Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 45

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 324-346).


LETTRE XLV.


ÉLISE À M. D’ALBE.


Ô mon cousin ! Frédéric est parti, et je suis sûre qu’il est allé chez vous, et je tremble que cette lettre, que je vous envoie par un exprès, n’arrive trop tard, et ne puisse empêcher les maux terribles qu’une explication entraînerait après elle. Comment vous peindre la scène qui vient de se passer ? Aujourd’hui, pour la première fois, Frédéric m’a accompagnée dans une maison étrangère : muet, taciturne, son regard ne fixait aucun objet, il semblait ne prendre part à rien de ce qui se faisait autour de lui, et répondait à peine quelques mots au hasard aux différentes questions qu’on lui adressait. Tout à coup un homme inconnu prononce le nom de madame d’Albe, il dit qu’il vient de chez elle, qu’elle est mal, mais très-mal… Frédéric jette sur moi un œil hagard et interrogatif, et voyant des larmes dans mes yeux, il ne doute plus de son malheur. Alors il s’approche de cet homme et le questionne. En vain je l’appelle, en vain je lui promets de lui tout dire, il me repousse avec violence en s’écriant : « Non, vous m’avez trompé, je ne vous crois plus… » L’homme qui venait de parler, et qui n’avait été chez vous que pour des affaires relatives à votre commerce, étourdi de l’effet inattendu de ce qu’il a dit, hésite à répondre aux questions pressantes de Frédéric. Cependant, effrayé de l’accent terrible de ce jeune homme, il n’ose résister ni à son ton ni à son air. « Ma foi, dit-il, madame d’Albe se meurt, et on assure que c’est à cause de l’infidélité d’un jeune homme qu’elle aimait, et que son mari a chassé de chez elle. »

À ces mots, Frédéric jette un cri perçant, renverse tout ce qui se trouve sur son passage, et s’élance hors de la chambre ; je me précipite après lui, je l’appelle : c’est au nom de Claire que je le supplie de m’entendre, il n’écoute rien, nulle force ne peut le retenir, il écrase tout ce qui s’oppose à sa fuite ; je le perds de vue, je ne l’ai plus revu, et j’ignore ce qu’il est devenu ; mais je ne doute point qu’il n’ait porté ses pas vers l’asile de Claire, je tremble qu’elle ne le voie ; la surprise, l’émotion épuiseraient ses forces. Ô mon ami ! puisse ma lettre arriver à temps pour prévenir un pareil malheur ! L’insensé, dans son féroce délire, il ne songe pas que son apparition subite peut tuer celle qu’il aime. Ah ! s’il se peut, empêchez-les de se voir, repoussez-le de votre maison ; qu’il ne retrouve plus en vous ce père indulgent qui justifiait tous ses torts ; faites tonner l’honneur outragé, accablez-le de votre indignation : que vous font sa fureur, ses imprécations, sa douleur même ? Songez que c’est lui qui est le meurtrier de Claire, que c’est lui qui a porté le trouble dans cette âme céleste, et qui a terni une réputation sans tache ; car enfin les discours de cet homme inconnu ne sont-ils pas l’écho fidèle de l’opinion publique ? Ce monde barbare, odieux et injuste, a déshonoré mon amie : sans égard pour ce qu’elle fut, il la juge à la rigueur sur de trompeuses apparences, mais ne distingue pas la femme tendre et irréprochable de la femme adultère. Eh ! quand ma Claire retrouverait toutes ses forces contre l’amour, en aurait-elle contre la perte de l’estime publique ? Celle qui la respecta toujours, qui la regardait comme le plus bel ornement de son sexe, pourrait-elle vivre après l’avoir perdue ? Non, Claire, meurs, quitte une terre qui ne sut pas te connaître, et qui n’était pas digne de te porter : abreuvée de larmes et d’outrages, va demander au ciel le prix de tes douleurs, et que les anges, empressés auprès de toi, ouvrent leurs bras pour recevoir leur semblable.

Ici finissent les lettres de Claire ; le reste est un récit écrit de la main d’Élise. Sans doute elle en aura recueilli les principaux traits de la bouche de son amie, et elle les aura confiés au papier, pour que la jeune Laure, en les lisant un jour, pût se préserver des passions dont sa déplorable mère avait été la victime.

Il était tard, la nuit commençait à s’étendre sur l’univers ; Claire, faible et languissante, s’était fait conduire au bas de son jardin, sous l’ombre des peupliers qui couvrent l’urne de son père, et où sa piété consacra un autel à la divinité. Humblement prosternée sur le dernier degré, le cœur toujours dévoré de l’image de Frédéric, elle implorait la clémence du ciel pour un être si cher, et des forces pour l’oublier. Tout à coup une marche précipitée l’arrache à ses méditations, elle s’étonne qu’on vienne la troubler ; et, tournant la tête, le premier objet qui la frappe, c’est Frédéric ! Frédéric pâle, éperdu, couvert de sueur et de poussière. À cet aspect, elle croit rêver, et reste immobile comme craignant de faire un mouvement qui lui arrache son erreur. Frédéric la voit et s’arrête, il contemple ce visage charmant qu’il avait laissé naguère brillant de fraîcheur et de jeunesse, il le retrouve flétri, abattu ; ce n’est plus que l’ombre de Claire, et le sceau de la mort est déjà empreint dans tous ses traits : il veut parler et ne peut articuler un mot ; la violence de la douleur a suspendu son être. Claire, toujours immobile, les bras étendus vers lui, laisse échapper le nom de Frédéric : à cette fois il retrouve la chaleur et la vie, et saisissant sa main décolorée : « Non, s’écrie-t-il, tu ne l’as pas cru que Frédéric ait cessé de t’aimer. Non, ce blasphème horrible, épouvantable, a été démenti par ton cœur. Ô ma Claire ! en te quittant, en renonçant à toi pour jamais, en supportant la vie pour t’obéir, j’avais cru avoir épuisé la coupe amère de l’infortune ; mais si tu as douté de ma foi, je n’en ai goûté que la moindre partie… Parle donc, Claire, rassure-moi, romps ce silence mortel qui me glace d’effroi. » En disant ces mots, il la pressait sur son sein avec ardeur. Claire, le repoussant doucement, se lève, fixe les yeux sur lui, et le parcourant long-temps avec surprise : « Ô toi, dit-elle, qui me présentes l’image de celui que j’ai tant aimé, toi, l’ombre de ce Frédéric dont j’avais fait mon Dieu ! dis, descends-tu du céleste séjour pour m’apprendre que ma dernière heure approche ? et es-tu l’ange destiné à me guider vers l’éternelle région ? — Qu’ai-je entendu ? lui répond Frédéric, est-ce toi qui me méconnais ? Claire, ton cœur est-il donc changé comme tes traits, et reste-t-il insensible auprès de moi ? — Quoi ! il se pourrait que tu sois toujours Frédéric ! s’écrie-t-elle ; mon Frédéric existerait encore ? On me l’avait dit perdu, l’amitié m’aurait-elle donc trompée ? — Oui, interrompit-il avec véhémence, une affreuse trahison me faisait paraître infidèle à tes yeux, et te peignait à moi gaie et paisible ; on nous faisait mourir victimes l’un de l’autre, on voulait que nous enfonçassions mutuellement le poignard dans nos cœurs. Crois-moi, Claire, amitié, foi, honneur, tout est faux dans le monde ; il n’y a de vrai que l’amour ; il n’y a de réel que ce sentiment puissant et indestructible qui m’attache à ton être, et qui dans ce moment même te domine ainsi que moi : ne le combats plus, ô mon âme ! livre-toi à ton amant, partage ses transports, et sur les bornes de la vie où nous touchons l’un et l’autre, goûtons, avant de la quitter, cette félicité suprême qui nous attend dans l’éternité. » Frédéric dit, et saisissant Claire, il la serre dans ses bras, il la couvre de baisers, il lui prodigue ses brûlantes caresses ; l’infortunée, abattue par tant de sensations, palpitante, oppressée, à demi-vaincue par son cœur et par sa faiblesse, résiste encore, le repousse et s’écrie : « Malheureux ! quand l’éternité va commencer pour moi, veux-tu que je paraisse déshonorée devant le tribunal de Dieu ! Frédéric, c’est pour toi que je t’implore, la responsabilité de mon crime retombera sur ta tête. — Eh bien ! je l’accepte, interrompit-il d’une voix terrible, il n’est aucun prix dont je ne veuille acheter la possession de Claire ; qu’elle m’appartienne un instant sur la terre, et que le ciel m’écrase pendant l’éternité. » L’amour a doublé les forces de Frédéric, l’amour et la maladie ont épuisé celles de Claire. Elle n’est plus à elle, elle n’est plus à la vertu ; Frédéric est tout, Frédéric l’emporte… Elle l’a goûté dans toute sa plénitude, cet éclair de délice qu’il n’appartient qu’à l’amour de sentir ; elle l’a connue, cette jouissance délicieuse et unique, rare et divine comme le sentiment qui l’a créée : son âme, confondue dans celle de son amant, nage dans un torrent de volupté. Il fallait mourir alors : mais Claire était coupable, et la punition l’attendait au réveil. Qu’il fut terrible ! quel gouffre il présenta à celle qui vient de rêver le ciel ! Elle a violé la foi conjugale ! elle a souillé le lit de son époux ! la noble Claire n’est plus qu’une infâme adultère ! Des années d’une vertu sans tache, des mois de combats et de victoires sont effacés par ce seul instant ! elle le voit, et n’a plus de larmes pour son malheur, le sentiment de son crime l’a dénaturée ; ce n’est plus cette femme douce et tendre dont l’accent pénétrant maîtrisait l’âme des êtres sensibles, et en créait une aux indifférens ; c’est une femme égarée, furieuse, qui ne peut se cacher sa perfidie, et qui ne peut la supporter. Elle s’éloigne de Frédéric avec horreur, et levant ses mains tremblantes vers le ciel : « Éternelle justice ! s’écrie-t-elle, s’il te reste quelque pitié pour la vile créature qui ose t’implorer encore, punis le lâche artisan de mon malheur ; qu’errant, isolé dans le monde, il y soit toujours poursuivi par l’ignominie de Claire et les cris de son bienfaiteur ! Et toi, homme perfide et cruel, contemple ta victime, mais écoute les derniers cris de son cœur ; il te hait, ce cœur, plus encore qu’il ne t’a aimé ; ton approche le fait frémir, et ta vue est son plus grand supplice ; éloigne-toi, va, ne me souille plus de tes indignes regards. » Frédéric, embrasé d’amour et dévoré de remords, veut fléchir son amante : prosterné à ses pieds, il l’implore, la conjure ; elle n’écoute rien ; le crime a anéanti l’amour, et la voix de Frédéric ne va plus à son cœur. Il fait un mouvement pour se rapprocher d’elle ; effrayée, elle s’élance auprès de l’autel divin, et l’entourant de ses bras, elle dit : « Ta main sacrilège osera-t-elle m’atteindre jusqu’ici ? Si ton âme basse et rampante n’a pas craint de profaner tout ce qu’il y a de saint sur la terre, respecte au moins le ciel, et que ton impiété ne vienne pas m’outrager jusque dans ce dernier asile. C’est ici, ajouta-t-elle dans un transport prophétique, que je jure que cet instant où je te vois est le dernier où mes yeux s’ouvriront sur toi ; si tu demeures encore, je saurai trouver une mort prompte, et que le ciel m’anéantisse à l’instant où tu oserais reparaître devant moi. »

Frédéric, terrassé par cette horrible imprécation, et frémissant que le moindre délai n’assassine son amante, s’éloigne avec impétuosité. Mais à peine est-il hors de sa vue, qu’il s’arrête ; il ne peut sortir du bois épais qui les couvre, sans l’avoir entendue encore une fois, et élevant la voix, il s’écrie : « Ô toi que je ne dois plus revoir ! toi qui, d’accord avec le ciel, viens de maudire l’infortuné qui t’adorait ! toi qui, pour prix d’un amour sans exemple, le condamnes à un exil éternel ! toi, enfin, dont la haine l’a proscrit de la surface du monde, ô Claire ! avant que l’immensité nous sépare à jamais, avant que le néant soit entre nous deux, que j’entende encore ton accent, et au nom du tourment que j’endure, que ce soit un accent de pitié !… » Il se tait, il ne respire pas, il étouffe les horribles battemens de son cœur pour mieux écouter ; il attend la voix de Claire… Enfin ces mots faibles, tremblans, et qui percent à peine le repos universel de la nature, viennent frapper ses oreilles et calmer ses sens : Va, malheureux, je te pardonne.

L’indignation avait ranimé les forces de Claire, l’attendrissement les anéantit : subjuguée par l’ascendant de Frédéric, à l’instant où, en lui pardonnant, elle sentit qu’elle l’aimait encore, elle tomba sans mouvement sur les degrés de l’autel.

Cependant M. d’Albe qui n’avait point reçu la lettre d’Élise, et qui était sorti pour quelques heures, apprend à son retour que Frédéric a paru dans la maison ; il frémit, et demande sa femme ; on lui dit qu’elle est allée, selon son usage, se recueillir près du tombeau de son père. Il dirige ses pas de ce côté ; la lune éclairait faiblement les objets : il appelle Claire, elle ne répond point ; sa première idée est qu’elle a fui avec Frédéric ; la seconde, plus juste, mais plus terrible encore, est qu’elle a cessé d’exister. Il se hâte d’arriver ; enfin, à la lueur des rayons argentés qui percent à travers les tremblans peupliers, il aperçoit un objet… une robe blanche… Il approche… c’est Claire étendue sur le marbre et aussi froide que lui. À cette vue il jette des cris perçans ; ses gens l’entendent et accourent. Ah ! comment peindre la consternation universelle ! Cette femme céleste n’est plus, cette maîtresse adorée, cet ange de bienfaisance n’est plus qu’une froide poussière ! La désolation s’empare de tous les cœurs : cependant un mouvement a ranimé l’espérance ; on se hâte, on la transporte, les secours volent de tous côtés. La nuit entière se passe dans l’incertitude ; mais le lendemain une ombre de chaleur renaît, ses yeux se rouvrent au jour, au moment même où Élise arrivait auprès d’elle.

Cette tendre amie avait suivi sa lettre de près, mais sa lettre n’était point arrivée ; un mot de M. d’Albe l’instruit de tout, elle entre éperdue. Claire ne la méconnaît point, elle lui tend les bras. Élise se précipite, Claire la presse sur son cœur déjà atteint des glaces de la mort. Elle veut que l’amitié la ranime et lui rende la force d’exprimer ses dernières volontés : son œil mourant cherche son époux ; sa voix éteinte l’appelle ; elle prend sa main, et l’unissant à celle de son amie, elle les regarde tous deux avec tristesse, et dit : « Le ciel n’a pas voulu que je meure innocente : l’infortunée que vous voyez devant vous s’est couverte du dernier opprobre ; mes sens égarés m’ont trahie ; et un ingrat, abusant de ma faiblesse, a brisé les nœuds sacrés qui m’attachaient à mon époux. Je ne demande point d’indulgence, ni lui ni moi n’avons droit d’y prétendre : il est des crimes que la passion n’excuse pas, et que le pardon ne peut atteindre… » Elle se tait. En l’écoutant, l’âme d’Élise se ferme à toute espérance, elle est sûre que son amie ne survivra pas à sa honte.

M. d’Albe, consterné de ce qu’il entend, ne repousse pas néanmoins la main qui l’a trahi. « Claire, lui dit-il, votre faute est grande sans doute ; mais il vous reste encore assez de vertus pour faire mon bonheur ; et le seul tort que je ne vous pardonne pas, est de souhaiter une mort qui me laisserait seul au monde. » À ces mots, sa femme lève sur lui un œil attendri et reconnaissant : « Cher et respectable ami, lui dit-elle, croyez que c’est pour vous seul que je voudrais vivre, et que mourir indigne de vous est ce qui rend ma dernière heure si amère. Mais je sens que mes forces diminuent, éloignez-vous l’un et l’autre, j’ai besoin de me recueillir quelques momens, afin de vous parler encore. »

Élise ferme doucement le rideau, et ne profère pas une parole ; elle n’a rien à dire, rien à demander, rien à attendre : l’aveu de son amie lui a appris que tout était fini, que l’arrêt du sort était irrévocable, et que Claire était perdue pour elle.

M. d’Albe, qui la connaît moins, s’agite et se tourmente ; plus heureux qu’Élise, il craint, car il espère ; il s’étonne de la tranquillité de celle-ci, sa muette consternation lui paraît de la froideur, il le dit et s’en irrite. Élise, sans s’émouvoir de sa colère, se lève doucement, et l’entraînant hors de la chambre : « Au nom de Dieu ! lui dit-elle, ne troublez pas la solennité de ces moments par de vains secours qui ne la sauveront point, et calmez un emportement qui peut rompre le dernier fil qui la retient à la vie. Craignez qu’elle ne s’éteigne avant de nous avoir parlé de ses enfans ; sans doute son dernier vœu sera pour eux ; tel qu’il soit, fût-il de lui survivre, je jure de le remplir. Quant à son existence terrestre, elle est finie ; du moment que Claire fut coupable, elle a dû renoncer au jour : je l’aime trop pour vouloir qu’elle vive, et je la connais trop pour l’espérer. » L’air imposant et assuré dont Élise accompagna ces mots, fut un coup de foudre pour M. d’Albe ; il lui apprit que sa femme était morte.

Élise se rapprocha du lit de son amie : assise à son chevet, toujours immobile et silencieuse, il semblait qu’elle attendît le dernier souffle de Claire pour exhaler le sien.

Au bout de quelques heures, Claire étendit la main, et prenant celle d’Élise : « Je sens que je m’éteins, dit-elle, il faut me hâter de parler ; fais sortir tout le monde, et que M. d’Albe reste seul avec toi. » Élise fait un signe, chacun se retire ; le malheureux époux s’avance, sans avoir le courage de jeter les yeux sur celle qu’il va perdre ; il se reproche intérieurement d’avoir peut-être causé sa mort en la trompant. Claire devine son repentir, et croit que son amie le partage ; elle se hâte de les rassurer. « Ne vous reprochez point, leur dit-elle, de m’avoir déguisé la vérité, votre motif fut bon, et ce moyen pouvait seul réussir ; sans doute il m’eût guérie, si l’effrayante fatalité qui me poursuit n’eût renversé tous vos projets. » Élise ne répond rien, elle sait que Claire ne dit cela que pour calmer leur conscience agitée, et elle ne se justifie pas d’un tort qui retomberait en entier sur M. d’Albe ; mais celui-ci s’accuse, il rend à Élise la justice qui lui est due, en apprenant à Claire qu’elle n’a cédé qu’à sa volonté. Elle est dédommagée de sa droiture ; un léger serrement de main que M. d’Albe n’aperçoit pas, la récompense sans le punir. Claire reprend la parole. « Ô mon ami ! dit-elle en regardant tendrement son mari ; nul n’est ici coupable que moi ; vous, qui n’eûtes jamais de pensées que pour mon bonheur, et que j’offensai avec tant d’ingratitude, est-ce à vous à vous repentir ? » M. d’Albe prend la main de sa femme et la couvre de larmes ; elle continue : « Ne pleurez point, mon ami, ce n’est pas à présent que vous me perdez ; mais quand, par une honteuse foiblesse, j’autorisai l’amour de Frédéric ; quand par un raisonnement spécieux je manquai de confiance en vous pour la première fois de ma vie ; ce fut alors que, cessant d’être moi-même, je cessai d’exister pour vous ; dès l’instant où je m’écartai de mes principes, les anneaux sacrés qui les liaient ensemble se brisèrent, et me laissèrent sans appui dans le vague de l’incertitude ; alors la séduction s’empara de moi, fascina mes yeux, obscurcit le sacré flambeau de la vertu, et s’insinua dans tous mes sens ; au lieu de m’arracher à l’attrait qui m’entraînait, je l’excusai, et dès lors la chute devint inévitable. Ô toi, mon Élise ! continua-t-elle avec un accent plus élevé, toi qui vas devenir la mère de mes enfans, je ne te recommande point mon fils, il aura les exemples de son père ; mais veille sur ma Laure, que son intérêt l’emporte sur ton amitié. Si quelques vertus honorèrent ma vie, dis-lui que ma faute les effaça toutes ; en lui racontant la cause de ma mort, garde-toi bien de l’excuser, car dès lors tu l’intéresserais à mon crime : qu’elle sache que ce qui m’a perdue est d’avoir coloré le vice des charmes de la vertu ; dis-lui bien que celui qui la déguise est plus coupable encore que celui qui la méconnaît : car, en la faisant servir de voile à son hideux ennemi, on nous trompe, on nous égare, et on nous approche de lui quand nous croyons n’aimer qu’elle… Enfin, Élise, ajouta-t-elle en s’affaiblissant, répète souvent à ma Laure, que si une main courageuse et sévère avait dépouillé le prestige dont j’entourais mon amour, et qu’on n’eût pas craint de me dire que celle qui compose avec l’honneur l’a déjà perdu, et que jamais il n’y eut de nobles effets d’une cause vicieuse, alors sans doute j’eusse foulé aux pieds le sentiment dont j’expire aujourd’hui… » Ici Claire fut forcée de s’interrompre, en vain elle voulut achever sa pensée, ses idées se troublèrent, et sa langue glacée ne put articuler que des mots entrecoupés. Au bout de quelques instans elle demanda la bénédiction de son époux ; en la recevant, un éclair de joie ranima ses yeux. « À présent je meurs en paix, dit-elle, je peux paraître devant Dieu… Je vous offensai plus que lui, il ne sera pas plus sévère que vous. » Alors, jetant sur lui un dernier regard, et serrant la main de son amie, elle prononça le nom de Frédéric, soupira et mourut.

Quelques jours après, M. d’Albe reçut ce billet écrit par Élise et dicté par Claire.

CLAIRE À M. D’ALBE.

« Je ne veux point faire rougir mon époux, en prononçant devant lui un nom qu’il déteste peut-être ; mais pourra-t-il oublier que cet infortuné voulait fuir cet asile, et que mon ordre seul l’y a retenu ; que, dans notre situation mutuelle, ses devoirs étant moindres, ses torts le sont aussi, et que mon amour fut un crime quand le sien n’était qu’une foiblesse ? Il est errant sur la terre, il a vos malheurs à se reprocher, il croira avoir causé ma mort, et son cœur est né pour aimer la vertu. Ô mon époux ! mon digne époux, la pitié ne vous dit-elle rien pour lui, et n’obtiendra-t-il pas une miséricorde que vous ne m’avez pas refusée ?


Pour remplir les dernières volontés de sa femme, M. d’Albe s’informa de Frédéric dans tous les environs, il fit faire les perquisitions les plus exactes dans le lieu de sa naissance ; tout fut inutile, ses recherches furent infructueuses ; jamais on n’a pu découvrir où il avait traîné sa déplorable existence, ni quand il l’avait terminée. Jamais nul être vivant n’a su ce qu’il était devenu : on dit seulement qu’aux funérailles de Claire, un homme inconnu, enveloppé d’une épaisse redingote, et couvert d’un large chapeau, avait suivi le convoi dans un profond silence ; qu’au moment où l’on avait posé le cercueil dans la terre, il avait tressailli, et s’était prosterné la face dans la poussière, et qu’aussitôt que la fosse avait été comblée, il s’était enfui impétueusement en s’écriant : « À présent je suis libre, tu n’y seras pas long-temps seule ! »