CLASSIQUE-BAROQUE-MODERNE
Dans le développement de l’art il n’est pas possible de poser un point fixe, d’où l’on pourrait partir pour arriver à une détermination de sa valeur, permettant de classer les œuvres d’art suivant leur importance essentielle. Le développement, en effet, élimine tout point fixe.
Dans le développement de l’art un pointe d’arrivée est un même temps un point d’origine. Nous aurions une vue bien plus large sur l’art et nous le comprendrions comme il veut l’être, c’est-à-dire comme se développant continuellement, si nous nous rendions toujours compte de cela. Ce développement s’accomplit dans le temps et chaque style peut être considéré comme un moment où la conscience esthétique se révèle dans le Temps. Mais ceci n’est pas davantage un point fixe, car le désir de beauté est insatiable et la tendance au développement ne cesse de s’affirmer. Si cela n’était pas, l’art ne répondrait pas au principal attribut de l’esprit humain : le besoin de contemplation plastique dans lequel l’art trouve son origine. Ce besoin de contemplation plastique se règle suivant notre rapport avec le vrai. De même que nous voulons comprendre ce rapport par l’idée, de même aussi nous nous efforçons de percevoir ce rapport par la voie de la beauté. C’est-à-dire par l’art. Quand le besoin de contemplation plastique partait de l’Évangile comme vérité, les arts plastiques s’inspiraient de lui, non seulement en ce qui concerne l’objet mais aussi en ce qui touche à la manière d’expression.
Or, comme notre rapport avec la vérité ne reste pas invariable, mais qu’il change continuellement par suite de l’évolution de notre conscience, il va de soi que notre besoin de contemplation plastique cherche toujours d’autres manières d’expressions.
Voilà pourquoi l’expression surannée du besoin de contemplation plastique n’est d’aucune valeur à l’égard d’une nouvelle forme d’expression. Et voilà pourquoi c’est une erreur de mesurer notre appréciation d’après un style, qui représente une toute autre époque, un tout autre rapport avec la vérité que celui que nous concevons. Cette erreur provient en garde partie d’une conception dogmatique, que depuis notre jeunesse on veut nous imposer. C’est la conception que le développement de l’art en général et en particulier peut être divisé en périodes d’origine, d’épanouissement et de décadence. Comme origine on considère alors le stade de développement, où l’homme primitif ne trouva qu’une forme rudimentaire et primitive pour réaliser son besoin de contemplation plastique ; comme épanouissement une époque à laquelle l’homme, grâce à une formation intellectuelle supérieure et à une forme plus cultivée, acquirent un style dans lequel il réalise son besoin de contemplation plastique ; et comme décadence enfin, chaque période, où le sens et le contenu de l’art se perdent et dégénèrent en un raffinement de la forme extérieure.
Presque toute l’histoire de l’art repose sur ce dogme. Aux temps modernes, à l’aide de la philosophie, on en arrive encore à distinguer comme suit ces trois stades de développement : l’origine où l’on aspire au but, l’épanouissement où on l’atteint et la décadence où on le dépasse. Ou encore comme : époques de croissance, de maturité et de spiritualisation.
À l’abri de ce dogme les historiens de l’art, les artistes et les profanes jugent sans crainte toute nouveauté qui apparaît dans l’art. Il est facile à comprendre qu’à la lumière de cette division académique, toute conséquence de notre besoin plastique, tout ce qui approfondit et intensifie la forme d’art doit être pris pour une dégénération, une aberration temporaire ou une décadence.
Le fait que les vrais artistes, ceux qui travaillèrent au progrès de l’art, ont été victimes de la classification dogmatique, qui faisait méconnaître de façon inexcusable leurs mérites essentiels (je cite comme exemples : van Gogh et Cézanne, Henri Rousseau), prouve suffisamment que ce point de vue présente un obstacle au développement de l’art.
De même qu’à l’aide de cette division dogmatique on a pris les principaux artistes pour des décadents[1], parfois même plus ou moins pour des déments de l’art, de même l’on s’apprête actuellement à commettre la même erreur en ce qui concerne les artistes novateurs d’aujourd’hui.
Se retranchant derrière le dogme, les dogmatistes ne tiennent pas compte du changement dans la façon de percevoir. Obéissant à la loi de l’inertie, ils ne se donnent même pas la peine d’examiner sérieusement et objectivement, d’après sa signification réelle, tout ce qui s’éloigne du point fixe d’où ils espèrent dominer du regard l’évolution de l’art. Élevés dans une admiration sans bornes pour tout ce qui est ancien, ils considèrent chaque nouvelle manifestation de l’art comme une dégénération et une décadence.
Il est vrai que vous avez le droit de me demander pourquoi cette division de l’art en stades d’origine, d’épanouissement et de décadence est inexacte. Ma réponse sera qu’elle est inexacte, d’abord parce qu’aucun stade de développement ne peut être séparé nettement de celui qui précède. Le stade de naissance est en même temps la fin du stade précédent, donc, suivant la division dogmatique, de celui de la décadence ; chaque stade de décadence est en même temps un stade de naissance etc. Ensuite, parce que cette division ne tient pas compte du fait que tout nouveau point de vue dans l’art n’est atteint que par bonds, donc par la voie de la mutation. Et, en dernier lieu, parce que cette division doit contribuer à paralyser le développement constant de l’énergie artistique, qui, malgré tous les dogmes et toutes les traditions, ne vise qu’à la conséquence logique de l’idée artistique. Je parle ici d’un développement constant de l’énergie artistique, c’est-à-dire d’un progrès constant qui n’est pas compatible avec l’idée de la répétition ininterrompue des périodes d’origine, d’épanouissement et de décadence, parce que dans ce développement constant il ne peut être tenu compte que des personnalités les plus fortes qui se transmettent continuellement leurs découvertes.
Dans le prétendue période de décadence du 18e siècle, Watteau, Goya et Turner par ex., étaient les personnalités les plus fortes, qui ont préparé la voie à l’Impressionnisme. Peut-il y avoir question ici, rigoureusement parlant, d’une décadence ? Non. Au contraire, il s’agit plutôt d’une épanouissement, car, avec Goya, le principe de Rembrandt était en vogue et une manière de peindre toute nouvelle, mais indépendante et libre, commençait à naître : l’impressionnisme. Il y a un rapport entre Goya et son temps, semblable à celui de Courbet, van Gogh, Cézanne et leur époque de classicomanie, et semblable aussi à celui qui met les jeunes d’aujourd’hui, comme promoteurs d’un art nouveau, en opposition avec le dogme et le culte des morts.
Ce dernier est dû pour la plus grande part à la division académique et tripartite en origine, épanouissement et décadence, car, si nous examinons d’un peu plus près ces concepts, nous sommes amenés à nous demander : Origine de quoi ? Épanouissement de quoi ? Décadence de quoi ? La réponse qui s’impose est celle-ci : de la conception classique de la beauté, du classicisme.
Ceux qui ont inventé cette division de l’art en trois périodes, les philosophes et les historiens de l’art, ont mesuré l’importance de l’art exclusivement aux modèles classiques. Ce procédé a suscité de la part de la production artistique un esprit d’imitation des œuvres classiques, tendant à une conception plastique surannée, et, de la part des profanes, un culte des morts intangible. En effet, parcourez au hasard un livre d’histoire de l’art ou un ouvrage similaire, et vous trouverez à chaque page les traces d’une profonde admiration pour une urne funéraire quelconque ou la pierre la plus informe, pourvu que l’archéologie en ait fixé l’antiquité.
Par contre, vous trouverez dans les revues et les journaux pour tout ce que l’humanité vivante crée de nouvelle et fraîche beauté, un dédain tout aussi profond, si même on ne le passe sous silence, ce qui parfois est plus efficace encore.
Un contemporain objectif pourrait en déduire la conclusion, que l’humanité porte bien plus d’intérêt aux morts et à tout ce qui leur appartient, qu’aux vivants et à tout ce qui s’y rapporte.
Vous pouvez encore me demander si l’art classique n’a donc aucune valeur. Et à cela je voudrais répondre : non point, mais il ne doit pas servir à dissimuler un manque de talent original, ni comme modèle à copier. Il doit au contraire répondre à sa valeur artistique essentielle et être vu et compris dans l’esprit du temps qui l’a produit. À cette condition seulement, nous verrons que chaque style trouve son origine dans l’esprit de son temps. On pourrait même le définir comme le rapport de la conscience humaine avec l’univers.
Or, le classicisme résulta d’un autre rapport de la conscience humaine avec l’univers que le modernisme,
L’esprit qui conçu le Parthénon à Athènes n’est plus le même esprit qui créa un Hall à tribunes, une fabrique Larkin ou un cottage moderne.
Cela doit être bien compris d’abord, si nous voulons avoir la notion claire de la différence des diverses attitudes d’esprit, que l’humanité dans son développement constant a prises, et, en même temps, de l’analogie que présentent des manifestations d’art parfois très éloignées.
Mon but est de vous indiquer, pour autant que le court laps de temps me le permette, la signification des principales périodes de l’évolution de l’art, d’après leur caractère et leur expression, afin de mieux vous faire connaître, d’après son caractère et d’après son expression, la signification de l’art de notre temps.
Les principales périodes d’évolution, dans lesquelles le rapport de l’homme avec l’Univers s’exprime le plus clairement par la Beauté, c’est-à-dire donc par l’Art, peuvent être définies le mieux comme le classique, le baroque et le moderne. Je vous prie de ne pas appliquer ici le système origine-épanouissement-décadence, car je n’ai pas l’intention de systématiser, et il serait d’ailleurs difficile de le faire ici. Il s’agit plutôt d’une distinction de trois moments de création nettement prononcés de l’esprit humain qui ont influé et influent encore sur toute l’histoire interne et externe de la civilisation. Vous le comprendrez immédiatement, quand je vous aurai donné la synthèse de ces trois moments de création, pour analyser ensuite les œuvres d’art qui se rapportent à ces trois moments de création.
1. L’art classique repose essentiellement sur le rapport équilibré de l’essence et des phénomènes, ou, autrement dit, sur le rapport harmonieux de l’Universel et du particulier. Ce rapport équilibré ou harmonie, s’exprimait dans l’art classique par des formes naturelles, donc à la façon de la nature.
2. Le Baroque repose essentiellement sur un rapport disharmonieux, par la prédominance du particulier, ce qui se traduit dans l’art baroque par la prédominance des formes capricieuses et naturelles et par l’exagération arbitraire de ces formes.
3. L’art moderne repose essentiellement sur un rapport harmonieux de l’universel et du particulier. Le rapport harmonieux se traduit dans l’art moderne par des formes et des couleurs abstraites, complètement à la façon de l’art.
Il n’est pas absolument nécessaire d’assigner à un de ces trois stades l’époque fixé par la théorie dogmatique de l’art. Nous devons prendre cette définition dans l’acception la plus large. Toute œuvre d’art, qui exprime l’harmonie entre l’essence et le phénomène ou entre l’esprit et la nature au moyen de formes naturelles, le corps humain, par ex., est classique, même si elle se produit de notre temps. Toute œuvre où prédomine la forme capricieuse des phénomènes est baroque même si elle se produit de notre temps, tandis que toute œuvre, qui tend à réaliser un rapport harmonieux entre l’esprit et la nature ou entre l’universel et le particulier à la façon de l’art et non à la façon de la nature, est moderne, dans la signification profonde du mot.
Si nous comparons maintenant l’art essentiellement classique avec l’art essentiellement moderne, nous voyons bien qu’une même tendance vers un rapport harmonieux, vers l’harmonie existe, mais que la façon de l’exprimer est tout-à-fait différente.
Cette différence je l’ai définie par les mots « à la façon de la nature », pour ce qui concerne l’art classique, et « à la façon de l’art » pour ce qui se rapporte à l’art moderne. Mais vous me demanderez : la différence est-elle si grande ? Et je pourrais vous répondre : certainement, elle est essentielle. C’est une différence essentielle, parce qu’elle relève de la conscience de la vie. La conscience de la vie des Grecs, par ex., les amena à ne pas considérer la beauté comme une faculté indépendante de l’esprit humain — mais comme intimement liée au phénomène, au corporel. Ils ne seraient donc jamais arrivés à exprimer la beauté d’une manière plus abstraite, à la façon de l’art, p. ex., en créant par le moyen de l’art même une forme adéquate à leur conception de la beauté.
La grande différence entre classiques et modernes consiste en ceci : c’est que les classiques produisaient de l’art à la façon de la nature et que les modernes reproduisent la nature à la façon de l’art.
Il ressort de là qu’ils se trouvent au pôle l’un de l’autre.
Dans l’art grec, où l’idée classique trouve peut-être sa plus pure application, il n’y avait que le phénomène naturel qui comptait. « L’art est l’imitation de la nature » voilà sa devise. Le Grec trouvait dans l’objet naturel une forme équivalente pour son émotion artistique. De là vient que dans toute œuvre de sculpture classique on les trouve harmonieusement unies. C’était un vieux principe esthétique que l’unité dans la diversité devait conduire à la perfection par une composition proportionnelle. Nous le voyons dans la sculpture classique. Le temple dorien est un organisme bien ordonné, composé de parties proportionnelles.
L’harmonie règne dans cette construction d’architraves poussée jusqu’à la dernière conséquence, parce que toutes les parties se conforment au tout. La ligne droite prédomine et nulle part l’impression sculpturale est affaiblie, comme dans l’architecture baroque, par le jeu tourmenté de détails tortueux et capricieux.
Il en est de même de la sculpture classique. Toutes les parties d’une statue classique sont gouvernées par un même principe de composition proportionnelle, donc d’harmonie. Nous devons bien nous rendre compte, que dans la sculpture classique bien plus encore que dans l’architecture classique — puisque celle-ci doit se servir de formes plus abstraites — on vise à une perfection, à une harmonie, à un rythme corporels. Un art donc, complètement à la façon de la nature, ou plus exactement encore d’après la forme extérieure de l’être. Si nous nous pénétrons bien de cela, nous comprenons facilement pourquoi, après avoir acquis une conception philosophique ou religieuse de la vie plus approfondie, en un mot après une culture intérieure plus développée, l’homme ne se contente plus d’exprimer l’essence ou l’Idée par les formes extérieures, ou comme je l’ai dit à l’instant, de rendre l’Idée artistique à la façon de la nature, par un rapport harmonieux.
En procédant ainsi, l’art restait en effet une forme d’expression équivalente de la nature, une reproduction et jamais il ne pouvait élever l’homme au-dessus des phénomènes. Aussi l’art classique ne le fait-il pas.
Si nous avions encore aujourd’hui la croyance en l’Olympe et ses Dieux — qui d’ailleurs paraissent posséder des penchant très humains — si, en d’autres mots, nous faisons de chaque phénomène naturel une divinité, nous aurions le droit de considérer l’art classique, qui répond à une conception naturelle de la vie, comme l’art par excellence. Mais comme notre conception de la vie s’est approfondie, l’art classique ne peut plus satisfaire à notre besoin de contemplation plastique. Voilà pourquoi il est impossible de greffer sur une conception de la vie développée et approfondie un art qui est né d’une vieille conception de la vie. On l’a essayé à plusieurs reprises, mais toujours on y a mal réussi.
Nous le voyons chez les Romains. Sans propre force d’imagination, — ils n’ont pas su même inventer leurs divinités — montrant d’ailleurs une disposition exclusive au matériel, ils recourirent aux Grecs. Les Romains ont beaucoup trouvé et se sont appropriés beaucoup, mais ils n’ont rien créé. Ils n’avaient pas la conception de la vie des Grecs et c’est pourquoi ils ne purent arriver par eux-mêmes au même résultat dans l’art. Leur sentiment de la vie, surtout sensuel et pratique, — la destination de leurs bâtiments le prouve : thermes, théâtre, cirque, etc., tous se rapportent aux sens — ne reposait pas sur l’art harmonieux en lui-même des Grecs. Ce que les Romains reprirent de l’art grec ce n’était pas le fond, le caractère, mais la forme extérieure. Et c’est là la raison, pourquoi l’art pseudo-grec des Romains est bien moins important que l’art classique pur. Chez les Romains l’harmonie entre le caractère intérieur et la forme extérieure, entre l’universel et le particulier est rompue, et le particulier, la forme extérieure commence à prédominer. Leur sens pratique les préserva de l’exagération de l’arbitraire, mais l’art romain est pourtant déjà baroque de caractère, c’est-à-dire l’équilibre entre l’essence et le phénomène est rompu.
Si nous voulons apprendre à connaître les Romains, en ce qu’ils possèdent de meilleur, nous devons les considérer non pas comme artistes, mais comme constructeurs habiles du Parthénon du champ de Mars à Rome ou du pont Al-Cantara, etc. Il est à remarquer qu’ils introduisent dans leurs plans la ligne arrondie.
Pour comprendre le caractère du baroque en toute son étendue et son influence, nous devons passer des Romains à la Renaissance sans nous arrêter à l’art du moyen-âge. Nous devons d’abord bien comprendre la signification de cette époque. Renaissance ? De quoi ? De l’art mystique-religieux du moyen-âge croyez-vous ? Non du classicisme.
Le doute à l’égard de la conception chrétienne et mystique de la vie a provoqué au 14e siècle en Italie l’étude des ouvrages et des œuvres d’art de l’Antiquité. Giotto déjà et avec lui nombre de sculpteurs et de peintres se tournèrent vers les œuvres d’art romaines qui comme nous l’avons vu, étaient en réalité des œuvres grecques de seconde main. La mystique chrétienne cependant répondait trop bien à l’esprit du temps pour permettre qu’on s’abondonnât complètement au classicisme. Et c’est ainsi nécessairement qu’un art hybride se produisit, qui fut en partie chrétien — d’après l’idée — et en partie greco-romain d’après la forme. C’est cet art mal réussi et individuel qu’on nomme la Renaissance.
La mystique chrétienne a produit au moyen-âge, entre le 4e et le 14e siècle un art qui emprunta son contenu à la conscience morale s’affirmant dans une conception plus profonde de la vie. La plastique des formes extérieures fut reléguée à l’arrière-plan par suite de la culture de l’homme intérieur, ou plus exactement la forme corporelle devint l’expression du spirituel. La forme corporelle ou extérieure fut rendue par l’art à la façon de l’esprit, de l’âme, c’est-à-dire de la religion. Ainsi une nouvelle harmonie se réalisa entre le général et le particulier. L’idée directrice conduisit à des résultats équivalents, c’est là une condition de tout style et c’est pour cela qu’il y a plus de style dans l’art du moyen-âge que dans l’art romain ou l’art de la Renaissance.
Nous avons vu que l’homme classique n’a pas connu la beauté comme une fonction indépendante de l’esprit. Cela s’applique également à l’homme du moyen-âge. Il ne reconnaissait pas de beauté en dehors de la religion et rien de religieux en dehors du beau. L’artiste du moyen-âge ne créait pas d’œuvre d’art pour la beauté, pas d’œuvre d’art pour l’œuvre d’art ; pas de façon désintéressée, mais il la créait pour la glorification de son Dieu ou pour illustrer la vie et la passion de son Rédempteur.
Vous ferez bien l’objection qu’on ne peut méconnaître qu’il y ait une relation entre la religion et l’art. Mais précisément parce que la relation existe incontestablement, il doit être possible d’exprimer la conscience morale, le sentiment religieux complètement à la façon de l’art.
Le rapport entre la religion et l’art consiste en ceci que tous les deux ils visent l’harmonie entre la vie intérieure et extérieure : la religion par la voie de la perception directe (transcendante), par la voie de la contemplation — donc plus ou moins passivement, — l’art par la voie de l’expression plastique, c’est-à-dire plus activement.
L’art du moyen-âge, quelque profond qu’il fût, n’était pas une expression directe de la disposition religieuse, parcequ’il ne trouva pas dans le moyen d’expression même l’équivalent pour exprimer cette disposition. Elle trouva cet équivalent dans une représentation symbolique à l’aide de formes empruntées à la nature. L’expression de la disposition religieuse n’était donc pas directe, mais indirecte.
On s’attendrait donc, après l’époque du moyen-âge, de la Renaissance, surtout d’après la division en origine-épanouissement-décadence, à voir la conscience de la vie approfondie par la mystique chrétienne, cultivée, spiritualisée et cette culture de l’homme intérieur produire une expression d’art toute nouvelle, spiritualisée. Il n’en est rien. Pendant la Renaissance ce n’est pas l’esprit qui se cultive, c’est l’extérieur, la nature, et l’art de la Renaissance le montre clairement.
Les formes sobres, rigides, des artistes du moyen-âge devinrent sous la main de ceux qui vinrent après eux lourdes et raides. On ne pouvait plus comprendre que ces formes sobres et rigides étaient précisément en harmonie avec le sentiment profond de la vie chrétienne, parcequ’on n’était plus inspiré par ce sentiment. Les Italiens du 14e et du 15e siècle se sont comportés à l’égard des formes de l’art du moyen-âge comme les Grecs à l’égard des formes rigides de l’art égyptien. Pas plus que les premiers, ces derniers comprirent que ces formes indiquaient l’apparition d’une plus profonde conception de la vie. Ignorant cette conception on commença à cultiver les formes naturelles, extérieures. De ce besoin naquit à la renaissance l’étude de l’art classique à côté de l’étude minutieuse de la nature. Cette étude de la nature, largement et noblement conçue, plutôt dirigée vers l’essence de la nature que vers les phénomènes extérieurs, devient plus tard le naturalisme à l’aide de la science et plus tard encore l’imitation plate des petits phénomènes accidentels, pour atteindre ainsi un effet extérieur. C’est le Baroque — la prédominance de l’accidentel, de l’externe, du particulier, d’où devait découler logiquement le jeu capricieux de l’arbitraire, aussi bien dans l’architecture que dans la peinture. L’architecture devient de monumentale qu’elle était, décorative, ennemie de la construction logique et de la réflexion, ne visant qu’à l’effet extérieur.
Le nom de Michel-Agniolo est inséparable du principe baroque. Michel-Agniolo a poussé l’accidentel dans la peinture et dans l’architecture jusqu’à l’extrême limite du fantasque et de l’arbitraire. Les pilastres, qui sont plus étroits en bas qu’en haut, avec les lignes brisées et courbées ou encore ceux qui se transforment en une figure humaine proviennent entre autres de lui. On imita beaucoup ce genre d’art arbitraire. Je ne rappellerai à votre souvenir que les noms de Palladio, Vignola, Bernini et Borromini. Au 16e et 17e siècle les artistes et les savants de tous les pays se dirigèrent vers l’Italie et ils transplantèrent dans leur propre pays les influences du baroque. Le baroque devint le foyer de l’inspiration mais en même temps la fin de toute conception pure du style. Il se transmet comme un virus de pays en pays, propageant une épidémie, une véritable peste du baroque, apparaissant tantôt comme style rococo ou Empire, tantôt comme Biedermayer. Et cette maladie, causée par une culture exagérée des formes extérieures, n’est pas encore passée. Aujourd’hui encore l’on peut constater l’influence du baroque à nos orgues de Barbarie, aux baraques foraines, aux salles-de-théâtre et aux réverbères. Dans tous les pays il fut tenu soigneusement en honneur à la Cour et il s’étend du palais au beuglant. Le baroque était un vaste grenier où tout artiste pouvait fouiller à sa guise. On ne savait pas mieux car c’était avec lui qu’on était élevé. Dans toutes les écoles et académies les motifs du baroque étaient prônés comme modèles. Rompre avec la tradition, c’était rompre avec l’art même. Et pourtant, il fallait en finir un jour avec cette imitation servile et abrutissante d’un art vermoulu.
Il est intéressant de constater que c’est précisément dans le pays où le goût du baroque s’était largement répandu, c’est-à-dire en France, que la réaction commença. Quant à l’architecture, ce furent surtout Labrouste et Viollet Le Duc, qui réagirent consciemment et montrèrent que toutes ces imitations n’avaient rien à faire avec l’art et que la structure d’une maison doit être libre de toute convention et résulter de la nature de ses nécessités constructives.
Dans la peinture ce furent Courbet et Édouard Manet qui combattirent à l’aide d’un art froid et sain le goût artistique efféminé de leur temps. Ils opposèrent de nouveaux motifs empruntés à la vie journalière aux motifs classiques et baroques. C’est par là qu’apparait une nouvelle tendance à l’équilibre entre la vie intérieure et l’aspect extérieur des choses, entre l’essence et l’apparence. À mesure que l’esprit moderne saisissait la signification d’une beauté désintéressée, il cultiva l’œuvre d’art pour l’œuvre d’art sous la devise : l’art pour l’art.
Ce mouvement de l’œuvre d’art pour l’œuvre d’art s’accéléra parceque une fois l’idée de l’art étant posée nettement, on n’avait qu’à continuer ce chemin pour arriver à une rénovation radicale de l’art. Vous me ferez la remarque : très bien, mais ces modernes étudiaient tout aussi bien leurs prédécesseurs. Certainement, ils le faisaient, mais il faut bien distinguer entre étudier et imiter. Ils ne firent pas de l’art antique une recette qu’on n’avait qu’à prendre pour produire une œuvre d’art. Au contraire. Ils transformèrent les vieilles valeurs en de nouvelles ; aussi, au lieu d’y perdre, l’art y gagna.
On peut dire que les différentes écoles qui se sont succédées et qui ont souscrit à la devise « l’art pour le vrai », aspiraient au développement constant d’un style complètement à la façon de l’art, c’est-à-dire un style uniquement de rapports, la conséquence de toute idée de l’art.
Ceux qui réfléchissent doivent reconnaître que l’essence de l’art repose en effet sur le rapport. Je dois rappeler ici que déjà les impressionnistes ont regardé la proportion des tonalités comme l’essentiel de leur art. Un tableau de peinture n’était plus pour eux l’imitation d’un objet, mais un problème de rapports de tonalités. Ce qui intéresse l’artiste, aussi bien en ce qui concerne la couleur qu’en ce qui concerne la forme, c’est le rapport. À la base de l’œuvre d’art on trouve toujours le rapport, par ex., de la forme et de la couleur, de deux formes, de deux couleurs, d’espaces, etc. L’essence de la beauté, l’harmonie ne peut se réaliser que lorsque ce rapport est en équilibre.
Or, il y a une grande différence entre l’harmonie réalisée à la façon de la nature ou bien à la façon de l’art. Si l’essence de la beauté, l’harmonie, se réalise à la façon de la nature, donc par la groupement, la position et la mesure ordonnés de formes empruntées à la nature (hommes, animaux, plantes, etc.), il peut bien y avoir de l’art dans l’ouvrage, mais cet art n’est pas la conséquence de l’idée artistique, parce que la beauté n’apparait pas sous une forme directe, indépendante et désintéressée, mais sous une forme indirecte, empruntée à la nature.
À vrai dire, l’idée artistique apparaît alors incorporée dans le phénomène naturel.
C’était là l’art classique.
Vous devez vous demander maintenant : peut-il exister un art plus parfait que celui où l’essence de la beauté apparaît complètement à la façon de l’art ? Eh bien, c’est là la déduction conséquente de l’art moderne.
Si, comme je l’ai dit, l’idée artistique apparaissait dans l’art classique à la façon de la nature, dans l’art moderne c’est tout à fait le contraire. Chez les impressionnistes on le remarque déjà. Ils ne reproduisirent la nature que comme rapport de tonalités, c’était plutôt déjà à la façon de l’art, parce que l’idée artistique, l’essence de la beauté ou l’harmonie commençait à se manifester par des taches de couleur ou en pointillé de diverses valeurs de tonalités. Sur une toile impressionniste on ne voyait donc pas des hommes groupés de façon à former une harmonie, mais des taches et des points de couleur, et comme la peinture a comme moyen d’expression les taches de couleurs, les points et les lignes, l’harmonie qui en résulta était bien plus à la façon de l’art pictural.
Vous comprenez maintenant ce que veut dire : à la façon de l’art pictural, et vous pouvez aussi vous représenter le développement logique de la peinture comme manifestation d’art indépendante. Une fois le principe admis que le peintre a le droit incontestable de réaliser la forme d’expression de sa conscience esthétique de l’harmonie (l’unité) complètement à la façon de l’art, donc par son propre moyen d’expression, vous ne pouvez vous étonner qu’en vertu de ce droit il en arrive à exprimer l’essence de la beauté picturale simplement par un rapport esthétique et harmonieux de plans, de couleurs et de lignes. À cette condition seulement l’unité, le repos — ou ce que vous préférez appeler l’essence de la beauté — peut apparaître réellement à la façon de l’art pictural.
Si l’on veut rendre l’essence de la beauté complètement à la façon de l’art, et par cela même de façon réelle et compréhensible à tous, l’artiste devra atteindre un maximum d’expression plastique uniquement par son moyen d’expression universel (le peintre donc par la couleur). Ceci s’applique à tous les arts et c’est pour cela que de cette manière seulement l’on peut réaliser une unité monumentale, un style collectif.
Dans ce style collectif, qui synthétise les besoins esthétiques de tous les peuples, la peinture apparaît le plus purement, le plus spirituellement, notamment comme simple distribution esthétique de couleurs. De même l’architecture apparaît comme simple distribution esthétique (et pratique) de l’espace. De même encore la sculpture comme simple distribution de formes.[2]
Assujetti au moyen plastique individuel (la forme extérieure, la tendance, le symbole, etc.) l’artiste de jadis ne pouvait arriver à une forme collective. Dès lors, tous les styles restèrent individuels et caractérisèrent ce qui était particulier à chaque peuple au lieu de ce qui était commun à tous les peuples. Le caractère national, le costume, les religions empêchèrent les différents styles d’art, de réunir tous les peuples dans le sentiment de beauté le plus élevé de l’harmonie parfaite de l’unité, du repos. Si un style précédent était religieux, il l’était de façon individuelle et non universelle.
Il appartient aux nouvelles générations de transformer le moyen plastique individuel en un moyen plastique universel.
La musique devança la peinture dans la forme d’expression. Dans la musique — par ex., chez Bach — l’idée de l’unité ou harmonie est transformée directement en rapports de sons et de mesure musicaux, tonalisés, donc à l’aide du moyen d’expression musical et de rien d’autre.
Si un autre élément intervenait dans la musique, par ex., une mélodie qui se répète ou l’imitation d’un élément naturel au moyen d’un instrument, ce n’était déjà plus de la musique absolue.
La même chose s’applique identiquement aux autres arts.
De même aussi pour la peinture absolue, seulement avec cette différence que les moyens plastiques étaient différents parce que la première rend l’essence de la beauté par la voie auditive, la seconde par la voie visuelle.
Pour en revenir à la peinture : quelle est la valeur essentielle en peinture ? En premier lieu, la sensation esthétique de l’harmonie et puis, la couleur pour rendre la première sur une surface ou dans l’espace. Tout ce qui s’interpose entre ces valeurs essentielles de la peinture ne peut que troubler l’expression de la sensation de la beauté.
Or, vous me poserez la question : si la nature ne se fait donc pas valoir. Et je vous réponds à cela : si par nature vous entendez un petit fragment découpé du grand tout, alors, non, la nature ne se fait pas valoir. Si cependant, vous entendez par là tout ce qui nous entoure et tout ce qui est en nous, la totalité, alors, oui la nature se fait valoir, car c’est de la vie pleine que l’émotion de beauté provient. Cette « vie pleine », elle nous contient. L’objectivité et la subjectivité forment les éléments essentiels de l’unité.
L’objectivité et la subjectivité prennent une expression très déterminée par le rapport des couleurs et par le contraste des surfaces. Dans l’harmonie, cependant, l’objectivité et la subjectivité disparaissent comme dualité pour former une unité. Le but de l’art plastique, c’est de rendre cette synthèse plastiquement.
La nature n’est donc pas méconnue dans la peinture absolue, comme on le pense généralement. En tant que subjective, la nature détermine la couleur et les rapports, la distribution donc, la composition. Ce qui s’exprime par là, c’est l’Universel.
Rappelez-vous qu’au commencement de cette conférence j’ai appelé la nature, le particulier, à l’égard de l’esprit, le général. Eh bien, le particulier conserva sa valeur, car il y aura une différence de rapports entre la sensation de beauté que donne un arbre, et celle d’une maison, de même qu’en musique une composition inspirée par un bois sera différente d’une autre, inspirée par une cascade.
Les rapports de tonalité et de mesure seront différents pour les deux compositions. Et dans cette différence entre les deux compositions, le naturel et le particulier, se révèlent à la façon de la musique.
Dans la peinture absolue, c’est-à-dire dans la peinture de rapports, le particulier se révèle également, mais à la façon de la peinture. S’il n’en était pas ainsi, si dans la conséquence logique de la peinture, le particulier, le naturel, se trouvaient éliminés, une composition quelconque serait identiquement semblable à une autre. On aboutirait ainsi nécessairement à un système qui serait tôt épuisé.
La possibilité d’un style nouveau, un style notamment d’après l’art, le style de rapports, réside uniquement dans un rapport harmonieux du particulier et du général, le côté interne et le côté externe de la vie.
En résumant nous pouvons dire :
Il n’existe pas de normes artistiques originels et immuables, pas de types fondamentaux qui soient susceptibles de croissance, d’épanouissement et de décadence, et d’après lesquels il faudrait déterminer la valeur de l’art et auxquels les artistes auraient à se conformer.
Toute forme d’art résulte nécessairement de l’es- prit du temps et doit être comprise dans cet esprit.
Le style nait, lorsque par suite d’une conscience collective de la vie l’on atteint un rapport harmonieux entre le caractère intérieur et l’aspect extérieur de la vie.
Le développement discontinu de l’art est la conséquence du développement discontinu de la conscience humaine vers la vérité.
À travers les siècles, ce développement de l’art a pour but : la relation de l’idée artistique qui consiste à exprimer complètement à la façon de l’art ce rapport harmonieux entre la vie intérieure et l’aspect extérieur des choses, entre l’esprit et la nature.
L’hypothèse des types fondamentaux a ralenti ce développement et si les artistes ont rétrogradé au lieu de progresser, c’est à elle qu’il faut en attribuer la faute.
L’histoire montre que les Romains p. ex. emboîtèrent le pas aux Grecs sans être inspirés du même esprit, que les Renaissancistes emboîtèrent le pas aux Romains, et que tous les artistes après eux imitèrent la Renaissance.
C’est ainsi qu’après l’art du Moyen-âge qui se dégagea de l’esprit du temps, il n’y a plus eu en Europe de style monumental.
Parce que l’on imitait et l’on modifiait sans cesse les anciens motifs, l’âme et le sens s’en perdirent, le côté externe prédominait, ce qui devait conduire à un genre artistique capricieux et arbitraire, le baroque.
Tout art, de quelque époque qu’il soit, est baroque quand l’élément externe, naturel, capricieux ou particulier prédomine.
Tout art, de quelque époque qu’il soit, est classique quand ces deux éléments sont en harmonie et que cette harmonie est exprimée à la façon de la nature.
Tout art, à quelque époque qu’il apparaisse, est moderne quand l’harmonie, l’essence de la beauté apparait complètement à la façon de l’art.
Comme aux temps passés l’individuel et le naturel étaient encore très prononcés, il s’en suivit que l’élément individuel, qui s’attache à la personne où à la nation, ne cessa de prédominer dans toute production d’art collective, dans tout style.
L’évolution de l’art moderne vers l’abstrait et l’universel, en éliminant l’externe et l’individuel, a rendu possible par un effort commun et une conception commune la réalisation d’un style collectif qui, s’élevant au dessus de la personne et de la nation, exprime de façon très déterminée et réelle les besoins de beauté les plus élevés, les plus profonds et les plus généraux.
Leyde, décembre 1918.
I. |
— | VAN TONGERLOO, DEUX PLASTIQUES. |
II. | — | MONDRIAAN, DESSIN (1914). |
III. | — | VAN DOESBURG, NATURE MORTE (1916). |
IV. | — | MONDRIAAN, COMPOSITION (1919). |
V. | — | VAN DOESBURG, COMPOSITION 10 (1917). |
VI. | — | HUSZAR, COMPOSITION EN GRIS, BLANC ET NOIR (1918). |
VII. | — | SANT ELIA, BÂTIMENT (1914). |
VIII. | — | CHIATTONE, STATION POUR T. S. F. |
IX. | — | ID. NORMALISATION (COIN DE RUE). |
X. | — | WRIGHT, UNITY CHURCH. |
XI. | — | VAN ’T HOFF, MAISON À HUIS TER HEIDE. |
XII. | — | USINE. |
XIV. | — | OUD, COMPOSITION PERSPECTIVE. |
XV. | — | OUD, ENTREPÔT. |
XVI. | — | OUD ET VAN DOESBURG, HALL AU «
VACANTIEHUIS » À NOORDWIJKERHOUT. |
XVII. | — | RIETVELD, FAUTEUIL. |
IX. ID. NORMALISATION (COIN DE RUE).
- ↑ Sous ce rapport les opinions partiales et parfois très étroites de l’humaniste orthodoxe Tolstoy dans son livre “Qu’est-ce que l’art” sont à lire.
- ↑ Dans mon ouvrage en cours de préparation : « De beteekenis van een collectieven styl voor de nieuwe samenleving » (L’importance du style collectif pour la société nouvelle) je traite ce sujet plus en détail.