquences ; il s’agit du romantisme dans ses rapports avec le classicisme, et de la formule que M. Deschanel nous en a proposée. Et si nous avons correctement défini les classiques, on doit voir qu’il n’y a décidément rien qui ressemble moins à un romantique qu’un classique. Ils sont précisément aux deux pôles de l’histoire de notre littérature nationale. On peut les admirer tour à tour, on le doit même, si toutefois on a cette largeur de sympathie, dont le beau nom n’empêche pas qu’elle soit proche voisine de l’indifférence; on ne peut guère les admirer ensemble, pas plus que l’on ne peut admirer dans le même temps la régularité du bon sens et le désordre de l’imagination, la perfection dans la mesure et la fougue dans l’incorrection ; mais on ne peut pas du tout les admirer pour les mêmes raisons, ou bien ce sont alors des raisons si générales qu’elles ne peuvent plus véritablement être appelées des raisons. Si toute peinture ou toute musique intéresse les mêmes sens, l’une les yeux et l’autre l’oreille, dirons-nous pour cela que notre admiration se tire du même fonds et des mêmes principes? C’est avec les yeux que j’admire une Madone de Raphaël, et c’est avec les yeux que j’admire une Kermesse de Rubans; seulement, toute la question est de la nature particulière de mon admiration.

Nous ne saurions finir, et quitter M. Deschanel sans le remercier de l’occasion qu’il nous a procurée d’agiter une question dont nous voudrions avoir fait sentir au lecteur le très vif intérêt. Je n’affecterai pas de dire qu’en pareil sujet il importe peu que l’on soit ou non d’accord : j’ai la faiblesse de croire qu’au contraire il importerait beaucoup. Mais il importe bien plus encore que la critique et l’histoire littéraire, au lieu d’aller, comme l’a dit M. Deschanel, dès son premier chapitre et sa première leçon, « s’enliser purement et simplement dans les sables de la philologie » se soucient quelquefois aussi de remuer des idées. Là est la valeur du livre de M. Deschanel. Une idée y domine le sujet. Les faits n’y valent point par eux-mêmes, mais pour autant qu’ils concourent à la démonstration de l’idée. Les digressions, elles aussi, par un détour quelquefois un peu long, mais toujours facile à suivre, se ramènent et se rattachent à l’idée. Et que ce soit nous qui ayons raison contre M. Deschanel, ou M. Deschanel contre nous, de pareils livres font faire à ceux qui les lisent plus de pas en avant que de fort gros, et d’ailleurs fort estimables ouvrages, qui se croient sans doute plus savans.


FERDINAND BRUNETIERE.