Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Notice

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 1-124).


NOTICE HISTORIQUE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE Mme COTTIN,
SUIVIE DE CONSIDÉRATIONS SUR QUELQUES FEMMES AUTEURS.


La société prend, en général, très-peu de part aux affections particulières, et ce n’est pas au moment où la douleur nous frappe, que nous songeons à en entretenir les autres ; mais lorsque la perte que font des amis et une famille intéressante est en même temps une perte pour le public, lorsqu’elle tombe sur une personne qui a fixé les regards et mérité de la considération, il doit s’intéresser aux moindres détails sur sa vie et son caractère. Ces détails sont une leçon pour ceux qui restent, et un hommage pour celui qui n’est plus. Si cet hommage ne console point ceux qui pleurent, il prouve combien leurs larmes sont légitimes ; et si l’on respecte une douleur dont on connaît toute la justice, on la partage : et tel est le bel apanage de la vertu, qu’elle est regrettée même par ceux qui ne connaissaient d’elle que son nom.

Montesquieu, Montaigne et Raynal avaient eu pour patrie le pays qui vit naître madame Cottin. Après avoir donné le jour à ces trois grands hommes, il était encore réservé à l’Aquitaine de mettre au nombre des personnages qui devaient faire sa gloire, Sophie Restaud, qui s’est rendue, depuis, justement célèbre sous le nom de madame Cottin. Ce nom qui, depuis un siècle, était devenu en France synonyme de mauvais écrivain, reçut de madame Cottin un autre genre de célébrité. On oublia dès lors qu’un pauvre petit abbé du dix-septième siècle avait rendu ce nom ridicule, pour ne penser qu’à l’illustration que devait lui donner l’auteur de Claire d’Albe, d’Amélie de Mansfield, de Malvina, de Mathilde et d’Élisabeth.

Née à Tonneins, en 1773, madame Cottin avait été élevée à Bordeaux. Sa mère fut son institutrice. Ce fut de cette excellente mère que madame Cottin apprit les premiers élémens des lettres et des arts.

Attentive aux heureux progrès du cœur et de l’esprit de sa fille, la mère de Sophie Restaud cultivait son éducation avec un intérêt toujours croissant. Est-il pour le cœur d’une mère une plus douce occupation que celle d’enrichir des trésors de l’instruction l’enfant que la nature a destinée à devenir l’héritière de ses vertus et de ses talens ?

Encore à l’aube de la vie, madame Cottin montrait peu de goût pour les plaisirs bruyans de son âge ; l’étude avait pour elle plus de charmes que les distractions de la société : retirée dans sa pensée, elle donnait peu à la conversation ; cachée dans l’ombre de la modestie, cette imagination, qui devait un jour apparaître avec tant d’éclat, se dérobait à tous les yeux ; rien n’annonçait encore l’auteur de Malvina et de Mathilde.

Mariée, à l’âge de dix-sept ans, à un riche banquier de Paris, elle se trouva tout à coup transportée, du sein de la solitude qui jusque-là avait fait son bonheur, dans l’un des plus beaux hôtels de la Capitale ; mais elle changea de fortune sans changer de caractère : modeste au milieu de l’opulence, comme elle l’avait été sous le toit paternel, elle conserva toutes ses habitudes ; les illusions du monde ne trouvèrent plus de place dans ce cœur tout plein des plus douces affections de la nature. C’est vainement que le monde lui apparut au milieu de toutes ses séductions : armée contre lui des plus nobles préventions, elle resta insensible à tous ses charmes ; son œil pénétrant voyait déjà au travers du prisme qu’on lui présentait, le mensonge des discours et des actions : comblée des faveurs de la fortune, elle ne se permettait que le luxe de la bienfaisance. Être riche était pour elle le bonheur de répandre des bienfaits : avec quelle secrète abondance elle les distribuait ! elle s’était fait des indigens une famille intéressante, qu’elle consolait de ses pleurs et de ses largesses.

En cédant à l’impulsion de son cœur, elle croyait n’obéir qu’à la voix du devoir. Ce n’était qu’au milieu des ombres du mystère que ses bienfaits arrivaient jusqu’à l’indigence, tant elle soupçonnait peu que la bienfaisance pût être jamais vaniteuse. Partagée entre l’étude et les devoirs de la société, ce n’était qu’à regret qu’elle donnait à ceux-ci ce qu’elle ne pouvait pas consacrer à l’autre. C’était un sacrifice qu’elle faisait de ses goûts à ses devoirs.

Riche des bénédictions du pauvre, riche du bonheur de son époux, elle n’avait que des actions de grâces à rendre à son heureuse destinée, quand elle fut tout à coup précipitée de la joie dans la plus profonde douleur. La mort lui enleva son époux… C’était le temps où la France, livrée à toutes les horreurs de l’anarchie révolutionnaire, pleurait la fin tragique de ses meilleurs citoyens : seule avec son désespoir, au milieu de ce deuil général de la patrie, elle donne aux mânes de son époux les restes d’une douleur qu’avaient déjà épuisée les malheurs publics. Son caractère, naturellement triste, prend une teinte plus mélancolique ; elle rappelle vers elle les affections qu’en des temps plus heureux elle avait engagées dans le commerce de la société : à peine âgée de vingt ans, elle ne trouve que dans l’étude les consolations que son cœur peut encore recevoir. C’est là que, loin d’un monde qu’elle a quitté sans regret, loin d’un monde dont elle avait apprécié les vanités avant même que d’en connaître les joies, elle cherche une distraction à ses chagrins et trouve un aliment à sa mélancolie. Mais sa bienfaisance a survécu à sa fortune ; il ne lui reste de son opulence que le souvenir des heureux qu’elle a faits, de l’amitié de ceux qui avaient connu, comme elle, ce sentiment du cœur, désintéressé et de tous les temps ; elle ne regrette ses richesses que parce que les pauvres en avaient encore besoin. Mais l’adversité, qui éloigna de madame Cottin les amis qu’avait attirés sa prospérité, fut à la fois pour elle un surcroît de peine et un dédommagement. Fière de l’épreuve de ceux qui lui restèrent attachés, elle jouissait, dans leur société peu nombreuse, de l’oubli d’un autre état de chose. Mais nul n’était encore dans la confidence de ses travaux : ce n’était qu’à leur insu, au sein d’une mystérieuse retraite, qu’elle confiait au papier ses timides pensées. Loin de prévoir qu’elle dût s’exposer jamais au grand jour de l’impression, elle craignait même, pour ses premiers essais, l’épreuve d’une lecture faite à des amis. Elle semblait garder pour le papier toutes les richesses de son imagination ; elle ne donnait à sa conversation, simple et modeste, rien qui pût trahir le secret de son esprit : sans éclat comme sans prétention, elle n’était que l’expression naïve des sentimens de son cœur ; un jugement droit et sans ornement y tenait toujours lieu de la saillie et du trait ; et cette même femme qui, la plume à la main, était si éloquente, si riche d’imagination, de style, de passions, de mouvemens, n’était dans la société qu’une femme simple et sensée. On ignorait encore que sous cette simplicité apparente était caché le germe du plus beau talent.

Ce fut l’arrivée d’une de ses cousines qui révéla à ses amis un talent qui eût peut-être été toujours pour eux, comme pour le public, un secret. Il y avait long-temps que madame Cottin entretenait avec cette parente une correspondance dans laquelle elle épanchait tous les secrets de son cœur et de son esprit : les formes les plus heureuses de style, les prestiges les plus brillans d’une imagination que rendait encore plus aimable une légère teinte de mélancolie, faisaient le mérite des lettres de madame Cottin à sa cousine : celle-ci, étonnée que tout le monde ne partage pas son admiration pour une femme qui écrit de si charmantes lettres, les fait lire aux amis de madame Cottin, parmi lesquels on comptait des hommes aussi recommandables par leurs lumières que par la pureté de leur goût. Chacun les admire comme elle, elle se plaint de ce que tant de modestie a caché tant de talent. Madame Cottin cède enfin aux instances de ses amis, avides de connaître tout ce qui est sorti de cette plume si élégante, si spirituelle.

Ce fut alors seulement que madame Cottin se décida à leur lire quelques-uns de ses essais. Surpris qu’une femme qui possédait à un degré si éminent l’art d’exprimer ses idées, qu’une femme que l’imagination avait douée de ses plus riches trésors, eût mis, à cacher tant d’avantages, le soin que les autres femmes mettent à les montrer, alors même que la nature s’est rendue moins libérale à leur égard, ils regrettèrent qu’un style si animé, que des pensées si délicates, qu’une manière si heureuse d’exprimer les sentimens les plus secrets du cœur, ne fussent pas employés à la composition d’un ouvrage. Ce ne fut que vaincue par leurs instances, et faisant pour ainsi dire violence à la modestie en faveur de l’amitié, que madame Cottin se décida à écrire. On voit, dans la préface de Claire d’Albe, combien elle a combattu avant de rien livrer au public, avant même de s’exposer à la tentation, en mettant la dernière main à un ouvrage : elle ne peut dissimuler l’inquiétude qui l’agite ; elle ne fait que redire par écrit le récit qu’elle a entendu faite par une personne de la société ; elle se borne à le retracer avec rapidité, ne se donnant ni la peine ni le temps de le revoir. Je sais bien, dit-elle dans l’avertissement, que pour le public le temps ne fait rien à l’affaire ; aussi fera-t-il bien de dire du mal de mon ouvrage, s’il l’ennuie ; mais, s’il m’ennuyait encore plus de le corriger, j’ai bien fait de le laisser tel qu’il est.

Sortie de la plume de tel auteur, que je ne nommerai pas, cette phrase serait d’une extrême fatuité ; dans la bouche de madame Cottin, ce n’est que l’expression simple et naïve de la modestie. Elle sentait tout ce qu’il y avait d’étrange dans la position d’une femme auteur. Pressée, d’une part, par le tourment d’un esprit qui sent sa force, et qui, resserré dans les bornes trop étroites du sentiment intérieur de sa supériorité, éprouve le besoin de se manifester au dehors ; retenue d’un autre côté par cette aversion pour tout ce qui pouvait attirer l’attention sur elle, son génie, aux prises avec sa modestie, préparait un triomphe dont elle continuait à ne voir que les dangers, quand il n’avait plus que des jouissances à lui présenter.

Madame Cottin n’ignorait pas que depuis long-temps on s’était demandé s’il était convenable qu’une femme se livrât au jugement du public en faisant imprimer ses ouvrages ; c’est une question qu’elle s’est attachée à résoudre avec autant de franchise que de modestie ; car personne ne s’est mépris sur ce que dit mistriss Clare des femmes auteurs, dans la première édition du roman de Malvina ; il est évident qu’elle n’est, dans ce chapitre, que l’auteur a jugé à propos de retrancher dans les éditions subséquentes, que l’interprète des sentimens de madame Cottin. Nous ne connaissons pas les motifs qui ont pu la déterminer à faire ce retranchement. Je ne sais si les lecteurs se contenteront de la raison qu’elle en donne dans la préface d’Amélie Mansfield ; voilà ce qu’elle dit à ce sujet : « J’ai dit, dans Malvina, qu’une femme était répréhensible lorsqu’elle faisait imprimer ses productions. Quelques personnes ont censuré cette observation ; elles ont eu raison, non parce que mon observation était fausse, mais parce qu’il était déplacé de l’établir dans un ouvrage que je livrais au public. Je contrariais les préceptes par l’exemple. »

« Les femmes, en général, dit J.-J. Rousseau[1], n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie. Elles peuvent réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonnement. Elles peuvent acquérir de la science, de l’érudition, des talens, et tout ce qui s’acquiert à force de travail ; mais ce feu céleste qui échauffe et embrase l’âme, ce génie qui consume et dévore ; cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leurs ravissemens jusqu’au fond des cœurs, manqueront toujours aux écrits des femmes : ils sont tous frais et jolis comme elles ; ils auront tant d’esprit que vous voudrez, jamais d’âme ; ils seraient cent fois plutôt sensés que passionnés. Elles ne savent ni décrire ni sentir l’amour même. La seule Sapho, que je sache, et une autre, méritèrent d’être exceptées. Je parierais tout au monde que les Lettres portugaises ont été écrites par un homme. »

Ce qu’on vient de lire est dit des femmes en général ; mais voilà comment le même J.-J. Rousseau s’exprime, dans Émile, sur le compte des femmes en particulier : « Il ne convient pas, dit-il, à un homme qui a de l’éducation, de prendre une femme qui n’en ait point, ni par conséquent dans un rang où l’on ne saurait en avoir. Mais j’aimerais encore cent fois mieux une fille simple et grossièrement élevée, qu’une fille qui viendrait établir dans ma maison un tribunal de littérature dont elle se ferait la présidente. Une femme bel-esprit est le fléau de son mari, de ses enfans, de ses amis, de ses valets, de tout le monde. De la sublime élévation de son beau génie, elle dédaigne tous les devoirs de femme, et commence toujours par se faire homme à la manière de mademoiselle Lenclos. Au dehors elle est toujours ridicule et très-justement critiquée, parce qu’on ne peut manquer de l’être aussitôt qu’on sort de son état, et qu’on n’est point fait pour celui qu’on veut prendre. Toutes ces femmes à grands talens n’en imposent qu’aux sots. On sait toujours quel est l’artiste ou l’ami qui tient la plume ou le pinceau, quand elles travaillent ; on sait quel est le discret homme de lettres qui leur dicte en secret leurs oracles. Toute cette charlatanerie est indigne d’une honnête femme. Quand elle aurait de vrais talens, sa prétention les avilirait. Sa dignité est d’être ignorée ; sa gloire est dans l’estime de son mari ; ses plaisirs sont dans le bonheur de sa famille. Lecteur, je m’en rapporte à vous-même : soyez de bonne foi. Lequel vous donne meilleure opinion d’une femme, en entrant dans sa chambre, lequel vous la fait aborder avec plus de respect, de la voir occupée des travaux de son sexe, des soins de son ménage, environnée des hardes de ses enfans, ou de la trouver écrivant des vers sur sa toilette, entourée de brochures de toutes sortes, et de petits billets peints de toutes les couleurs ? Toute fille lettrée restera fille toute sa vie, quand il n’y aura que des hommes sensés sur la terre. »

« Quæris cur nolim te ducere, quia diserta est. »

Ce langage sévère, sans doute, n’était pas fait pour plaire aux femmes ; « mais peu m’importe, disait Jean-Jacques, si je les force à m’estimer. »

Si nous cherchons dans Montaigne ce qu’il a écrit sur les femmes qui se livrent aux sciences et à la littérature, nous trouvons qu’il ne les traite pas plus favorablement que le philosophe de Genève. « Si les bien nées me croient, dit-il, elles se contenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses. Elles cachent et couvrent leurs beautés sous des beautés étrangères. C’est grande simplesse d’étouffer sa clarté pour luire d’une manière empruntée. Elles sont enterrées et ensevelies sous l’art ; c’est qu’elles ne se connoissent point assez : le monde n’a rien de plus beau… Que leur faut-il, que vivre aimées et honorées ? elles n’ont et ne savent que trop pour cela. Il ne faut qu’esveiller un peu et reschauffer les facultés qui sont en elles. Quand je les voy attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique et semblables drogueries, si veines et inutiles à leur besoing, j’entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent le facent pour avoir loi de les régenter sous ce titre. Car quelle autre excuse leur trouverois-je ? Si toutefois il leur fasche de nous céder en quoy que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres, la poésie est un amusement propre à leurs besoings ; c’est un art folâtre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre comme elles, etc., etc.[2]. »

« On regarde une femme savante, dit Labruyère, chapitre des Femmes, comme on fait une belle arme ; elle est ciselée artistement, d’une polissure admirable et d’un travail fort recherche : c’est une pièce de cabinet que l’on montre aux curieux, qui n’est pas d’usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus qu’un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde. »

Je ne prétends pas que les passages des différens écrivains que je viens de citer doivent faire décider la question conformément à l’opinion que madame Cottin s’était d’abord faite d’une femme auteur ; j’ai heureusement voulu prouver que madame Cottin comptait dans son parti des penseurs illustres, dont le suffrage la justifie, et doit la faire excuser auprès de son sexe, contre lequel on a toujours mauvaise grâce de prononcer, surtout quand on pourrait citer des femmes qui, seules, dans le silence de leur maison, dans des momens inutiles à leurs enfans, à leurs époux, donnent aux lettres et à la réflexion des heures dont le fruit est pour eux seuls ; qu’il en est qui, entourées d’un petit nombre d’amis qu’elles n’étourdissent pas de leurs vers, ne se servent de leur instruction que pour répandre dans leur intérieur ce charme toujours attaché à la culture des beaux-arts ; qu’il en est, enfin, qui, n’écoutant que les plus touchantes et les plus respectables affections, ne cèdent au besoin d’écrire que par le besoin de se dire : Quand la mort m’enlèvera aux êtres qui m’attachent la vie, ils me retrouveront dans mes écrits ; et, long-temps après moi, une larme coulera sur la page qui leur rappellera celle qu’ils auront perdue.

Les hommes de lettres ont, sur les femmes auteurs, une supériorité de fait qu’il est assurément impossible de méconnaître et de contester : tous les ouvrages de femmes rassemblés ne valent pas quelques pages de Bossuet, de Pascal, quelques scènes de Corneille, de Racine, de Molière, etc. Mais en faut-il conclure que l’organisation des femmes soit inférieure à celle des hommes ? Le génie se compose de toutes les qualités qu’on ne leur conteste pas, et qu’elles peuvent posséder à un haut degré : l’imagination, la sensibilité, l’élévation de l’âme. Le manque d’étude et d’éducation ayant, dans tous les temps, écarté les femmes de la carrière littéraire, elles ont montré leur grandeur d’âme, non en retraçant dans leurs écrits des faits historiques, ou en présentant d’ingénieuses fictions, mais par des actions réelles ; elles ont mieux fait que peindre, elles ont souvent, par leur conduite, fourni les modèles d’un sublime héroïsme. Les grandes pensées viennent du cœur, a dit Vauvenargues, et de la même source doivent, quand rien ne s’y oppose, résulter les mêmes effets.

Il est difficile de concilier entre eux les jugemens universellement portés sur les femmes ; car ils sont ou contraires ou vides de sens. On leur accorde une extrême sensibilité ; on dit même qu’elle est plus vive que celle des hommes, et on leur refuse de l’énergie. Mais qu’est-ce qu’une extrême sensibilité sans énergie, sinon cette force d’âme, cette puissance de volonté qui, bien ou mal employée, donne une constance inébranlable pour arriver à son but, ou fait tout braver, les obstacles, les périls, la mort même, pour l’objet d’une passion dominante.

La ténacité de volonté des femmes, pour tout ce qu’elles desirent ardemment, a passé en proverbe : ainsi donc on ne leur conteste pas ce genre d’énergie qui exige une extrême persévérance. On prétend que les femmes, par leur organisation, sont douées d’une délicatesse que les hommes ne peuvent avoir. Ce jugement, favorable aux femmes, ne paraissait pas plus fondé à madame Cottin que tous ceux qui leur sont étés avantageux. Plusieurs ouvrages faits par des gens de lettres prouvent que ce mérite n’est nullement exclusif chez les femmes ; mais il est vrai que c’est un des caractères distinctifs de presque tous leurs écrits. Cela doit être, parce que l’éducation et la bienséance leur imposent la loi de contenir, de concentrer presque tous leurs sentimens, et d’en adoucir toujours l’expression : de là ces tournures délicates, cette finesse exercée à faire entendre ce que l’on n’ose expliquer. Ce n’est point de la dissimulation : cet art, en général, n’est point de cacher ce qu’on éprouve ; sa perfection, au contraire, est de le bien faire connaître sans s’expliquer, sans employer des paroles que l’on puisse citer comme un aveu positif. L’amour surtout rend cette délicatesse ingénieuse ; il donne alors aux femmes un langage touchant et mystérieux qui a quelque chose de céleste, car il n’est fait que pour le cœur et l’imagination : les paroles articulées ne sont rien ; le sens secret est tout, et ne peut être bien compris que par l’âme à laquelle il s’adresse. Indépendamment de tous les principes qui rendent la pudeur et la retenue si indispensables dans une femme, que de contrastes résultent de cette timidité d’un côté, et de cette audace, de cette ardeur, de l’autre ! Que de grâces dans une femme jeune et belle, lorsqu’elle est ce qu’elle doit être ! Tout en elle est d’accord : la délicatesse de ses traits, de ses formes et de ses discours ; la modestie de son maintien et de ses longs vêtemens ; la douceur de sa voix et de son caractère. Elle ne se déguise point, mais elle se voile toujours ; ce qu’elle dit d’affectueux est d’autant plus touchant, que, loin d’exagérer ce qu’elle éprouve, elle doit l’exprimer sans véhémence. Sa sensibilité est plus profonde que celle d’un homme, parce qu’elle est plus contrainte ; elle se décèle et ne s’exhale point ; enfin, pour la bien connaître et pour l’entendre, il faut la deviner. Elle attire autant par l’attrait piquant de la curiosité que par ses charmes. Les grâces sont si nécessaires à un être dont le véritable empire est fondé sur l’amour, que ni la morale ni la politique n’empêcheront les femmes d’attacher un grand prix à ce frivole avantage : on n’en trouverait peut-être pas une seule de vingt ans qui, possédant une éclatante beauté, consentît, si l’échange était possible, à la perdre, pour acquérir un trône.

Le cœur de madame Cottin avait conservé ce besoin de charité et de bienfaisance qu’elle ne pouvait plus satisfaire qu’avec le produit de ses ouvrages. Personne n’a su rendre avec plus d’énergie et de vérité que madame Cottin les sentimens divers qui agitent une âme livrée à une grande passion. On trouve dans ses romans peu de détails de mœurs, peu de portraits ; elle ne paraît pas même avoir essayé de peindre la société et ses ridicules. Son talent, quelque flexible qu’il fût, ne s’y serait peut-être pas prêté. Nous avons dit qu’elle vivait retirée en elle-même : c’était dans son âme qu’elle puisait les sentimens qu’elle savait si bien développer. Nous l’avons vu redouter et fuir le monde : elle n’avait jamais cherché à en étudier les travers. Sa mélancolie, son aversion pour la société, n’avaient point entaché son caractère de cette misanthropie qui repousse toute affection tendre. Elle éprouvait le besoin d’aimer et d’être aimée.

Pouvait-elle donner son admiration à des philosophes citadins qui ne connaissent de besoin que celui de parler ; qui s’acharnent au bien public sans intérêt ; qui ne font sentir le mal que par leurs réflexions ; enfin, qui, devant toute leur existence aux troubles de l’État, ne les fomentent ni ne les approuvent, et restent neutres pour avoir plus d’opinions ? Ce publiciste bénévole était jadis inconnu, ne respirant que dans un café ou au coin d’un arbre ; aujourd’hui c’est un personnage important, dont l’existence est si bien établie, qu’elle tient à n’en avoir aucune, et qui, sous mille formes et mille caractères, s’introduit éloquemment dans toutes les classes de la société. Madame Cottin n’aurait pas pu se défendre de sourire de pitié en voyant ce politique qui envisage tout en grand, qui voit l’Europe agitée dans le renvoi d’un commis, qui rêve paisiblement les guerres les plus sanglantes, et d’un coup de langue raccommode toutes les puissances ; qui fait ses délices des fausses nouvelles, parce qu’elles sont innombrables, et combat la vérité, parce qu’elle est une. Ayant plus étudié la puissance des souverains que leurs intérêts, il étale sans cesse la riche nomenclature de leurs possessions, et ne fait grâce de son érudition à aucune contrée de l’univers. Quelle impression aurait-elle éprouvée en entonnant pérorer cet apprenti législateur qui, à lui seul, enfante plus de projets patriotiques que tous les géomètres sur le pavé ? Il n’existe que pour gouverner ; il se renferme pour gouverner ; il ne s’éveille que pour gouverner, et il ne s’endort qu’en gouvernant. Il néglige jusqu’à son existence pour en donner une à la nation ; il mange sa fortune en imprimant des vues économiques ; il forme la patience des ministres, en leur prodiguant des plans d’administration, dont la profondeur donne heureusement le temps de réfléchir sur l’exécution. Un des grands mérites de ses idées, c’est qu’elles se combattent : et, dans la discussion, on ne le confond qu’en l’opposant à lui-même. Le seul défaut de cet honnête citoyen, c’est qu’en desirant le bien général, il veut absolument le faire, et qu’il n’accorde pas l’estime méritée à toutes les opérations qui lui sont étrangères. Mais combien d’erreurs ne doit-on pas pardonner à son zèle, en faveur de son inutilité ? Qu’aurait-elle pu dire de l’homme de cour qui n’est pas courtisan, mais qui ne peut quitter le Louvre ? Il y jouit d’une espèce de franc parler, qu’il doit moins à son courage qu’à son peu d’ambition, mais qui n’en est pas moins précieuse. On lui passe tout, parce qu’il n’influe sur rien. Un ministre craint d’abord le mordant de ses saillies ; mais l’homme de cour dîne chez lui, et le danger s’évanouit. Ce personnage est rare à la cour ; pour le remplir, il faut assez de gaieté pour être indifférent sur la monarchie, assez d’esprit pour raisonner de tout, assez de fortune pour se passer de bassesse. Son regard pénétrant n’aurait pas tardé à démêler cet homme actif qui sait tout, qui va partout, qui s’intéresse à tout, qui prétend à tout, et qui s’attend à tout. Il connaît toutes les puissances, il voit tous les partis, il parle à tout l’univers, et a besoin de toute sa probité pour n’être pas plus dangereux à ses amis qu’à ses ennemis. Quelle étude aurait-elle pu faire de cet homme austère dont le patriotisme est si pur, qu’il couvre les grâces naturelles de son esprit, et met un frein continuel à la gaieté de son caractère ? Il s’est condamné à l’intérêt le plus vif pour tout ce qui a l’apparence de la liberté : de là il confond souvent l’homme triste avec l’homme profond, l’égoïste avec le républicain, et sa gaieté lui paraît suspecte. Comme son sérieux est une espèce de toilette affectée, il a naturellement son côté plaisant ; et comme sa gaieté est toujours concentrée, l’explosion en est souvent très-piquante. Quel fruit pouvait-elle retirer de la conversation du militaire qui ne vit que dans le mouvement, et ne s’agite que pour guerroyer ? Il rêve tactique dans les bras de sa maîtresse ; toutes ses actions sont des manœuvres, et l’état militaire est son livre classique. Il règne à son régiment avec toutes les délices du commandement ; il l’exerce avec toutes les minuties de la sévérité. S’il est contraint de rester à Paris, il se venge de son inaction sur ses amis, en transportant leur imagination où son activité appelle sans cesse la sienne. Elle eût lancé un regard allumé du feu du mépris sur cet être dangereux qui écoute tout avec résignation, parce qu’il est payé pour s’ennuyer et pour nuire. S’il se mêle à une conversation, il déraisonne pour faire raisonner l’assemblée ; s’il approuve le sentiment de quelqu’un, c’est pour l’amener à des épanchemens aussi dangereux qu’inconséquens. Si, par hasard, il n’est de l’avis de personne, c’est pour attraper celui de tout le monde. Quelquefois il feint des discours hardis pour en entraîner de plus hardis encore ; par ce moyen il se met à l’abri du soupçon, et court vendre impunément sa mémoire. En un mot, son existence est une convention éternelle entre la bassesse et l’autorité. Peut-être se fût-elle amusée de cet homme inquiet que tout agite, que rien ne calme, qui promène partout les fantômes de son esprit, et qui s’alarme à un tel point de tout ce qui sent la hardiesse, que ses propres paroles l’effraient, et qu’il est prêt à s’expatrier s’il parvient à s’entendre. Son caractère inquiet l’oblige à savoir tout ce qu’un homme d’esprit ignore. Il ne conçoit pas la sécurité de l’homme ignorant, dont les réflexions balourdes tombent dans une conversation comme une masse imprévue, et qui réjouit par son jargon ceux qu’il habitue à sa présence. Il est aussi embarrassé pour dire ce qu’il sait, que pour apprendre ce qu’il ne sait pas. Il s’afflige quelquefois sans sujet, se console toujours sans raison, et vit tranquille au milieu de la société, à l’abri de toutes les inquiétudes de l’esprit. Ses amis ont cependant un peu de peine à s’accoutumer à lui ; la profonde ignorance a son mérite, mais elle pèse à la longue. Il est vrai qu’elle eût souvent été exposée à rencontrer l’homme de lettres qui, possédant à fond la superficie de toutes les sciences, décide toutes les questions en dictateur, évite la raison par tous les sentiers du bel-esprit, et la remplace, sans la faire oublier, par tout l’éclat de l’expression. Il n’est sans caractère que parce qu’il est sans fortune. Ennemi né de toutes les grandeurs humaines, il tonne publiquement contre les ministres et les gens en place, ne pardonne qu’à l’autorité généreuse, et punit la tyrannie en se rangeant de son parti. Il méprise toutes les vertus, mais il ennoblit tous les vices. Il trouve l’amitié plate, la probité inutile, le courage dangereux, la franchise déplacée ; mais la calomnie n’est que de l’imagination, la fausseté que de la finesse, la lâcheté que de la prudence, et l’escroquerie que de l’adresse. Son grand art est de donner à tout un vernis séduisant. Il trace des noirceurs avec gaîté, il soutient des erreurs avec éloquence ; pour en jouir, il faudrait l’entendre sans le connaître, le lire sans l’analyser.

Elle y eût plus d’une fois rencontré la femme qui monte son caquet au ton des affaires présentes ; qui raisonne par tempérament, et n’agit plus que par grimaces ; qui intrigue pour un ministre qui la trouve encore jolie, et regrette la loge, à l’opéra, de celui qu’on renvoie. Elle aime le bruit, parce qu’elle n’a plus besoin de mystère, et qu’à quarante ans, pour être célèbre, une femme n’a plus que la ressource des ridicules. Elle parvient quelquefois à jouer un rôle : alors elle est aussi heureuse que si elle était jeune, elle a des esclaves qui l’encensent, des amis qui l’adorent, des amans qui l’estiment, et des bégueules qui l’envient. Si son jargon et ses airs ne parviennent pas à la sortir de l’obscurité, elle la combat par tant de travers, qu’elle finit par en triompher.

Elle se serait plus d’une fois trouvée assise près du parasite qui ne retient une nouvelle que pour s’introduire à une table ; près de l’amateur dramatique qui n’a jamais lu que l’affiche des spectacles ; de l’agioteur qui guette l’infortune publique pour corriger sourdement la sienne ; de ce vieux complaisant qui, disciple de Mercure, fait le prix d’une fille, la fait vendre, et vit par-dessus le marché ; près du désœuvré qui ne prend part aux troubles de l’État que pour se désennuyer un moment ; du rêveur qui s’enveloppe dans ses pensées, et n’en peut développer aucune ; du querelleur qui défend son avis comme on défend un mauvais poste ; du honteux qui se tapit dans un coin pour escamoter une nouvelle ; de l’homme tranchant qui prononce sur tout avec la confiance de la sottise ; du charlatan qui achève une calamité par ses expédiens.

Qu’y aurait-elle encore vu ? Madame de ***, en qui un vice d’éducation a établi pour jamais le préjugé de la naissance. Un homme de la cour est le seul être dont elle conçoive l’existence. En voir un à ses pieds, est le bonheur idéal que son esprit poursuit partout. Tantôt elle accueille un de ces vieux courtisans qui rampent devant leurs maîtresses comme devant leur souverain, et dont quatre mots et deux révérences font toute la galanterie ; tantôt elle s’attache à un de ces hommes de faveur qui arrivent à tout avec une confiance imperturbable, pour qui l’ignorance a été un moyen, et l’impertinence un mérite. Quelquefois une brillante décoration la séduit ; mais ce qui la rend souverainement heureuse et peut seul la fixer, c’est un de ces jeunes gens fortunés à qui quatre cents ans de noblesse ont valu, à la cour, un habit de chasse et un habit de bal, et qui reviennent à Paris faire annoncer leurs titres et soupçonner leur crédit ; qui mesurent la bonne compagnie avec du parchemin, et fréquentent la mauvaise sans se déplacer ; enfin qui, mettant toute leur ineptie en hauteur, et tout leur courage en insolence, ont fini par dégoûter d’être gentilhomme. Après dix ans d’aventures, madame de *** deviendra aigre, avare, médisante, et ne se fera pardonner ses vices que par ses ridicules.

Depuis que les hommes se sont réunis en société, il s’est établi entre eux une comparaison continuelle, source de leurs peines et de leurs plaisirs. Cette comparaison varie dans ses objets, et diffère dans son étendue : les uns se transportent aux extrémités de la terre et jusqu’aux siècles les plus reculés, pour s’y mesurer avec tous les grands hommes qui existent ou qui ont existé ; d’autres ne prennent leur hauteur que dans leurs coteries ; d’autres, enfin, se contentent de se trouver plus de bon sens qu’à leurs femmes ou à leurs enfans. Qu’importe à celui-ci que les autres l’élèvent ou le rabaissent ? il porte avec lui son piédestal. Oui, son opinion lui suffit ; c’est un duvet enchanté sur lequel il s’étend voluptueusement et s’endort avec délices : sans cesse occupé de lui-même, la satisfaction éclate dans ses yeux ; tantôt il la manifeste étourdiment de bonne foi ; tantôt il la contient sous un sérieux composé, afin d’ajouter encore à la jouissance de son mérite par le sentiment d’une modération héroïque. Au bout de deux cents ans de vie, et sans sortir de la cité, il trouverait encore à s’étonner. Comme il ne classe point ses idées, comme il n’en généralise aucune, tout est détaillé pour lui dans l’univers, tout est piquant, tout est phénomène ; sa vie est une enfance prolongée ; son œil est un verre officieux qui ne transmet jamais à sa pensée qu’un ou deux objets à la fois ; s’il rentre au dedans de lui-même, il y trouve un hôte affectueux qui l’honore et le considère, toujours courtois, toujours poli, toujours prêt à lui faire fête : pour lui, la perfection est un globe parfait qui tourne sans cesse sur lui-même ; placé au sommet, il se flatte d’y marcher sur la tête de ses semblables : rien ne saurait troubler la sérénité de son âme ; il ne connaît ni l’envie ni la jalousie. Comme il met sa gloire à des riens, il trouve place en tous lieux pour elle. Un enfant qui tombe, un papillon qui vient brûler ses ailes à la chandelle, tout réveille en lui l’idée de sa supériorité, et l’excite à rire. S’il vient à parler, son sérieux court encore un nouveau danger ; car il ne saurait franchir un pronom possessif, il ne saurait dire je, moi ou mon, sans que l’image d’une aussi charmante propriété ne vienne le chatouiller délicieusement ; ses traits renversés se dilatent malgré lui, et son visage cède à l’attrait du plaisir. S’entretient-il avec quelqu’un, il se place dans un point de vue qui le ravit ; c’est entre ce qu’il a dit et ce qu’il va dire : il distribue ses idées avec une confiance plénire ; et s’il s’élance quelquefois jusqu’à quelque réflexion commune, il la distribue à son de trompe ; il détache un air fier pour lui servir de cortège ; et, tout rayonnant de gloire, il se transporte à quelques pas de lui-même pour se contempler, puis il s’en rapproche pour s’entendre, et, dans cette douce occupation, troublé par une si heureuse ivresse, il est fier des tributs qu’il s’est payés lui-même. Il croit faire sur les femmes la sensation rapide qu’il fait sur lui-même. Son cristallin, heureusement construit, rassemble dans son foyer tous les rayons divergens ; et, lorsqu’à peine il est aperçu, il se croit l’objet des regards du monde : il se croit aimé, parce qu’il est aimable ; il se croit aimable, parce qu’il s’aime, et sur cette base inébranlable son bonheur est élevé. Si, vers l’aube du jour, il voit sortir quelqu’un de l’appartement de sa femme, il court vers elle, ouvre son écrin, compte ses diamans, et rit comme un fou de ce que le voleur n’a pas su les trouver.

Êtes-vous pauvre ? quelque mérite que vous ayez d’ailleurs, vous n’êtes qu’un misérable sans importance. D’un autre côté, tout votre mérite consiste-t-il en une connaissance profonde des lois ? on fera de vous un jurisconsulte. Avez-vous de grands talens littéraires ? on vous proposera pour quelque académie. Aimez-vous beaucoup vos enfans et votre ménage ? on vous laissera dans votre maison comme une personne estimable. Bon magistrat, bon négociant, grand politique, grand général, savant agriculteur, vous méritez peut-être beaucoup d’hommages ; mais vous n’êtes encore rien auprès de l’homme aimable, de l’homme à femmes, de l’homme du monde. Une certaine nuance entre la déraison et l’esprit, entre le savoir et l’ignorance, du goût plutôt que du talent, de la mesure plutôt que de la capacité, du luxe plutôt que de la richesse, un peu de grâce, beaucoup de souplesse, et, autant qu’il est possible, point de fonction publique à exercer, point d’occupation positive obscure, voilà, après y avoir bien réfléchi, ce qui m’a paru convenir au caractère de l’homme du monde. Heureuse médiocrité ! tu n’as pas les honneurs de la célébrité, mais tu en disposes ; c’est toi qui fais et défais les réputations, qui dispenses les places, les faveurs, la fortune. Jeunes gens et ministres, hommes d’affaires et hommes à talens, jolies femmes et vieux ambitieux, tous doivent leurs succès dans la vie à leurs avantages et à leurs succès dans le monde. Quel port ! comme cette jambe se détache bien ! quelle noblesse dans les manières ! oh ! assurément ce jeune homme a beaucoup de mérite. Que de choses dans un menuet ! disait Dauberval, et Dauberval avait raison.

Il n’est personne qui puisse imaginer que les rassemblemens de société sont des points de réunion où chacun va porter le tribut des talens qu’il possède ou des connaissances qu’il a ; que le négociant, par exemple, va dans le monde, pour y parler de commerce ; le magistrat, des lois ; le philosophe, de morale ; le publiciste, du droit des nations. Où en serions-nous ? parler de ce qu’on sait est maussade et pédant ; mais le jeune homme décide sur la politique, le magistrat sur la mode, le négociant parle de littérature, le vieillard de galanterie ; chacun parle avec grâce de ce qu’il ne sait pas : voilà le bon ton.

Autrefois on causait doucement ; le ton de la voix était toujours abaissé à un diapason qui semblait être celui d’une chambre de malade. Depuis la révolution, où les événemens ont donné une grande hauteur à toutes les idées, le ton de la voix s’en est ressenti : quelquefois aussi tout le monde parle ensemble, comme dans les anciens chœurs des Grecs. Il serait peut-être assez curieux de rechercher ce qui fait qu’une multitude de bouches se remuent tout à la fois pour produire des sons qu’aucune oreille ne peut recevoir ; serait-ce parce que toutes ces têtes sont pleines ? Et, en effet, lorsqu’elles sont une fois vidées, la conversation reprend peu à peu le ton du bon temps.

La Rochefoucauld dit que la confiance fournit plus à la conversation que l’esprit ; voilà pourquoi la confiance est toujours plus abondante avec un ami. À mesure qu’un ou plusieurs étrangers surviennent, la confiance se retire et la conversation tarit. Doit-elle pour cela tomber ? Non, sans doute ; ce serait une honte. Monsieur, vous êtes bien près de la porte. — Madame, vous êtes bien mal à l’aise. — Il faisait bien chaud hier. — Il fait bien froid aujourd’hui. On adresse ainsi la parole à tout le monde ; on n’oublie personne ; ce qui s’appelle bien faire les honneurs de la maison. Vient ensuite la nouvelle du jour : si elle est importante, on en parle légèrement ; on s’y arrête si elle est frivole. Les nouvelles une fois épuisées, on en invente : tout cela ne suffit pas encore.

Nous avons besoin d’une si grande quantité d’événemens, qu’on a été obligé de créer, sous le nom de cartes ou de dés, des machines pour en faire. Cet homme vous demande des nouvelles de votre santé, votre santé ne l’intéresse pas du tout : celui-ci vous assure qu’il est votre serviteur ; en vérité il n’en est rien : le premier veut bien jouer avec votre confiance, le second avec votre orgueil. Vous jouez avec lui de la même manière, et vous ne vous trompez ni l’un ni l’autre. Charmante scène, où tout est factice ! Voyez cette petite fille de dix ans, avec sa poupée qu’elle tapote, c’est qu’elle lui représente son mari : à quinze ans son mari lui représentera sa poupée. Sur cette table verte sont d’autres poupées de papier, qu’on appelle rois et dames. Quelquefois le roi ou la dame sont emportés par un as ou un petit atout, ce qui est très-piquant. Tout est jeu dans ce monde : au théâtre on joue les rois et les peuples ; dans les salons, on joue à la fortune avec des cartes ; on joue à l’amitié sous le nom de politesse ; à l’amour, sous le nom de galanterie ; on rit pour faire semblant d’être gai ; on élève, on précipite ses paroles, pour faire semblant d’être passionné ; le marmot bat du tambour et veut faire le solclat ; la petite fille se pavane et veut faire la dame ; les enfans jouent pour ressembler à des hommes, et les hommes jouent pour ressembler aux enfans ; ce que vous blâmez dans ces jeux du monde, ce sont ses délices ; ce que vous blâmez dans ces femmes, c’est de la noblesse ; dans ces jeunes gens, c’est de la grâce : tout cela fait essentiellement partie du bon ton. Or, le bon ton est aux manières ce que le bon goût est aux productions de l’esprit : C’est le bon sens des petites choses, c’est le sentiment exquis des plus petites nuances, des plus légères convenances. Sublime renversement, qui a pu faire toutes les choses petites si grandes, toutes les choses grandes si petites ! cercle ravissant d’aimables faussetés, d’ingénieuses illusions !

Cependant madame Cottin ne pouvait pas croire que de si doux mensonges fussent au-dessus de la vérité ; que tant de magie valût mieux que la nature. Tous ces beaux salons l’ennuyaient, l’air solennel et maniéré de ces dames lui déplaisait, les jeunes gens avec leur ton tout à la fois léger et important la révoltaient. Tandis que nous sommes enfermés ici, disait-elle, voyez ce beau soleil, cet air pur. Ah ! que ne suis-je plutôt dans les champs, que ne puis-je revoir les lieux chéris de mon enfance, ces bois, ces ruisseaux, ces vergers fleuris !

Madame Cottin ayant eu l’amour à peindre dans Claire d’Albe, dans Malvina, dans Amélie Mansfield, dans Mathilde, il n’est peut-être pas sans intérêt de faire quelques rapprochemens entre ces quatre ouvrages, et surtout entre les héroïnes qu’elle a mises en scène. Ce que l’on remarque d’abord, c’est qu’elles ont toutes à peu près le même caractère : on leur trouve un air de famille, et néanmoins certains traits bien prononcés donnent à chacune d’elles une physionomie tout-à-fait différente. Douées d’une sensibilité profonde et vraie, elles cèdent un peu facilement, peut-être, à l’impression que produit sur elles la première vue de l’homme dont elles doivent être éprises. Leur imagination est subitement frappée : l’amour est toujours spontané ; il n’est besoin ni de soins, ni de séductions : un coup-d’œil, un instant suffisent pour les enflammer, et l’auteur n’a plus qu’à décrire les progrès et les développemens d’une passion combattue par le devoir ou traversée par divers incidens. Toutes ces héroïnes ont une grâce et une amabilité parfaite ; ces n’est point précisément par le portrait qu’en fait l’auteur, qu’elles plaisent, c’est par leur ensemble, par leur façon d’être ; elles ont un charme, un je ne sais quoi qu’on ne saurait définir, et qui les rend on ne peut plus séduisantes. Tout entières à la passion qui les entraîne, madame Cottin les met sans pitié dans des situations où leur vertu a de fort grands risques à courir. Loin d’éviter le détail de ces scènes brûlantes, et par conséquent délicates à traiter, elle se complaît à prolonger les situations, à exposer les héroïnes à toute l’impétuosité d’un amant, à toute l’ardeur de ses désirs, à montrer la résistance pénible d’une femme qui, consumée d’amour, sur le point de se trahir elle-même, est réduite à implorer la pitié de l’homme qu’elle rend le témoin et le maître de sa faiblesse ; elle aime enfin à montrer la pudeur souffrante et en danger[3].

Lorsqu’on voit ces tableaux de l’amour en délire, où l’exaltation des sens vient se joindre à celle des sentimens, on se demande comment ils auraient pu être tracés par une femme dont le cœur n’aurait pas lui-même éprouvé ce qu’il savait si bien exprimer. À prendre à la lettre ce qu’a dit lady Morgan de madame Cottin, l’auteur de Malvina, de Claire d’Albe, de Mathilde, d’Amélie Mansfield, n’aurait fait que peindre sous certains rapports la situation de son âme.

Madame Cottin avait un petit ermitage dans la vallée d’Orsay. La demeure qui a été une fois consacrée par la résidence du génie, dit lady Morgan, en parlant de cet ermitage, que ce soit un palais ou une chaumière, est un temple que l’esprit et imagination ne doivent regarder qu’avec vénération. Aussi la belle vallée d’Orsay, qui a vu créer sous ses bosquests le caractère de Malek Adhel, conservera-t-elle long-temps un intérêt indépendant de ses agrémens et de sa beauté romantique. Lady Morgan raconte encore que pendant son séjour en France elle eut la curiosité d’aller visiter cette vallée ; mais que le villageois auquel elle parla de madame Cottin, lui dit qu’il n’en avait jamais entendu parler. Nous lui parlâmes, ajoute l’auteur, de la circonstance de son malheureux parent, qui était en même temps son amant, qui se donna la mort dans les environs de son château. C’était un événement qui devait avoir éveillé l’attention des villageois. « Eh ! mais, mon Dieu, oui, s’cria la femme, je me rappelle cela. » Et elle nous montra, à quelque distance, le château d’un propriétaire qui s’était tué parce qu’il soupçonnait sa femme d’avoir conçu de l’attachement pour un homme dont il était l’ami particulier. Son mari la gronda d’avoir tenu un pareil propos, et je trouvai cette délicatesse au-dessus de ce qu’on doit attendre d’un simple villageois. La femme baissa les yeux sans rien répondre ; et, comme le château du mari suicidé n’était pas celui que nous cherchions, nous fûmes obligés de retourner à notre auberge dans le village. Dépourvue de beauté, dit dans un endroit lady Morgan, n’ayant presque aucune de ces grâces qui en tiennent lieu, madame Cottin inspira deux passions ardentes et fatales, qui ne finirent qu’avec la vie de ceux qui les avaient conçues. Son jeune parent, M. D***., se tua d’un coup de pistolet, dans son jardin ; et son rival, sexagénaire, et non plus heureux, M***, s’empoisonna de honte, dit-on, d’éprouver une passion sans espérance, et qui ne convenait pas à son âge.

Dans l’espace de huit ans, madame Cottin a publié cinq romans. La Prise de Jéricho, qui parut en 1802, dans les Mélanges de Littérature de M. Suard, doit être considérée comme le premier ouvrage de cette femme célèbre, quoique nous ne sachions pas précisément à quelle époque il fut composé. C’est un petit poëme en prose, qui se distingue par le style et par les détails, mais dont le plan est faiblement tracé, et dont les situations principales manquent de vraisemblance. C’était sans doute une de ces ébauches que faisait madame Cottin dans le mystère, avant que ses amis lui eussent révélé à elle-même son génie, et à laquelle elle avait mis plus tard la dernière main. « Au mérite d’une action intéressante, dit M. Suard, de la peinture fidèle et animée des sentimens et des mœurs, ce poëme en réunit un autre, qui suppose beaucoup de goût, c’est celui d’avoir imité avec vérité, mais sans aucune exagération, le style figuré qu’on appelle oriental, et qui caractérise les écrits qui nous restent du peuple juif. » Le tort de l’auteur est d’avoir introduit l’amour dans un sujet qui ne pouvait en comporter, ni par la durée prescrite de l’action, ni par la position et le caractère des personnages.

En examinant les romans de madame Cottin, on aime à suivre la marche progressive de ce beau talent, qui s’annonça d’une manière si brillante dans Claire d’Albe. Ce roman fut publié en 1798 ; et, malgré que les esprits fussent encore tout agités des inquiétudes révolutionnaires, tout le monde applaudit à la simplicité de l’action, tellement dégagée d’événemens accessoires et de personnages épisodiques, qu’un auteur ordinaire y aurait à peine trouvé le sujet d’une nouvelle. Elle ne s’est attachée à peindre, dans cet ouvrage, que la naissance et les progrès involontaires d’une passion funeste et criminelle dans deux jeunes cœurs qui semblaient nés pour la vertu ; mais elle a su tirer d’une combinaison qui paraissait d’abord si peu féconde, un parti qui atteste toute l’étendue de son rare talent à peindre les affections de l’âme. L’action est bien conduite, les situations se lient entre elles sans gêne et sans effort, elles sont habilement graduées ; mais la partie essentielle, la partie la plus estimable de l’ouvrage, est le tableau des progrès successifs de cette passion qui s’empare des deux amans, qui les subjugue, et qui finit par les perdre tous deux : tableau tracé de main de maître, et d’une effrayante vérité. On a prétendu que ce roman avait été écrit en quinze jours. Mais il faut observer que cet ouvrage n’était qu’un cadre dans lequel elle avait fait entrer le développement de scènes, d’idées et de sentimens sur lesquels elle avait beaucoup réfléchi d’avance. Les masses principales, les détails même existaient dans sa tête, il ne s’agissait plus que de les adapter à un plan donné.

Le roman de Malvina[4], qui fut publié en 1800, avait coûté deux ans de travail à madame Cottin : conçu sur un plan beaucoup plus vaste, il avait permis à l’auteur de donner plus d’essor à son talent ; mais, pour obtenir des scènes à effet, il a peut-être été quelquefois trop loin. Madame Cottin, qui, dans le roman de Claire d’Albe, s’était exclusivement bornée à décrire les progrès d’une passion funeste, et qui n’y avait fait entrer aucun détail de mœurs, a fort bien peint dans Malvina la vie du château. Cette peinture plaît d’autant plus qu’elle est mise en action.

Amélie Mansfield, sujet plus difficile à traiter, dont madame Cottin s’occupait depuis plusieurs années, fut publié en 1802 pour la première fois. Ce troisième ouvrage se recommande par des conceptions plus fortes encore, par des caractères plus prononcés : c’est l’amour, comme dans les deux premiers, qui en fait presque tous les frais ; mais les personnages se trouvent placés dans des situations absolument neuves et qui commandent un vif intérêt. Après avoir déployé tout ce que son talent a de grâce et de charme dans le tableau délicieux des amours de ses deux principaux personnages, soudain elle rembrunit ses couleurs pour décrire des scènes pathétiques et déchirantes ; et ces deux parties si différentes de l’ouvrage donnent une nouvelle preuve de l’heureuse fécondité de son imagination.

Trois ans entiers furent consacrés à la composition de Mathilde ; la première édition parut en 1805. Il semblait difficile que l’auteur pût trouver des couleurs nouvelles pour peindre encore l’amour, et pourtant, dans Mathilde, non-seulement les tableaux sont entièrement neufs, mais ils ont plus d’énergie et de fraîcheur. Jusque là madame Cottin avait présenté les effets de l’amour dans les classes moyennes de la société ; dans Mathilde, elle s’élève au genre héroïque, et son imagination, prenant un essor plus étendu, n’est point au-dessous du sujet qu’elle veut traiter. La conception du roman de Mathilde est grande et forte ; ce n’est plus une passion ordinaire, traversée par la jalousie ou par des convenances de famille ; c’est l’amour le plus pur et le plus ardent, luttant contre toute la puissance de la religion ; c’est une vierge consacrée à Dieu, qui cherche en vain à bannir de son cœur l’image de l’ennemi de la foi : et cet ennemi de la foi est le plus noble, le plus généreux, le plus beau, le plus amoureux des hommes. L’action se rattache à l’un des événemens les plus mémorables des annales du monde, à cette Croisade à la tête de laquelle se trouvaient Philippe-Auguste et Richard-Cœur-de-Lion, rivaux de gloire et de puissance, suivis de tout ce que la France et l’Angleterre comptaient de plus noble et de plus vaillant. Les croisés avaient à combattre le fameux Saladin, ennemi digne d’eux par sa bravoure et sa générosité. De beaux caractères historiques, de hauts faits d’armes, de grandes actions, dont l’éclat est relevé par ces idées chevaleresques toujours si séduisantes ; le contraste des mœurs des Chrétiens et des Arabes, le luxe de l’Occident opposé à celui de l’Orient, la pompe de la religion, l’enthousiasme qu’elle inspire, tels sont les accessoires dont l’auteur a enrichi son sujet. Voulant faire un roman héroïque, madame Cottin ne s’est servie de l’histoire que comme d’un point d’appui ; elle a profité des beautés qui lui étaient offertes, sans s’astreindre à l’exactitude des faits et des dates. Les deux principaux personnages pris dans l’histoire, où ils ne sont qu’indiqués, laissaient à madame Cottin la liberté de leur donner le caractère et le germe des passions qu’elle se proposait de développer. La physionomie de ces deux personnages est tracée avec une vigueur et une perfection qui honoreraient le talent le plus consommé[5].

Il n’y avait qu’un an que le roman de Mathilde était publié, quand Élisabeth parut en 1806. Vivant isolée, et habituellement plongée dans la méditation, madame Cottin préparait et mûrissait les sujets qu’elle se proposait de traiter ; mais lorsqu’elle prenait la plume, elle écrivait avec une prodigieuse facilité, et son travail n’était jamais arrêté par l’embarras de rendre ses idées. Si cette rapidité de composition donnait de la chaleur et du mouvement à son style, elle ne lui permettait pas d’y mettre cette pureté et ce fini qui caractérisent nos grands écrivains. On remarque dans ses ouvrages des incorrections, des tournures forcées : quelquefois l’expression même est hasardée et bizarre ; mais quelquefois aussi cette bizarrerie ajoute à l’énergie de l’expression : une expression moins hasardée eût peut-être été moins forte. Dans Claire d’Albe, dans Malvina, dans Amélie Mansfield, dans Mathilde, c’étaient les agitations du cœur, les égaremens ou les faiblesses de l’amour, qu’elle avait peints ; dans Élisabeth ou les Exilés de Sibérie, c’est la vertu la plus pure, la plus héroïque, qui brille dans tout son éclat, et qui se montre sans aucun mélange. Le début de ce roman commence par une description des déserts de la Sibérie ; cette description est de la plus grande beauté : elle a un ton sévère parfaitement assorti au sujet. L’auteur est véritablement original dans ce beau morceau ; il n’emploie aucun ornement superflu, aucune expression pompeuse ; tout est simple, mais grand, et d’une telle vérité, que l’on croirait que le tableau est fait d’après nature. On peut donner les mêmes éloges à toutes les descriptions contenues dans ce roman, entre autres à celle d’une tempête dans une forêt. Toute cette partie descriptive est admirable. Il fallait le talent, il fallait l’âme de madame Cottin pour trouver la matière d’un volume rempli d’intérêt, dans un récit qui semble ne pouvoir fournir que quelques pages.

Si quelque chose pouvait ajouter au rare talent que l’auteur a déployé dans cet ouvrage, ce serait sans contredit la modestie de madame Cottin, qui, au lieu de faire remarquer l’extrême difficulté du sujet, s’excuse, dans la préface, de ne l’avoir pas traité avec plus d’étendue. « La véritable héroïne, dit-elle, est bien au-dessus de la mienne, elle a souffert bien davantage. En donnant un appui à Élisabeth, en terminant son voyage à Moscou, j’ai beaucoup diminué son danger, et par conséquent son mérite. »

De tous les ouvrages de madame Cottin, Élisabeth est celui qui a obtenu le plus de suffrages à l’étranger. Plusieurs traductions et plusieurs éditions en ont été faites en Angleterre : tous les journaux anglais se sont réunis pour en faire les plus pompeux éloges. Lorsque j’arrivai en France, dit lady Morgan, elle aussi, dont le nom ne peut se prononcer que d’une voix attendrie, et sans qu’une larme vienne mouiller les paupières, la sublime, la tendre madame Cottin, douée du véritable génie de la femme, n’existait plus, et je ne trouvai que l’histoire de sa vie. Lady Morgan ajoute en note : Madame Cottin est une des femmes dont les ouvrages ont eu le plus de succès en France. Elle réunissait tous les suffrages, et sa simplicité modeste, ses qualités éminentes et ses vertus contribuèrent beaucoup à les lui assurer.

Quelque temps avant de mourir, elle avait entrepris d’écrire un livre sur la religion chrétienne prouvée par les sentimens. Qui mieux que madame Cottin était en état de composer cet ouvrage ? Nourrie de la lecture des saintes Écritures, elle savait en transporter les beautés dans ses écrits avec un art qui lui était particulier. Peu d’écrivains ont su donner aux idées religieuses une plus heureuse expression. Le beau caractère de Guillaume, archevêque de Tyr, dans Mathilde ; celui de M. Prior, dans Malvina ; du missionnaire, dans Élisabeth, la peinture des vertus solitaires de l’ermite du désert, encore dans Mathilde, sont des créations d’un esprit profondément pénétré des plus nobles sentimens de la religion. Le talent de madame Cottin a quelque chose d’auguste et de solennel ; la marche de sa phrase est plus aisée, l’effet en est plus certain. Le ciel, docile à sa voix, semble porter dans les cœurs qu’elle vient de livrer au ravage des passions, le calme et la sérénité ; c’est à l’aide des sentimens religieux qu’elle réconcilie la vertu avec elle-même, qu’elle met un frein aux emportemens de l’amour, et qu’elle endort les orages du cœur. Habile à mettre l’amour aux prises avec la religion, qui mieux qu’elle a su peindre la lutte de ce que la nature a de plus fort, avec ce que le ciel a de plus sacré ? Combattue entre la foi donnée au cloître et la promesse faite à l’amour, c’est Mathilde qui se débat dans les liens d’un double engagement. Qu’il est vrai, qu’il est naturel, ce combat du cœur contre le cœur, du devoir contre le sentiment, du culte du vrai Dieu contre une croyance insensée ! Quel charme nouveau eût su répandre sur un sujet religieux le pinceau de madame Cottin ! Inspirée par Fénélon, elle en aurait en la douceur évangélique, la candeur de style et de sentiment.

Au moment où inadame Cottin fut atteinte de la maladie qui l’enleva aux lettres et à ses amis, elle travaillait à un roman sur l’éducation, dont elle avait déjà écrit les deux premiers volumes. C’était sur cet ouvrage, qui avait un but d’utilité réelle, qu’elle voulait fonder sa réputation, et obtenir, disait-elle, la seule gloire qu’une femme puisse desirer. C’est peut-être ici le lieu de faire remarquer une contradiction fort singulière de l’esprit de madame Cottin : après avoir fait, dans Amélie Mansfield, une satire fort amère des femmes auteurs ; après avoir dit que, se faire imprimer est pour les femmes un tort et un ridicule ; qu’une femme qui se jette dans cette carrière ne sera jamais qu’une pédante ; qu’il semble que le temps qu’elle donne au public soit toujours pris sur ses devoirs, ce qui est fort extraordinaire dans la bouche d’une femme qui a consacré toute sa vie à écrire des romans ; elle termine par une critique plus dure encore contre les femmes qui ont écrit sur l’éducation. J’aime mieux classer cette contradiction avec les innombrables contradictions du cœur humain, que de chercher à en expliquer les causes.

Le talent de madame Cottin ne se borne pas à la peinture animée des passions ; ses ouvrages se distinguent encore par la richesse des descriptions, qui tantôt rappellent les tableaux les plus délicieux de Paul et Virginie, tantôt les tableaux plus énergiques, mais non moins séduisans d’Atala. L’auteur sait également bien décrire, et les beautés sauvages du désert, et les sites gracieux d’un riant paysage, et les jeux d’un tournois, et la pompe des cérémonies religieuses, et les horreurs d’un siége et d’un combat. Ses descriptions sont franches, naturelles, exemptes d’emphase : madame Cottin ne les prodigue pas, elle ne s’y livre que lorsqu’elles naissent du sujet. Si elles sont plus fréquentes dans Élisabeth, c’est que le sujet les comportait, et qu’elles ajoutent encore à l’intérêt de la situation. Il serait plus difficile de justifier la conduite des romans de madame Cottin, et surtout la manière dont cette dame en prépare ordinairement le dénouement. On s’aperçoit, vers la fin surtout, que l’auteur n’a plus une marche aussi assurée ; les événemens s’entassent, se pressent les uns sur les autres ; ils prennent un caractère plus romanesque, et gênent l’action au lieu d’en hâter la marche. Mais ce défaut est presque toujours racheté par de grandes beautés de détail : le charme des développemens fait souvent oublier ce qu’il peut y avoir de vicieux dans la conception[6]. Les premiers romans de madame Cottin avaient été publiés sans noms d’auteur ; lorsque plusieurs succès eurent trahi l’incognito qu’elle avait d’abord résolu de garder, elle regrettait sincèrement le temps où, ignorée du public, son existence se renfermait dans sa famille et dans le cercle de ses amis. Le soin qu’elle apportait à revoir ses ouvrages, à les corriger, à faire les changemens, les coupures, les additions que la critique ou son goût lui avait indiquée, prouve que, loin de se montrer rebelle à la critique, elle approuvait les jugemens les plus sévères, profitait des conseils qu’elle trouvait dans les journaux, comme de ceux qu’elle recevait de ses amis.

Qui n’a pas été surpris de voir que, de tant d’Aristarques qui font, dans les gazettes, le métier de régenter les auteurs, nul ne s’est montré aussi sévère envers madame Cottin qu’une femme. Tout ce que la critique a de plus amer, elle l’a employé pour faire ressortir les défauts qu’elle a voulu trouver dans ses ouvrages. « Claire d’Albe est, à tous égards, un mauvais ouvrage, sans intérêt, sans imagination, sans vraisemblance et d’une immoralité révoltante ; c’est le premier roman où l’on ait représenté l’amour délirant, furieux et féroce, et une héroïne vertueuse, religieuse, angélique, et se livrant sans mesure et sans pudeur à tous les emportemens d’un amour effréné et criminel. Cet ouvrage est en lettres, et c’est l’héroïne qui écrit ; cette manière, qui sauve la difficulté de varier le style suivant les personnages, est la plus aisée, mais par cela même la moins agréable….. La main d’une femme, de quelque âge qu’elle puisse être, ne peut copier les scènes cyniques de cet amour adultère telles qu’on a osé les décrire dans ce roman ; la fausseté des sentimens peut seule en égaler l’inclémence… Il faut s’arrêter… Non-seulement une femme, mais un homme qui aurait quelque respect pour le public, n’oserait transcrire la page infâme et dégoûtante qui suit ce discours, dont l’extravagance et l’impiété font toute l’énergie. Cependant l’auteur, dans l’avant-dernière page de cette coupable et misérable production, consultant enfin sa conscience et ses lumières, fait dire à son héroïne expirante ces belles paroles qu’elle adresse à son amie, en lui recommandant sa fille : qu’elle sache que ce qui m’a perdue est d’avoir coloré le vice du charme de la vertu ; dis-lui bien que celui qui la déguise est plus coupable encore que celui qui la méconnaît. Mais à quoi servent quelques lignes raisonnables, lorsque, dans le cours de l’ouvrage, on n’a cherché qu’à colorer le vice du charme de la vertu ?… Toutes les règles invariables du roman passionné se trouvent dans celui-ci : incorrection de style, phrases inintelligibles, impropriété d’expressions, fureurs d’amour ; un jeune homme vertueux forcené ; une femme céleste, s’humiliant, se prosternant dans la poussière aux pieds de son amant ; des adultères parlant toujours du ciel, de la vertu, de l’éternité ; tous les confidens et les sages du roman admirant avec enthousiasme ces deux personnages ; les passions divinisées, alors même qu’elles font commettre des crimes ; et enfin le suicide attribué au héros et comme une grande action !… Voilà ce qui compose Claire d’Albe, premier modèle du genre, qui a produit tant d’autres romans, dans lesquels on a servilement copié toutes ces extravagances. Que dire de ceux qui, n’étant point égarés par leur propre imagination, c’est-à-dire n’inventant rien, ont eu le double mauvais goût d’admirer de telles choses et de les imiter ? »

Dans son troisième ouvrage (Amélie Mansfield), l’auteur, par un caprice malheureux, retombe dans le genre créé par elle : l’héroïne est passionnée jusqu’à la fureur la plus extravagante. Cet ouvrage est souillé par deux lettres qu’une femme auteur n’aurait jamais dû composer ; le dénouement est révoltant. Est-ce là peindre l’amour ? Non : c’est peindre la rage la plus insensée ; ou, pour mieux dire, cette peinture est ridicule et glaciale, parce qu’elle manque absolument de vérité. Osons le dire, les amans dans ses romans paraissent livrés à un mal physique qui leur donne une rage semblable à celle que les animaux féroces éprouvent dans une certaine saison de l’année. On rencontre dans Mathilde des réminiscences et plusieurs imitations d’autres romans. Dans Élisabeth, l’esprit remplace trop souvent la sensibilité, et de trop jolies phrases, trop multipliées, affaiblissent l’intérêt, ôtent du naturel, et jettent de la froideur sur l’ensemble de ce petit ouvrage… Madame Cottin manquait d’invention et d’imagination : elle a trop souvent emprunté les idées des autres ; elle a toujours conservé trop de recherche et de prétention. On ne trouve dans son premier ouvrage que des phrases ridicules ; mais on en rencontre beaucoup dans les autres que le goût voudrait réformer, parce qu’elles manquent de naturel et de vérité. » Qui pourrait croire que c’est la même femme qui a porté, des deux derniers ouvrages de madame Cottin, le jugement suivant ? « Les deux derniers romans de madame Cottin sont infiniment supérieurs à tous ceux des romanciers français, sans en excepter ceux de Marivaux, et moins encore les ennuyeux et volumineux ouvrages de l’abbé Prévost ; car Gil-Blas est un ouvrage d’un autre genre, c’est la peinture des vices, des ridicules produits par l’ambition, la vanité, la cupidité, et non le développement des sentimens naturels du cœur, l’amour, l’amitié, la jalousie, la piété filiale, etc. L’auteur, si spirituel, et souvent si profond dans ses plaisanteries, n’avait étudié et ne connaissait bien que les intrigans subalternes et les ridicules de l’orgueil : quand il quitte son pinceau satirique, il devient commun ; tous les épisodes de Gil-Blas, qu’il a voulu rendre intéressans et touchans, sont fades et mal écrits. »

Le commencement du chapitre où se trouvent entassées toutes ces graves observations sur les ouvrages de madame Cottin est vraiment curieux. Avant d’entrer en matière, l’auteur a cru nécessite de préparer ses lecteurs à ce qu’ils allaient lire. « Il serait fort difficile de parler d’un auteur célèbre mort depuis peu de temps, et dont les partisans et tous les amis existent, si l’on manquait de droiture ou de courage, si l’on n’était pas capable de louer non-seulement avec sincérité, mais avec plaisir, ou si l’on avait la faiblesse de craindre de ridicules interprétations et d’injustes ressentimens. Dans tout ce qui tient à la morale, tous les ménagemens que ne prescrivent pas la bienséance et le devoir, sont des lâchetés. On n’en aura point dans cet article, on doit juger avec sévérité des ouvrages qui méritent d’être lus : une critique réfléchie est un hommage ; elle suppose une sorte de méditation qui, seule, est une marque d’estime, et la critique même ajoute au poids des éloges. »

Ainsi donc, dans le jugement que madame de Genlis a porté des ouvrages de madame Cottin, il y a de la droiture, du courage, de la sincérité, de la bienséance, du devoir, de la sévérité, une critique réfléchie, et enfin une sorte de méditation, qui seule est une marque d’estime ; mais on y chercherait vainement de ridicules interprétations et d’injustes ressentimens ; on n’y trouvera point les ménagemens que ne prescrivent pas la bienséance et le devoir, ce sont autant de lâchetés que le noble courage de madame de Genlis a toujours méprisées. Mais pourquoi n’a-t-elle pas étouffé avec la même intrépidité le sentiment secret qui lui a dicté cette odieuse diatribe contre une femme dont les talens supérieurs sont, pour le sexe dont elle a entrepris de réhabiliter la gloire littéraire dans l’énorme compilation qu’elle a publiée sous le titre d’Influence des femmes sur la littérature française, un argument beaucoup plus fort que tout ce qu’elle a pu écrire ?

Il est des êtres qui abhorrent l’obscurité, qui craignent tout ce qui humilie, et qui, en dépit du sort, se créent une existence. Madame de Genlis en a reçu une de cette trempe. Un esprit alors plus docile, mais déjà fort caustique, reprenait en sous-œuvre ceux que la musique avait fatigués ou laissés sans enthousiasme, ou achevait des conquêtes que l’art avait ébauchées. Si tous les deux échouaient, le cœur s’en mêlait, et il s’exprimait comme s’il eût senti. La nature donne d’ailleurs des organes officieux qui parlent son langage, et, au besoin, remplacent les grandes facultés de l’âme. Comme femme, madame de Genlis a une teinte de pédanterie qui lui enlève un des premiers charmes de son sexe, l’abandon. Une femme, en effet, est précieuse, parce que sa sévérité est toujours une complaisance, parce que ses vertus touchent presque à la faiblesse, puisque le milieu, qui est la douceur, n’est qu’une faiblesse commencée. Madame de Genlis abjura ces ressources, et revêtit un caractère d’autorité qui souleva les prudes, en imposa aux sots, amusa les connaisseurs, et surprit ceux qui n’ont pas le temps d’examiner. Comme écrivain, madame de Genlis a une mesure qu’elle ne peut outrepasser : ses vues ne sont pas larges, ses conceptions ne sont pas fortes, ses efforts pour s’élever ne portent qu’à une certaine hauteur. La monotonie de la médiocrité est insupportable dans les longs ouvrages. Mille comédies comme celles de madame de Genlis ne donneraient pas une bonne scène. Ses préceptes se répètent. Elle n’est au-dessus d’elle-même que lorsqu’elle se loue elle-même, ou qu’elle dit du mal d’autrui. Alors son imagination se féconde. Quand elle se loue, c’est en révélant une à une ses qualités, avec lesquelles il faut insensiblement familiariser l’envie. C’est une manière de se supposer des talens, que d’annoncer que l’on excite dans autrui ce sentiment pénible. Cela est si incroyablement ridicule que, prouver à quelqu’un qu’il ne peut pas exciter l’envie, c’est faire une satire amère. Il y a certainement une sorte de mérite à composer certains ouvrages, à raconter des histoires, à dialoguer la morale, à esquisser quelques tableaux de mœurs ; mais cela ne peut exciter l’envie que de ceux qu’on n’enviera pas. Toute censure admet presque toujours deux opinions. Il faut beaucoup de force pour détrôner celle qui règne, beaucoup d’artifice pour enlever les admirateurs, sans leur faire apercevoir qu’ils passent d’une erreur, qui était leur ouvrage, à une meilleure manière de voir, qui est l’ouvrage du censeur. C’est un secret que madame de Genlis n’a jamais rencontré, malgré qu’elle ait essayé de l’introduire dans la plupart de ses ouvrages. Un individu qui n’est pas au timon des affaires ne peut jamais faire beaucoup de mal à beaucoup de personnes. S’adonnât-on au passe-temps de nuire, il ne peut jamais s’exercer que sur le petit nombre. D’où vient donc que certaines personnes ont tant d’ennemis ? Le succès irrite la multitude, et l’on ne veut louer que les malheureux. Il est vrai aussi que ce qu’on appelle des ennemis est une plaisante espèce de gens. Ils disent du mal, mais sans effet. Pour que du mal en produise, il faut avoir de l’influence, il faut être reconnu homme d’un jugement sain et d’un esprit éclairé ; pour s’être acquis cette réputation, il faut ce que n’ont point ceux qui disent du mal.

Il semble que madame de Genlis ait pris à cœur de justifier les vers malins que ses inconcevables prétentions ont plus d’une fois inspirés à l’un de nos poëtes les plus distingués de ces derniers temps.


Non loin de ces frélons nourris dans l’art de nuire,
Et corrompant le miel qu’ils n’ont pas su produire,
J’aperçois le phénix des femmes beaux-esprits.
Son libraire lui seul connaît tous les écrits
Dont madame Honesta daigne enrichir la France :
Vous n’y trouverez point cette heureuse élégance,
Cet esprit délicat, dont les traits ingénus
Brillaient dans Sévigné, La Fayette et Caylus :
C’est un lourd pédantisme, un ton sévère et triste,
C’est Philaminte encore, mais un peu janséniste.
De la France avec moi le bon goût avait fui,

Dit-elle ; après dix ans, j’y reviens avec lui ;
Plaignant du fond du cœur ma patrie en délire,
J’arrive d’Altona pour vous apprendre à lire.
J’ose même espérer de plus nobles succès ;
Je voudrais, entre nous, convertir les Français.
Plus d’un, sans réussir, a tenté l’entreprise ;
Vous n’aviez point encore de mère de l’Église.
Si la philosophie a pu vous abuser,
Si des noms trop fameux qu’on voudrait m’opposer,
Forment dans la balance un poids considérable,
Mes trente in-octavo sont d’un poids admirable :
Pour faire pénitence il faut les méditer,
J’aurais bien plus écrit ; mais je dois regretter
Quelques beaux jours perdus loin de mon oratoire,
C’était un vrai roman ; le reste est de l’histoire,
Et de la sainte encor : vingt ans j’ai combattu
Pour la religion, les mœurs et la vertu.
Peste ! ce ne sont là des matières frivoles :
Vous n’êtes point, Madame, au rang des vierges folles
Vous n’avez point caché sous le boisseau jaloux
La flamme dont le ciel fut prodigue envers vous ;
Mais, faisant au public partager cette flamme,
Croyez qu’un ton plus doux lui plairait mieux, Madame.
Vous êtes sainte ; en bien ! chaque chose a son tour ;
Soyez sainte, aimez Dieu : c’est encor de l’amour.
En son premier printemps, Madeleine imprudente,
Se repentit bientôt, mais ne fut point pédante ;
Quand elle crut, l’amour fit sa crédulité,
Et toujours ce qu’on aime est la divinité.

Voyez Thérèse encore ; quelle sainte adorable !
Elle aime, elle aime tant, qu’elle a pitié du diable,
Et pour l’époux divin se laissant enflammer,
Plaint jusqu’au malheureux qui ne peut plus aimer.


Le trait le plus frappant du caractère de madame Cottin était l’oubli de soi-même ; dévouée à ses parens et à ses amis, elle ne croyait pas qu’il lui fût permis de songer un instant à elle seule, et cela ne lui eût pas même été possible. Le temps qu’elle mettait à s’occuper du bonheur des autres ne lui laissait pas celui de s’occuper du sien ; toute sa vie a été ainsi un long acte de dévouement, et d’un dévouement aussi profond qu’aimable, aussi doux qu’énergique : sa bonté l’obligeait point à la reconnaissance ; elle donnait beaucoup et ne demandait rien. « Dieu, disait-elle, s’est réservé le plus beau des droits, celui de payer la vertu. »

Ce désintéressement lui donnait une douceur aussi attachante que rare, parce qu’elle semblait s’en faire un plaisir et non un devoir : elle avait de la joie à céder, et du contentement à ne blesser personne ; un sentiment vindicatif n’entra jamais dans cette âme, pour qui les choses personnelles n’étaient rien, et la bienveillance qui présidait à toutes ses paroles, à toutes ses actions, répandait sur elle un charme que ceux qui vivaient auprès d’elle pouvaient seuls apprécier.

Rien ne put altérer cette bonté parfaite : elle triomphait des douleurs les plus aiguës pour animer le regard de la malade d’une reconnaissance aimable et douce : « Je suis heureuse, disait-elle, d’avoir de tels amis pour me soigner. » Elle n’a jamais cessé d’être résignée, et sa résignation était sans efforts, comme toutes ses vertus.

Elle était aussi peu exigeante en fait d’esprit que pour tout le reste ; elle se trouvait bien avec des gens médiocres, et ne s’apercevait même pas de sa supériorité : si elle l’avait aperçue, elle en aurait été embarrassé. Aussi faisait-elle oublier aux autres et son mérite et son talent. J’ai vu plusieurs personnes, intimidées avant de la connaître, par sa réputation, se rassurer bientôt vis-à-vis d’elle, et ne plus songer à la femme supérieure qu’elles venaient admirer, pour ne plus voir que la femme bonne et sensible qu’elles finissaient toujours par aimer.

En général, elle causait peu et écoutait peu la conversation : souvent distraire et préoccupée, elle avait l’air de se croire seule au milieu d’une société nombreuse ; elle vivait avec elle-même, quand elle ne vivait pas pour les autres : si elle se trouvait avec quelques amis, si l’entretien lui offrait de l’intérêt, elle s’animait, parlait avec force, et portait dans tous ses discours cette éloquence du cœur, cette sensibilité vraie, qui respirent dans tous ses écrits.

Profondément religieuse, elle l’était avec une tendresse, un abandon, qui lui étaient propres : son âme tenait au ciel comme à sa patrie ; à Dieu comme à son père, au Christ comme à son modèle et à son sauveur. Liée d’amitié avec feu M. Mestrésat, pasteur du Saint Évangile, elle avait douloureusement ressenti sa perte ; et, comme si elle eût prévu qu’elle devait le suivre de près, elle manifesta le desir d’être ensevelie à ses côtés quand elle ne serait plus. Heureuse la place où ces deux êtres reposent ! ils n’ont laissé en mourant que des souvenirs doux et précieux ; ils n’ont emporté que des espérances consolantes et glorieuses. Lorsqu’en partant pour l’éternité on peut jeter sans crainte ses regards en arrière et au-devant de soi, la route n’est ni difficile ni cruelle ; les regrets et les larmes sont pour ceux qui restent.

Une femme se serait bien gardée, du temps de Molière, d’écrire autre chose que des romans ; encore ce genre de composition, tout modeste qu’il était alors, ne la mettait-il pas toujours à l’abri des traits malins de la satire, ou du moins du ridicule. Ce n’était qu’en tremblant, et presque sans l’avouer, que madame de la Suzes permettait au papier de recevoir les ingénieuses fictions de son esprit : son siècle ne lui eût point pardonné d’afficher les prétentions d’une femme auteur. Par quels ridicules mademoiselle de Scudéry n’expia-t-elle pas le tort, si grave de son temps, de nos jours si léger, d’avoir fait bâiller tout son siècle, à la lecture de ses interminables romans ? Ses lecteurs lui auraient fait grâce de l’ennui qu’elle leur avait causé, si plus modeste, elle leur eût fait grâce de ses prétentions. Madame de la Fayette laissait à Segrais le soin d’avouer ss écrits, ne gardant pour elle que le plaisir de les avoir composés. Madame de Sévigné était loin de prévoir que ses lettres, qui font aujourd’hui notre admiration et nos délices, pouvaient avoir d’autre mérite que celui de plaire aux personnes auxquelles elles étaient adressées. Madame du Tencin ne songea à écrire que lorsqu’il ne lui fut plus possible de faire autre chose : réduite au rôle subalterne d’une vieille intrigante délaissée, elle chercha dans les ressources de son esprit un refuge contre les souvenirs de son cœur : elle sembla n’écrire que pour se distraire du soin de penser : c’était pour elle une nécessité plus encore qu’un plaisir.

Je n’ai point entrepris de rechercher les causes qui ont déterminé tant de femmes, de nos jours, à se faire auteurs : elles y ont été engagées par tant de motifs différens, qu’il faudrait, pour reconnaître la vérité au milieu de tant d’intérêts divers, une sagacité que nous n’avons pas. Il semblerait qu’à l’exemple de Vadius et de Trissotin, qui sont les doyens de leurs admirateurs, elles aient demandé à être enfermées chacune dans une chambre séparée, pour savoir laquelle d’entre elles aurait le plus tôt écrit un livre, tant est grande la rapidité avec laquelle leurs ouvrages se succèdent les uns aux autres : à peine si elles donnent à leurs amis le temps de les lire. J’en connais qui ne prennent même pas le soin de les lire elles-mêmes, sans doute pour aller plus vite. Je ne dirai rien de celles qui abandonnent à leurs admirateurs la peine de les écrire ; pour celles-là, l’exécution n’est rien, l’invention même est peu de chose, elles se contentent d’indiquer le sujet. Un épisode de l’histoire de leur vie, voilà le fond du roman, et cela leur suffit. Dans ces sortes d’ouvrages, il ne doit point y avoir de héros, ou, s’il y en a un, il faut nécessairement qu’il soit impitoyablement sacrifié au caractère noble et généreux de l’héroïne. Il sera un traître, un monstre, un perfide, dont la brutale indifférence et le froid égoïsme aura conduit au tombeau l’amante la plus passionnée, celle qui l’aima avec tant d’abandon, tant de désintéressement, et surtout tant de… constance.

Il ne faut pas confondre madame Cottin avec ces femmes qui semblent n’avoir agité leur vie d’aventures extraordinaires que pour avoir le plaisir d’en faire ensuite la confidence au public. Cache ta vie, fut le précepte qu’elle suivit constamment. Appelée par ses talens à jouer un rôle brillant sur la scène du monde, elle craignit de s’y montrer ; et, tandis qu’enivrées de l’encens imposteur qu’une fausse admiration leur présentait à genoux, d’autres femmes se laissaient emporter dans le tourbillon des illusions, elle écrivait sous la dictée de son cœur ces charmantes compositions dans lesquelles les efforts du bel-esprit ne sont pour rien : nourrie de la lecture de Fénélon, dont elle a plus d’une fois reproduit dans ses ouvrages les formes de style, personne n’écrit avec plus de charme que madame Cottin ; la langue du cœur n’a, sous sa plume, rien d’affecté, rien que de naturel : une légère teinte de mélancolie, nuancée avec beaucoup d’art, colore toutes les pensées, tous les sentimens de l’auteur. Son pinceau, ordinairement fin et délicat, devient chaud et vigoureux quand le sujet le commande. Qui mieux qu’elle a su peindre l’amour aux prises avec le devoir ? quel lecteur n’a pas donné des pleurs à la malheureuse Claire d’Albe, succombant, après un long combat, dans cette lutte inégale ? qui de nous ne lui a pas remis sa faute, avant même qu’elle l’ait commise ? Elle n’est pas encore coupable, que déjà elle est pardonnée. Le lecteur a suivi, avec un plaisir mêlé de peine, la passion qui doit la consumer ; arrivé au dénoûment de l’ouvrage, il craint d’en lire le récit ; et quoique préparé depuis long-temps au triomphe de la nature, ses yeux se remplissent tout à coup de larmes… Ce n’est qu’au travers d’un nuage de pleurs qu’il voit cette intéressante victime succomber au remords d’avoir cessé de mériter sa propre estime.

Élisabeth venant à pied, à travers les frimas, des extrémités de le Sibérie, à Moscou, demander à l’empereur la grâce de son père innocent, nous inspire un autre genre d’intérêt. C’est la piété filiale aux prises avec les rigueurs d’une température inflexible, inexorable. Ce n’est qu’en frémissant que nous voyons s’avancer, des extrémités du pôle, au travers des glaces entassées, au milieu des convulsions de la nature, cette jeune fille soutenue seulement, au milieu de tant d’obstacles conspirés contre elle, par l’espoir d’enlever son vieux père à la terre de l’exil. Rien ne l’arrête, ni les fleuves débordés, ni l’épouvantable fracas des glaçons, qui, poussés par la tempête les uns contre les autres, se brisent en se heurtent, et couvrent de leurs vastes débris les flots courroucés ; ni le froid linceul de neige dont elle marche enveloppée, ni les feux de la tempête qui se croisent sur sa tête, ni les profonds ravins creusés sous ses pas, ni les bêtes féroces qui, par de longs rugissemens, semblent répondre aux cris de la tempête ; ni la froide obscurité qui la couvre de son manteau pesant, ni la mort enfin, qui semble seule vivante au milieu de ce deuil universel de la nature.

C’est dans cet ouvrage surtout que le pinceau de madame Cottin est ferme et vigoureux ; les touches sont hardies et pleines d’effet ; elle peint à grands traits ce spectacle imposant. Les richesses de la poésie sont habilement transportées dans sa prose ; de grandes images sont grandement exprimées ; une teinte triste et religieuse jette sur ce vaste tableau un jour sombre et terrible : le lecteur est transporté aux lieux que peint l’auteur ; il les parcourt avec l’intéressante Élisabeth ; avec elle, il entend rugir, sous un ciel de glace, les douleurs de la nature en travail ; partout éclate autour de lui la conspiration des élémens conjurés : la terre n’a pour tout vêtement qu’un vaste manteau de glace ; le ciel ne se montre plus à elle qu’à la lueur des éclairs ; l’océan, captif sous une voûte de glace, s’épuise en vains rugissemens pour rompre le frein qui le tient enchaîné. Élisabeth l’entend gronder sous ses pas, tandis que la foudre gronde sur sa tête. Seule, au milieu des convulsions de la nature, elle porte un pas tremblant ; aux prises à chaque instant avec un obstacle, elle ne triomphe d’un premier danger que pour se précipiter dans un second ; perdue au milieu d’un vaste désert qu’habite seule la tempête inflexible, elle s’avance, battue par les vents acharnés après elle : tantôt emportée dans un tourbillon de neige, elle roule au milieu des frimas ; tantôt attachée aux flancs d’un roc décharné, elle demande aux antres les plus sombres un abri contre les courroux des autans et des frimas : ce n’est qu’en pressant avec force contre son sein meurtri les pics aigus de la roche escarpée, qu’en se faisant un lien de ses bras ensanglantés, qu’en attachant la vie à la mort, qu’elle résiste au souffle irrésistible qui la chassait devant lui comme une ombre légère. Qu’elle est immense, pour une jeune fille qui la traverse ainsi, la distance qui sépare de Moscou les extrémités de la Sibérie ! qu’elle est belle, qu’elle est intéressante la vierge qui la parcourt, ayant pour guide la piété filiale, pour arme son innocence, pour espoir la grâce de son père malheureux ! Comment arrivera-t-elle au terme de ce long pélerinage ? comment pourra-t-elle surmonter tant d’obstacles insurmontables ? Une invisible main la mène et la conduit : d’abord manifestée à elle sous la forme d’un pieux missionnaire, elle se retire dans le sein d’une mort chrétienne, comme pour faire une dernière épreuve de l’excellence de son âme, et ne se montre plus à l’infortunée Élisabeth que dans la force qu’elle lui donne de mesurer, sans en être effrayée, la profondeur des misères humaines.

Quel lecteur n’a pas mouillé de ses larmes les pages où revivent les malheurs de cette infortunée ! Nous tombons tous avec elle aux pieds du prince magnanime qui va prononcer la grâce de son père ; avec elle nous embrassons ses genoux ; avec elle nous bénissons sa clémence. Relève-toi, heureuse Élisabeth, ton père est libre. Les pleurs joyeux de la reconnaissance brillent où coulaient naguère les larmes amères de l’infortune.

Le style de madame Cottin est plus descriptif dans le roman d’Élisabeth que dans ses autres ouvrages : l’auteur peint d’une manière large et pittoresque le vaste tableau des hivers du nord ; il semble avoir porté dans ses descriptions quelque chose de la sombre mélancolie de ces climats, qui semblent encore disputer au chaos une existence toujours menacée. Il y a dans ses pensées, dans ses images, dans ses expressions, quelque chose de ce vague ossianique qui plaît à l’imagination. Ces nuages qui pèsent sur la terre sont chargés de l’ombre de ceux qui l’habitèrent : c’est la voix douce de ceux que nous avons aimés qu’apporte à notre oreille un vent frais et rafraîchissant ; les élémens déchaînée se livrent dans les airs les combats qui avaient ensanglanté la terre ; la tempête a sonné l’heure du carnage ; les fantômes amoncelés se heurtent avec un bruit épouvantable : des quatre points de l’horizon s’avancent leurs colonnes nébuleuses ; les échos redisent les plaintes des mourans et l’orgueil des vainqueurs.

On ne saurait pas que madame Cottin faisait des poésies erses sa lecture habituelle, qu’il suffirait de lire ses ouvrages pour connaître l’espèce de prédilection qu’elle avait pour les compositions souvent trop monotones, mais toujours si pittoresques, des Calédoniens. Il est évident que, lorsque, dans Malvina, M. Prior propose à mistriss Birton de lui lire quelques morceaux des poésies erses qu’il s’est occupé à recueillir, elle ne lui a fait dire que ce qu’elle pensait elle-même d’Ossian. Voici ce morceau, qui doit, je pense, trouver sa place ici.


M. Prior entra, un recueil de papiers sous le bras. « Que nous apportez-vous là ? lui demanda mistriss Birton. — Toutes les poésies galliques que j’ai pu recueillir, madame. — Ah ! fi ! interrompit miss Melmor : comment avez-vous eu le courage d’écrire toutes ces psalmodies ? — Et comment se peut-il que vous donniez un pareil nom aux sublimes ouvrages qui ont immortalisé le nom d’ossian ? s’écria M. Prior. Est-ce sur la terre qui le porta, au milieu de ces montagnes qui vivront encore par son génie quand la main du temps les aura détruites ? Est-ce sur le sol de l’ancienne Calédonie, enfin, qu’on ose porter atteinte à la gloire du fils de Fingal ? Ne craignez-vous pas… — Que l’esprit des collines, monté sur un coursier de vapeurs, ne me transperce de sa lance de brouillard, interrompit miss Melmor en ricanant ? Non, en vérité ; et quand le soir viendra, que le vent soufflera dans la forêt, que les météores s’élèveront du sein du lac, et que les dogues hurleront dans la basse-cour, ce ne sera pas de la colère d’Ossian que je serai effrayée. — Miss Melmor, lui dit mistriss Birton avec un peu de hauteur, pour se mêler de juger un pareil ouvrage, il faut être en état d’en sentir les beautés, et en avoir lu plus de quelques pages avant de se hasarder d’en parler. — En ce cas, dit miss Melmor tout bas, en se penchant vers l’oreille de Malvina, elle ferait bien de n’en rien dire, etc., etc. »

Madame Cottin aimait Ossian[7], mais sans exclusion ; ce n’était point pour elle, comme pour certaines gens, le poète par excellence : elle se gardait bien, surtout, de le placer à la même hauteur que le divin Homère ; elle sentait combien il y avait loin du poète qui n’avait exprimé que les premiers sentimens du poète encore garotté dans les premiers langes de la civilisation, de celui qui avait pénétré jusque dans les moindres replis du cœur humain ; qui avait mis en jeu toutes les passions ; qui avait puisé dans toutes les sources de la nature physique et morale ; qui avait éclairé ses poésies du flambeau de toutes les connaissances contemporaines ; qui avait connu toutes les sciences, tous les arts ; pour lequel les profondeurs du ciel et de la terre n’avaient point eu de secret ; qui avait parlé avec une égale perfection la langue de toutes les passions, comme il avait parlé tous les dialectes de la Grèce ; qui avait souvent élevé les héros à la hauteur des dieux, et qui, souvent encore, avait ravalé les dieux au-dessous des hommes : génie incomparable, qui, semblable au Jupiter qu’il s’était plu à créer, tenait le monde intellectuel suspendu au bout d’une chaîne d’or.

Une imagination enveloppée de nuages peuplés d’ombres errantes, a quelque chose de monotone : le génie de la mort, assis sur la pierre froide et solitaire, ne présente qu’une image sombre et lugubre ; le barde qui, debout sur le front du rocher, entonne l’hymne du combat, ne redit jamais que les mêmes chants ; au-dessus du sombre brouillard qu’habite l’ombre de leurs pères, il n’y a plus rien pour eux : le soleil n’est qu’un flambeau lumineux suspendu à la voûte des airs ; la lune ne jette ses rayons silencieux sur la forêt, que pour éclairer les pas solitaires d’un chasseur qu’elle ne peut aimer ; on n’entend que la voix plaintive du héros qui, du haut des nuages, demande des chants à la harpe d’Ossian ; que la voix du torrent qui descend en grondant du front de la montagne ; les sombres clameurs de la forêt que la tempête bat à grand bruit de ses ailes déployées ; l’amante qui redemande à la nuit l’ombre de son amant ; l’amant qui appelle son amante ; et, dans le lointain, le monotone aboiement du chien qui a perdu les traces du chasseur. Ajoutez à ce petit nombre d’images la description, toujours la même, de quelques combats, et vous avez tout Ossian.

Ce n’était donc point une admiration exclusive que lui avait vouée madame Cottin ; mais elle aimait à retrouver en lui le peintre d’une nature que l’antiquité n’avait point connue. Ennemie de ces violens accès d’inspiration auxquels se préparent nos beaux-esprits par les longues abstinences du sens commun, les jeûnes fréquens de la raison, et les constantes privations des règles de la grammaire, elle n’aimait dans les autres que ce qu’elle s’étonnait de retrouver en elle, des conceptions simples et naturelles, une expression qui n’avait rien d’affecté, des images teintes des couleurs du sujet, des pensées nées du sein même des choses.

Ce serait mal connaître le caractère de son talent et la tournure de son esprit, que de la mettre au nombre de ces écrivains qui, dédaignant le mouvement rétrograde de la conversion, ont juré de vivre et de mourir dans l’impénitence finale de la mélancolie et des sentimens d’outre-mer et d’outre-raison. Il faudra bien surtout se garder de la confondre avec ces esprits exaltés dont les idées, converties en images, prennent dans l’incandescence de leur imagination la chaleur et les couleurs du sentiment. Il est passé le temps où quelques admirateurs trop faciles s’étaient imaginé que ce n’était qu’au fond des abîmes d’une profonde mélancolie, que les pensées hautes et larges avaient leur source ; il est depuis long-temps divulgué le secret de livrer ses idées aux emportemens d’un style exalté, de vieillir l’expression par la pensée, tout en croyant rajeunir la pensée par l’expression ; de donner à sa prose caduque et goutteuse la marche fière et imposante de Bossuet ; de prendre la stérilité des minuties pour l’abondance des détails, le luxe des petites choses pour la richesse des grandes, la pauvreté des idées pour de la simplicité, la sécheresse des niaiseries sentimentales pour l’épanchement du sentiment. Il est aujourd’hui familier à nos moindres grimauds littéraires le secret, plus vulgaire encore, de dépouiller la semaine de Dubartas de ses rimes boiteuses, de la traduire en prose de catéchisme, d’affecter un style poussif qui s’arrête à chaque membre de phrase pour chanter un oremus en prenant haleine ; d’entonner autant d’hymnes à la Vierge qu’on pose de virgules sur son papier ; de communier à chaque alinéa ; de ne jamais s’engager dans les longueurs d’une période, sans avoir, à tout hasard, reçu les dernières exhortations de son curé, demandé le saint Viatique au bout de chaque paragraphe. Qu’ils sont rares de nos jours les hommes qui ignorent encore l’art de commencer chacun de leurs ouvrages par un dies iræ, de le finir par un de profundis ! N’est-ce pas en s’ouvrant cette nouvelle route à la célébrité, que certain auteur est devenu tout à coup le prototype, l’archimandrite, le citharède, l’hélicogène, le tintinnabulaire de toutes les gloires célestes ? Qu’ils sont nombreux les disciples de ce nouveau maître ! La langue du raisonnement est devenue trop sèche et trop aride : on ne parle plus que par image : on ne doit plus exprimer les idées, il faut les peindre : le papier est devenu une toile, le pinceau a pris la place de la plume. Mais pourquoi faut-il que toutes ces images si sublimes ne soient peintes qu’en détrempe ? Un fol amour de la nouveauté les a créées, un talent factice les a exécutées, la raison les efface.

Pour expliquer pourquoi les gens d’esprit écrivent quelquefois sans succès, il faut nécessairement recourir à la distinction de l’esprit et du talent. Tous les hommes, sans exception, présentent deux aspects : l’un par lequel ils se ressemblent, et l’autre par lequel ils diffèrent. Or, c’est ce que les hommes ont de commun entre eux qui est important ; ce qu’ils ont de différent est peu de chose : car ils ont en commun le miracle de la vie et de la pensée, ils ne diffèrent que par des nuances très-fines d’organisation et d’éducation. La différence entre un grand homme et un porte-faix n’est presque rien aux yeux de la nature ; mais ce rien est tout aux yeux du monde. Entre une tulipe de deux sous et une de mille écus le Hollandais paie cher la différence, et cependant ces deux fleurs sont également l’ouvrage de la nature ; elles ont également des pétales, une tige, des feuilles, des racines, des couleurs et du parfum ; et c’est en effet dans cet attirail de la végétation qu’est le miracle : la nuance qui les distingue n’est rien ; c’est cependant ce rien qui fait pâmer d’aise le jardinier fleuriste, et qui lui vaut mille écus. Or, dans le monde, c’est cette différence d’homme à homme, cette nuance, ce rien qu’on appelle génie, imagination, esprit et talent, qui est compté pour beaucoup ; car je ne parle pas ici des différences extérieures, telles que la force et la beauté, ni des différences sociales, telles que la richesse, la naissance et les dignités : différences qui jouent d’ailleurs un si grand rôle.

On peut établir, par la règle générale, que toutes les fois que les hommes entassent différens noms sur un même sujet il y a confusion dans leurs idées : en effet, on a toujours trop confondu l’esprit et le talent, et pourtant la différence est si considérable, que c’est d’elle qu’on doit se servir pour expliquer certains écrivains. Nous avons tous des idées, comme nous avons tous un visage ; peu d’hommes cependant ont de l’esprit et de la figure ; il faut pour cela un certain ordre dans les traits et dans les idées : il faut surtout à la pensée de la variété, de la nouveauté et du mouvement. Un homme dont les discours ne roulent que sur des objets communs, et qui ne quitte pas les formes ordinaires de la conversation, ne passe pas pour avoir de l’esprit ; il a beau s’exprimer de manière à être bien entendu il n’a rien d’expressif : mais celui dont les idées sortent des routes communes, qui joint l’extraordinaire à la rapidité ; celui qui en un mot déplace les idées de ceux qui l’écoutent, et leur communique ses mouvemens, celui-là passe pour avoir de l’esprit. Que ses idées soient justes ou non, exprimées avec goût ou sans goût, n’importe ; il a remué ses auditeurs, il a de l’esprit.

Je ne parlerai pas ici de la différence de l’esprit à l’imagination active et au génie ; ce n’est pas mon objet : il faut en venir au talent. Qu’un homme exprime ses idées ou celles d’autrui avec force, avec grâce, avec séduction ; qu’il dise des choses communes, si l’on veut, mais qu’en les disant ou en les écrivant il les pare du charme de l’expression, il aura du talent en vers comme en prose. Il y a généralement plus d’esprit que de talent en ce monde. La société fourmille de gens d’esprits qui manquent de talent. L’esprit ne peut se passer d’idées, et les idées ne peuvent se passer de talent ; c’est lui qui leur donne l’éclat et la vie : or les idées ne demandent qu’à être bien exprimées, et s’il est permis de le dire, elles mendient l’expression : voilà pourquoi l’homme à talent vole toujours l’homme d’esprit : l’idée qui échappe à celui-ci, étant purement ingénieuse, devient la propriété du talent qui la saisit.

Il n’en est pas ainsi de l’écrivain à grand talent ; on ne peut le voler sans être reconnu, parce que son mérite étant dans la forme, il appose son cachet sur tout ce qui sort de ses mains. Virgile disait qu’on arracherait plutôt à Hercule sa massue, qu’un vers à Homère. Le mérite des formes et de la façon est si considérable, que M. Sieyes ayant dit à quelqu’un de ma connaissance : permettez que je vous dise ma façon de penser ; celui-ci répondit fort à propos : dites-moi tout uniment votre pensée, et épargnez-moi la façon. J.-J. Rousseau, par exemple, emprunte la plupart de ses idées à Plutarque et surtout à Montaigne ; mais il trouve si bien dans son talent de quoi parer ses vols ou ses emprunts, que l’intérêt n’en est jamais perdu pour ses lecteurs. On dirait, en effet, que les idées sont des fonds qui ne portent intérêt qu’entre les mains du talent.

Maintenant, pour en venir à la plupart de nos femmes auteurs, il me semble, si toutefois leurs livres ne sont pas un piege, qu’on peut avancer qu’elles ont infiniment plus d’esprit que de talent, à la différence de madame Cottin, qui exprimait si bien tout ce qu’elle entendait, et qui peignait si bien tout ce qu’elle voyait. Horace dit, en parlant de Sapho, que les flammes échappées de ses doigts vivent encore dans les cordes de sa lyre. C’est donc le véritable signe du talent que ce caractère de vie qui anime et colore tout ce qu’il touche ; mais une femme sans talent est la marâtre de son esprit, elle ne sait que tuer ses idées.

Il est curieux de rechercher comment il est possible, avec beaucoup d’esprit et d’instruction, de la pénétration, de la finesse, une belle âme, de la raison, un caractère sage, réfléchi, et les meilleurs principes, comment, dis-je, il est possible qu’une personne, avec tant de dons naturels et tant de qualités acquises, mûries et perfectionnées par une étude constante et par l’expérience, n’ait jamais pu écrire deux pages de suite, ou très-agréables, ou parfaitement raisonnables. Il y a pour les écrivains deux genres de prétentions si fatigantes l’une et l’autre, que jusqu’ici on ne les a point encore vues réunies : l’une, de soigner tellement son style, qu’il soit, non-seulement toujours pur, harmonieux, mais qu’il soit absolument irréprochable, et de telle sorte qu’il fût impossible, sans le gâter, d’y ajouter, d’en retrancher ou d’en déplacer un seul mot. Tel est le style de Buffon. Cette prétention est très-bonne et très-utile, parce qu’elle produit une admirable manière d’écrire, qui peut servir de modèle et montrer jusqu’à quel point de perfection peut s’élever le langage. D’ailleurs, il faut d’autant plus estimer ce travail, qu’il exige de profondes réflexions sur la propriété des expressions et des mots, et de plus un grand talent, c’est-à-dire, l’oreille délicate d’un poète et un goût parfait. Ce n’est qu’à ces conditions qu’avec des travaux infinis on pourrait parvenir à écrire comme Buffon. Mais cette perfection de style, qui demande beaucoup de calculs et de combinaisons, ne pourra jamais se trouver, du moins continue, dans les ouvrages d’imagination, ou dans ceux dont la chaleur, le mouvement et l’énergie, ou seulement la grâce et le naturel, doivent faire le principal mérite ; elle y serait même un défaut, parce qu’elle jetterait nécessairement de la froideur. Un auteur ne doit jamais écrire incorrectement et avec négligence ; mais dans les ouvrages de sentiment il faut, quand il s’agit d’émouvoir, laisser là tous les calculs et ne consulter que son cœur. La méditation peut produire, comme dans les écrits de Buffon, de grands résultats, des réflexions frappantes, et ce sont là de belles pensées ; mais l’inspiration seule produit les mots sublimes, et c’est au fond de son âme qu’il faut chercher l’expression et le développement des passions et des sentimens.

L’autre prétention, qui ne peut jamais être heureuse, et qui est aussi commune que celle dont on vient de parler, est rare, consiste à vouloir placer constamment, à chaque page, deux ou trois pensées neuves et brillantes, et deux ou trois comparaisons ingénieuses. Quand cette surprenante ambition pourrait réussir, il n’en résulterait qu’un ouvrage fatigant (de quelque genre qu’il fût), qu’il serait impossible de lire de suite, puisqu’il faudrait réfléchir à chaque ligne ; et cet ouvrage serait certainement dénué de vérité dans toutes les choses qui demanderaient une profonde sensibilité. L’esprit veut du repos ; nous cherchons toujours un peu de délassement dans la lecture, et nous ne voulons pas qu’un livre d’imagination, ou même de morale, nous applique autant que le pourrait faire un livre sur les sciences abstraites. Entraîner doucement le lecteur et l’étonner quelquefois, tel est l’effet de tout bon ouvrage : piquer, tourmenter, harceler sans cesse celui dont on desire captiver l’attention, est un mauvais moyen de le tenir éveillé ; la fatigue endort, et plus profondément que l’inaction : alors on ne cède point au sommeil, on y succombe. Mais il est absolument impossible de réussir dans l’extravagante prétention de remplir toutes les pages d’un livre de traits brillans, de comparaisons et de pensées nouvelles. Avec de l’esprit on trouvera bien quelques bonnes idées ; mais le plus souvent on sera faux, alambiqué, puéril ; on tombera dans le néologisme et dans la pédanterie ; on aura un style froid et précieux, et même avec beaucoup de talent on ne fera, après avoir pris des peines infinies, qu’un mauvais ouvrage, et mortellement ennuyeux pour tous ceux qui ont du goût, et qui, par conséquent, aiment le naturel.

La mère de madame de Staël n’eut qu’un défaut, mais ce défaut troubla sa vie, y jeta à la fois du ridicule et de l’amertume, lui fit faire plusieurs inconséquences, et finit par égarer son jugement et son esprit. Elle eut un goût trop passionné pour la littérature : tant il est vrai que le goût le plus innocent, et même le plus noble, quand il n’est pas renfermé dans de justes bornes, peut avoir les plus graves inconvéniens, surtout pour une femme. Cette passion, devenue dominante dans une personne qui avait le sentiment de sa force, et qui se trouvait avec raison si supérieure, par l’esprit et l’instruction, à toutes les autres femmes, lui inspira un ardent désir d’obtenir une grande célébrité. Elle admirait trop profondément Thomas pour ne pas chercher à l’imiter ; et bientôt ses idées et son style prirent l’exagération et l’emphase de son modèle. Alors se forma cette école malheureuse, si féconde en brillans galimatias, dont Thomas fut le meilleur auteur et le chef, et dont madame Necker fut la mère. Cette femme, née pour tous les goûts simples que donne la vertu, ne pouvait supporter la campagne : entourée même de tous les objets qui lui étaient chers, il lui fallait une cour de littérateurs. Trop raisonnable pour dédaigner les occupations de son sexe, elle était incapable de s’y livrer ; elle s’était fait un besoin inépuisable de conversations savantes et spirituelles. Jouir du plaisir de dire des riens, de s’amuser d’une bagatelle, de rire d’une folie, n’était point un délassement pour elle. L’ambition démesurée d’une éclatante célébrité avait altéré, à cet égard, son goût et son caractère. Elle s’était approprié le style et la manière de Thomas, dont elle a fort exagéré les défauts, et surtout le ton d’importance et la pompe. Il y a dans ses écrits plutôt de belles phrases que de belles pensées : on n’y trouve ni ce plan, ni cet enchaînement d’idées, cette liaison, cette gradation qui, dans les bons ouvrages de morale, excitent la curiosité, soutiennent l’intérêt et conduisent le lecteur à la conviction.

Il faut observer que les femmes auteurs qui passent leur vie dans la société d’un grand nombre de gens de lettres, placent toujours dans leurs écrits beaucoup d’idées recueillies dans la conversation. Parmi les auteurs, ce n’est pas le manque d’esprit qui produit les défauts de style et les ridicules les plus frappans ; c’est surtout l’enivrement des succès et l’exaltation de l’orgueil. Madame Necker, amie intime de tous les disciples de Voltaire, n’aimait point ce grand poète : la raison en est simple ; Voltaire n’aimait point dans une femme ce style précieux, dépourvu de grâce et de naturel ; il haïssait par-dessus toute chose l’emphase et le galimatias : plus d’une fois il s’était exprimé sur le mérite des écrits de madame Necker avec une franchise que cette dame avait prise pour de l’injustice.

Faire de jolis vers et ne pas courir après la réputation, est un phénomène chez les hommes, mais plus encore chez les femmes. Quelque agréable qu’ait été le talent de madame de Beauharnais, sa prose est cependant préférable à ses vers. Il faut avoir le talent de Pope ou de Voltaire pour dire en vers ce qu’on dirait en prose. Le genre de vie de madame de Beauharnais rendit sa société moins piquante que ne le promettait l’agrément de son caractère. Ce n’est pas à causer que sept à huit personnes, qui se connaissent à peine, passeront la nuit. L’homme de lettres finit sa journée de bonne heure ; l’homme du monde fuit les conversations dont l’esprit fait les frais ; et, cette petite singularité, qui n’ajoute rien au bonheur de la vie, est au-dessous d’une femme qui a des droits à un sentiment supérieur à l’estime.

Madame de Beauharnais ne fut jamais pressée de briller, de médire, de louer, de déprimer, de décider. Celui de ses penchans qui se manifestait le plus promptement, était cependant le plaisir de louer. Elle voyait avec regret la décadence de la littérature. Une disgrâce sur la scène française lui fit quitter pour jamais la carrière du théâtre ; elle se condamna à ne plus voir des lieux remplis d’injustice, et des acteurs peu serviables. Peu d’auteurs entendent raison sur ce point délicat. Madame de Beauharnais était fondée à se plaindre, puisqu’elle avait été jugée sans être entendue, sans égard pour son sexe et sa réputation. Elle alla visiter les lieux qui jadis virent Tibulle, Ovide, Horace et Virgile. Quand on a vécu avec ces illustres morts, on croit rapprocher l’époque de leur existence en parcourant les lieux qu’ils ont habités ; quand on a passé une grande partie de sa vie dans la retraite paisible, on fuit les révolutions ; et une femme qui ne peut servir sa patrie est-elle blâmable d’aller respirer loin du trouble et des orages.

Madame de Beauharnais fut devancée partout par une réputation dont l’éclat augmente à mesure qu’on s’éloigne de sa patrie. Le plaisir de briller ne gâtait pas chez elle un excellent fonds : ainsi elle apprit qu’il était en France des femmes dont le secret est d’allier la raison et le bel-esprit, la décence et la gaieté, et les qualités estimables d’un sexe fait pour penser avec les agrémens d’un sexe fait pour plaire. Ce n’est rien de faire de jolis vers, c’est peu de chose de faire un roman intéressant ; mais c’est beaucoup de répandre une teinte philosophique dans des vers, et de concentrer les préceptes de la vertu dans une fiction ingénieuse. Ce double mérite fut celui de madame de Beauharnais.

Madame de Montesson parvint à la considération par une route tout-à-fait plaisante. Elle ne se doutait pas de la grandeur de ses destinées, et quand la sienne changea, elle ne crut pas même au passé. Le lendemain qu’elle eut épousé son premier époux, elle s’aperçut qu’elle était veuve. Libre de disposer d’elle-même, son cœur s’envola chez un homme aimable, malheureux dans les cours étrangères, heureux à la sienne, et dont la destinée a toujours été de se voir plus aimé au dehors qu’au dedans. L’absence prépare ou décide l’infidélité. L’amant part pour le Nord ; deux rivaux se présentent : tous deux timides, tous deux amoureux de bonne foi, tous deux offrant des sacrifices, tous deux peu accoutumés aux refus. L’un, nourrisson de la gloire, offrit son cœur et sa fidélité ; l’autre, accoutumé à des conquêtes plus douces, demanda des chaînes : il fut préféré. Madame de Montesson entraîna son nouvel amant dans les charmes d’une conversation pleine d’intérêt : les accens de sa voix redisaient avec l’expression de la mélodie ce que son cœur avait laissé deviner. Les à-propos de la scène furent une nouvelle manière de s’entretenir d’une passion naissante. Le plaisir raisonnait sur les cordes de la lyre : ce passage continuel de la raison aimable au talent enchanteur, et du prestige des talens aux éclairs de la gaieté, enchaîne insensiblement un être né dans cette classe où le plaisir est le premier des besoins, et la seule chose que lui ait refusée la nature, avare au moins de ce don pour tenir la balance entre tous les humains. L’idée d’un bonheur si pur pourrait échapper et altérer la jouissance ; des sermens mutuels doivent le consacrer : l’amour lève les obstacles, et ce dieu fait un de ces prodiges, qui n’en est un cependant que dans les pays à préjugés.

Madame de Montesson perdit un esclave timide, et celui-ci, au lieu d’une maîtresse capricieuse, trouva une compagne sensible à sa gloire. Aux dons de la fortune se joignirent les hommages forcés de ces hommes dont le métier est de servir, et le bonheur dans un de ces regards de l’idole du jour. Madame de Montesson redouble de soin pour garder sa conquête ; elle chaussa le cothurne et le brodequin, protégea les arts, appela le bel-esprit, réunit les plaisirs, mais ne sut pas écarter l’intrigue domestique, qui empoisonne tout et trouble les innocentes perfidies que le don de séduire fait à l’amour heureux, qui procurent un amusement de plus, sans en amener la rupture, et qui vous laissent les douceurs de la fidélité sans l’ennui de porter les mêmes chaînes. Convenons cependant que si madame de Montesson cultiva l’art dramatique avec plus de goût que de succès, elle fit du séjour de son amant le rendez-vous des arts aimables et des passions choisies : mérite d’autant plus rare dans un siècle qui semblait avoir renoncé aux plaisirs délicats, pour se livrer aux clubs politiques et aux cafés tumultueux.

Un médecin aveugle détruisit l’édifice du bonheur. Madame de Montesson, tout en larmes, déserta ces lieux enchantés, et vint se couvrir de crêpes dans une retraite profonde ; du moins avait-on tout préparé pour recueillir ses soupirs. Le temps mit un terme aux douleurs les plus vives ; il fut secondé par l’idée d’avoir recouvré la liberté. Les jeux, les ris, exilés pour un moment, reprirent leur ancien empire.

Madame de Montesson donna la main à l’amour : triste et chancelante, elle eut le malheur d’aimer, ou plutôt d’affecter celui… L’espoir de dominer, l’idée d’être entourée d’esclaves, étaient les vrais besoins de l’âme de madame de Montesson : l’amour leur prêtait son voile officieux : combien de femmes livrent leur secret en faisant certains choix ! N’est-ce pas sacrifier à l’ambition, que de sourire aux vœux d’un sexagénaire, expiant les imprudences du jeune âge par des infirmités vengeresses de la décence méprisée ? N’est-ce pas sacrifier à la volupté, que de se permettre un jeune homme frais comme la rose, qui ne sait que rire et caresser ? Madame de Montesson ouvrit sa maison à tous les goûts ; au jeu, qui maîtrise ses partisans ; au plaisir, qui s’arrange ; à la gaieté, qui masque les goûts peu délicats ; à la dignité, qui en impose à la calomnie ; au tumulte, qui a son coin d’utilité, en ce qu’il sert à cacher ce que l’on veut dérober aux yeux observateurs. Elle affecta une bonhomie à laquelle les sots ne manquent jamais de se prendre. Ils croient à la bonté de ceux qui se disent bons, comme à la sensibilité de ceux qui parlent sans cesse de leur cœur. Madame de Montesson les connaissait pour les avoir vus autrefois. Depuis, elle apprit à en tirer parti. Cela s’appelle sortir très-adroitement de leur classe. Madame de Montesson aimait à être adorée ; excepté le bel-esprit, les talens, l’usage du monde, la figure, l’amabilité, le rang, elle n’avait nulle prétention. Qu’on ne se donnât pas pour dévote, pour politique, pour femme savante, pour économe, peu lui importait tout le reste.

Madame de Flahaut a l’excellent esprit de ne montrer ce qu’elle vaut qu’à un petit nombre d’amis éprouvés, son affaire est de se les attacher ; la leur est d’étendre la sphère de sa réputation. Jamais on ne porta plus loin la haine de la tracasserie, et jamais on ne fut plus étrangère aux petits intérêts de la société des femmes : la beauté ne lui inspira nulle envie ; et celles qui font métier des conquêtes purent tout à leur aise exercer l’empire de leurs charmes. On a dit souvent d’une femme qu’elle était plus belle lorsqu’elle possédait un ensemble qui surpasse la beauté même. Cette louange eût été outrée dans tous les temps pour madame de Flahaut ; mais, ce qui demeure dans les bornes du vrai sévère, c’est que madame de Flahaut ne laissa jamais desirer une figure différente de la sienne, cette première impression lui fut toujours favorable. Madame de Flahaut sait tirer parti des agrémens de l’esprit, sans se donner le ridicule d’en afficher le besoin ; elle craint les sots inutiles ; se prête aux besoins de les supporter, mais ne se livre qu’aux gens aimables. C’est dans son cœur que, pendant long-temps, elle chercha un dédommagement à la fortune qui la fuyait, à l’ambition qui la repoussait, à la cour qui ne la distinguait pas, à une partie des siens qui la méconnaissaient. Personne n’a peint avec autant de charme et de vérité les petits intérêts de la société.

Madame d’Houdetot était née dans l’opulence, et ne prisa jamais les richesses ; dans une famille où l’esprit était peu estimé, c’est à lui qu’elle rendit son second hommage. Avec une figure plus qu’ordinaire, elle alluma les passions les plus vives. Madame d’Houdetot, jetée dans les liens du mariage, n’en connut que les horreurs ; la maternité ne lui valut presque que des larmes, et son cœur sensible et avide des vraies jouissances ne les trouva que dans l’amour. L’amour fut pour elle ce qu’il doit être, l’occupation et le bonheur de la vie. Madame d’Houdetot recueillit les restes philosophiques d’un hommes estimable, de Saint-Lambert, dont le journalier valait mieux que le talent ; qui n’était froid qu’en poésie et en amour ; agité d’ailleurs de ces passions qui s’emparent de la vie. Il aima les grands ; dès lors il fallut épouser des intérêts divers. Il vécut avec les coryphées de la littérature ; dès lors il fallut prendre parti. Il ne dédaigna pas une tracasserie, et rougissait de paraître s’en occuper ; mais il s’en occupait.

Madame d’Houdetot, vraie, bonne, généreuse, sensible, commença par aimer avec tendresse, et finit par tomber dans l’admiration, sentiment qu’exigeait son philosophe ami. Il ne se contentait pas à moins ; mais on l’estimait au-delà de sa valeur ; on le louait avec profusion : tout cela est quelque chose ; mais il fallut encore un pas, et c’est à ce degré sublime que madame d’Houdetot se monta pour n’en jamais descendre. Elle a admiré pendant vingt ans. Son amant fit son bonheur, ses amis firent sa gloire. Jamais on ne connut mieux les délicatesses de ce sentiment si doux, jamais on n’en fit plus aimer les devoirs. Ce n’était rien de les remplir, madame d’Houdetot a montré combien ils étaient agréables et précieux aux âmes pures et sensibles. Des nombreuses qualités de l’esprit, la simplicité est celle qui rend la plus heureuse celle qui la possède, et les moins malheureux ceux qui la voient dans les autres. Cette simplicité précieuse fut le grand trait caractéristique de madame d’Houdetot : elle plaisait parce qu’on ne pouvait soupçonner ni défaut de culture, ni des bornes trop étroites. La simplicité forcée est pardonnable, mais la simplicité volontaire est précieuse.

Madame d’Houdetot n’a jamais fait de livres ; elle ne s’est point exposée à l’orage des chutes ou à l’ivresse des succès ; et cependant la littérature a été sa constante occupation. Entourée de beaux-esprits, d’amateurs, d’artistes, elle a dû prendre part à cette foule de productions qui se multiplient à Paris plus qu’ailleurs, parce que c’est le pays où l’on ébauche, mais où l’on ne finit pas. C’est à la campagne que madame d’Houdetot a passé ses plus beaux jours. Il est des âmes faites pour la vie paisible, et c’est à Sannois plutôt qu’à Cirey qu’il fallait mettre cette inscription :


Peu de plaisirs, beaucoup d’étude,
Quelques livres, point d’ennuyeux :
Un ami dans ma solitude,
Voilà mon sort, il est heureux.


Comme mère, comme épouse, comme sœur, madame d’Houdetot eut souvent des larmes à répandre, jamais comme amie et comme amante : sous ces deux derniers rapports, son bonheur était dans ses mains ; sous les trois autres il fallait se soumettre, gémir et se taire. Elle eut la passion des voyages, sans presque jamais la satisfaire. Tout plaisir la flattait, s’il s’accordait avec la paresse, non pas cette apathie destructive de toute espèce de jouissances, mais cette insouciance combinée qui préfère la privation de toutes les peines aux soins qui accompagnent tous les projets. Madame d’Houdetot fut liée avec un frère dissipateur, avec un autre, voisin de l’avarice, avec une belle-sœur plus que singulière. Elle vécut avec des athées, avec des dévots, avec des prudes, avec des étourdies, et vécut avec tous sans jamais leur sacrifier rien de son caractère primitif. Tous n’eurent pas également à s’en louer ; aucun n’eut à s’en plaindre.

Nous ne parlerons point de madame Duchâtelet, parce qu’il nous eût fallu adoucir les traits du portrait si ressemblant que madame du Deffant en a fait. Ce n’est que comme monument de cette indulgence avec laquelle, pour l’ordinaire, les femmes parlent les unes des autres, que nous les plaçons ici.

« Représentez-vous une figure grande et sèche, sans c.., sans hanches, la poitrine étroite, deux petits t….. arrivant de fort loin, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très-petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert-de-mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clair-semées et extrêmement gâtées ; voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente, qu’elle n’épargne rien pour la faire valoir : frisure, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion ; mais comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu’elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est souvent obligée de se passer de bas, de chemises, de mouchoirs et autres bagatelles. Née sans talens, sans mémoire, sans goût, sans imagination, elle s’est fait géomètre pour paraître au-dessus des autres femmes, ne doutant point que la singularité ne donne la supériorité. Le trop d’ardeur pour la représentation lui a cependant un peu nui. Certain ouvrage donné au public sous son nom, et revendiqué par un cuistre, a semé quelques soupçons ; on est venu à dire qu’elle étudiait la géométrie pour parvenir à entendre son livre. Sa science est un problème difficile à résoudre. Elle n’en parle que comme Sganarelle parlait latin devant ceux qui ne le savaient pas. Belle, magnifique, savante, il ne lui manquait plus que d’être princesse ; elle l’est devenue, non par la grâce de Dieu, mon par la grâce du roi, mais par la sienne. Ce ridicule a passé comme les autres. On la regarde comme une princesse de théâtre, et l’on a presque oublié qu’elle est femme de condition. On dirait que l’existence de la divine Émilie n’est qu’un prestige : elle a tant travaillé à paraître ce qu’elle n’était pas, qu’on ne sait plus ce qu’elle est en effet. Ses défauts même ne lui sont peut-être pas naturels, ils pourraient tenir à ses prétentions ; son impolitesse et son inconsidération, à l’état de princesse ; sa sécheresse et ses distractions, à celui de savante ; son rire glapissant, ses grimaces et ses contorsions, à celui de jolie femme. Tant de prétentions satisfaites n’auraient cependant pas suffi pour la rendre aussi fameuse qu’elle voulait l’être : il faut, pour être célèbre, être célébrée ; c’est à quoi elle est parvenue en devenant maîtresse de M. de Voltaire. C’est lui qui la rend l’objet de l’attention du public, et le sujet des conversations particulières ; c’est à lui qu’elle devra de vivre dans les siècles à venir, et en attendant elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle présent[8]. »

On connaissait jusqu’ici en France deux sortes de femmes classiques. Les premières en date, sans contredit, sont madame Dunoyer, l’auteur du Magasin des Enfans, madame de Villedieu, madame d’Aunoy et madame de Genlis. Leurs livres ne quittent pas l’enfance et les antichambres : ce sont des livres inévitables. Après celles-là on lit les Sévigné, les Deshoulières, les Lafayette, les Duchâtelet et quelques autres, qui se sont plutôt rapprochées des Sapho et des Aspasie que des Genlis. Mais enfin point de bonne ni d’enfans sans les unes, et point d’éducation ni de monde sans les autres : en un mot, la différence entre elles est de l’enfance au reste de la vie, et de l’antichambre au salon et à la bibliothèque. Madame de Staël s’étant ouvert une nouvelle route, appartient à un nouvel ordre de choses : ce n’est pas ici le lieu de parler de cette femme extraordinaire ; tout était pour elle au-delà de la marche ordinaire. Née de parens faits pour être obscurs, elle a passé dans le faste des cours ; elle s’est vue appelée à une grande fortune, à hériter d’une grande réputation, à supporter une grande disgrâce. À cette marche brillante de la fortune, la nature l’avait préparée, en lui donnant une âme de feu, une grande élévation d’idée, un talent peu commun. Il fallait donc qu’elle fournît une carrière neuve. N’était-ce pas l’avoir commencée, que d’avoir achevé seule, et même sans conseils, un ouvrage qui jusque-là avait été l’écueil de son sexe ? Les prôneurs trouvèrent un chef-d’œuvre où les hommes de goût n’aperçurent que deux belles scènes, un moment heureux et une suite de beaux vers. Une autre production plus connue donna les plus heureux augures, parce qu’elle était pleine de défauts, et parce qu’il est un âge où il faut avoir des défauts. Dans ce charmant ouvrage rien n’était lié, rien n’était exactement vrai, pas un tableau n’était fini, mais presque toutes les nuances les plus fines étaient adroitement saisies, les expressions partaient du fond d’une âme à qui la sagacité épargne la peine d’approfondir, qui devine ce qu’elle ne peut pas voir, ou voit toujours au-delà de ce qu’on lui montre. Je n’ai connu que deux hommes faits pour moi, disait madame de Staël, mon père et mon ami. Ce sont les deux occasions où il est permis d’exagérer et même de grossir tout-à-fait les objets ; mais cet état habituel d’enthousiasme empêche de juger sainement. Aussi madame de Staël ne sut-elle jamais bien ce que c’était que le bon sens. De là jamais de mesure ; un esprit nerveux, brillant, profond, cultivé, faillit devenir pour elle un don inutile, et vraisemblablement funeste. Née sans grâce, sans beauté, sans noblesse, elle n’avait suppléé à rien par le travail sur elle-même. Son maintien était sans dignité, son ton sans recherche, sa gaieté sans nuance, son extérieur sans agrément, sa conversation était tranchante, sa parure négligée, ses penchans extraordinaires : sollicitant à tort et à travers, jugeant au lieu d’écouter ; épousant à chaque occasion des vengeances étrangères, se brouillant à tout propos, ne se raccommodant jamais, toujours prête à sacrifier ce qu’elle possédait à ce qu’elle espérait : elle fut inexcusable d’avoir eu de l’ambition en politique et la fureur du bel-esprit. Elle avait dû voir, depuis son enfance, combien l’une tourmente, et combien l’autre est ridicule. Qui mieux qu’elle était faite pour sentir combien les lectures de salon supposaient de prétentions ? Assembler une trentaine d’auditeurs pour se faire admirer, est révoltant ; les inviter à entendre, c’est inviter à louer : mais un esprit original faisait pardonner cet amas de ridicules qui se la partageaient tour à tour : elle avait quelque chose de commun avec les vestales ; c’était son génie : comme leur feu, il ne s’éteignait jamais ; rarement elle parlait pour dire de ces riens de convention qui épuisent l’attention ; plus rarement encore écrivait-elle sans idées.

Madame se Staël avait un plan, il perçait ; elle voulait aller au-delà de son sexe : elle consentait qu’il y eût d’autres femmes d’esprit, mais elle leur laissait les fleurs et courait aux lauriers. Si j’avais à peindre une femme auteur, je lui donnerais pour premier attribut, de n’oublier jamais qu’elle est femme ; car si elle vient à l’oublier, comment les autres s’en souviendront-ils ? J’aimerais à voir percer, dans ses moindres phrases, une touchante retenue ; je voudrais, en la lisant, voir son sourire furtif, et ses larmes étouffées, et son aimable rougeur. Elle s’attacherait de préférence à toutes les doctrines qui ont leur source dans le cœur ; elle excellerait à donner aux passions indéfinies ces teintes vaporeuses qui leur sont propres ; l’idéal serait son domaine, et l’enthousiasme sa raison. Que si le déclin des ans venait ralentir ces poétiques palpitations et décolorer ces printanières images, même dans un autre ordre d’idées, elle se montrerait fidèle au vœu de la nature. Son style conserverait son sexe ; ce ne serait plus de l’extase et de l’abandon, mais de l’indulgence et de la bonté. Jamais, oubliant les convenances que la société impose aux femmes, elle ne prendrait en main les balances de la critique ou l’arme de la satire : un accusé de mauvaise humeur pourrait bien lui conseiller de retourner à l’aiguille et au fuseau. Il est un charme qu’on nomme la pudeur ; ce n’est point une qualité, mais le lustre de toutes les qualités : elle inspire la confiance et commande l’estime ; elle allume le désir et fait pardonner aux faiblesses ; elle exalte l’imagination, et donne une jouissance, même lorsque les sens en perdent volontiers le souvenir. Son charme se répand dans le maintien, dans les regards, dans le sourire. La démarche, les gestes, l’attitude l’annoncent. Il donne la plus heureuse prévention et occasionne une si douce erreur, qu’elle seule commence toutes les vraies passions. Les ris immodérés, l’élévation de la voix, le regard dur ou audacieux, le ton tranchant, les apostrophes inconsidérées, la familiarité avec un sexe différent, l’air de n’ignorer rien avec l’air de ne prendre garde à rien, tout cela, et mille autres petites choses trop minutieuses pour être relevées, et trop importantes pour n’être pas corrigées chez ceux qu’on aime, affligent véritablement la pudeur. Elle s’éloigne à regret, mais elle s’éloigne des personnes chez qui se rencontrent ces taches, et les abandonne aux projets de ceux qui se font un jeu de séduire, toujours également prêts aux sermens et aux parjures.

Les femmes, quoi qu’on en dise, ont encore plus de souplesse que de faiblesse dans le caractère ; et, à la constance près, on peut tout attendre d’elles : elles changent de situation et de rang avec une aisance qui n’appartient qu’à leur sexe : elles n’ont pas toujours l’esprit de leur état, mais elles en ont le maintien, et c’est tout ce qu’on doit exiger d’elles. Élevez un laquais aux premières dignités, il sera toujours un laquais ; mais placez une servante sur un tabouret de duchesse, au bout de quelques jours elle n’y sera pas plus embarrassée que dans sa cuisine, et même pas plus déplacée. Dès qu’une femme plaît, elle est partout à sa place. Comme son pouvoir tient à ses charmes, nulle classe d’hommes n’en est à l’abri ; et comme une conquête en attire mille autres, elle s’habitue à leur variété, à leur bizarrerie, à leurs ridicules, et surtout à leur idolâtrie. À la vérité, rien ne la touche, rien ne l’étonne ; si l’homme d’esprit est le seul homme qui la gêne, c’est souvent la faute de l’homme d’esprit. D’abord, s’il veut lui plaire, il doit craindre de l’embarrasser, et chercher à se rapprocher d’elle par l’apparence de la simplicité. Un homme d’esprit plaît au premier aspect à la femme qu’il veut posséder. L’expression qu’il donne à ses sentimens la surprend et l’attache pour quelques momens ; les talens qu’il déploie pour elle, en la flattant, sont bien près de la vaincre ; mais bientôt tous ces agrémens qui donnent au sentiment une éloquence si aimable, au lieu de la toucher, finissent par l’humilier ; le mérite d’un pareil ami l’embarrasse ; il lui paraît si fort au-dessus d’elle, qu’elle s’imagine que ce n’est qu’en le maltraitant qu’elle peut entretenir sa passion ; elle ne sent pas qu’il n’a pas plus dépendu d’elle de le rendre sensible, qu’il ne dépend de lui de l’oublier. Elle voit dans chacune de ses qualités un moyen de la rendre malheureuse : s’il est très-aimable, elle lui paraîtra souvent maussade ; s’il a de la délicatesse, il sera au-dessus de ses caprices ; s’il a de la fierté, il ne sera point jaloux : c’est ainsi qu’étrangère à l’amour, elle veut en calculer les effets, et se prive à jamais de tous ses charmes.

L’esprit a de brillans succès, la gaieté n’a que des jouissances ; mais les premiers irritent, et les autres se partagent. Dans un siècle où l’esprit ne conduit à rien et ne paraît que pour faire rougir ceux qui parviennent à tout, il est naturel qu’il soit redouté, haï, et même persécuté ; mais la gaieté, cette expression franche de la pensée, ce plaisir innocent à afficher, et si difficile à communiquer, comment n’obtiendrait-elle pas grâce aux yeux même de l’amour-propre le plus chatouilleux ? L’esprit a presque toujours un brillant qui humilie ou une amertume qui blesse ; mais la gaieté, naïve même dans la satire, doit du moins désarmer ceux qu’elle ne séduit pas : l’esprit subjuguant la société par son éloquence et sa justesse, l’avertit trop de sa supériorité ; la gaieté, en volant de bouche en bouche, donne un air d’égalité à tout ce qui partage son ivresse, et doit endormir les amours-propres. Un homme d’esprit peut paraître dangereux par la liberté de ses principes, par l’étendue de ses moyens, et surtout par l’influence de ses écrits ; mais quel mal peut faire un homme gai ? rien ne lui échappe, mais rien ne l’occupe ; il n’agit et ne parle que par des mouvemens vrais, et il ne combat le ridicule qu’avec la candeur de la malice : il est bien plus près de la véritable philosophie qu’un homme d’esprit ; car celui-ci s’en écarte souvent par l’amour de la gloire, et lui s’en rapproche par l’indifférence.

On ne trouvera qu’agrémens dans les femmes, quand on ne cherchera que des femmes en elles, quand on traitera de badinage leur ambition, leurs intrigues et même leurs ouvrages ; en un mot, quand on leur trouvera des grâces à tout, et du génie à rien ; on jouira davantage de leur commerce, en ne les jugeant jamais avec rigueur, en rapportant à la légèreté tout ce qui paraît être le fruit de l’ineptie, car elles n’ont pas même la conscience de leurs passions : ce n’est point comme aimables qu’elles aiment les hommes, c’est comme esclaves ; et l’on sait très-bien aujourd’hui que, sans leur bassesse, les sots ne seraient pas plus avancés que les gens d’esprit. Voilà pourtant ce que les femmes ne veulent point entendre, ce qu’elles n’entendront jamais, non par inintelligence, mais parce qu’elles veulent régner, n’importe sur qui, et qu’elles aiment mieux des courtisans qui rampent que des sujets qui pensent.

Quand un homme n’aurait auprès d’une femme que le mérite d’être au-dessous d’elle, cela suffirait pour qu’elle se l’attachât. Elle le juge digne d’être le plastron de ses inconséquences ; et comme une dupe lui est encore plus nécessaire qu’un ami, elle lui pardonne sa froideur en faveur de son admiration ; c’est sur lui qu’elle exerce des caprices dont la variété fait tout le piquant ; c’est lui seul qu’elle abuse par des singeries de sensibilité ; c’est lui seul qu’elle afflige par des apparences d’infidélité : comment ne lui serait-il pas précieux ? Trouvera-t-elle les mêmes jouissances dans un homme de mérite ? a-t-il l’humeur aussi flexible ? il ne jouit que des caresses de son amie, et ne s’affecte que de ses noirceurs ; le reste n’obtient presque jamais son attention : n’est-il pas d’un commerce insupportable ? C’est ainsi que raisonnent aujourd’hui presque toutes les femmes auteurs ; elles n’ambitionnent que le bruit ; et si le bruit les outrage quelquefois, c’est encore le bruit qui les console. C’est donc dans la mêlée qu’il faut en chercher une que la fatigue et l’ennui ramènent au sentiment. Toutes devraient se contenter de repousser le bel-esprit qui veut toujours faire parade de son savoir, et tendre la main à l’homme aimable qui tempère son esprit par la gaieté, et change en plaisirs les entr’actes languissans dont la passion la plus vive n’est pas exempte : le seul avantage qu’un homme terne et sans physionomie ait sur lui, c’est d’amener plus souvent ce qu’il aime à cette mélancolie que les femmes jouent pour déguiser leur ennui ; mais la véritable mélancolie est celle de l’absence, et l’absence d’un pareil homme est si précieuse, qu’elle exclut tout bonheur chimérique.

Les femmes, aux yeux de la raison, semblent donc rester sans excuse ; mais elles en ont une qui, à elle seule, les vaut toutes ; c’est ce goût involontaire, cette impulsion naturelle qui les entraînent sans les diriger, et appartiennent de droit au premier venu qui a le courage de les flatter, fût-il le plus sot des hommes. Ce qu’elles entendent le moins est presque toujours ce qui les flatte le plus. Il ne tarde pas à découvrir qu’en elles tout est instinct ; que par conséquent rien n’est coupable, et que ce que nous appelons leurs vertus et leurs vices, diffère autant des nôtres par leur nature que par leur importance. Nos vertus et nos vices ont partout leur cachet, et tiennent à notre caractère ; les leurs sont partout de convention et dépendent toujours de leur tempérament. Leurs actions sont quelquefois étudiées, mais jamais elles ne sont raisonnées, et on entrevoit du naturel jusque dans leur déguisement : elles aveuglent par des caresses qui les endort par des louanges.

  1. Note X de la lettre à d’Alembert, sur le danger d’établir un spectacle à Genève.
  2. Liv. III, chap. III.
  3. Ces observations pleines de tact et de finesse appartiennent à M. A. P., qui les a développées dans une notice fort intéressante sur la vie de madame Cottin, placée en tête d’une autre édition des œuvres de cette femme célèbre.
  4. Le produit de ce roman fut consacré à un acte de bienfaisance. Un ami de madame Cottin venait d’être proscrit ; il manquait d’argent pour sortir de France : réduite à ne subsister que des faibles débris d’une fortune qui s’est évanouie comme un songe, madame Cottin lui remet le prix qu’elle vient de recevoir de Malvina. C’était la première fois qu’elle avait accusé le sort de l’avoir sitôt privée des moyens d’être utile au malheur.
  5. Notice historique sur la Vie de madame Cottin, par M. A. P.
  6. Madame de Genlis, qui a jugé madame Cottin avec une sévérité que nous nous abstiendrons de caractériser, lui a reproché de manquer d’invention et d’imagination ; d’avoir trop souvent emprunté les idées des autres : selon cette dame, c’est dans le roman des Vœux Téméraires que madame Cottin a pris le fond et les principales scènes du roman de Malvina. En effet, on trouve entre ces deux ouvrages de tels points de ressemblance, qu’on ne peut pas douter que l’un ne soit une imitation de l’autre. Dans les Vœux Téméraires, l’héroïne Constance jure, sur le tombeau de son mari, de ne jamais se marier. Malvina fait le même serment sur la tombe d’une amie. Malvina paraît coupable aux yeux de son amant, et ne l’est point. Constance innocente paraît coupable aux yeux de son mari. Malvina apprend que son amant se meurt, elle vole près de lui, le trouve en délire, et lui sert de garde-malade. Constance apprend que son mari se meurt ; exilée par lui, elle revient, le trouve en délire, et lui sert de garde-malade. Dans Malvina, une vieille paysanne et un enfant dont Malvina prend soin, produisent des scènes intéressantes. Dans les Vœux Téméraires, une vieille paysanne et un enfant, dont Constance prend soin, produisent des scènes absolument du même genre. Madame de Genlis, qui a pris la peine de faire ce rapprochement, ajoute, avec ce ton de modération qu’elle a si souvent reproché aux autres de ne pas donner à leurs critiques, qu’on ne s’est jamais permis de piller un ouvrage avec plus de détail et moins de déguisement ; qu’elle avait déjà fait ces rapprochemens dans une nouvelle édition du Petit Labruyère, au moment où Malvina parut, et que l’auteur, qui vivait, n’essaya pas de se justifier. Le même critique dit, dans une autre note : Madame Cottin s’est souvent permis non-seulement de s’approprier les idées des autres, mais de prendre des passages entiers. C’est ainsi que dans sa Mathilde elle a inséré des morceaux littéralement copiés d’un ouvrage intitulé : l’Étude du Cœur humain.
  7. On sait qu’il s’est élevé une vive discussion sur l’authenticité des poésies galliques d’ossian, dont Macpherson a publié une traduction anglaise. Beaucoup de littérateurs ont soutenu que les prétendus originaux de la traduction de Macpherson n’avaient jamais existé, on du moins n’avaient pas été conservés jusqu’à nos temps : une société d’Écossais s’est réunie à Londres, sous la dénomination d’Highland-Society, et s’est proposé de prouver l’authenticité des poëmes d’Ossian. Elle a fait recueillir dans le Highland, ou la Haute-Écosse, tous les chants galliques conservés dans la mémoire et dans la bouche des vieillards : elle a publié ces chants en deux volumes in-octavo. Ainsi, quoiqu’il reste encore quelques doutes sur les divers moyens pris par la société pour établir au tribunal de la critique l’authenticité des pièces insérées dans ce recueil ; quoiqu’on ait prétendu que la société avait corrigé et embelli ces morceaux, il reste prouvé que, dans les montagnes de l’Écosse, on a conservé d’anciennes poésies nationales en langue erse ou gallique. L’édition de ces poëmes attribués à Ossian dans sa langue originale, est presque entièrement inconnue sur le continent, où il n’en est pas parvenu plus de deux ou trois exemplaires. M. Ahlwardt, d’Oldembourg, a publié une traduction littérale allemande de ce prétendu original des poésies d’Ossian, en trois volumes in-octavo. Il résulte de la comparaison de cette traduction avec celle de Macpherson, que ce premier éditeur a fait des changemens, des additions et des interpolations considérables au texte, et qu’il a même réuni ensemble, sous la forme de poëmes, des fragmens de chants différens.

    Il faut distinguer parmi les ouvrages de critique qui paraissent depuis quelque temps en Angleterre sur les poésies d’Ossian, celui du docteur Graham, ayant pour titre : Essai sur l’authenticité des poëmes d’Ossian, contenant une réponse aux objections de M. Malcolm Laing, ainsi qu’un autre ouvrage intitulé : Quelques poëmes d’Ossian rendus en vers, avec une dissertation historique sur l’antiquité de ces poëmes en général, par M. Archibad Macdonald ; et mieux encore : Reliques musicales et poétiques des anciens Bardes Gallois, conservés par la tradition et par des manuscrits authentiques, avec une histoire générale des Bardes et des Druides, etc., par John Gales Jones, in-folio ; et du même auteur, le Muséum Barde de l’ancienne littérature anglaise, in-folio. Ces ouvrages sont dus au zèle des particuliers ; mais en voici qui ont paru aux frais d’une société savante et littéraire : Rapport de la commission de la Société de la Haute-Écosse, nommée pour faire des recherches sur la nature et l’authenticité des poèmes d’Ossian, par M. Henri Mackensie, publié au nom de la Société ; les poëmes d’Ossian dans l’original gallique, avec une traduction latine littérale, par M. Macfartan, accompagnée d’une dissertation sur l’authenticité des poèmes d’Ossian, par le baronnet sir John Sinclair, etc., publié sous la sanction de la Société de la Haute-Écosse, 3 vol. in-octavo. Le résultat de toutes ces discussions paraît s’éloigner également de l’opinion de ceux qui regardent les poëmes d’ossian comme des ouvrages imaginaires supposés par Macpherson, et de l’opinion de ceux qui leur accordent sans restriction le degré inauthenticité et d’antiquité que cet éditeur leur attribua lors de la publication de la traduction en prose qu’il en a donnée. Il a été démontré qu’il exista réellement, du temps de Macpherson, et qu’il existe encore des vieillards de la Haute-Écosse, surtout des îles Hébrides, qui savaient par cœur un grand nombre d’anciens chants héroïques conservés par tradition. Mais ces chants, semblables, sous plusieurs rapports, aux chants des Islandais et des autres peuples Scandinaviens, offraient un langage plus simple, plus rude, quelquefois aussi plus obscur que les imitations libres que Macpherson a données à tort pour des traductions. Les images de l’original, plus concises et plus brutes, ont souvent reçu de la main du traducteur une sorte de vernis moderne, qui, en les faisant ressembler à des passages d’Homère ou de Virgile, a fourni un argument spécieux contre leur authenticité. Voilà jusqu’où s’étend la supercherie littéraire de Macpherson ; mais il était trop dénué du génie poétique pour avoir inventé une seule des beautés réelles semées au milieu des productions informes de l’ancien Barde. Quant à l’âge qu’il faut assigner aux poëmes d’Ossian, ainsi qu’à la véritable patrie de l’auteur, les opinions les plus contraires sur ce sujet peuvent également contenir quelque chose de vrai. L’existence d’un barde nommé Oisin, ou Oysian, fils d’un chef de guerriers, nommé Fion Mac-Coul (Fion, fils de Coul), pourrait bien remonter au cinquième, ou même au deuxième siècle de l’ère vulgaire : quelques portions des chants d’Oisin, qui, sur divers points de fait, coïncident admirablement avec les Sagals Scandinaves, se sont probablement conservés dans la même langue des Bardes ses successeurs ; mais beaucoup de poëmes très-postérieurs à ce véritable Ossian auront été décorés de son nom, comme les faux orphiques ont reçu celui d’Orphée. Il faut même que plusieurs poëmes soient postérieurs à l’introduction du christianisme, et même aux siècles de la chevalerie, ou du moins qu’ils aient subi, postérieurement à ces époques, de fortes altérations. C’est la seule supposition qui puisse expliquer comment il s’y trouve des allusions à des idées trop relevées et à des mœurs trop raffinées pour une nation sauvage comme les anciens Calédoniens l’étaient. Cette teinture de civilisation moderne est l’argument le plus fort que les anti-ossianiques aient produit contre l’authenticité des pièces galliques ; c’est le point auquel M. Graham, l’avocat le plus habile du parti ossianique, répond de la manière la moins satisfaisante.

  8. Ce portrait se trouve dans la Correspondance de madame du Deffant avec Horace Walpole ; mais l’éditeur l’a mutilé, ainsi qu’un très-grand nombre de lettres de cette correspondance vraiment curieuse. Nous avons cru devoir rétablir ici la pureté du texte.