Cités et paysage de Haute-Italie

Cités et paysage de Haute-Italie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 636-672).
CITÉS ET PAYSAGES DE HAUTE-ITALIE


I. — LA DESCENTE DU BRENNER

De toutes les voies ferrées qui traversent les Alpes et descendent sur l’Italie, il n’en est pas de préférable à celle du Brenner. Stendhal qui, au cours de ses Promenades dans Rome, se demande quelle est la meilleure manière d’aller de Paris en Italie, hésite entre le Simplon, le Gothard, le Cenis et même la route de Nice à Pise par Gênes. Il ne parle pas du Brenner et se décide pour le Simplon, qui mène, plus vite, dit-il, au bord du lac Majeur, vis-à-vis des îles Borromées. Mais aujourd’hui la question ne se pose plus ainsi. Quand nous venons par le Simplon, le Cenis ou le Gothard, nous sommes toujours trop pressés pour prendre encore les vieux chemins des diligences et, dans notre hâte fiévreuse, les express les plus rapides nous paraissent même trop lents. Que de fois, brûlant les stations, ayant à peine le temps de courir d’une portière à l’autre pour contempler les bords sauvages de la Doire Ripaire, le pittoresque val d’Ossola ou les sites grandioses du Tessin, je me suis promis de revenir et de refaire lentement, une à une, chacune des étapes de ces routes illustres et désertées ! Les plaisirs trop brusques sont incomplets, et l’on savoure mal la joie de retrouver la douceur italienne lorsque, au sortir d’un long et pénible tunnel, les yeux, à peine réhabitués à la lumière, reconnaissent déjà les faubourgs de Turin ou de Milan., Par le Brenner au moins, on peut, avec quelque imagination, se figurer que l’on suit l’ancien chemin des piétons et des voitures, l’antique voie romaine Claudia Augusta : le train, qui la longe constamment, monte tout tranquillement jusqu’au col même du Brenner, comme autrefois les diligences, et descend sans trop de hâte sur Vérone, laissant le loisir d’admirer… Les vrais voyageurs ne sont jamais pressés.

« Voyager, a écrit Mme de Staël, est un des plus tristes plaisirs de la vie ; traverser des pays inconnus, entendre parler un langage que vous comprenez à peine, voir des visages humains sans relation avec votre passé ni avec votre avenir, c’est de la solitude sans repos et de l’isolement sans dignité. Car cet empressement pour arriver là où personne ne vous attend, cette agitation dont la curiosité est la seule cause, vous inspirent peu d’estime pour vous-même… » Mme de Staël n’aimait pas à voyager parce qu’elle ne savait pas regarder. Cette femme intelligente, infiniment sensible à l’esprit et à l’éloquence, était aussi peu artiste que possible. Son opinion nous semble aujourd’hui presque incompréhensible, tant nos goûts et nos habitudes ont changé. Mais, vraiment, nous exagérons. Nous ne savons plus goûter le moment présent. Nous ne jouissons pas des heures de la vie. Notre génération, qui ne se pâme plus au Lac de Lamartine, n’éprouve pas le besoin de demander au Temps de « suspendre son vol. »

Et cependant, comment ne pas savourer la simple joie de vivre, de respirer, d’ouvrir les yeux sur cette terre latine où je reviens si souvent, comme vers une maîtresse aimée, avec des larmes aux paupières ? « A vingt ans, dit Barrès, l’on se persuade que les villes fameuses sont des jeunes femmes. On se hâte, le cœur en désordre, vers un rendez-vous d’amour. » Pour l’Italie, il me semble que j’ai toujours vingt ans. Parfois, dans l’agitation de Paris, il me suffit d’un tableau entrevu, d’une rue ensoleillée, d’un air entendu, d’un jardin en fleurs, d’un fait-divers dans un journal, pour me rappeler un coin précis de Rome ou de Florence, pour me donner l’envie irrésistible de revoir telle ou telle de ces petites villes où j’ai vécu quelques jours et qui, depuis, me semblent presque miennes : un peu de notre cœur resterait-il ainsi partout où nous avons passé, comme ces plantes vivaces qui se fixent au sol dès qu’elles s’y sont posées ? Quand je franchis les Alpes, quand je suis l’une de ces routes par où le Nord aborde l’Italie, l’une de ces belles civilisatrices, comme les appelle l’auteur du Voyage de Sparte qui déclare qu’« à chaque fois que nous les descendons, elles nous rajeunissent l’âme, » le seul fait de mettre le pied sur le sol italique me donne une joie enfantine et presque ridicule. J’ai l’impression que mes yeux s’ouvrent de nouveau à ce que Léonard de Vinci appelait la bellezza del mondo. Je songe à ce doge aveugle qui, lors de la prise de Constantinople, tendait les bras vers les murs conquis et demandait aux croisés où il devait poser les mains pour avoir l’illusion de posséder plus vite cette Byzance qu’il ne verrait jamais. Le salut magnifique de Virgile me revient aux lèvres :


Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus…


et, instinctivement, je répète l’exclamation de Pline : Hæc est Italia diis sacra

Ces mêmes mots, en ces mêmes lieux, au début de ce même mois de septembre, Gœthe les prononça sur cette route du Brenner dont les lacets serpentent au-dessous de la voie ferrée, entre des prairies et des bois de sapins. C’est ici que la lumière des cieux latins charma pour la première fois les yeux avides et le cœur tourmenté du chancelier de la cour de Weimar. Son enthousiasme est touchant ; il se manifeste avant la frontière, dès Botzen. « Tout ce qui végète à peine dans les montagnes, écrit-il, est ici plein de vie et de force ; le soleil est ardent et chaud, et l’on se remet à croire à un Dieu… Sur cette terre, je me sens chez moi, non en voyageur ou en exilé… Il me semble que j’y suis né, que j’y ai été élevé et que je reviens d’une excursion au Groenland ou d’une pêche à la baleine… Je salue jusqu’à la poussière qui couvre ma voiture… » La conquête fut immédiate et devait être définitive. Six semaines plus tard, dans une mauvaise auberge de Foligno, mal installé, ne pouvant reposer sur un lit malpropre, à la lueur d’une pauvre chandelle, il écrivait : « Dût-on me traîner jusqu’à Rome sur la roue d’Ixion, je ne me plaindrais pas. »

Rien n’est plus charmant, plus délicieusement italien que cette Botzen autrichienne, toute fleurie comme une ville toscane, et qui étale ses jardins de roses entre les rouges parois de ses monts de porphyre. Peu de sites sont aussi pittoresques. Vers le Nord, l’horizon est fermé par quelques-unes des crêtes dentelées de ces montagnes dolomitiques dont les lignes étranges avaient tellement séduit l’œil de Léonard de Vinci qu’on peut les reconnaître dans plusieurs de ses paysages et notamment à l’arrière-plan de la Sainte Anne du Louvre. Des vignes superbes couvrent la plaine, plantées d’une façon assez spéciale, formant comme une série de toits sous lesquels on peut librement circuler. La campagne, les costumes, les maisons, la ville que souvent l’on appelle Bolzano, tout a l’aspect italien et l’on trouve déjà dans l’accent un peu du zézaiement vénitien.

Cette vallée de l’Adige est infiniment curieuse avec ses deux murailles de porphyre qui la longent de chaque côté. Les teintes rouges des rochers, le vert des arbres, le bleu intense du ciel font un ensemble à la fois très chaud et très gai. Trente, moins encore que Botzen, est autrichienne ; et, plus bas, dès l’entrée du val Lagarina, des souvenirs de Dante ajoutent encore à cette impression d’Italie. Voici, près de Lizzana, les restes du château où, exilé de Florence, il fut l’hôte du comte Castelbarco ; et voici les Slavini di Marco, d’une tristesse et d’une désolation poignantes, qui frappèrent si fort son imagination. Le charme de la vallée est complètement détruit par ce colossal éboulement ; au soir tombant, l’effet est vraiment tragique et je comprends que le poète, au début d’un chant de son Enfer, voulant dépeindre l’horreur d’un lieu particulièrement sauvage, se soit rappelé cette sinistre vision. Comme pour en sortir plus vite, le train se hâte. Il franchit, dans un grand bruit de ferrailles, la célèbre Chiusa di Verona où l’Adige s’est lui-même creusé un passage dans le roc ; et rien n’est plus fantastique que ce sombre défilé vu par un crépuscule d’été. Tantôt les parois sont éclairées par la lueur douce et bleuâtre de la lune, tantôt le rouge couchant leur donne des reflets d’incendie. A chaque coude du fleuve, les aspects changent. Puis, brusquement, les collines s’abaissent. La grande plaine vénitienne commence. Vérone s’allume dans la nuit.


II. — LE JARDIN GIUSTI A VÉRONE

Si je n’ai qu’un après-midi à donner à Vérone, comment ne serait-il pas pour le jardin Giusti ? De tous les beaux jardins de l’Italie, — qui en compte tant et où si souvent j’ai promené mes rêveries, — je crois bien que voici mon préféré. D’autres sont plus émouvans par les souvenirs, d’autres plus voluptueux par leur situation au bord d’un lac ou de la mer ; celui-ci ne tire que de lui sa grâce et sa séduction.

Toujours les Italiens eurent le culte des jardins. Pline nous parle si souvent des siens et avec tant d’amour que l’on pourrait presque en dresser le plan ; leur décoration ne devait guère être différente de celle d’aujourd’hui ; dans une lettre à Apollinaris, il célèbre « ses allées plantées d’arbres verts, touffus et bien taillés, ses platanes où le lierre grimpe et relie les troncs par des guirlandes souples. » Ce n’est que beaucoup plus tard, à la Renaissance, qu’on ne se contenta plus des beautés naturelles et qu’on les compléta par des ornementations compliquées, des portiques, des fantaisies architecturales, des pièces d’eau machinées et tout ce que Barrès appelle si joliment « l’art de disposer les réalités de manière qu’elles enchantent l’âme. » Pourtant, à la différence des Anglais et quelquefois des Français, les Italiens ne cherchèrent pas à imiter artificiellement la nature ; ils ne voulurent que l’embellir suivant les règles de l’art.

A Vérone, plus qu’ailleurs peut-être, les jardins furent toujours en honneur. De tous temps, les bords de la Brenta se couvrirent de parcs et de maisons de campagne. L’an des plus anciens documens sur les villas du moyen âge fut écrit, dès le XIVe siècle, pour la famille véronaise des Cerruti, et c’est également un Véronais, Leonardo Grasso, qui fit les frais du fameux Songe de Poliphile où sont décrits et gravés tant de bosquets fleuris. Ce matin encore, au Musée Civique, j’ai remarqué une belle fontaine et un décor de verdure dans la Sainte Catherine du Véronais Vittore Pisanello.

Une petite cour aux murs crénelés précède le jardin Giusti ; mais les murs sont de briques roses, les créneaux tapissés de vigne vierge et, à travers les grilles, le parc sourit si aimablement qu’il semble qu’un visage ami vous accueille dès le seuil et vous engage à entrer.

« La nature, dit de Brosses, a assez bien servi le palais Giusti pour lui donner dans son jardin même des rochers et quantité de cyprès prodigieusement hauts et pointus qui lui donnent l’air d’un de ces endroits où les magiciens tiennent le sabbat. » Depuis la visite du spirituel magistrat dijonnais, auquel Vérone rappela Lyon avec la colline de Fourvière, le parc n’a guère dû changer d’aspect. Valéry, bibliothécaire du roi à Versailles, le trouva, en 1827, occupé par un bataillon autrichien, et tout ce que lui inspire l’allée de cyprès, — l’une des plus belles du monde, — c’est que « ses perpétuels gradins, destinés jadis à faire sécher les draps, évoquent le temps où le travail de la laine était noble et ne faisait point déroger. »

Ce qui caractérise les jardins de Vérone ou de Florence, de Bellagio, de Gênes ou de Rome, c’est qu’ils sont bâtis sur des collines et étages en terrasses. Les pas peuvent monter avec le rêve. Les parcs de l’Ile-de-France ou de la Touraine s’étendent au contraire sur de vastes espaces plats ou à peine ondulés ; leurs lignes se développent en majesté et rendent une harmonie un peu froide et sévère. Ici, les villas ont l’aspect tourmenté des âmes qui les créèrent, et l’on en goûte incomplètement le charme si l’on ne sait pas exalter sa sensibilité par le décor. Les campagnes de Versailles ne s’admirent jamais mieux que dans le calme et la solitude. Les allées italiennes bordées de cyprès ou de hauts buis, aux détours brusques, aux coins de soleil et d’ombre, saturées de senteurs fortes, conviennent aux cœurs tumultueux et passionnés.

Avec le jour qui décline, les fleurs embaument. Des parterres d’œillets parsèment les pelouses. Des massifs de sauges pourprées luisent d’un éclat d’incendie aux rayons obliques du soleil. De grands cannas rouges et jaunes, des glaïeuls roses s’inclinent au sommet de leurs longues tiges, comme lassés. Des lichens rongent les statues qui se dressent dans la verdure, animant seules ce paysage de rêve. Les marbres s’écaillent. Les troncs des vieux arbres s’usent et se dessèchent sous l’étreinte des bras épuisans du lierre qui se multiplie. Une fontaine moussue pleure le temps passé. Pourtant une petite maison de jardinier toute fleurie, tapissée de roses et de glycines, rappelle à la réalité. Un mur lui fait suite, entièrement recouvert d’une haie de jasmins ; le feuillage est constellé de points blancs, comme après une neige d’avril. Sur les premières terrasses, aux coins plus ensoleillés, des lauriers-roses, des orangers, des palmiers mettent quelques notes plus chaudes. Et partout, par cette fin d’après-midi de septembre, des tubéreuses en fleurs répandent au-dessus du sol des ondes lourdes de parfums qui grisent étrangement.

Mais la gloire du jardin, c’est l’allée de cyprès qui, grimpant de gradins en gradins, escalade la colline. On n’y pénètre qu’avec gravité. Un mystère plane. Je ne sais quoi d’émouvant est autour de vous, qui ôte toute envie de rire ou de plaisanter. En gravissant les escaliers de briques rouges, le bras de votre compagne s’appuie plus fort sur le vôtre. Vous lisez les inscriptions sur les arbres : 300, 400, 500 ans… et une angoisse vous prend. Ainsi trois, quatre, cinq siècles et plus ont défilé devant l’immuable sérénité des cyprès vénérables qui règnent sur les magnificences du parc et de la ville qu’ils dominent. Et vous regardez, presque avec crainte, ces arbres sombres comme la nuit, hautains, rigides, impénétrables à la lumière et même au vent qui les courbe sans les effeuiller, insensibles aux saisons, orgueilleux et toujours pareils, se dressant vers le ciel en une attitude hostile et raidie, indifférens à tout ce qui vit autour d’eux. Et cependant, par-dessus les murs du palais, ils ont vu Vérone frémissante s’exalter dans la joie du triomphe ou agoniser sous le piétinement du vainqueur. Mais, sentinelles inconscientes, ils n’ont pas gardé le souvenir. Ils n’ont fait que jouer leur rôle décoratif. Ils se sont bornés à vivre, solitaires et stériles. Nous les admirons, nous ne les aimons pas.

A mesure que l’on monte, on découvre mieux la ville et la plaine, cette plaine où Constantin défit l’armée de Maxence, où Théodoric fut vainqueur d’Odoacre, où Charlemagne porta ses pas victorieux. De la terrasse supérieure, le guide indique avec émotion le champ de bataille de Custozza et la tour de Solférino, la Spia dell’ Italia, d’où les soldats autrichiens surveillaient l’ennemi et qui, maintenant inutile, ne domine plus que des terres libres. Il est peu d’endroits au monde où l’on se soit plus souvent battu que sur les bords de cet Adige que nous voyons déboucher avec impétuosité de la longue vallée où il a été enserré et qui, comme las d’avoir suivi si longtemps une ligne droite, se replie sur lui-même en une double courbe élégante et souple. D’ici on se rend compte de l’admirable position de Vérone qui, au pied des Alpes, encerclée et défendue par le large fossé torrentueux, commande la plaine vénitienne et garde l’accès de la Lombardie.

La vue est à peu près la même que du château Saint-Pierre. Vérone s’étale avec ses tours et ses clochers. Le haut mur des Arènes projette une ombre démesurément allongée. Le dôme de San Giorgio in Braida rutile aux derniers rayons du soleil. Les briques du vieux pont des Scaliger semblent teintes de sang coagulé. Les quais de l’Adige ont des tons rouge sombre comme la peau brûlée des mendiantes de Naples. Le fleuve impétueux se devine d’ailleurs plus qu’il ne se voit ; par places, il luit ainsi qu’un bouclier damasquiné, tel que l’a dépeint Carducci :


Tal mormoravi possente o rapido
sotto i romani ponti, o verde Adige,
brillando dàl limpido gorgo,
la tua scorrente canzone al sole.


A droite, les Alpes brescianes, le pic pointu du Pizzocolo et les montagnes qui surplombent le lac de Garde. En face, la campagne immense avec ses vagues de cultures d’où émergent des bourgades, des clochers, des villages, les tours de Mantoue très nettes à l’horizon et parfois même, par les temps clairs, la ligne des Apennins. A l’Est, des collines trop proches cachent Vicence et Padoue ; mais on découvre la plaine à perte de vue, jusqu’à la lagune et la mer qu’on pressent à l’horizon.

Tout un morceau d’Italie est là, sous mes yeux, avec, au premier plan, la ville glorieuse qui repose, majestueuse et élégante. Les Véronais sont très fiers de leur cité qu’ils appellent souvent la Florence du Nord. Une estampe du XVIIe siècle la représente avec une inscription latine que l’on peut traduire ainsi : « Si celui qui te voit ne t’aime pas aussitôt d’une tendresse éperdue, c’est qu’il n’a ni le sens de l’art, ni le sens de l’amour. » Charlemagne la trouva si belle qu’il n’en jugea nulle autre plus digne de son fils Pépin qui y régna trente années ; et il n’est pas désagréable de rencontrer ici la mémoire d’un Franc qui, adoré de son peuple et longtemps pleuré, revit encore aujourd’hui dans une statue du portail de la cathédrale et dans une fresque de cette merveilleuse église San Zeno dont le campanile se dresse, près des remparts, dans la clarté du soir.

Ce n’est que d’un lieu élevé qu’on peut vraiment comprendre une ville et l’aimer. D’une tour, au milieu des maisons, on ne l’embrasse pas dans son ensemble ; on n’a qu’une série de vues forcément restreintes et incomplètes. Les plus parfaites visions des cités d’Italie, on les a des hauteurs qui les dominent. Il semble alors que chacune se rassemble pour nous plaire et émette à la fois toutes ses notes pour un accord voulu et définitif. Vue d’ici, Vérone laisse en notre esprit un dessin que l’on n’oublie pas. Le dédale des rues et des places qui paraissait si compliqué, l’enchevêtrement des toits, des églises et des palais, tout s’ordonne, prend sa signification exacte, devient simple et familier. Au soleil qui meurt, les briques rougeoient et s’enflamment, les verrières étincellent. Des pourpres vives flottent. Une lueur vermeille baigne la campagne. Des buées roses s’accrochent aux cyprès. C’est un soir du Poussin, noble et grave, une sorte de décor féerique où s’exalte une cité dans la gloire de la lumière agonisante. Une à une, les cloches des églises se mettent en branle, sonnent à toute volée. Nous sommes à la veille du 8 septembre, fête de la Nativité de la Vierge. Les vibrations se heurtent, se mêlent, se fondent en un bourdonnement ininterrompu qui met au-dessus de la ville, entre les maisons et nous, comme une voûte sonore.

Souvent, assis au bas du jardin, près d’une Vénus antique, j’ai regardé le jour décliner et l’ombre gagner peu à peu les gradins successifs. A mesure que le couchant se dore, les cimes des cyprès se détachent plus nettes, pareilles à d’immobiles fuseaux, à d’énormes et sveltes pinceaux figés dans un bain d’or.

J’ai voulu, aujourd’hui, voir le jardin et la ville s’endormir du haut des terrasses supérieures. Une brume impalpable, à chaque instant plus dense, comme une sorte de linceul posé par d’invisibles mains, s’étend sur les toits, les recouvre uniformément, noie tous les détails. Les monumens, les églises, les places, les quais de l’Adige restent encore distincts. Plus que l’élévation, l’obscurité simplifie. Seules les choses essentielles demeurent. Nos yeux s’emplissent d’une vision qui, celle-ci, sera définitive parce qu’elle trouve asile au plus profond de nous, parce qu’à cette heure grave qui précède la nuit, nous regardons avec toutes nos facultés, avec notre esprit, avec notre cœur.


III. — VICENCE

C’est la ville des palais : vraiment on peut la résumer ainsi ; je ne crois pas qu’une autre cité puisse se glorifier de plus beaux monumens ni de plus grands architectes. Il est, en effet, très curieux de noter que, même sans Palladio, Vicence jouerait un rôle dans l’histoire de l’architecture. Bien avant lui, s’élevèrent de superbes maisons gothiques dont quelques façades nous attestent encore la splendeur. Les trois Formenton furent des artistes réputés et Trissino, dont le nom est resté, écrivit un traité didactique auquel Palladio rendit hommage.

Il y a, à Vicence, une série d’édifices intéressans qui sont comme le prélude de l’œuvre du Maître. Celui-ci fait trop oublier ses devanciers de la première Renaissance qui, pourtant, en nous révélant le goût des Vicentins pour les belles constructions, nous expliquent sa vocation et l’éclat de sa carrière dans son propre pays. Palladio, en effet, malgré son amour des voyages (il étudia sur place la plupart des monumens antiques de Rome, Ancône, Pola, Spalato, Ravenne, Suse, et même de Nîmes), réserva presque exclusivement son génie pour une ville si apte à le comprendre. En dehors de Vicence, de Venise, — qui lui doit le Rédempteur, San Giorgio Maggiore et la façade de San Francesco della Vigna, — et de la Vénétie où il construisit quelques villas, on peut dire qu’il n’existe aucune œuvre importante de Palladio. Vicence suffit à son activité : jamais cité ne fut mieux préparée à comprendre un homme, ni artiste mieux destiné à être compris par elle. Sa mort fut un deuil unanime. La poétesse Isicratea Monti composa un sonnet où elle déclarait que Palladio avait été appelé dans la patrie éternelle « pour la faire plus belle. » Rien de plus puéril que le racontar dont le président de Brosses s’empressa de se faire l’écho. « Palladio, dit-il, ayant reçu quelque mécontentement de la noblesse de sa ville, s’en vengea en mettant à la mode le goût des façades dont il leur donnait des dessins magnifiques qui les ruinèrent tous dans l’exécution. »

Le goût pour l’architecture persista à Vicence après Palladio, dont l’enseignement fut la meilleure garantie contre les excès du baroque. Grâce à lui, se conserva ce sens des proportions qui est si caractéristique dans la plupart des monumens de la Haute-Italie. C’est à peine si, dans cette région, se fait sentir la fâcheuse influence du Bernin, des Borromini et des Vanvitelli. Après les élèves du Maître, dont le plus illustre est Scamozzi, il y a une période moins brillante ; mais, dès 1700, Palladio redevient l’oracle absolu. Ottone Calderari reprend ses traditions et donne un nouveau lustre à l’architecture vicentine.

Aussi, les rues de la ville sont-elles un véritable musée ouvert à tous. Il suffit de se promener pour contempler des chefs-d’œuvre. Dans cette cité qui n’a guère plus d’une quarantaine de mille habitans, comme un de nos moyens chefs-lieux de département, ou peut compter une centaine de palais ou d’édifices intéressans. On comprend l’enthousiasme qu’elle excita parmi les écrivains et les critiques d’art. Si quelques-uns ont exagéré en allant, jusqu’à dire qu’elle était à la fois l’Athènes et la Corinthe de l’Italie, Ranalli a raison de s’écrier, dans son Histoire des Beaux-Arts : « O veramente aventurosa Vicenza ! Altre potranno vincerti di grandezza e potenza, niuna di leggiadria e di bellezza ! »

N’ayant pas connu les splendeurs d’une vie de cour, Vicence n’offre point la tristesse et la décadence de certaines villes qui, comme Parme ou Mantoue, furent des capitales et ne sont plus rien. Son éclat, moins vif, est plus durable. Et, bien que ses rues soient bordées de palais, on n’a pas l’impression de ces cités d’Italie dont parle Mme de Staël « qui semblent arrangées pour recevoir de grands seigneurs qui doivent arriver, mais qui se sont fait précéder seulement par quelques hommes de leur suite. »

La situation de Vicence est d’ailleurs charmante, au confluent du Retrone et du Bacchiglione, dans un frais vallon, entre les dernières collines des Alpes et les pentes verdoyantes des monts Berici. Elle est bien, suivant l’expression de Courajod, « un lieu béni du ciel, un de ces nids préparés par la nature pour l’éclosion de l’art italien qui, au printemps de la Renaissance, ne manqua pas de s’y installer. »

Quand Palladio paraît, ce printemps est depuis longtemps fini. La Renaissance a partout triomphé. Pour l’architecture cependant, une nouvelle période commence. Après l’âge d’or, après les grands constructeurs parmi lesquels brille, au premier rang, Bramante, nous trouvons, pendant la seconde moitié du XVIe siècle, une pléiade d’architectes dont le plus illustre est le Maître de Vicence. Ce sont surtout des théoriciens. Ils réglementent l’imagination hardie et parfois un peu fantaisiste de leurs devanciers dans des sortes de canons qui fixent les proportions, les dimensions, les ornemens de chaque ordre. Ils n’ont pas autant que ceux-ci la richesse d’invention, les trouvailles originales, les belles audaces et surtout le talent d’adapter à de grandes lignes une décoration très riche et très fouillée. Chez eux, le détail passe au second plan et ils ne s’occupent que de l’ensemble. Leurs colonnes mêmes ne sont qu’un revêtement que l’on pourrait supprimer sans que la construction générale perdît son caractère. C’est un art un peu froid peut-être, mais qui n’est jamais mesquin et ne tombe pas dans les excès du style baroque qui maltraite le détail, le diminue ou le multiplie, pour l’unique besoin des effets arbitraires qu’il poursuit.

Les seuls modèles de Palladio furent les anciens ; mais il ne les copia pas servilement. Il s’inspira, il n’imita pas. Nul ne montra à l’antiquité plus d’ardente dévotion, d’amour plus vivant, plus passionné, ne pénétra plus profondément jusqu’à l’essence même de ses monumens, tout en gardant une absolue indépendance de manière, en pliant, avec une habileté parfaite, les vieilles règles aux nécessités modernes et au besoin plus développé du confort. L’impression si forte que produisent ses œuvres vient de leur simplicité sévère et de la subordination constante des parties à l’ensemble. Le secret de son art, tout illuminé d’intelligence, c’est l’extrême propriété des termes. Aussi, malgré les formules qu’il posa, il ne se répéta pas. Nul n’est plus divers dans son apparente unité ; chacune de ses constructions, de ses façades même, a son caractère propre. Il restreignit à ses justes mesures la décoration exubérante qui était de mode au début de la Renaissance et s’efforça de ne jamais troubler le rythme des lignes par la fantaisie de l’ornementation. Il est peut-être le seul architecte qui n’ait jamais recherché un effet de détail décoratif ni eu d’autre souci que l’ordonnance logique et la justesse des proportions. Aussi, nul enseignement ne fut-il plus fécond. Quand Michel-Ange s’écriait, avec cette sorte de divination des génies : « Ma science créera un peuple d’ignorans, » c’est qu’il sentait que lui seul pouvait se permettre les hardiesses qu’il osait et que ses chefs-d’œuvre portaient en eux-mêmes, pour les simples artistes qui voudraient les imiter, des germes de dissolution et de mort. Palladio, qui n’avait jamais sacrifié qu’à la raison, put, en toute certitude, écrire son grand ouvrage : I quattro libri dell’ Architettura et établir des lois qu’il savait éternelles.

La moindre de ses gloires ne sera pas d’avoir été le premier à donner à Gœthe une représentation matérielle de l’art classique. Nul ne pouvait être plus instructif pour le Germain qui, à la recherche de la beauté antique, devait être d’abord sensible à l’architecture. A Vérone, qu’il visita avant Vicence, il n’avait guère été séduit que par l’Arena. Les peintres n’intéressent pas beaucoup celui qui, à Assise, ne remarqua que les restes d’un temple de Minerve ; il l’avoue d’ailleurs franchement : « Je reconnais sincèrement que je comprends peu de l’art et du métier du peintre ; aussi mes observations ne porteront-elles que sur la partie pratique, c’est-à-dire sur les sujets et la manière dont ils sont traités. »

J’ai voulu, cette année, après tant d’autres séjours à Vicence, revoir les constructions de Palladio qui frappèrent le plus vivement l’esprit de Goethe et, suivant l’exemple de l’illustre auteur du Voyage de Sparte, essayer de saisir l’influence que cette révélation avait eue sur son génie.

Arrivé à Vicence le 19 septembre 1786, Goethe va immédiatement au Théâtre Olympique. Il le trouve d’une beauté « inexprimable » et déclare aussitôt que son auteur est « essentiellement un grand homme. » Il est certain que peu de constructions produisent un effet aussi saisissant que ce dernier joyau laissé par Palladio à sa ville natale. Quand on l’a vu, on ne peut oublier la grâce de cette salle elliptique, la belle colonnade au-dessus des gradins avec son entablement de statues et surtout cette superbe façade de la scène où le maître voulut en quelque sorte se résumer, y mettant toute sa science et tout son art, et qu’il eut la joie d’achever avant de fermer les yeux à la lumière. Rien n’est plus élégant que ses deux ordres superposés et son attique. Trois magnifiques baies s’ouvrent sur le décor, suivant la formule chère à l’architecte, c’est-à-dire une grande porte centrale, large et haute, avec une belle arcade, et deux autres plus basses et plus étroites. L’édifice fut terminé par Scamozzi d’après les plans de Palladio ; il les compléta en dessinant les décors de la scène qui représentent, paraît-il, la route de Thèbes. Le succès fut énorme. Toute l’Italie envia ce théâtre. Machiavel et l’Arétin voulurent que leurs œuvres y fussent représentées. Quand l’un des derniers Gonzague, le si curieux Vespasien, eut besoin d’une salle de spectacle pour sa capitale de Sabbioneta qu’il avait bâtie de toutes pièces à l’image d’Athènes, il demanda à Scamozzi de lui en construire une pareille à celle de Vicence. Avec le temps, l’enthousiasme n’a pas diminué. Lorsque, quelques années après Gœthe, Napoléon pénétra dans la salle, il se retourna vers la reine de Bavière qui l’accompagnait et lui dit : « Madame, nous sommes en Grèce. » C’était bien, en effet, l’amour de la Grèce et de l’antiquité qui avait donné naissance à ce théâtre. Une « Académie olympique, » dont Palladio fut l’un des promoteurs, s’était fondée à Vicence en 1556 afin de ressusciter les chefs-d’œuvre. On demanda à l’architecte d’élever dans la Basilique un théâtre en bois pour y jouer une Sophonisbe de son ami et protecteur Trissino. La réussite fut telle que les membres de l’Académie résolurent de construire à leurs frais la salle actuelle sur un terrain que leur donna généreusement la commune de Vicence. L’inauguration eut lieu en 1585 avec un Œdipe traduit par Orsata Justiniani, noble vénitien. Parmi les acteurs figurait ce Verato pour qui le Tasse a écrit l’un de ses plus beaux sonnets ; et, au dernier acte, le rôle d’Œdipe était tenu par Luigi Grotto, auteur dramatique aveugle de naissance. Sans doute, les vers de Justiniani devaient être médiocres ; mais qu’importe ? Le frisson de la beauté antique avait secoué les Vicentins.

La Basilique, qui retint ensuite l’admiration de Gœthe, est peut-être le chef-d’œuvre architectural du XVIe siècle. Burckhardt déclare qu’à Venise elle rejetterait tout à fait dans l’ombre la Libreria de Sansovino, qui est cependant l’une des parures de la place Saint-Marc. Elle est en tout cas la merveille de cette Piazza dei Signori que complètent si pittoresquement la Loggia del Capitanio, l’église Saint-Vincent, la bibliothèque Bertoliana, la grande tour de briques rouges et les deux colonnes de marbre blanc sur l’une desquelles le lion vénitien témoigne encore de l’antique puissance de la ville des Doges. Depuis longtemps Vicence, avec son goût passionné pour les beaux édifices, avait le dessein de restaurer son vieux Palais communal. Les projets abondèrent. Tous les architectes de la région, tous ceux qui avaient décoré Venise : Sansovino, l’auteur de la Libreria, Biccio qui avait élevé la façade intérieure du Palais ducal et l’escalier des géans, Spaventa, le constructeur des Procuraties, Sanmicheli, Jules Romain lui-même, s’évertuèrent pour faire adopter les plans qu’ils avaient conçus. Palladio lui-même en présenta quatre ; et c’est l’un de ceux-ci qui rallia tous les suffrages. L’artiste n’avait guère alors plus de trente ans : jamais carrière ne débuta plus glorieusement. On travailla trois quarts de siècle à cette œuvre gigantesque que le Maître ne put terminer, mais qu’il vit suffisamment avancée pour n’avoir aucun doute sur sa beauté. Nulle part, il ne déploya plus de génie. Il ne s’agissait pas de bâtir un palais sorti de son cerveau ; il devait utiliser de vieux murs, les consolider, les agrandir et faire cependant un tout entièrement nouveau, original et somptueux. Pour une telle entreprise, il fallait de l’intelligence, de la science, de l’invention, de l’habileté, de la souplesse : Palladio eut tout cela à un point dont on reste confondu à mesure que l’on se rend mieux compte des difficultés qu’il dut vaincre. On est ébloui par tant de majesté et de splendeur ; on se demande surtout comment un tel résultat a pu être obtenu par des lignes aussi simples et presque sans ornemens. Le double étage de portiques qu’il imagina répond entièrement au but à atteindre et constitue en même temps un ensemble d’une harmonie et d’une noblesse parfaites. On ne conçoit pas concordance plus absolue entre le nouveau revêtement et les piliers intérieurs qui soutiennent la première construction. Qui ne saurait l’histoire du monument ne pourrait avoir l’idée que les façades actuelles n’ont pas toujours constitué son aspect extérieur. Les arcades reposent sur de sveltes colonnes accouplées qui augmentent l’ouverture et donnent plus de légèreté à l’ensemble ; elles sont doriques à l’étage inférieur, ioniques au supérieur, avec entablemens conformes, suivant la formule favorite de Palladio qui lui a pour ainsi dire donné son nom ; pendant longtemps on n’en voulut point d’autre : on la retrouve partout alors, même dans les constructions imaginées par les peintres, comme dans le Repas chez Lévi de Véronèse, par exemple, où l’architecture tient tant de place.

Plus encore que le Théâtre Olympique et la Basilique, la Rotonde séduisit Gœthe.

On s’y rend par la belle promenade qui est l’une des attractions de Vicence, vaste avenue ombragée de splendides marronniers, bordée par un portique de sept cents mètres de long, qui s’élève sur le flanc du Monte Berico et se termine au point culminant, devant l’église de la Madonna del Monte. Dans les murs, de loin en loin, des fenêtres s’ouvrent, avec des échappées merveilleuses sur la ville et sur les collines où tombèrent, en 1848, les héroïques compagnons de Danielo Manini. Les gens du pays font l’ascension à des d’âne ou dans d’étranges petites voitures dont les banquettes fixées au milieu semblent, à vide, deux pauvres canapés qu’emporterait un déménageur. A mesure que l’on monte, la vue s’étend sur la plaine du côté de Bassano et de Padoue, vaste nappe verte, couverte de vignes, d’où émergent les quenouilles noires des hauts cyprès et les campaniles des plus proches villages. A mi-côte, au carrefour d’une autre voie, la route forme un coude et s’arrondit en une sorte de terrasse d’où l’on a un splendide panorama de Vicence avec sa mer de toits rouges que dominent le dôme de la cathédrale, la masse grandiose de la Basilique dont on aperçoit très nettement la rangée d’arcades supérieures et l’élégante silhouette de la tour qui semble veiller sur la ville comme le beffroi des cités flamandes.

Pour aller à la Rotonde, il faut, au lieu de continuer à suivre le portique, prendre un curieux petit sentier, aux pavés rudes et pointus, qui passe entre des murs, d’abord nus et hauts comme des clôtures de prison, puis rians et tout couverts de vigne vierge. On longe la villa Fogazzaro, où l’illustre écrivain promène ses nobles méditations, et la villa Valmarana où dorment des fresques de Tiepolo. Les murailles sont surmontées de ces vieilles figures grotesques et grimaçantes, comme il y en a tant dans les villas de la région, notamment sur les bords de la Brenta. Drôle de mode et drôle d’idée qu’avaient les gens du XVIIIe siècle de faire garder leurs demeures par ces magots difformes ! La pierre s’effrite chaque jour, et c’est à peine si l’on peut reconnaître encore ce que pouvaient bien représenter ces nains contrefaits et bizarrement accoutrés. Puis le sentier devient champêtre. Le pavé fait place au gazon, tout fleuri de menthes à l’odeur forte. De magnifiques arbres, des pins, des cyprès jaillissent au-dessus des murs. On croise une route et l’on est à la Rotonde.

Hélas ! on ne la visite plus. La Signora madre à qui elle appartenait est morte, me dit-on, il y a quelques mois, et son fils, le nouveau propriétaire, n’y laisse plus pénétrer. Pourtant on me permet d’entrer dans les jardins. Je ne pourrai pas revoir les appartemens ; mais la peine est légère : ce n’est pas là l’important. Le chef-d’œuvre, c’est la construction elle-même et le site merveilleux où elle s’élève, le plus amène qu’on puisse imaginer, amenissimo comme le déclare lui-même Palladio. Ces maisons de la Renaissance étaient faites, en effet, surtout pour le plaisir des yeux. De tous temps, d’ailleurs, il en fut ainsi en Italie. Qu’on relise la lettre où Pline le Jeune décrit son cher Laurentin : on verra que la question d’un logement « commode et spacieux était secondaire. Il ne s’agit pas de bâtir un château à la française ou l’une de ces grandes constructions confortables des pays du Nord, mais simplement une villa, suivant l’expression antique, c’est-à-dire un lieu de repos et d’agrément où la vie pourra s’écouler lumineuse et gaie. Paolo Almerico, qui commanda cette Rotonde, était un simple homme d’église, référendaire des papes Pie V et Pie VI. Le domaine passa ensuite aux marquis de Capra, dont le nom se lit encore au fronton de l’entrée principale.

L’édifice est un carré, dont chaque côté est précédé par un péristyle à six colonnes ioniques soutenant un fronton triangulaire orné de statues. Dans ce carré s’inscrit une salle circulaire, où l’on pénètre de plain-pied, par quatre portes correspondant aux péristyles qui forment autant de petites terrasses d’où la vue s’étend dans toutes les directions. Et c’est là le charme incomparable de cette Rotonde : sur chaque face, les horizons qu’on découvre sont admirables. Au Nord, la plaine ondulée de Vicence avec, comme fond grandiose, la ligne des Alpes ; à l’Ouest, les coteaux que domine la Madonna del Monte ; au Sud, les croupes vertes des monts Berici ; mais les plus beaux s’aperçoivent de la terrasse du levant que gardent trois vieux aigles et un cygne de pierre : toute la vallée de la Brenta jusqu’à Padoue et jusqu’aux collines Euganéennes que l’on distingue par les temps clairs. Au premier plan, tout autour de la Rotonde, des jardins, des champs, des prairies, des massifs de fleurs et des bosquets de lilas lui font, au printemps, une ceinture odorante.

Nulle part, plus qu’en Italie, aux années de la Renaissance, on n’eut l’idée mélancolique de la fuite des jours et de la fragilité des plaisirs. Di doman non c’è certezza, dit un vers de Laurent de Médicis. Aussi au milieu des pires catastrophes et des événemens les plus graves, les gens cultivés et riches n’ont-ils d’autres soucis que de jouir en paix. Ce matin, dans cette villa, je songe à ce Luigi Cornaro, qui avait pourtant vu les guerres les plus terribles et le sac de Padoue, et qui rédigea, dans son traité Della vita sobria, ce qu’on pourrait appeler le code du parfait dilettante. Avec quel amour il nous dépeint « sa belle maison de Padoue, si merveilleusement située, si habilement protégée contre les ardeurs de l’été et les rigueurs de l’hiver, avec ses jardins arrosés d’eaux courantes. » Au printemps et à l’automne, il ne connaît de plus grande volupté que de passer quelques semaines dans sa villa, sur une hauteur « d’où l’on a la plus belle vue sur les monts Euganéens. » Peu d’écrivains italiens, — sauf Dante et Leopardi dont les pessimismes, si différens d’ailleurs, s’expliquent par des raisons très particulières, — ne chantèrent pas la joie de vivre. L’appétit du plaisir devient souvent ici une sorte de délire, de frénésie qui faisait dire à Goethe, un soir de mardi-gras : « Il me semble que j’ai passé la journée avec des fous. » En aucun pays les fêtes publiques ne furent une préoccupation aussi essentielle, et les plus grands artistes rivalisèrent d’ingéniosité. Palladio lui-même construisit l’arc de triomphe élevé en 1574, à Venise, pour la réception de Henri III. Le carnaval, les retraites aux flambeaux, les feux d’artifice sont d’invention italienne. Ici même, à Vicence, dès le XIVe siècle, un vieux chroniqueur nous parle d’une fête donnée par le collège des notaires où « une composition ignée s’enflamma avec un tel fracas que la plupart des assistans frappés de terreur tombèrent à la renverse ; on vit en traits de feu le Saint-Esprit, les Prophètes et une colombe qui descendait sur l’autel. »

D’ailleurs, malgré la guerre et les pillages, ces provinces lombardo-vénitiennes furent toujours riches. Même aux dures années des XIVe et XVe siècles, on trouve des communes obligées de prendre des règlemens somptuaires. L’industrie des étoffes précieuses avait un tel développement que des villes comme Vicence envoyaient chaque année à Venise plus de cent pièces de brocart d’or ou d’argent. On comprend qu’une noblesse et une bourgeoisie si aisées aient demandé à Palladio de leur construire les palais de Vicence ou ces somptueuses maisons de campagne dont nous n’avons plus guère que les ruines glorieuses. Car hélas ! ici, tout se meurt. Les statues, les colonnes, les escaliers, les murs s’effritent. Entre les pierres ou les briques disjointes, l’herbe pousse. Jadis, je me souviens d’avoir fait le souhait qu’un riche propriétaire vînt restaurer cette Rotonde… Aujourd’hui, je n’ose plus émettre un tel vœu. Ce serait peut-être la pire des choses, la plus sûre mort de tant de beauté. Il vaut mieux que cette villa ne soit pas remise à neuf, réparée, modernisée, éclairée à l’électricité… Tout au plus faut-il désirer qu’on en empêche l’écroulement, qu’on prolonge le plus possible, en lui laissant tout son caractère, ce vestige d’une splendeur et d’une époque à jamais disparues.

Nul édifice ne présente plus de majesté et je conçois l’enthousiasme de Gœthe. « Je ne crois pas, dit-il, qu’il soit possible de pousser plus loin le luxe de l’architecture. Les quatre péristyles et les escaliers occupent plus de place que le palais lui-même ; chacune des façades ferait une grandiose entrée à un temple… Les proportions de la salle sont admirables. » Il vante aussi l’art avec lequel a été choisi l’emplacement. « De même que l’édifice se voit dans sa magnificence de tous les points de la contrée, la vue qu’on a de la Rotonde est infiniment agréable. On voit couler le Bacchiglione, emportant les barques vers la Brenta… »

Je crois bien que ce jour-là, 21 septembre 1786, le sentier qui mène à la Rotonde fut en quelque sorte pour Goethe son chemin de Damas. Le conseiller intime et premier ministre du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar, voyageant sous le nom de Jean-Philippe Mœller, avait quitté l’Allemagne, sans en rien dire à ses amis, en proie à l’idée fixe, presque maladive, de voir l’Italie. « Pendant les derniers temps de Weimar, dit-il dans la première lettre qu’il envoie après avoir passé la frontière, je ne pouvais plus lire un auteur latin, plus regarder une gravure qui représentât un paysage italien. » Depuis dix ans, absorbé par ses occupations politiques et administratives, il n’a presque rien publié. A peine a-t-il écrit le plan de quelques grands ouvrages. Mais il sent que ces ébauches ne pourront prendre corps et vivre dans le milieu germanique où il étouffe, dans cette cour potinière qu’illumine seul le clair regard de Charlotte de Stein : il leur faut le soleil d’Italie. Il éprouve le besoin de voir les lieux où naquirent les chefs-d’œuvre classiques, de connaître la beauté antique, non plus en esprit et dans les livres, mais en elle-même, de se trouver face à face avec les monumens qu’elle inspira. Parmi les papiers qu’il emporte, il y a des fragmens de drames et de poèmes, quelques scènes du Tasse abandonné depuis des années. Mais la plus volumineuse liasse était celle d’Iphigénie… Elle surtout, la jeune Grecque qu’il appelait « l’enfant de ses douleurs, » ne devait trouver la vie que sur la terre antique. Et, en, effet, trois mois plus tard, au début de janvier 1787, la pièce était terminée et il la lisait à ses amis de Rome. Déjà, sur le Brenner, — c’est lui qui nous le dit, — il l’avait retirée de ses paquets pour l’avoir toujours sous la main. Quelques jours après, elle s’éveillait d’elle-même, loin des brumes du Septentrion, dans les bosquets de magnolias du lac de Garde. « Sur ces rives, écrit-il, où je me suis senti aussi isolé que mon héroïne sur le rivage de la Tauride, j’ai posé les premiers jalons. » Mais c’est ici, à Vicence, où il eut la révélation du génie lutin, où ses yeux émerveillés s’ouvrirent à la Beauté et à la Raison comme ceux de Faust à la jeunesse reconquise, qu’il eut la première vision, lumineuse et nette, de la tragédie qu’il voulait écrire : Palladio avait fait le miracle.

L’enthousiasme de Goethe pour le grand architecte est tel qu’il tint à voir, chez le vieil architecte Ottavio Scamozzi, les planches originales sur bois des Œuvres de Palladio qu’il venait de publier. Peu de temps après, à Padoue, il se procura une édition nouvelle de ces mêmes œuvres, gravées sur cuivre, que l’on devait aux soins pieux d’un consul anglais de Venise, nommé Smith qu’il déclare « homme d’un très grand mérite, mort trop tôt pour les amis des arts » et auquel il rendit ensuite un nouvel hommage dans le cimetière du Lido. Le bourgeois de Francfort est très étonné de voir le culte rendu par tous à Palladio. Lorsqu’il entra dans la boutique, il y avait cinq ou six personnes qui se mirent aussitôt à lui faire compliment sur son acquisition. « Me prenant, dit-il, pour un architecte, ils m’ont félicité de ce que je voulais étudier Palladio que, dans leur estime, ils plaçaient bien au-dessus de Vitruve, parce qu’il avait mieux approfondi l’antiquité et qu’il était parvenu à la rendre applicable aux besoins des temps modernes. »

Approfondir l’antiquité et la rendre applicable aux besoins des temps modernes, n’est-ce pas là d’abord le secret désir de Gœthe, puis son unique recherche ? Maintenir la tradition, élargir les lois de la sagesse antique par la science moderne, tels sont les buts identiques de Gœthe et de Palladio. Tous deux, comme d’ailleurs les véritables artistes et les véritables écrivains, tendent à résoudre l’éternel problème de concilier les règles immuables et la vie mouvante, à vaincre l’éternelle difficulté qui est, suivant la formule de Barrès, de « rester naturel et vrai en stylisant. » N’est-ce pas à lui-même que l’auteur de Poésie et Vérité pensait, quand il disait de Palladio : « Ses conceptions ont quelque chose de divin, comme la force créatrice d’un poète qui, de la vérité et du mensonge, tire une œuvre nouvelle dont l’existence empruntée nous ravit. »

Et c’est pourquoi Iphigénie devient le drame même de Goethe, le drame d’un esprit en quête d’ordre et de beauté, d’abord obscurci par le chaos germanique, puis apaisé par le génie gréco-latin et son souverain équilibre. En face d’Oreste et de ses fureurs romantiques, il dresse la radieuse figure d’Iphigénie, symbolisant la Raison et la Sagesse antique. Aussi, quand il lit son œuvre à des artistes allemands, ceux-ci s’étonnent : « Ils s’attendaient, dit Gœthe, à quelque chose de semblable à Gœtz de Berlichingen, et ils eurent de la peine à se faire à la marche calme et régulière d’Iphigénie. »

Gœthe est venu en Italie pour se délivrer de Weimar ; en moins d’un an, l’évolution est accomplie. Commencée à Vicence, elle se termine à Rome. « Il y a un an aujourd’hui, écrit-il, que j’ai quitté Carlsbad : quel jour mémorable ! C’est l’anniversaire de ma naissance à une vie nouvelle. Je ne puis calculer tout ce que j’ai gagné pendant le cours de cette année ; et cependant je ne fais que de commencer à comprendre… » Sa joie déborde à chaque instant dans ses lettres et dans ces élégies romaines où il mit tant de lui-même. « Que je suis heureux, s’écrie-t-il au début de la septième, lorsque je pense aux temps où, dans le Nord, un jour grisâtre m’enveloppait, où le ciel trouble et lourd s’appesantissait sur ma nuque ! » Il a trouvé la joie et la paix intérieure. Les écailles, comme il dit, lui sont tombées des yeux. Il s’est trempé aux sources mêmes de la Beauté. Désormais, son œuvre prendra une signification plus haute ; elle sera la seule œuvre allemande classique au dire de Nietzsche. N’est-il pas émouvant de penser qu’elle n’aurait peut-être pas vu le jour si Gœthe n’avait pas connu la lumière des cieux latins et les monumens de Palladio ?


IV. — LE LAC D’ISEO

De même que l’attrait de Venise fait délaisser les cités qui s’échelonnent sur la route de Milan à l’Adriatique, de même l’attrait des grands lacs italiens fait négliger le délicieux lac d’Iseo qui est une sorte de résumé minuscule de tous les autres. Il a des coins de végétation aussi luxuriante que les lacs de Côme ou de Garde, des sites plus sauvages que celui de Lugano, et, comme le Majeur, un fond grandiose de montagnes avec les cimes neigeuses du massif de l’Adamello, le Pian di Nive et les glaciers de Salarno. Si petit qu’il soit, il s’offre même l’originalité d’une île, la plus vaste île lacustre de l’Italie, avec un pic de 500 mètres.

En quittant Vicence, j’ai voulu revoir ce lac où flotte un peu de l’âme française. Sur ces rives « dont les abords, dit-elle, sont doux et frais comme une églogue de Virgile, » George Sand promena quelques jours ses rêves tumultueux et mit un peu d’elle-même, beaucoup peut-être, dans l’histoire des malheureuses amours du jeune prince Karol de Roswald et de la comédienne Lucrezia Floriani.

Mieux qu’au printemps, malgré la merveille des fleurs et des allées des jardins toutes chantantes des azalées épanouies, c’est en septembre que je préfère venir au bord de ces lacs dont les noms seuls, aux journées tristes de Paris, me font battre le cœur. Lacs et jardins italiens, ah ! pourquoi ces simples mots, plus que tous autres, m’émeuvent-ils ? Oh ! je ne fais point, comme certains, le vœu de vivre toujours sur leurs terrasses parfumées, à Bellagio ou à Pallanza ; mais il est doux de s’y arrêter une semaine, de savoir qu’on les a comme refuge, asile de paix ou asile d’amour…

Leur charme opère immédiatement. A peine les a-t-on vus luire sous le soleil qu’on est conquis. Tout de suite ils sont familiers. Et cette subite impression que donne un lac, une ville, une contrée ne saurait tromper ; elle est presque définitive. Bonne ou mauvaise, il est rare qu’elle se modifie ; en tout cas, elle ne s’efface jamais complètement. Comme entre gens qui s’abordent pour la première fois, de la simple rencontre naît la sympathie, l’indifférence ou l’hostilité. Il semble que nous prenions aussitôt contact avec l’âme de ce lac, de cette ville ou de cette contrée, cette âme faite de tant de choses, de l’air qu’on y respire, de la lumière qui l’éclaire, de la ligne du rivage ou des rues, des visages qu’on y rencontre, de la courbe des collines, de mille autres détails visibles ou invisibles.

Les lacs de Savoie, de Bavière ou de Suisse sont trop froids, trop sublimes ou trop austères ; ils n’ont pas cette noblesse, cette justesse de proportions et aussi cette langueur qu’on ne trouve réunies qu’ici, sur ce versant des Alpes qui regarde la terre de lumière et de beauté. Taine, qui a vanté le lac de Côme, ne l’a pas vraiment aimé. Il n’y resta qu’un jour. Tout radieux de songer qu’il va enfin ne plus voir des tableaux, mais se retremper dans la nature, il s’embarque au matin, fait le tour du lac sans même descendre à terre, rentre à Côme dans l’après-midi et consacre deux pages à ce qu’il vient d’admirer. Le lendemain, il ne résiste pas à la tentation d’aller visiter la cathédrale qu’il a seulement aperçue la veille ; il y passe de longues heures et emploie sa journée à disserter sur la fusion de l’italien et du gothique ! N’aurait-il pas mieux valu qu’il s’arrêtât à Bellagio pour savourer simplement la joie de vivre dans les jardins de la villa Serbelloni ? On goûte mal un paysage quand on n’a d’autres préoccupations que d’en tirer quelques pages documentées. Le vieux Dumas déclare qu’au bord de ces lacs, dans le plus beau pays du monde, il fit les trois plus mauvais articles qu’il ait jamais écrits. Et je crois bien que sur ces rives d’Iseo, George Sand y vint moins pour travailler que pour accorder les battemens de son cœur au murmure cadencé de l’eau.

Au lieu de prendre tout de suite le bateau en partance pour Lovere, j’ai voulu d’abord suivre, pendant quelques kilomètres, la nouvelle voie qui longe le bord oriental jusqu’à Pisogne. C’est un chemin merveilleux, le plus souvent taillé en corniche dans le rocher, qui peut rivaliser avec la route du Ponale ou la célèbre Axenstrasse du lac des Quatre-Cantons.

Sous la clarté ardente du plein midi éblouissant, l’eau étale ses plis harmonieux comme une souple étoffe de soie brillante et pailletée. Des vignes courent d’arbre en arbre, chargées de grappes aux grains dorés qui me rappellent un excellent vin de Predore au goût fruité. Quelques jardins s’étendent mollement entre la route et le lac. Sur les coteaux, d’abord des oliviers, puis, faisant ressortir leur gris mat, des chênes verts et des châtaigniers. Dans le fond, les hautes montagnes se dessinent nettement sur le ciel d’un azur si intense qu’il a des reflets de métal et rappelle ces bleus que les primitifs peignaient derrière la tête de leurs madones. Plus loin encore, une fine ligne blanche indique la crête des glaciers.

Mais l’eau m’attire. Je demande à un pêcheur de me faire traverser le lac. Comme en un songe, bercé par le mouvement monotone des rames, je vois s’éloigner la terre et les maisons claires qui étincellent au soleil, dans un poudroiement d’or. Quelques villages sur les collines s’accrochent autour d’un campanile, ainsi que des nids d’hirondelles au bord d’un toit. L’eau miroite tellement que l’on a l’impression de glisser sur une glace sans tain. Une brise chaude, alanguie des parfums de l’été finissant, souffle. Parfois, à certains coups de vent, les senteurs d’un jardin proche arrivent si denses que la barque paraît entourée d’un nuage d’encens. L’air est tellement pur que je perçois distinctement les bruits venus des deux rives et que lorsque, au loin, la sirène d’un bateau déchire l’air, je crois voir au-dessus de ma tête se propager les ondes sonores.

L’heure est exquise et il me semble que je comprends tout à coup le charme propre de ces lacs. C’est que l’horizon en est limité et que les yeux s’arrêtent à des choses précises et réelles-Tout au long des côtes méditerranéennes, sur la Riviera, à Naples, Palerme ou Corfou, d’aussi beaux jardins reposent, dans la langueur de l’air, au bord d’une eau aussi bleue. On peut y goûter la volupté des choses devant d’aussi merveilleux panoramas. La mer en augmente même la majesté ; mais justement, à cause de cette majesté, de son infini, de sa mobilité surtout, elle a une prise moins immédiate, moins physique en quelque sorte. Elle ne borne ni le rêve ni le regard ; elle nous offre trop l’aventure ; elle n’est pas comme le lac à la mesure de notre vue et de nos désirs. La mer est une femme qui danse au loin dans un mouvant décor ; les lacs d’Italie sont de belles jeunes filles qui se pâment pour nous. Il n’y a qu’à tendre les mains pour les atteindre et les étreindre. Comme ces roses d’octobre qu’un simple heurt défeuille, elles sont prêtes à tomber dans nos bras. Il semble qu’elles s’offrent à nous, pareilles à la nymphe dont parle Poli tien dans une de ses Stanze, qui s’avance, chargée de fleurs, comme le Printemps de Botticelli, et dont il vante, d’un mot presque intraduisible, la démarche glissante et suave., il dolce andar soave.

Une vision moins riante me ramène à la réalité. La barque passe devant Tavernola, où je me rappelle avoir déjeuné un matin, sous une tonnelle de roses. Le délicieux village n’est plus qu’un amas de ruines, de maisons éventrées. Le 3 mars 1906, toute une partie du bourg a glissé et disparu sous l’eau… Mais à quoi bon s’attrister ? Cela ne nous enseigne-t-il pas une fois de plus qu’il faut jouir de la vie pour les quelques jours qui nous restent, quelques jours déjà comptés ?


V. — BRESCIA

Si Vicence est la ville de Palladio, Brescia est celle du Moretto. Certes, par bien d’autres côtés, Brescia offre un très haut intérêt. Mais, dans ces cités italiennes, si riches en merveilles de toutes sortes, il faut savoir se borner et, parmi tant de fleurs écloses dans un même massif, choisir les plus belles et les plus rares.

Jusqu’à nos jours, la ville intéressa peu les voyageurs. Stendhal, qui la vit en 1801, nous dit qu’elle est « assez jolie, d’une grandeur médiocre, située au pied d’une petite montagne et abritée du vent du Nord par son fort situé sur un mamelon de la montagne. » Voilà tout ce qui frappa l’auteur de la Peinture en Italie dans la patrie du Moretto. Taine ne s’arrêta pas entre Vérone et Milan ; à peine daigna-t-il, à Desenzano, jeter de son wagon un coup d’œil sur le lac de Garde. Théophile Gautier nous parle bien de Vicenza, mais c’est le nom d’une Vénitienne dont il fit un pastel ; quant à Brescia, il y passa de nuit et n’y resta qu’une heure, le temps de changer de chevaux ; il n’y remarqua que la hauteur des maisons et la fraîcheur de l’eau.

La situation de la ville est délicieuse, au pied des Alpes dont le massif brescian est traversé par le val Camonica, le val Trompia et le val Sabbia. L’Oglio, la Mella et la Chiese débouchent de ces trois vallées et répandent la fertilité dans la plaine. Peu d’horizons sont plus variés et verdoyans que ceux qu’on découvre de la promenade qui fait le tour de la citadelle. On comprend que les habitans aient le goût des paysages et des belles perspectives et l’on ne s’étonne plus de voir en si grand nombre les cours intérieures des maisons badigeonnées de fresques qui donnent l’illusion de la campagne et de la fraîcheur des bois.

Peu de cités ont une plus glorieuse histoire que


Brescia la forte, Brescia la ferrea,
Brescia leonessa d’Italia
beverata nel sangue nemico.


Ces vers de Carducci disent bien le côté guerrier de la ville qui tire encore aujourd’hui sa richesse des armes qu’elle forge et qui se proclame elle-même « la mère des héros. » La plaine de la Mella porte toujours le nom de val du fer et les tours della Pallata et del Popolo rappellent les sièges mémorables que Brescia subit, à cause de sa position stratégique, au débouché des vallées qui descendent du Tyrol. Il n’y a presque pas de siècle où elle n’ait eu à se défendre. Gaston de Foix la livra au pillage pendant une semaine. Bayard, qui commandait son avant-garde, s’y comporta noblement ; il faut lire dans le Loyal Serviteur comment il agit avec les deux jeunes filles de la maison où on l’avait conduit, blessé : à la mère qui s’effrayait et lui offrait une rançon : « Madame, déclara-t-il, je ne sais si je pourrai échapper à la plaie que j’ai ; mais tant que je vivrai, à vous ni à vos filles ne sera fait déplaisir non plus qu’à ma personne. » Loin de France, il est agréable de se rappeler les traits chevaleresques des nôtres. Les Brescianes elles-mêmes se battaient et ont laissé une réputation de mâle courage. On garde ici le souvenir de Brigitte Avogradoqui, à la tête d’un bataillon féminin, repoussa un assaut de l’ennemi[1].

Ce passé belliqueux, qui commence aux luttes de la vieille Brixia des Celtes et va jusqu’à Solférino, met une auréole de gloire à la ville que semble garder l’admirable Victoire du temple d’Hercule élevé par Vespasien. C’est l’une des plus émouvantes statues que je connaisse. Tous les grands poètes italiens l’ont célébrée. D’Annunzio lui a consacré l’un de ses plus fiers sonnets :


Bella nel peplo dorico, la parma
poggiata contro la sinistra coscia,
la gran Nike incidea la sua parola.

« O Vergine, te sola amo, te sola ! »
gridò l’anima mia nell’alta angoscia.
Ella rispose : « Chi uni vuole, s’arma ! »


Mais oublions la ville guerrière ; accordons une heure au délicieux Municipio, où se retrouve, dans l’encadrement des fenêtres, la main de Palladio, et au Duomo vecchio, si noble, si austère, si poignant que l’âme même de la cité semble y palpiter encore. Et consacrons-nous au Moretto.

Alessandro Bonvicino, dit le Moretto : voilà bien un de ces peintres dont tout le monde sait le nom, mais dont très peu connaissent les œuvres. Quand on a parlé de son gris argenté et ajouté qu’il est un des maîtres les plus charmans de l’Italie septentrionale, on croit avoir tout dit. Certes, en dehors de Brescia, il est assez difficile de s’en faire une idée complète. Pourtant la Lombardie et la Vénétie ont gardé quelques-unes de ses toiles. J’en ai noté plusieurs à la Brera et une à San Giorgio in Braida de Vérone. Venise en possède à l’Académie et dans la collection Layard ; elle a de plus le Christ chez le Pharisien qui est à la Pieta, dans la tribune des religieuses : malheureusement, l’église est en réparation depuis plusieurs années, et l’on ne peut plus voir ce tableau, l’un des plus importans de l’artiste. Au Louvre, les deux volets que nous avons, représentant l’un Saint Bernardin de Sienne et Saint Louis de Toulouse, l’autre Saint Bonaventure et Saint Antoine, sont également bien insuffisans. A les regarder avec attention cependant, on est séduit par les physionomies calmes et largement rendues, les attitudes nobles et tranquilles, les draperies harmonieuses et sobres qui donnent à l’ensemble une simplicité et une unité d’aspect que l’on trouve assez rarement chez les peintres de l’époque.

A Brescia, au contraire, il est facile de suivre pas à pas l’artiste dans son développement. La ville est comme une galerie de ses peintures. Toutes les églises en renferment et l’une d’elles, Saint-Clément, est un véritable musée des œuvres du Maître qui y dort son dernier sommeil. Quant à la Pinacothèque Martinengo, le Moretto garnit presque à lui seul la salle principale ; on peut compter jusqu’à quatorze de ses tableaux ; et, cette année, le gardien m’en a montré un quinzième qui provient de l’Institut Sainte-Zitta.

L’exposition consacrée au Moretto, qui eut lieu à Brescia, en 1898, contribua à faire connaître son nom. On put établir un catalogue de 70 œuvres, provenant presque toutes de la ville même ou des environs immédiats. Beaucoup, faute de place, furent laissées de côté. C’est ainsi que n’y figurait par l’adorable tableau du sanctuaire de Paitone, la Vierge apparaissant à un sourd-muet.

Le coloris gris argenté, dont parlent tous les critiques d’art, est, en effet, l’une des caractéristiques du Maître, surtout à la fin de sa carrière. On s’en rend compte quand on peut le comparer à d’autres, par exemple à l’Académie de Venise ou même à San Giorgio in Braida de Vérone qui est un peu comme un musée des écoles du Nord-Est de l’Italie : sa très belle Sainte Cécile a une coloration tout à fait particulière. Pourtant, il ne faut rien exagérer, et on retrouve ce gris argenté chez Romanino, son maître et rival, et chez quelques peintres de la région. Cette année même, je l’ai remarqué chez Girolamo de Trévise, dans deux tableaux de la galerie qui précède la célèbre chapelle Malchiostro.

Du reste, le Moretto vaut par ailleurs. Après plusieurs heures passées à la Pinacothèque, je me suis efforcé de dégager quelques idées d’ensemble sur son œuvre. Deux qualités très nettes m’ont apparu.

Tout d’abord, le peintre possède au plus haut degré le talent d’harmoniser et de graduer les couleurs. Son goût est délicat et sûr. Les tons s’opposent et se balancent avec l’art le plus savant. Des gris, des jaunes, des bleus pâles donnent à toutes ses compositions de la fraîcheur et de l’éclat. Il y a, dans certaines toiles, un peu de ce fondu qui a suffi pour immortaliser le Corrège et cette dégradation vaporeuse des teintes que les Italiens appellent sfumato. Tout est disposé pour la joie des yeux ; les personnages, les draperies, les ornemens, les motifs accessoires et aussi les paysages où il excelle. L’une des dernières acquisitions du Musée est la fresque du milieu de la salle, un Jésus portant sa croix, que l’on a enlevée de l’église Saint-Joseph où elle se détériorait : on peut y admirer un panorama de montagnes couronnées de châteaux forts qui permet également d’apprécier sa science de la perspective.

L’autre qualité du peintre, c’est l’équilibre parfait qu’il met toujours entre l’idée et sa réalisation, entre la conception de l’œuvre et son exécution matérielle. Traitant des sujets religieux, il donne à ses personnages la dignité et la noblesse qui conviennent. Une vie profondément spirituelle rayonne sur les visages. Dans son Saint Antoine de Padoue, la majesté tranquille et simple du saint élevant un lys d’un geste large, l’ardente vénération de saint Nicolas de Tolentino contemplant le thaumaturge, la sérénité bienveillante de saint Antoine l’abbé s’appuyant sur sa béquille, forment un trio que l’on ne peut oublier. Toutes ses Vierges ont une gravité pénétrante. Nous sommes loin de l’art compliqué des Florentins, de la Madone de Saint-Barnabé par exemple, sous laquelle Botticelli dut inscrire le vers de Dante,


Vergine madre, filia del tuo Figlio,


pour expliquer tout ce qui, dans les yeux de la Vierge, flotte d’énigmatique et de mystérieux ; et loin également des Vierges que peignait à la même époque le tendre Luini, avec leur chair savoureuse dont la camosità, la tondezza, comme disent les Italiens, est plus proche de la beauté païenne que de l’idéal chrétien. Le Moretto a suivi en somme la tradition vénitienne qui est exempte des préoccupations littéraires, théologiques ou philosophiques des peintres de Rome et de Florence. Comme Titien ou Palma, auprès de qui il travailla, Bonvicino est tout à fait indemne de ces influences plus intellectuelles que picturales. Sa Salomé elle-même a un visage si sérieux et si calme qu’on s’étonne qu’elle ait pu être, ainsi que l’indique l’inscription en bas du tableau, la farouche princesse qui « caput saltando obtinuit. » Cette constante sérénité a même été prise par certains pour de la tristesse et je ne sais plus quel écrivain cherche à l’expliquer par l’impression qu’auraient produite sur lui les malheurs qui frappèrent Brescia pendant ses jeunes années…

Ces qualités du Moretto se retrouvent dans l’abondante série des tableaux qui ornent les murs des sanctuaires de Brescia. Le chef-d’œuvre est le Couronnement de la Vierge de l’église de Saint-Nazaire-et-Saint-Celse. Mais c’est à Saint-Clément que l’on goûte le mieux, dans toute sa pureté, le doux génie du peintre. Là vraiment est, avec son corps périssable, l’âme même de Bonvicino. De quel éclat rayonne, au maître-autel, sa Vierge entourée de Saints ! Comment oublier, quand on l’a vu, le saint Florian guerrier, si superbe d’allure dans son armure à reflets dorés ! La toile attire, dès le seuil de la petite église et, irrésistiblement, on y revient. Toute la nef en est comme illuminée. Nulle part on ne peut mieux apprécier les deux dons de l’artiste : le coloris et la composition.

Le Moretto fit aussi quelques portraits dont l’un est à la galerie Martinengo ; à ce point de vue cependant, sa gloire est éclipsée parle plus habile de ses élèves, Giambattista Moroni. Mais celui-ci, bien que pouvant se rattacher par son maître à l’école de Brescia, appartient surtout à Bergame. Et Brescia est assez riche pour ne rien emprunter à sa voisine.

Romanino, en revanche, bien qu’il se soit plus répandu au dehors et qu’il ait beaucoup voyagé, — jusqu’à Paris où il travailla au Louvre dans les appartenons de la Reine mère, — est vraiment brescian. Né treize ans avant son élève et rival Bonvicino, il lui survécut encore une dizaine d’années. Sa carrière fut longue et féconde. La province de Brescia est pleine de ses œuvres et il n’est pas une église du plus pauvre village du val Camonica qui ne puisse montrer un tableau ou une fresque de Romanino. Il est représenté dans la plupart des grandes galeries d’Italie, quelquefois par des chefs-d’œuvre, comme à Padoue par exemple où sa Madone est peut-être le plus beau tableau du Musée. Plusieurs églises s’enorgueillissent aussi de ses peintures, notamment San Giorgio in Braida de Vérone et surtout la cathédrale de Crémone qui possède d’admirables fresques que j’ai voulu revoir, cette année, pour me faire une idée plus complète de l’artiste. Si l’on peut y relever quelques négligences et quelques lourdeurs, on ne saurait trop admirer la noblesse des attitudes et surtout le coloris où domine le beau jaune qu’il affectionnait et qui se fond si harmonieusement avec les dorures de la voûte et des piliers. A côté d’elles, les célèbres compositions de Pordenone paraissent noires et déclamatoires ; elles font l’effet de tableaux. Romanino au contraire possédait au plus haut point l’art de la fresque. On peut s’en rendre compte ici même, à Brescia, soit à la chapelle Corpus Domini de San Giovanni Evangelista où il rivalise sans désavantage avec le Moretto, soit au Musée où l’on a transporté deux fresques qui ornaient le réfectoire du monastère de Rodengo. Sauf l’attitude un peu disgracieuse de la Madeleine (que l’on retrouve d’ailleurs dans une peinture de l’église Saint-Jean et dans un Moretto de S. Maria Calchera), la composition est puissante ; mais c’est vraiment par le coloris qu’elles triomphent et produisent cet « effet extraordinaire » dont parle Burckhardt. Près d’elles, les toiles de l’artiste pâlissent un peu ; pourtant il faut mettre à part le tableau d’autel de San Francesco, page magistrale qu’il peignit assez jeune, à son retour de Venise. On y sent l’influence du Titien. Le cadre somptueux qui l’entoure ajoute encore à l’impression que donne cette œuvre où la beauté des formes rivalise avec l’éclat des couleurs.

A côté de ces deux maîtres, les autres peintres brescians me semblent bien inférieurs, et je m’étonne que l’on mette parfois Savoldo presque au même rang. C’est un artiste secondaire dont les paysages et les effets de lumière ont seuls quelque intérêt. D’ailleurs, sauf la naissance, rien ne le rattache particulièrement à Brescia où il est à peine représenté. Il ne se dégagea jamais de l’influence de Venise où il travailla longtemps ; il n’a aucune personnalité. Il n’est pas plus à noter qu’un grand nombre d’élèves du Moretto et de Romanino qui créèrent un centre artistique assez important pour qu’un historien ait pu écrire : « Brescia, pour le milieu du XVIe siècle, est bien supérieure à Florence. »

Ce qui est curieux et regrettable, c’est que l’on connaisse si peu ces écoles du Nord de l’Italie. Le mal vient de ce que, pendant longtemps, la critique délaissa l’art vénitien et les écoles qui s’y rattachent au profit de Florence et de Rome. Elle sacrifiait les qualités vraiment picturales à l’idée ou à la pureté du dessin. Elle suivait en cela Vasari, qui parle très sommairement des peintres du Nord et s’étend au contraire avec complaisance sur les maîtres de l’Italie centrale qu’il avait connus en personne ou par une tradition immédiate. Ce n’est que plus tard, lorsqu’on lit à la couleur la place prépondérante qu’elle doit avoir en peinture, que l’on s’aperçut qu’en face de Florence et de Rome, les ignorant presque, Venise avait été aussi une capitale de l’art et, pendant un siècle, au moins leur égale. Et naturellement, comme on avait peu de documens et de renseignemens sur les écoles voisines moins importantes, on les rattacha à Venise et on fit de tous les peintres du Nord-Est de l’Italie des disciples du Titien dont le règne avait été le plus éclatant et le plus long. Aujourd’hui, les choses sont à peu près remises au point, et on a dégagé les caractéristiques de chaque groupe. On a tout d’abord mis à part celui de Padoue qui, quoique le plus proche de Venise, a le moins subi son influence ; sa curiosité scientifique, sa recherche de l’expression, sa précision, qui va parfois jusqu’à la sécheresse, n’ont rien du charme voluptueux des vénitiens. Des autres écoles de Vérone, Trévise, Vicence, Brescia et Bergame, c’est certainement celle de Brescia qui eut le plus d’importance et d’originalité. Le Moretto est un très bon peintre de second ordre dont je crois n’avoir exagéré ni le talent, ni la place qu’il occupe.


VI. — BERGAME

« En traversant les plaines delà Lombardie, Oswald s’écriait : — Ah ! que cela était beau, lorsque tous les ormeaux étaient couverts de feuilles et lorsque les pampres verts les unissaient entre eux ! Lucile se disait en elle-même : — C’était beau quand Corinne était avec lui… » Il est vrai : nous nous projetons sur les paysages ; mais n’est-elle pas délicieuse, cette route de Milan à Bergame, par une claire matinée de septembre ? « Elle est superbe, » dit, dans son Journal, Stendhal qui déclare le pays « le plus beau lieu de la terre et le plus joli qu’il ait jamais vu. » Certes, lui aussi, le regardait avec ses yeux de dix-huit ans, et je sais bien que lorsqu’il est ému par les splendeurs de la nature, lorsqu’un panorama, suivant son expression, « joue sur son âme comme un archet, » c’est qu’il se met lui-même dans les choses ; qu’on se rappelle cette phrase si curieuse : « La ligne des rochers, en approchant d’Arbois, fut pour moi une image sensible de l’âme de Métilde. » Mais cette Lombardie fut toujours son séjour de prédilection, et il resta fidèle à sa tendresse et à son admiration, lui qui ne voulut d’autre titre sur sa tombe que : milanese. Dans son enthousiasme, il va jusqu’à prétendre qu’aucun peintre n’a su immortaliser dans ses œuvres la beauté lombarde ; en quoi il est souverainement injuste pour Léonard de Vinci et Luini, qui ont si bien rendu la riche carnation des femmes et la chaude lumière des campagnes. Rien qu’à marcher sur cette route, au soleil nouveau, on comprend le charme que dut éprouver Léonard, au sortir de la suave, mais un peu austère Toscane, en découvrant cette plaine où tout respire la joie de vivre et la volupté ; avec quel amour il étudia ces jeunes filles et ces adolescens aux grands yeux allongés, si profonds et parfois si énigmatiques dans l’ombre ardente des paupières ! Quant à Luini, n’a-t-il pas exprimé l’âme même de ce pays et cette beauté dont parle Manzoni, « molle a un tratto e maestosa che brillà nel sangue lombardo ? » Nul n’a mieux fixé cette race un peu lourde, à la fois douce et robuste, et surtout ces femmes aux chairs fraîches, aux narines frémissantes, aux joues opulentes, que l’on devine moelleuses au toucher comme la pulpe d’un fruit mûr.

Ah ! la grâce des matins italiens, par les chemins bordés de champs et de prairies ! L’air est pur et léger. Le soleil commence à peine à faire monter de la terre humide la fine brume si caractéristique de cette plaine, ce brouillard impalpable, mais partout présent où, selon le mot de Michelet, « flottent la fièvre et le rêve. » La lumière se joue dans l’atmosphère et se répand en ondes calmes sur la campagne d’automne. Les vignes courent d’arbre en arbre, d’un pioppo à l’autre, le long, de la route, comme des guirlandes de fête. On comprend qu’elles aient toujours étonné et séduit les gens du Nord, habitués à voir les vignobles de France ou des bords du Rhin, avec leurs ceps revêches et rabougris. Goethe déclare qu’elles lui ont appris « ce que c’est que des festons. » Quant au président de Brosses, il s’attarde à les décrire avec toute la tendresse d’un Bourguignon qui se déclare moins sensible au plaisir de voir les belles choses des villes qu’à celui de jouir des spectacles de la nature. Il célèbre la richesse de ces vignes « qui sont toutes montées sur des arbres dont elles recouvrent toutes les branches, puis, en retombant, elles retrouvent d’autres jets de vigne qui descendent de l’arbre voisin avec lesquels on les rattache, ce qui forme, d’arbres en arbres, des festons chargés de feuilles et de fruits. Il n’y a point de décoration d’opéra plus belle, ni mieux ornée qu’une pareille campagne. Chaque arbre, couvert de feuilles de vigne, fait un dôme de pavillon duquel pendent quatre festons qui s’attachent aux arbres voisins. »

Mais voici Bergame qui paraît à un coude du chemin. La vieille cité se dresse dans la lumière blonde avec sa ceinture de remparts rappelant son passé guerrier, le temps de la ligue lombarde et des luttes contre Milan. Philippe-Marie Visconti la céda, en 1428, à Venise qui la garda sous sa domination jusqu’en 1797, sauf pendant les quelques années où elle appartint à Louis XII, après Agnadel. Durant près de quatre siècles, elle connut ainsi la paix et la prospérité. On s’étonne que, si près de Milan, elle soit restée si longtemps au pouvoir de Venise ; mais on comprend aussi l’orgueil de François Foscari qui, du haut du campanile, par-delà l’admirable panorama du grand canal, de la lagune et des îles reposant dans une poussière lumineuse, pouvait contempler, avec la joie du possesseur, les rives de la plaine immense où il devinait Trévise, Padoue, Vicence, Vérone déjà serves, et, plus loin, les nouvelles soumises dont il venait de doter la Sérénissime République, Bergame et Brescia. Qu’elle est émouvante la destinée de ce doge qui, après avoir épuisé les ivresses de la gloire et de la popularité, en connut toutes les amertumes, dut condamner et exiler lui-même son fils, puis abdiquer, et mourut, d’une congestion subite, en entendant sonner les cloches qui appelaient Venise au mariage de son successeur avec la mer !

La nouvelle ville s’étale dans la plaine, entre le Brembo et le Serio, affluens de l’Adda. Elle n’offre rien de particulier. L’ancienne foire de la Saint-Alexandre qui dure un mois, de la mi-août à la mi-septembre, et où, pendant des siècles, se vendirent les plus beaux draps d’Italie, est bien déchue de son ancienne splendeur. La fiera est terminée, et les marchands démolissent leurs mobiles étalages. Bien n’est plus amusant que de regarder vivre ce peuple exubérant que Bandello nargue déjà dans ses Nouvelles. Il est un peu grossier et vulgaire, comme leur danse bergamasque, comme la musique de leur Donizetti. Tous ces commerçans, tous ces paysans ont une physionomie excessivement mobile et variée ; avec leur bouche grimaçante, leurs yeux qui rient, leurs bras sans cesse en mouvement, ils mettent dans l’expression de leurs sentimens une exagération qui, quoique sincère, paraît plus près du théâtre que de la vie.

Mais j’ai hâte de revoir la vieille Bergame : au lieu de suivre la route qui serpente au flanc du coteau et longe les remparts comme si elle voulait brusquement entrer à l’improviste, je prends un trop moderne, mais agréable funiculaire qui me monte au milieu de la cité. Là, les rues sont calmes et vides. Rien n’y distrait de la contemplation du passé. Il n’est point pour le rêveur de villes plus chères que celles qui, presque mortes, ressemblent à de beaux sépulcres. Il n’y a pas à faire, comme à Rome ou à Florence, un constant effort pour se dégager du présent. Le silence des voies désertes, la paisible sérénité des monumens, le grand air d’abandon morne des palais et des maisons, tout ramène l’esprit vers une même époque et aucune préoccupation étrangère ne vient troubler la méditation. Plus évocatrice encore est la grand’place, si petite mais si poignante, où, pendant des siècles, battit le cœur de la commune. Tous les édifices civils ou religieux nécessaires à la vie publique sont réunis dans un ensemble majestueux. Aujourd’hui la solitude y règne. Par endroits, l’herbe pousse entre les pavés disjoints, et je songe aux vers de d’Annunzio :


Davanti la gran porta australe i sassi
deserti verzicavano d’erbetta
quasi apascere i due vecchi leoni


Mais entrons dans la chapelle Colleoni. C’est le chef-d’œuvre d’Amadeo de Pavie et l’une des plus belles productions de la sculpture lombarde. Celle-ci, en effet, n’a guère eu que d’habiles artisans, sans grande personnalité, qui s’occupèrent surtout à des besognes collectives, comme la décoration touffue du dôme de Milan et de la Chartreuse de Pavie. Amadeo prit lui-même une importante part à ces travaux dont il eut la direction pendant quelques années ; mais il a laissé des œuvres plus marquantes, telles que les bas-reliefs des deux chaires de la cathédrale de Crémone et les monumens funèbres de Sainte-Marie-des-Grâces à Milan, dont on lui a dernièrement restitué la paternité avec assez de vraisemblance. La chapelle Colleoni suffirait en tout cas à faire de lui le meilleur sculpteur lombard de la Renaissance.

La façade est plus une grande décoration qu’une œuvre architecturale, et il n’est pas douteux que les moulures du socle, la galerie sous le dôme et les sculptures soient de la main d’Amadeo : il n’y a qu’à se rappeler les détails de la façade de la Chartreuse de Pavie. C’est le même art gracieux, riche et varié, mais un peu surchargé et bigarré, je n’ose dire, comme Burckhardt, un peu enfantin. Les marbres blancs, rouges et verts, forment un ensemble chatoyant et, somme toute, assez harmonieux.

L’intérieur a malheureusement été restauré et les trois fresques de Tiepolo jurent dans ce décor : elles achèvent d’enlever à cette chapelle tout caractère funèbre et religieux. Outre les deux tombeaux qu’elle renferme, Amadeo a sculpté la délicieuse petite fontaine de la sacristie et les piliers de l’entrée du chœur qu’il orna de feuillages, de raisins et d’enfans foulant la vendange. La tombe de Medea, fille du Colleoni, fut élevée originairement à Basella, dans un cloître de l’église des Dominicains ; ce n’est qu’au siècle dernier qu’elle a été transportée dans cette chapelle ; tout en marbre de Carrare, elle est d’une élégance finie et d’une grâce légère ; j’aime surtout la statue de la gisante, portrait délicat et vivant. Le monument du condottiere est plus imposant et plus riche ; il se compose de deux rangs superposés de bas-reliefs, surmontés d’une statue équestre en bois doré qui est l’œuvre d’un artiste allemand. L’ensemble est disparate et d’un aspect un peu trop théâtral. Les bas-reliefs inférieurs sont de beaucoup les plus importans et les meilleurs ; ils sont sculptés dans un seul bloc de marbre qui repose sur quatre colonnes supportées par des lions ; ils représentent des scènes de la Passion : une Flagellation qui est une véritable miniature, un Portement de Croix fort mouvementé, un Crucifiement où j’ai noté une très jolie attitude de la Vierge évanouie, une dramatique Déposition et une Résurrection qui est le moins bon morceau, un peu floue et mal composée. Ces bas-reliefs sont infiniment séduisans, mais ne dépassent guère, à les regarder avec attention, un excellent travail d’atelier. On ne sent chez l’artiste aucune flamme, dans l’œuvre aucune vie intérieure. C’est un art précieux et fouillé, mais qui reste de façade ; l’expression outrée et agitée a quelque chose de superficiel et d’un peu factice. Amadeo résume bien les caractères de la sculpture lombarde qui se borne presque toujours à n’être que de la belle et riche décoration.

Cette chapelle me paraît un peu mièvre pour abriter le sommeil de ce Bartolomeo Colleoni dont la haute et rude figure, telle qu’elle se dresse sur le campo S. Giovanni e Paolo de Venise, me poursuit au milieu de tant de grâce et de fadeur. Mais peut-être est-ce Verrocchio qui a exagéré et qui a voulu élever, plutôt qu’une effigie particulière, une statue aux condottieri dont celui-ci était le dernier représentant. C’est avec lui, en effet, que finit le règne des grands aventuriers et Colleoni mourut sans avoir su ou pu, ou peut-être même voulu se conquérir une principauté. Aux sénateurs que Venise envoya pour le saluer sur son lit de mort, il déclara : « Ne donnez jamais à un autre général le pouvoir que vous m’avez confié ; j’aurais pu en user plus mal que je l’ai fait. » Il semble n’avoir eu d’autre ambition que d’acquérir de la fortune et d’en jouir, d’autre souci que sa gloire et le nom qu’il laisserait. De son vivant même, il commanda cette chapelle où il désirait reposer ; mais il expira avant qu’elle ne fût terminée. Pendant ses derniers jours, il venait parfois lui-même surveiller les travaux ; puis il allait contempler la plaine, où il s’était alternativement battu pour Venise et pour Milan, du haut des remparts que la paix faisait déjà inutiles.

Aujourd’hui, les fortifications n’ont plus rien de guerrier ; mais elles donnent encore à la ville un aspect majestueux que celle-ci garde avec orgueil, comme ces princes déchus qui conservent jalousement l’appareil de leur ancienne splendeur. On les a transformées en une magnifique promenade, ombragée de beaux arbres, et si déserte, dès que le soir tombe, qu’Arlequin, sans crainte, peut y donner ses rendez-vous. Par une claire matinée de septembre, faire le tour de Bergame sur ces remparts est une chose exquise. Les vues que l’on a sont infiniment variées. Les paysages changent comme une gigantesque toile de fond. Au Nord, c’est un panorama de montagnes où se déploie toute la chaîne si pittoresque des Alpes bergamasques que domine le pic des Trois-Seigneurs. Le val Brembano, le val Imagna, le val Seriana ouvrent leurs gorges profondes et accidentées, tapissées de pâturages et de forêts. Au Sud, la merveilleuse plaine de l’Adda s’étend à perte de vue, verte et unie, comme une mer immense aux flots calmes et amis. Les champs de céréales et de maïs, les prairies, les vignes, les rizières, les mûriers et les arbres fruitiers la couvrent avec une exubérance que l’on ne retrouve nulle part en Europe. Je ne connais pas de campagne donnant cette même impression de richesse, d’abondance et de fertilité. Je comprends qu’elle ait été le perpétuel champ clos des nations et l’enthousiasme qu’elle inspira à tous les conquérans qui la virent, depuis les hordes d’Alaric jusqu’aux soldats de Barberousse et de Napoléon. « Je ne suis pas surpris, dit également de Brosses, qu’un si beau pays ait excité de si fréquentes disputes pour savoir qui le posséderait. » La Lombardie est le jardin et le verger de l’Italie. Toutes les récoltes y sont doubles, et l’on y coupe le foin plusieurs fois par saison. Ce sont les Alpes qui renouvellent sans cesse le miracle avec la fonte de leurs neiges et le trop-plein de leurs lacs. Une féconde et constante humidité trempe la terre grasse. En cette saison surtout, après une journée de pluie, on songe instinctivement aux vers des Géorgiques : Plenis rura natant fossis… Véritablement, les champs nagent, les fossés regorgent. C’est dans la plaine pareille du Mincio, affluent du Pô comme l’Adda, que s’éveilla l’âme élégiaque de Virgile. Jamais je ne me suis senti si proche de lui. C’est la même atmosphère qui me baigne, la même atmosphère chargée d’allégresse et de bien-être. Au pied des remparts, sur les terrasses ensoleillées, des paysannes coupent les raisins et les recueillent dans de grandes corbeilles, chantant et bavardant, tout heureuses de vivre dans la tranquille joie du matin, comme il y a deux mille ans, le poète mantouan devait entendre chanter et bavarder les femmes qui vendangeaient sur la terre d’Enée, dans la même joie du matin sous un plus jeune soleil.


GABRIEL FAURE.

  1. Les Brescianes d’aujourd’hui ne se battent plus ; mais elles paraissent avoir gardé leur caractère belliqueux, si l’on en juge par les vers satiriques d’Alfieri :
    Vegfjio liresciane donne iniquo speglio
    farsi de’ ben forbiti pugnatetti,
    cui prova o amante infido o sposo veglio.