Cléopâtre (Benserade)/Acte second
ACTE Second.
Scène I.
ome, il faut obeyr, cette grandeur ſuprême
Qui t’élevoit au Ciel te rabaiſſ e elle meſme,
Je ſuis fort de ta force, on ne craint plus que moy,
Et je ſuis triomphant de toy, meſme par toy :
Tu n’es plus abſolue, & la terre ſerville
Ayme mieux adorer un homme qu’une ville,
Les dieux tremblants t’ont veuë au deſſ us des humains,
Et je tiens ton pouvoir dans mes ſuperbes mains,
Voy par deſſ us ton nom ma renommée errante,
Et pleure pou jamais ta liberté mourante
Je ne ſuis point jaloux de ton repos commun,
Mais la Reine des Rois en doit reſp ecter un,
Il faut que je commande aux lieux qu’un Tybre lave,
Et qu’un ſuperbe enfant tienne ſa mere eſclave,
Que ce vaſt e univers n’obeyße qu’à moy,
Que le Ciel ait des dieux, mais la terre un ſeul Roy,
Et je veux dans ces murs élevez par Romule
Voir en moy le ſuccez des grands deßeins de Jule :
Agrippe, dont l’avis n’est jamais rejetté,
Fay-je en ce projet noble une temerité ?
En de plus hauts deßeins vous n’en pourriés pas faire,
„ Qui peut auttant que vous n’eſt jamais temerair,
Vos plus forts ennemis en vain ont eßayé
De ſuivre le chemin que Ceſar a frayé.
Ils ont tous éprouvé dans leur injuſt e guerre
Qu’il n’apartient qu’à vous de gouverner la terre,
Et ces ambitieux qui ſuivoient vos projets
S’ils n’étoient morts vaincus, ne vivroient que ſujets :
Antoine eſt le dernier de qui l’orgeuil s’obſt ine,
Et qui veut ſubſiſt er meſme dans ſa ruine,
Mais ce nouveau ſucçés luy fera confeßer
Qu’il vaut mieux n’eſtre point que de vous offenſer,
Son eſpoir eſt à bas, ſa dernière déroute
Aſſure vos deſseins dans leur ſuperbe route.
Quelque avantage heureux que nous ayons ſur luy,
Je ne fay point de cas du ſuccés d’aujourdhuy.
Qu’un homme ſoit chéri de la bonne fortune,
Sa faveur la plus rare il l’estime commune,
Et qui n’a jamais veu la mer ſans Alcyon
N’en gouſte point le calme avec affection :
Toutes vos actions ſont ſi pleines de gloire,
Qu’alors que voſtre bras vous gagne une victoire,
Cette felicité ne vous touche pas fort,
Et vous la recevez comme un tribut du ſort :
Qui d’un ſi beau deſtin ne ſeroit idolatre ?
Gagner tout ſans rien perdre, & vaincre ſans combattre.
Mets-tu cette victoire en un illustre rang ?
Je l’eſtimerois plus m’ayant coûté du ſang,
Antoine reste ſeul, que peut-il entreprendre ?
Je ſurmonte celuy qu’on ne veut pas deffendre,
Je n’euſse rien gagné, s’il n’euſt eſté hay,
Je ſuis victorieux, parce qu’il eſt trahy,
La lâcheté, le vice a fait que je diſpoſe
D’un fruict de ma valeur, et du droit de ma cauſe,
L’on ne me vid jamais depuis que j’ay veſcu
Devoir une victoire au malheur du vaincu,
J’ai regret dans la peine où nous le voyons vivre
De voir des ſerviteurs le quitter pour me ſuivre,
J’acuſe malgré moy leur deffaut d’amitié,
Pres d’eux, il m’eſt ſuſpect, ſans eux, j’en ay pitié,
Dans ſa condition je plains le ſort des mâitres,
Ceux qu’il a fait ingrats, ma vertu les fait trâitres.
„ Ce n’eſt point reſſentir un courage abattu
„ De trahir le peché pour ſuivre la vertu :
Devant qu’une molleſſe eut fait leur mâitre infame,
Quand il aimoit la gloire, et non pas une femme,
Lors qu’Antoine piqué d’un déſir généreux
Faiſoit le Capitaine, & non pas l’amoureux,
Sa vaillance eut rendu leur fuitte illegitime,
Le trahir en ce temps c’eut eſté faire un crime :
Mais depuis qu’oubliant ſes generoſitez
Ce grand cœur s’eſt perdu dedans les voluptez,
Pas un d’eux n’a voulu paroiſtre ſon complice,
Suivre ſes pas honteux c’eſtoit ſuivre le vice,
Quand ils ſervoient Antoine il en eſtait loüé,
Ils ſervpient la vertu dont il estoit doüé :
Depuis l’ayant bannie en l’ardeur qui le preſſe
Ces dignes ſerviteurs ont ſuivy leur mâitreſse,
Ils ont veu qu’à vous ſeul leur ſervice étoit dû,
Qu’ils retrouvoient en vous ce qu’Antoine a perdu,
Ils ſçavent que le Ciel ne peut ſouffrir un trâitre,
Mais pour ne l’eſtre plus ils ſont contraints de l’eſtre,
Et n’ont pas creu commettre une infidelité
Abandonnant celuy que les dieux ont quitté.
„ Le ſort qui d’une palme abſolument diſpose
„ Ne favoriſe guere une mauvaiſe cauſe,
„ Et quelque different qu’en ce point on ait eu,
„ La fortune s’entend avecque la vertu :
Auſsi ſon changement qui cauſe tant de larmes
Ne fut jamais contraire au ſuccés de mes armes
Dans le juſte deſsein qui m’anime le cœur
De punir ce ſuperbe, & de venger ma ſœur.
Puis que ſa bonne humeur travaille à voſtre gloire,
Antoine eſt abattu, mais ce fier ennemy
Puis qu’il reſpire encor, n’eſt defait qu’à demy,
Ceſt un cerf aux abois qu’un grand coup doit atteindre,
Ceſt dans ſon deſeſpoir qu’il eſt le plus à craindre,
„ La fortune releve, & la force, & le cœur,
„ Et d’un déſeſperé ſouvent fait un vainqueur,
„ Ceux qui ſentent du ſort la dernière tempeſte
„ Montent par un effort du précipice au faiſte,
„ Et ſouvent que le ſort favoriſe leur jeu,
„ Ils hazardent beaucoup, & ne gagnent pas peu.
Aſſurez votre gloire, elle en ſera moins belle,
Si de ces feux étaints il reſte une étincelle,
„ Un ennemi, Ceſar, nous eſt toujours fatal,
„ Quelque foible qu’il ſoit il peut faire du mal,
Antoine eſt en ce rang, vous le devez détruire,
Ou le mettre en état de ne vous pouvoir nuire.
J’approuve ce conſeil dont l’execution
Eſt un des plus grands points de ta commiſsion.
Vous m’honorez beaucoup.
Cette ville en état de ne ſe plus deffendre,
Si ſon peuple affoibly veut faire le mutin,
Signale de ſon ſang ton glorieux butin,
Raze les beaux Palais de ces riches Monarques
Qui ſont de leur grandeur les plus ſuperbes marques,
Que cette nation reſſente mon courroux,
Le vainqueur ſoit cruel, ſi le vaincu n’eſt doux,
Que rien de mes ſoldats n’échape la furie,
Et qu’on cherche la place où fut Alexandrie.
Scène II.
erfide, cœur ingrat, par ce dernier effort
Enfin ta trahiſon a conſpiré ma mort,
Enfin mon déſeſp oir contente ton envie,
Antoine est ruiné, ta haine est aſſouvie,
Tu cheris l’infortune où mes jours ſont réduits,
Et tu m’as voulu voir malheureux, je le ſuis,
Le ſort ne me voit plus que d’un œil de colere,
Et je ſuis, déloyale, en état de te plaire :
Ayme Ceſar, ingrate, & crains de l’offenſer,
Cruelle, étouffe-moy, pour le mieux embraſſer :
Tu me viens de trahir ſur l’onde, & ſur la terre,
Tu luy viens de livrer tous mes hommes de guerre,
Et tu leur as fait perdre en violant ta foy
Le deſſein qu’ils avaient de mourir avec moy,
Tu me trahis, tu fais qu’un Rival me ſurmonte,
Et tu rends ton Ceſar ſuperbe de ma honte ;
Mais le mal qui me touche avec plus de rigueur,
Tu m’oſt es l’eſp erance en luy donnant ton cœur :
Pour plaire à ton deſſein que les enfers deteſt ent,
Tu lui devois livrer ces armes qui me reſt ent,
Le ſort quoy qu’inhumain n’a pû s’en aſſouvir,
Si peu qu’il m’a laiſſé tu le devois ravir,
Außi cognois-tu bien dans ma miſère extréme
Que je ſuis ſeulement armé contre moy-meſme,
Et que je ne veux pas faire joindre à Ceſar
L’honneur de ma deffaite aux pompes de ſon char,
Dans la fin de mes jours ſon triomphe s’acheve,
Ma mort borne ſa gloire, & ma chûte l’éleve.
„ La fortune eſt contraire aux projets les plus ſaints,
Et puis qu’elle n’a pas ſecondé vos deſſeins,
Dans la condition qui vous rend deplorable
Une honteuſe paix vous ſeroit honorable,
Qu’on en parle à Ceſar.
Recevrois-je d’autruy ce que j’ay tant donné !
Je me ſuis veu, Lucile, en ces degrez ſuprêmes,
D’où nos ſuperbes pieds foulent les diadêmes,
J’ay veu les plus grands Rois proſt ernez devant moy,
Enfin je les ay veus ainſi que je me voy,
Ma grandeur conſervoit ſes orgueilleuſes marques,
Parmy mes courtiſans je comptois des Monarques,
J’eſt ois de leur pouvoir le plus ferme ſoutien,
Leur thrône eſt ait un pas pour monter ſur le mien,
Le ſeul bruit de mon nom faiſoit trembler la terre,
J’eſt ois le ſeul arbitre, & de paix, & de guerre,
J’est ois devant Ceſar ce qu’il est aujourdhuy,
L’on recevoit de moy ce que j’attens de luy :
J’ay méprisé ſa sœur ma légitime épouſe
Afin de n’en pas rendre une ingrate jalouſe,
Le mauvais traittement qu’il voit que je luy fais
Eſt un juſt e prétexte à refuſer la paix.
Il ſçait bien apliquer l’honneur d’une vict oire,
Moins il en uſera, plus il aura de gloire.
Il veut regner tout ſeul.
ſi r,
Et vengez-vous de luy par ſon propre déſi r,
Renoncez à la part d’une grande fortune,
Et que deux portions ſe reduiſent en une :
Il vous prive d’un bien que vous devez quitter,
Il vous oſt e un fardeau qu’il ne pourra porter,
Pour vous rendre innocent il ſe noircit d’un crime,
Et ſon ambition vous décharge, & l’opprime :
Qu’il règne ſeul, qu’au monde il ſerve ſeul d’apuy,
Et voyez le gemir d’un lieu plus bas que luy,
Qu’il ſoit tout ſeul en bute aux coups de la tempeſt e,
Et que le ſort pour deux ne frappe qu’une teſt e,
Qu’on die, abandonnant un bien qui vous eſt dû,
Il a quitté l’Empire, & ne la pas perdu ;
Diſp osez en ainſi cependant qu’il eſt vost re,
Dérobez cette gloire au triomphe d’un autre,
„ Il n’eſt rien plus honteux qu’un ſceptre que l’on perd,
„ Qui le quitte eſt plus Roy que celuy qui s’en ſert.
Et bien quand de deux maux j’eviteray le pire,
Quand j’auray dépoüillé ce venerable Empire
Qui fait qu’en mille endroits mon nom eſt reſp ect é,
Où trouveray-je après un lieu de ſeureté ?
Par tout où l’on verra luire voſt re preſence,
Ne poſſ edant plus rien vivez en aſſ urance,
Tel à qui vost re nom fut jadis en horreur,
Dira plein de reſp ect , il fut noſt re Empereur,
Ceſar ſera contraint de ne vous plus pourſuivre,
Ne luy pouvant plus nuire, il vous laiſſ era vivre,
Ne croy point que Ceſar m’exemptaſt du trépas,
Tandis que je vivrois il ne regneroit pas,
Croy plutoſt qu’il ſuivroit l’ordinaire maxime
Qui fait pour s’établir une vertu d’un crime,
Et donnant à ſa gloire un ſolide ſoutien
Troubleroit mon repos pour aſſ urer le ſien.
Rendez-vous donc à luy.
Que tu ne m’offrirois qu’un remede inutile,
Et que j’attirerois ton jugement bien ſain
À l’approbation de mon noble deſsein :
Puis que tout l’univers a conſpiré ma perte,
Que le Ciel à mon bien livre une guerre ouverte,
Que de tous les malheurs je ſuis le triſte but,
Et qu’Antoine n’eſt plus ce qu’autrefois il fut,
Que les dieux à ma perte animent ce qui m’ayme,
Puis que je ſuis trahy de Cleopatre meſme,
Et que mon deſeſpoir fait ſon contentement,
Lucile, il faut mourir, mais genereuſement,
Sur moy-meſme je veux gagner une victoire,
L’Égypte a veu ma honte, elle verra ma gloire,
Perdre ſi lâchement ſes titres abſolus,
Et ceder ſa grandeur ceſt vivre, & n’eſtre plus,
De tous ces puiſſans biens qui donnent de l’envie
Je n’en veux aujourdhuy rien perdre que la vie,
Je veux que le trépas avecque plus d’horreur
D’un coup reſpectueux aſſaille un Empereur.
ſt onnes-tu ? La mort eſt ſi commune,
Je dois à la nature, & paye à la fortune,
Ceſar n’est pas exempt de ce devoir humain,
Et je fais aujourdhuy ce qu’il fera demain.
Allons finir mes maux, ne pleure point, Lucile,
Pour une ſeule mort tes pleurs m’en donnent mille.
Scène III.
omment, on la trahy ?
st re majeſt è
Apprenne le ſuccés de cette lâcheté.
Außi toſt que le peuple aſſ emblé dans la ville
A veu ſortir Antoine, aßisté de Lucile,
On l’a veu ſans deßein courir de toutes parts,
Les femmes, les enfans, les plus foibles vieillards
Ont monté ſur les tours afin de voir combatre,
Et du toit des maiſons il s’eſt fait un theatre.
Nous eſt ions lors au Temple, où je priois les dieux
De nous favoriſer d’un ſuccès glorieux.
De ces lieux elevez le peuple voit ſans peine
Le combat preparé ſur l’une, & l’autre plaine,
La terre avec horreur couverte d’eſcadrons,
Le vaſte front des eaux tout coupé d’avirons,
La pouſsiere s’éleve en épaiſſe fumée
Qui couvre tout le gros de l’une, & l’autre armée,
Et ſous mille vaiſseaux qui crevent de ſoldas
L’onde pareſt ſuperbe, en ne paroiſſant pas.
Antoine ſe voyant une ſi belle flotte
Du rivage l’anime, & luy ſert de pilote,
Puis ſe réjouiſſant de ſa fidelité,
Tout le monde, dit-il, ne nous a pas quité,
Mais ſes yeux pour un peu flattoient ſon infortune.
La trahiſon des ſiens met deux flottes en une,
On les voit toutes deux lentement s’approcher,
L’une, & l’autre s’embraſse, au lieu de s’acrocher.
Dieux quelle perfidie !
En ce puiſſant orage
Antoine reſte ferme, il ne perd point courage,
Et ſous un front conſtant, & plein de gravité
Cache le deſeſpoir de cette lâcheté.
Compagnons (il parloit au reſte de l’armée)
Ceſt par icy qu’il faut chercher la renommée,
Ceſt icy qu’il faut vaincre, ayant bien combattu,
Et qu’il faut que le vice anime la vertu,
Vous voyez les effets d’un element perfide,
Mais votre cœur eſt ferme, & la terre eſt ſolide.
Il tient à des poltrons ces genereux propos,
Et devant qu’il acheve on lui tourne le dos ;
Il rentre dans la ville, & ceſt là qu’il éclate,
Qu’il deteſte le ſort, qu’il vous appelle ingrate ;
Car dans ſon déſeſpoir qui ſe fait craindre à tous
Son eſprit furieux n’en accuſe que vous.
Je m’en vay le trouver.
Quoy que d’un vain bonheur la fortune diſpoſe,
On ne s’en prend qu’à moy quand l’on en eſt hay,
J’ayme toujours Ceſar lors qu’Antoine eſt trahy,
De tant de perfidie on m’eſtime capable,
Et parce que je ſouffre on me juge coupable.
Vous n’estes pas, Madame, icy trop ſeurement,
Sa fureur pourroit bien pecher innocemment.
Il faudroit s’éloigner.
L’avertir que la mort eſt mon dernier remède,
Et que mon cœur n’a pû ſouffrir ſon déplaiſir,
Je mourray ſans regret s’il en jette un ſoûpir,
Ou bien s’il a pour moy quelque flâme de reste,
Qu’il compte ſes ſoûpirs, qu’il obſerve ſon geſte,
Et s’il me trouve morte à ſon heureux retour,
Un ſi charmant recit me peut rendre le jour.
Que le bruit de ma mort court toute la ville,
Ces ſuperbes tombeaux nous ſerviront d’aſyle,
Et nous tranſporterons dans ces funestes lieux
Ce que j’ay plus de riche, & de plus precieux.