Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers/04

Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 826-861).
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CINQUANTE ANNÉES
D’HISTOIRE CONTEMPORAINE
MONSIEUR THIERS

IV.[1]
LA RÉVOLUTION DU 24 FÉVRIER 1848. — M. THIERS ET LA SECONDE RÉPUBLIQUE EN FRANCE.

A voir les choses dans la pleine lumière de l’histoire, avec leur caractère et leur suite, après plus de trente années révolues, on peut dire que la révolution du 24 février 1848 a été une des plus malencontreuses aventures d’un siècle qui a vu pourtant bien des aventures. C’était la destinée de la monarchie de juillet frappée à mort dans cette journée appelée « funeste» par M. Thiers, de périr pour des fautes ou des erreurs de conduite qui n’avaient rien d’irréparable, qui surtout ne valaient pas une révolution, et de n’apparaître qu’après sa chute dans ce qu’elle avait de bienfaisant et d’utile. Elle avait eu sans doute ses illusions ou ses obstinations, ses aveuglemens et ses accidens aggravés à la dernière heure par l’imprévu, par la désorganisation soudaine de toute défense. En réalité cependant, elle avait donné à la France de longues années de prospérité intérieure, de liberté régulière, et loin de mériter son sort comme la monarchie qui l’avait précédée pour avoir voulu violer les lois, elle tombait avec la loi. Elle se survivait à elle-même par ses œuvres, par les intérêts qu’elle avait développés, par les habitudes qu’elle avait créées, par l’estime qu’elle avait conquise dans sa vie laborieuse. À l’extérieur, elle avait pu, il est vrai, se donner parfois des apparences de faiblesse et risquer sa popularité en contenant les impétuosités du sentiment national, les ardeurs guerrières et révolutionnaires. Elle avait du moins réussi, sans troubler la paix du monde, à dégager la France sur sa frontière du nord par la création d’une Belgique indépendante, à fonder un royaume algérien sur la Méditerranée, à maintenir l’honneur de nos armes à Anvers comme à Isly, dans le golfe du Mexique comme au Maroc. Elle s’était fait une assez grande place pour que sa chute retentît en Europe, attestant encore l’influence française, — et cette politique de la paix qu’on lui avait si souvent reprochée n’était pas si déshonorante, puisque le lendemain Lamartine, le premier porte-parole de la république naissante, ne trouvait rien de mieux que de la reprendre en la relevant par la pompe du langage. En un mot, la monarchie de juillet, dans sa défaite, avait cette fortune de disparaître sans avoir manqué à la constitution ni aux lois, de laisser la France libre, intacte dans ses frontières comme dans son ascendant.

C’était au contraire la fatalité de la révolution du 24 février 1848 de se produire comme un grand désordre, comme une catastrophe sans nécessité et sans préparation, sans profit et sans gloire, mais non sans des conséquences redoutables et lointaines qui ne sont pas encore épuisées. La révolution de 1848 avait cela de caractéristique et de périlleux de rejeter brusquement la société française dans l’inconnu, d’interrompre d’un seul coup tout un mouvement qui, après avoir commencé au lendemain de l’empire, s’était continué sous les deux monarchies, qui tendait à la fondation d’un régime de libertés régulières, de progrès gradué, à l’abri des convulsions d’anarchie et des dictatures. Sous prétexte d’un droit populaire, dont quelques chefs de sédition violateurs des lois et du parlement se constituaient les ministres, elle était la réintégration de la force dans les affaires de la France, et en naissant de la force elle appelait, elle provoquait les réactions de la force. Elle rouvrait cette voie qu’on croyait fermée, où selon le mot expressif du chef le plus brillant de la révolution, « les 18 brumaire du peuple préparent les 18 brumaire du despotisme. » Chose curieuse, qui montre avec quelle rapidité les situations mûrissent et la logique des événemens se dégage ! À peine la monarchie constitutionnelle vient-elle de disparaître tout se précipite. Le 25 février, le drapeau rouge, emblème menaçant d’anarchie, se promène sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et s’il s’arrête devant la magie d’une parole éloquente, l’anarchie reste, elle est dans l’état! Deux jours après, comme l’héritier voyant une succession s’ouvrir, le prince Louis Bonaparte, le prétendant de Strasbourg et de Boulogne, est à Paris. Il fait acte de présence, et au conseil qu’il reçoit de s’éloigner, il répond en mettant un orgueil calculé à constater publiquement que déjà on le craint. « Vous pensez, dit-il au nouveau gouvernement, que ma présence à Paris est maintenant un sujet d’embarras : je m’éloigne donc momentanément... »

L’héritier du 24 février n’a pas perdu un instant pour se montrer, de telle sorte que, par un saisissant rapprochement, à deux jours d’intervalle, apparaissent comme dans un éclair la révolution avec ses périls et ce qui en doit être la conséquence ou l’expiation, le coup d’état du peuple déjà réalisé et le coup d’état napoléonien en perspective. En un mot, le 24 février met le signet à une histoire de trente-quatre années qui représente l’ère constitutionnelle et libérale de la France, pour rouvrir une autre histoire aux péripéties tragiques et redoutables.


I.

« De quels événemens extraordinaires et prodigieux vous m’informez ! écrivait de Londres lord Palmerston à l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, lord Normanby. Cela ressemble à un drame en cinq actes et n’a guère pris plus de temps pour se jouer. » C’était bien un drame en effet, le drame orageux, toujours changeant en apparence, au fond assez invariable, des destinées françaises.

Qu’allait être cette république qui, après avoir perdu depuis dix-huit ans tant de batailles autrement graves contre la monarchie constitutionnelle, reparaissait maintenant presque sans combat sérieux, dans une échauffourée d’hiver? Elle surprenait assurément tout le monde, à commencer par ceux qui triomphaient. Elle surprenait encore plus et elle consternait ceux qui, faute de l’avoir prévue, avaient peut-être aidé sans le vouloir à sa victoire et dont elle confondait les idées. Pour la masse de l’opinion elle ressemblait à une énigme menaçante. Avant même que Paris et le pays tout entier pussent se reconnaître, elle était devenue un fait; elle avait son gouvernement sous la forme d’un incohérent décemvirat porté à l’Hôtel de Ville; elle avait entre ses chefs improvisés, à côté du vieux Dupont de l’Eure et de Ledru-Rollin, d’Arago et de Louis Blanc, du journaliste Armand Marrast et d’un ouvrier inconnu, l’homme le mieux fait pour la décorer d’un éclat inattendu, Lamartine, tout enivré de la poésie des aventures et des révolutions. Que cette république renaissant ainsi, avec du temps, si elle en avait, et beaucoup de sagesse, avec le concours des anciens républicains éclairés par l’expérience et des républicains nouveaux ralliés à la nécessité, pût devenir un régime régulier, ce n’était point impossible sans doute. Le danger malheureusement plus vraisemblable pour elle était de ne pouvoir se fixer, d’échapper à toute direction modératrice, de déchaîner les passions anarchiques, les utopies, la guerre civile, de susciter à courte échéance la réaction des instincts conservateurs effrayés, des intérêts menacés, — et par cet irrésistible courant de réaction, de remonter bien au-delà du point de départ du 24 février, jusqu’aux dictatures de la force. C’était là justement le nœud du nouveau drame qui s’engageait dès la première heure sur les barricades de février pour ne plus s’interrompre jusqu’au fatal dénoûment préparé par la complicité volontaire ou involontaire de tous les partis, des vaincus de la veille et des vainqueurs eux-mêmes. Lord Palmerston, dans son langage imagé, ne se trompait que sur un point : le drame au lieu d’être fini ne faisait que commencer ou recommencer.

La république de 1848, par le fait, a vécu un peu moins de quatre ans, et dans cet espace de moins de quatre années elle n’a été qu’une longue crise qui a ses phases successives de violences et de trêves. Au début, sous le gouvernement provisoire du 24 février jusqu’à la réunion de l’assemblée constituante, au 4 mai, l’anarchie se déchaîne au sein de cette société française, la veille encore paisible, maintenant menacée dans sa sécurité comme dans sa fortune. Tout est remis en doute; tout est livré aux hasards, aux manifestations de la rue, aux excitations des clubs, aux suggestions de la misère envenimée et des passions, aux conspirateurs et aux sectaires, à peine contenus par une dictature divisée elle-même, complice ou impuissante. C’est la première phase qui, à travers les « journées » du 17 mars, du 16 avril, du 15 mai, va se résoudre dans cette formidable explosion de juin, où tous les élémens anarchiques se concentrent pour une lutte désespérée, où la France et la république naissante ont besoin, pour se sauver, selon le mot de M. Thiers, « de verser plus de sang qu’il n’en a coulé dans toutes les journées de la révolution et dans les plus difficiles journées de la monarchie. » Le tragique conflit de cinq jours marque le point d’arrêt. La seconde phase, au lendemain de la victoire de juin, c’est une autre dictature, la dictature de l’ordre, le règne du général Cavaignac, l’honnête et ferme soldat, de l’assemblée constituante dégagée de tout péril immédiat d’insurrection, des républicains relativement modérés maîtres du pouvoir. Les uns et les autres auraient pu utiliser cette paix reconquise, ce répit qui dure cinq mois ; ils ne savent que préparer et voter une constitution qui, au lieu d’organiser la république, perpétue la révolution en mettant en présence une assemblée unique, permanente, souveraine, et un pouvoir exécutif redoutable par son origine populaire, par la toute-puissance de l’élection directe. Pendant ce temps, l’instinct public, profondément troublé, a déjà pris un autre cours. Le nom de Napoléon a surgi comme une menace. Le prince qui se présentait encore assez obscurément au 27 février est bientôt élu représentant dans quatre départemens, puis après une démission, dans cinq départemens, — à Paris même! Ce qu’on tente pour l’évincer le désigne et ne tarde pas à faire de lui un candidat à la présidence. Cette expérience de moins d’une année, toute pleine de luttes civiles, de déchiremens, d’anxiétés sociales a produit ses fruits, et c’est ainsi que la France, interrogée pour la présidence, répond par cette élection napoléonienne du 10 décembre, surmontant la république d’un nom qui en est pour ainsi dire la négation. Quelques mois encore le mouvement se complète par l’élection d’une assemblée législative composée en majorité de conservateurs et de libéraux de toutes les monarchies, pour le moment confondus dans un même parti, — le parti de l’ordre !

Ici tout change. C’est la phase de réaction définitive qui s’ouvre, qui s’accentue et se coordonne pour se dérouler trois années durant, à travers toutes les péripéties. C’est le retour déclaré à une autre situation, à d’autres hommes. Les républicains, après avoir essayé de troubler les derniers jours de l’assemblée constituante, ne sont plus qu’une minorité dans la nouvelle assemblée législative, et, particularité curieuse, dans cette minorité républicaine, les modérés, les politiques connue le général Cavaignac et ses amis, sont désormais moins nombreux que les violens, les agitateurs, les socialistes qui compromettent la république en croyant la défendre. Entre le nouveau président et la majorité de réaction, qui est représentée au pouvoir par le premier ministère de M. Odilon Barrot, de M. de Falloux, qui a ses chefs, ses guides dans le parlement avec M. Molé, M. Thiers, M. Berryer, M. de Broglie, M. de Montalembert, qui a son représentant militaire dans le général Changarnier, l’intelligence semble d’abord intime et complète. Ils sont d’accord tant qu’il s’agit de tenir tête à la sédition comme au 13 juin 1849, de reconstituer les forces de répression, de multiplier les garanties sociales à l’intérieur et de préserver la France des aventures révolutionnaires à l’intérieur, d’envoyer une armée à Kome pour rétablir le pape Pie IX, dépossédé par une république de hasard. Cet accord des pouvoirs et des grandes influences parlementaires, mis sous la garde d’un ministère qui réunit un moment M. Barrot et M. de Falloux, M. Dufaure et M. de Tocqueville, cet accord est cependant plus apparent que réel et cache déjà plus d’un malentendu. La mésintelligence éclate bientôt. L’alliance est, sinon tout à fait brisée, au moins assez relâchée pour ne plus se renouer que par circonstance, dans quelque moment d’émoi, comme après l’élection socialiste de Paris au printemps de 1850. La lutte est au fond de tout; elle renaît sans cesse de mois en mois, de session en session. C’est selon le langage d’alors, la guerre du parlement et de l’Elysée : au bout est le 2 décembre 1851!

Il y a donc dans cette tumultueuse carrière, ouverte par la révolution de 1848, dans ce drame aux péripéties multiples, il y a donc à travers tout deux périodes principales : l’une où la république, par ses agitations, suscite la résistance et fait une obligation du combat, — l’autre où, par degrés, en dépit de tous les efforts, la réaction, personnifiée encore une fois dans un Napoléon, court à un nouveau 18 brumaire. Quels sont dans ces phases diverses, presque opposées, mais liées par une terrible logique, les mobiles, les inspirations, les interventions, les actes de M. Thiers aux prises avec des dangers successifs? quel a été son rôle dans ce courant redoutable d’événemens, avant le 10 décembre 1848 et après le 10 décembre, vis-à-vis de la république et vis-à-vis de la présidence napoléonienne, ce prélude d’un nouvel empire?

La révolution de février était certes une pénible épreuve pour M. Thiers et ses amis, qui, en faisant la guerre à un cabinet, en combattant une politique, ne se proposaient nullement de renverser la monarchie de juillet. M. Odilon Barrot et son parti ne le voulaient pas plus que M. Thiers et ses amis. Les uns et les autres, appelés aux Tuileries le matin du 24 février, n’avaient touché au gouvernement que pour voir tout s’écrouler. M. Thiers, dans cette matinée, avait-il eu le pouvoir de sauver la monarchie? Il s’en est défendu depuis avec véhémence dans une occasion où, devant l’assemblée de la république, il venait de soulever des orages en appelant « funestes» les journées de février. « Je proteste, s’écriait-il, devant l’histoire et la postérité contre cette assertion que les partis jettent quelquefois à la tête de mes amis et particulièrement à la mienne, que nous ayons eu dans ces journées le pouvoir de sauver la monarchie. Non, nous n’avons pas eu ce pouvoir... Croyez bien que, si cela avait dépendu de notre dévoûment le plus absolu, elle existerait encore! » Il avait eu même en pleine crise, — c’est lui qui l’a raconté quelques années après[2], — il avait eu une idée qu’il a réalisée plus tard, dans de bien autres extrémités. Il avait proposé au roi de retirer les troupes d’un combat de rues mal engagé et de se replier sur Saint-Cloud avec l’armée ralliée sous le maréchal Bugeaud. Il se flattait d’avoir là avant peu soixante mille hommes et de pouvoir reprendre Paris avec le concours de la garde nationale elle-même effrayée par quelques jours d’anarchie. Pour jouer une si terrible partie, il aurait fallu une confiance, une résolution qu’on n’avait plus. Il était trop tard ou trop tôt!

Une fois la royauté frappée à mort, M. Thiers était rentré chez lui avec l’amertume du désastre accompli, avec le pressentiment des dangers qui allaient naître d’une révolution nouvelle. Il se sentait assurément vaincu de toute façon, vaincu dans ses idées, dans ses opinions constitutionnelles, dans ses attachemens politiques et dynastiques; mais en même temps, la première émotion passée, d’accord avec ses amis, il se disait qu’on ne devait ni conspirer, ni avoir l’air d’émigrer à l’intérieur, ni même créer des embarras à ce gouvernement provisoire qui venait de surgir, pour lequel il n’avait aucune sympathie, qui était cependant pour l’instant tout ce qui restait d’un ordre régulier. Sans renoncer à un rôle public que les circonstances devaient nécessairement lui rendre un jour ou l’autre, il ne montrait aucun empressement à sortir de sa retraite momentanée. Aux élections de l’assemblée constituante, s’il ne déclinait pas la candidature qu’on lui offrait dans les Bouches-du-Rhône, il ne la recherchait pas. Il ne cachait pas à ses amis de Provence qu’il n’avait « ni voulu, ni désiré la république, » que s’il l’acceptait sans arrière-pensée, il n’entendait désavouer aucune partie de sa vie. Chose à remarquer, M. Thiers était peut-être l’homme que tenaient le plus à exclure dans les premières élections les républicains du ministère de l’intérieur, M. Ledru-Rollin, M. Jules Favre, et, par une coïncidence curieuse, c’était un jeune homme encore inconnu, commissaire de la république à Marseille, M. Emile Ollivier, qui mettait tout son zèle à servir les passions exclusives des grands électeurs du ministère de l’intérieur. On y dépensa quelque argent des fonds secrets ! M. Thiers n’était pas élu, en effet, à Marseille; il ne l’était qu’un mois après dans les élections partielles, et cette fois avec éclat, dans cinq départemens. Il était élu à Paris avec le prince Louis Bonaparte et le général Changarnier. — M. Berryer, M. Odilon Barrot, M. de Falloux, M. de Montalembert, avaient déjà été nommés ; M. Molé allait avoir son tour. Le premier résultat de ces quelques mois d’agitation et l’expérience du suffrage universel était de ramener l’un après l’autre sur la scène les hommes de toutes les monarchies, envoyés spontanément et sans distinction par la France au secours de la société en détresse.

C’est aux jours les plus agités du mois de juin, entre l’émeute avortée du 15 mai et la formidable insurrection près d’éclater, que M. Thiers rentrait dans l’action politique par une quintuple élection qui révélait à la fois et les prompts retours de l’opinion et l’importance de l’homme. Il y rentrait dans des momens certes difficiles, où tout semblait confondu et remis en doute, où la société française, inquiétée sur son avenir, sentait le besoin de se défendre par les armes comme par le conseil et par la parole. Il se retrouvait, non plus dans une de ces chambres de la monarchie où il régnait, mais dans une assemblée républicaine omnipotente, nouvelle pour lui comme pour tout le monde, où il savait que son passé lui valait des défiances, — et ce n’est pas là ce qui l’effrayait. Il a dit plus tard que c’était une des assemblées où il avait le mieux aimé parler. « Ses membres, ajoutait-il, étaient intelligens et honnêtes, mais ignorans ; ils arrivaient de leurs provinces pleins de toutes sortes de préjugés que je trouvais grand plaisir à détruire. » Ce qui le préoccupait avant tout, c’était justement de gagner par la raison cette assemblée honnête, bien intentionnée, mais inexpérimentée, de travailler avec elle et par elle, par son autorité souveraine, à préserver le pays des conséquences intérieures et extérieures d’une révolution qui venait de rouvrir une ère d’aventures indéfinies. La politique pour l’instant, en un mot, c’était la guerre non-seulement dans les rues, mais dans le parlement, dans les comités, la guerre pour les vieux principes d’ordre, pour l’intégrité des traditions administratives, diplomatiques ou financières, pour la sauvegarde des intérêts ébranlés, — contre les faux systèmes, les utopies de subversion sociale et de désorganisation.

Cette guerre de défense et de résistance, M. Thiers, pour sa part, l’acceptait dans toute son étendue ; il l’acceptait dès la première heure pour la continuer sans interruption sous tous les pouvoirs, d’abord sous le général Cavaignac, puis sous la présidence napoléonienne, dans l’assemblée constituante, puis dans l’assemblée législative, contenant ou stimulant les gouvernemens et les ministres, les embarrassant quelquefois de sa protection, parlant ou agissant en conseiller prodigieusement vif et toujours indépendant. Avec sa supériorité, il était naturellement un des premiers dans cette élite des vieux parlementaires du régime constitutionnel qui passaient désormais pour réactionnaires parce qu’ils représentaient l’expérience et à qui une piquante boutade de polémique allait bientôt donner le nom de « burgraves. » — C’était dans tous les cas un » burgrave » d’une singulière jeunesse d’esprit, retrouvant tout son feu, sa dextérité, son art de tacticien — et peut-être des illusions nouvelles pour de nouveaux combats.

II.

Il faut bien se fixer sur les idées, les mobiles, les impressions de M. Thiers dans cette campagne où il voyait une question d’existence non plus désormais pour la monarchie qui avait disparu, mais pour l’ordre social tout entier, pour l’ordre libéral et parlementaire.

La république, il ne l’avait certes ni voulue ni appelée, et il ne s’en cachait pas. — « Nous ne sommes pas les pères de l’enfant, » disait-il un jour dans une spirituelle repartie. Il ne l’avait pas appelée, — il ne la contestait pas non plus, du moment qu’elle avait reçu la sanction d’un vote de la France. A son entrée dans l’assemblée constituante, il avait tenu à s’expliquer et il avait dit : « Mes amis et moi, nous n’avons pas désiré, nous n’avons pas fait la république, mais nous l’acceptons loyalement. Pour tout homme de bon sens, le gouvernement légal du pays est toujours digne de ses respects... La forme avec laquelle nous cherchions à faire le bien est brisée; ce bien, nous persisterons à le poursuivre sous la forme actuelle comme sous la précédente. Nous avons, dans tous les temps, désiré la liberté, non pas celle des factions, mais celle qui consiste à placer les affaires publiques à l’abri de la double influence et des cours et des rues. Nous avons désiré la bonne administration des finances, la grandeur du pays, une politique nationale. Nous poursuivrons tout cela dans l’avenir comme dans le passé... » Avant peu, à un moment où il sentait plus que jamais la nécessité de l’alliance de toutes les forces conservatrices, il devait aller plus loin et il ne craignait pas d’ajouter : « Soyez convaincu que je ne suis pas, quoique je ne l’aie pas voulue et faite, un ennemi de la république aujourd’hui. Elle a un titre à mes yeux, elle est de tous les gouvernemens celui qui nous divise le moins... Je ne veux pas me faire à vos yeux meilleur que je ne le suis; je ne veux pas vous dire qu’une institution qui n’avait pas, il y a quelques années, ma confiance, l’ait acquise. Je vous dis seulement, en bon citoyen, qu’à mes yeux ce gouvernement nous divise moins qu’un autre. Il est, de plus, le gouvernement légal... » C’est la position prise par M. Thiers. Sans affecter une confiance qu’il n’éprouvait pas, sans se donner pour un converti, il ne combattait donc pas précisément la république constituée, organisée, si elle pouvait devenir un régime régulier.

Ce qu’il combattait sans pitié, sans merci, c’était la république des sectaires et des conspirateurs, la république révolutionnaire préparant la guerre civile par les passions qu’elle fomentait, menaçant la paix universelle par les complicités qu’elle acceptait dans les séditions européennes, s’attaquant aux fondemens de la société par les utopies qu’elle déchaînait. Le socialisme sorti tout armé de la crise anarchique de février, c’était pour lui l’ennemi. Il le poursuivait de sa redoutable verve de bon sens, un peu théoriquement dans son ouvrage de philosophie politique, le livre sur la Propriété, et d’une façon bien plus directe, bien plus efficace, à la tribune par ses discours de combat. Il soumettait à une inexorable analyse tous les systèmes de réforme sociale, — et le droit au travail qui était près de se glisser dans la constitution, et la banque du peuple de M. Proudhon, et les rêves confus de M. Pierre Leroux, et l’association chimérique de M. Louis Blanc, et les assignats qui étaient le dernier mot de la science financière de M. Ledru-Rollin. Il saisissait corps à corps les novateurs en les mettant dans l’alternative de préciser leurs idées ou d’avouer leur impuissance, ajoutant aussitôt : « Le peuple souffre, dites-vous. Si vous avez autre chose que des généralités dangereuses et funestes, si vous avez un secret, un moyen pratique, vous seriez coupables de ne pas l’apporter à cette tribune, et nous vous écouterons... Au nom de la société en péril, je viens vous demander quels sont vos remèdes. Vous accusez l’ancienne économie politique, les anciens hommes d’état de n’avoir pas amélioré le sort du peuple. Je vous réplique en vous adressant toujours la même question : Quels sont vos moyens?.. Il n’y a rien de plus dangereux, au lendemain d’une révolution à la suite de laquelle le peuple, dont vous voulez améliorer le sort, mais dont vous flattez les passions, s’est emparé du pouvoir, il n’y a rien de plus dangereux que de lui dire qu’il y a quelque part un bien que de méchans détenteurs retiennent dans leurs mains et ne veulent pas lui accorder. Il faut être clair et positif, et, si l’on a des moyens, les apporter à cette tribune. » Et passant en revue tous ces prétendus moyens, il opposait aux utopies meurtrières et vaines les conditions invariables de toute société, — non pas de l’ancien régime, — de la société de 1789, fondée sur la propriété, la liberté du travail et la concurrence des industries.

Ce que M. Thiers combattait aussi de toute son énergie, c’était l’esprit de propagande révolutionnaire, de subversion et d’aventure dans la politique extérieure. Non pas que la révolution de lévrier, sauf quelques échauffourées sans importance du côté de la Savoie et de la Belgique, eût paru impatiente de guerre et d’expansion au dehors. Elle avait été préservée de ces tentations et par ses propres difficultés intérieures et par la diplomatie poétiquement modératrice de Lamartine, et après Lamartine, par la réserve de cet autre chef de la république, le général Cavaignac. Elle était restée incohérente et inactive en présence de l’Allemagne et de l’Italie en feu, ou du moins elle s’était bornée à des paroles, à des déclarations, à des ordres du jour proclamant des « pactes fraternels avec tous les peuples ; » mais si le danger avait été écarté dans les premiers mois, il reparaissait bientôt par la fatalité des événemens au-delà des Alpes, avec la proclamation de la république à Rome à la fin de 1848, et la défaite définitive du Piémont à Novare au mois de mars 1849. L’Italie, un instant heureuse dans sa guerre d’indépendance de l’été de 1848, était la victime, d’abord de la démagogie qui avait tout perdu à Turin comme à Florence et à Rome, puis de la réaction qui se réveillait partout. La question était maintenant de savoir si la France de février, après s’être abstenue à une heure plus favorable, pouvait reprendre l’œuvre de « l’affranchissement de l’Italie, » au moment où tout avait changé de face, où la Russie intervenait pour l’Autriche en Hongrie, où les impériaux venaient de reconquérir leur ascendant en Lombardie par la victoire de Novare et où l’Italie elle-même se sentait pour longtemps vaincue.

L’occasion avait fui, on ne pouvait plus rien pour l’indépendance de l’Italie sans risquer une guerre universelle, et là aussi, aux agitateurs qui ne reculaient pas devant cette guerre, M. Thiers adressait ces vives apostrophes : « Quand il s’agissait du socialisme, j’ai dit aux socialistes : Apportez vos systèmes ! Je dirai maintenant aux défenseurs de l’Italie qui ont la prétention de l’aimer seuls: Quel est votre moyen?.. Vous voulez l’affranchissement de l’Italie! Qu’entendez-vous par l’affranchissement de l’Italie?.. Vous voulez, parlez sincèrement, que la Lombardie et la Vénétie soient indépendantes, c’est-à-dire arrachées à l’Autriche?.. Eh bien! y a-t-il ici quelqu’un qui ait imaginé dans son intelligence un moyen diplomatique d’arracher la Lombardie et la Vénétie à l’Autriche? Il n’y a qu’un moyen, c’est la force... La force ! une armée en Italie, deux armées, trois armées, et une sur le Rhin ! — La guerre!.. L’intérêt pour lequel on la demande est-il suffisant? Dans les circonstances qui pourraient la justifier, est-on en mesure de la faire? » Et lorsque peu de jours après, prenant prétexte de ces événemens et de l’envoi d’une expédition française à Rome en faveur du pape, les agitateurs allaient jusqu’à menacer d’une insurrection dans l’intérêt de la république romaine et de la guerre révolutionnaire, M. Thiers revenait impétueusement à la charge en s’écriant : « La question d’ordre est posée partout, et c’est vous qui l’avez posée partout. Eh bien ! la civilisation européenne qui est contenue dans l’ordre aujourd’hui ne reculera pas devant la démagogie qui est à Rome. Non, elle ne reculera pas! Non, elle ne reculera pas! » Pour cet intrépide et étincelant esprit il ne s’agissait plus de discuter sur les traités de 1815, sur l’indépendance de l’Italie; il s’agissait de choisir « entre l’ordre et le désordre » à Rome comme à Paris, dans la politique extérieure comme dans la politique intérieure.

Tout ce qui tendait à perpétuer sous une forme ou sous l’autre le désordre né de la révolution de février, M. Thiers le combattait d’une infatigable énergie ; tout ce qui pouvait aider à reconstituer l’ordre détruit, il le soutenait avec les gouvernemens du jour et au besoin malgré ces gouvernemens, — contre les démagogues, et au besoin contre ceux qui, improvisés ministres et dictateurs depuis février, chefs officiels de la république, n’avaient su, dans un règne de quelques mois, que donner le spectacle d’une violente, d’une ombrageuse et stérile domination de parti. M. Thiers ne transigeait ni avec les uns ni avec les autres, et parfois il prenait de terribles revanches contre les républicains plus modérés ou plus politiques que les socialistes, mais inconséquens, qui, après avoir passé leur vie à diffamer la monarchie, dépassaient en peu de temps tout ce qu’ils avaient reproché aux monarchies, qui, après avoir mis la France à mal, se croyaient encore le droit de traiter en ennemis les libéraux et les parlementaires du passé. Il les montrait obligés de recourir aux répressions les plus sanglantes, eux qui avaient si souvent parlé des « massacres de Transnonain, » — déclarant l’état de siège, eux qui avaient appelé l’état de siège une « abomination, » — exagérant les dépenses publiques, eux qui avaient tant crié contre les gros budgets, — cherchant à dominer les élections par les clubs, par des commissaires, après avoir tant déclamé contre les candidatures officielles. Et puis il ajoutait : « Vous avez accusé le passé, permettez au passé, sans termes injurieux, de vous rappeler vos propres actes. Je vous montre le miroir, regardez-vous dedans!.. Ces hommes du passé que vous accusez d’être les ennemis du gouvernement actuel,.. s’ils n’avaient pas mis l’intérêt du pays, intérêt qui était devenu celui de notre conservation à tous, au-dessus de leurs ressentimens, ah ! qu’ils auraient pu triompher, tantôt lorsque vous veniez nous annoncer que c’était après quatre et cinq jours de combat qu’on avait rétabli l’ordre, tantôt quand vous apportiez l’état de siège, tantôt quand vous nous portiez des budgets de 16 et de 1,700 millions... Ah ! ils auraient pu vous attaquer rudement, vous rappeler vos inconséquences. Avons-nous joué ce rôle?.. Sommes-nous venus nous armer des diffamations que vous nous aviez jetées à la face pendant dix-huit années pour vous les rejeter à vous à bien plus forte raison? Non, nous avons mis les intérêts du pays au-dessus de tout, nous avons appuyé tous les pouvoirs... » — Il les soutenait effectivement à sa manière, — sans se défendre à l’occasion de montrer leur « suffisance » et leur « insuffisance, » comme on disait alors.

Que par les excitations contraires du temps, la réaction déjà sensible dans l’assemblée constituante, plus décidée dans l’assemblée législative, pût aller fort loin, et que dans le feu de ces luttes M. Thiers lui-même fût exposé quelquefois à paraître avoir changé de camp, de position, d’opinions, c’est possible. M. Thiers n’en disconvenait pas. S’il avait changé dans une certaine mesure, un peu moins peut-être qu’on ne le disait cependant, c’est que tout avait changé autour de lui. C’est la révolution de février qui, en ouvrant une immense crise sociale, avait eu ce résultat de faire de cette nécessité de la résistance une politique et qui à cette politique avait donné d’un seul coup une armée avec des chefs, adversaires ou émules de la veille devenus des alliés du lendemain. C’est le danger qui avait jeté dans un même camp libéraux et catholiques, constitutionnels de 1830 et légitimistes, M. Thiers et M. de Montalembert, M. Molé et M. Berryer, M. de Broglie et M. de Falloux, M. Odilon Barrot et le général Changarnier pour marcher ensemble à ce qu’ils appelaient « une guerre du bien public. » C’était la guerre avec ses entraînemens, et si au courant de ces années il y a des momens où cette guerre semble arrivée à son plus haut degré d’intensité, c’est surtout dans deux circonstances, dans deux affaires décisives, la réforme de l’enseignement par la loi du 15 mars 1850 et la réforme ou la réorganisation du suffrage universel par la loi du 31 mai. C’est le point culminant de la réaction parlementaire pour la république de 1848.

Eh! sans doute M. Thiers était revenu à d’autres idées sur ce premier point de l’enseignement libre, lui le vieux partisan des droits exclusifs de l’état dans l’éducation. Il avait changé, d’abord parce que la constitution même faite par les républicains avait tranché la question qui divisait depuis longtemps l’université et l’église en proclamant la liberté de l’enseignement pour tout le monde sous la simple réserve de la surveillance de l’état et de certaines conditions de moralité et de capacité. C’était décidé, les républicains l’avaient voulu, il n’y avait plus à rétracter une promesse, une liberté inscrite dans la constitution. M. Thiers avait changé aussi, c’est bien certain, par la raison politique qui inspirait tous ses actes, parce qu’il était profondément, passionnément convaincu que la société « malade » avait besoin désormais de la liberté des influences religieuses ou plutôt de toutes les forces morales, de la force de l’église aussi bien que de la force de l’université. Il n’avait pas attendu l’aggravation de la crise républicaine pour le croire et pour le dire. Dès le mois de mai v1848, il avait écrit à un ancien ami, M. Madier de Montjau, le père du député d’aujourd’hui : « Quant à la liberté de l’enseignement, je suis changé! Je le suis non par une révolution dans mes convictions, mais par une révolution dans l’état social... Je ne vois de salut que dans la liberté de l’enseignement... Je suis tout comme j’étais; mais je ne porte ma haine et ma chaleur de résistance que là où est aujourd’hui l’ennemi. Cet ennemi, c’est la démagogie... » Ce qu’il avait écrit au mois de mai 1848, il l’avait rappelé au mois de décembre à M. de Falloux prêt à prendre le ministère de l’instruction publique au début de la présidence napoléonienne, et il le confirmait bientôt en disant dans l’assemblée « avec une audacieuse franchise » pour parler comme lui : « Oui, c’est vrai, je n’ai plus à l’égard du clergé les jalousies et les ombrages que j’avais il y a dix ans… Je le dis très franchement, les partisans de l’église, les partisans de l’état, savez-vous ce qu’ils sont aujourd’hui pour moi? Ils sont les défenseurs de la société, de la société que je crois en péril, et je leur ai tendu la main. J’ai tendu la main à M. de Montalembert, je la lui tends encore... » De là la possibilité de cette loi de la liberté d’enseignement, promise après tout par la constitution, conclue dans une pensée de transaction entre l’université et l’église, préparée par M de Falloux, élaborée dans une commission où M. Cousin se rencontrait avec M. Dupanloup et soutenue dans le parlement par les deux hommes les mieux faits pour être les orateurs, les plénipotentiaires des deux parties en présence, — M. Thiers et M. de Montalembert.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que ni M. de Montalembert ni M Thiers n’échappaient aux récriminations amères des partis opposés. M. de Montalembert était accusé par les catholiques à outrance de sacrifier l’indépendance de l’église, de s’allier à l’ennemi par un compromis équivoque, d’être « dupe ou traître. » M. Thiers était accusé par les républicains et les ultra-universitaires d’oublier tout ce qu’il avait dit contre les congrégations, de passer aux jésuites, de livrer l’enseignement laïque. — Ils ne trahissaient ni l’un ni l’autre leurs opinions; ils défendaient simplement d’un commun effort une cause qu’ils mettaient au-dessus de tout, l’intérêt de la « société en péril, » comme ils disaient. Cette cause, M. de Montalembert la détendait avec son ardeur sincère, sa foi passionnée, son impétuosité altière et provocante M. Thiers la défendait avec son habileté et son art supérieur, s étudiant a faire la part de tous les droits dans l’œuvre nouvelle, couvrant contre les exagérations de la droite l’état, l’université, — et, aux républicains qui, après avoir décrété toutes les libertés, ne voulaient plus en accepter les conséquences, répliquant vivement : « Il vous est bien commode de vous donner l’honneur de toutes les libertés et de nous laisser, à nous, l’odieux du contraire... Vous proclamez la liberté d’enseignement: elle est applicable au clergé comme à d’autres, et quand le clergé profite des avantages de cette liberté, vous nous dites que nous livrons la jeunesse au parti clérical!.. » Ce que M. Thiers poursuivait en politique sensé, c’était un grand concordat entre les influences religieuses et les influences laïques dans l’enseignement, un concordat qu’il relevait de tout l’éclat d’une séduisante parole lorsqu’il disait en représentant l’église et l’université comme la religion et la philosophie en présence :


On dit que la guerre continuera... Moi, je vous fais connaître ici tout le secret de mes sentimens. Je crois, j’espère qu’on peut faire vivre ensemble la religion et la philosophie. J’ouvre l’histoire du monde et je vois ces deux grandes puissances, la religion et la philosophie, se combattre souvent, puis faire la paix après avoir combattu. Je les vois se combattre lorsqu’une grande question s’élève qui remue à la fois le cœur et l’esprit humain; mais je vois qu’après ces luttes, elles y ont en général plutôt gagné que perdu. La religion, cette puissance auguste, permettez-moi de le dire, y a gagné un peu de savoir humain; la philosophie y a gagné le respect des choses sacrées. Elles se sont rapprochées, et je n’ai jamais vu, en prenant non pas l’histoire factice faite par les partis, mais l’histoire vraie, je n’ai jamais vu que l’une ou l’autre eût succombé, fût morte. Ce sont deux sœurs immortelles qui ne peuvent pas périr ! La religion et la philosophie sont nées le même jour, le jour où Dieu a mis la religion dans le cœur de l’homme et la philosophie dans son esprit. Il faut qu’elles vivent ensemble, l’une à côté de l’autre, qu’elles ne se séparent pas et que dans les temps d’épreuves elles cherchent à se rapprocher plutôt qu’à se détruire. C’est mon vœu ; je crois qu’il est réalisé dans la loi.


Si c’était une réaction, comme on le disait, comme l’ont dit surtout depuis de fortes têtes qui ont imaginé de découvrir la « défaillance » d’un grand esprit effrayé dans le concours prêté par M. Thiers à la loi de l’enseignement, cette réaction naissait d’une nécessité de défense créée par une vaste anarchie morale; elle avait de plus cela d’original et de frappant qu’elle se produisait sous la forme d’une liberté consacrée par la constitution, d’une liberté qui pouvait profiter au clergé sans doute, qui était aussi la liberté pour tout le monde. Libre à ceux qui n’admettent de droits que pour eux et pour leurs idées ou pour leurs préjugés de croire que reconnaître la liberté des autres, c’est une « défaillance, » et que la supprimer quand on le peut, c’est un acte de haute politique et de progrès !

La seconde bataille décisive où l’esprit de résistance concentrait son effort, où M. Thiers avait encore ce genre de « défaillance » qui le portait au premier rang des combattans, c’est sur la question même du suffrage universel qu’elle se livrait à peu de jours d’intervalle. Des élections partielles venaient de se faire dans quelques départemens comme à Paris; elles avaient commencé au mois de mars 1850, elles se complétaient au mois d’avril au milieu des plus vives excitations, et parmi les élus de Paris, l’un, ancien officier de marine, homme à l’intelligence distinguée et troublée, M. de Flotte, était un condamné de juin amnistié, l’autre, M. Eugène Sue, n’avait d’autre titre que de s’être fait le romancier de la démagogie. Le socialisme qu’on croyait avoir vaincu, qu’on s’efforçait de supprimer ou de contenir, faisait une trouée victorieuse par ce scrutin dont triomphaient les républicains extrêmes.

Rien de plus étrangement dramatique, quand on revient vers ces années déjà lointaines, que l’émotion suscitée par un vote qui pour le moment ne changeait pas la majorité dans l’assemblée, mais qui laissait entrevoir la possibilité d’un avènement légal du socialisme aux élections futures de 1852. En peu de jours, les fonds publics avaient baissé de près de 10 francs; une sorte d’effroi avait envahi le monde des affaires, paralysant brusquement l’industrie et le commerce. Aussitôt entre le gouvernement et les chefs de la majorité parlementaire se formait un concert pour chercher dans une révision de la loi électorale un moyen d’opposer une digue au torrent révolutionnaire. Comment trouver ce moyen en restant autant que possible dans la correction constitutionnelle? On ne pouvait ni rétablir un cens, ni essayer de tempérer les emportemens du suffrage universel par le vote à deux degrés, ni modifier les conditions d’âge pour l’électorat, sans toucher à la constitution, qui était précise, et sur le « suffrage direct » et sur l’âge de vingt et un ans; mais la constitution se taisait, elle avait laissé à la loi électorale le soin de statuer sur les conditions de domicile ou de capacité, et ce qu’une simple loi avait fait, une loi nouvelle pouvait le modifier. C’est par là qu’on croyait atteindre le but, en étendant de six mois à trois ans la durée du domicile pour l’électorat, en faisant constater le domicile par l’inscription au rôle de la contribution personnelle et en multipliant les cas d’incapacité ou d’indignité. C’était toute la loi du 31 mai, — « pas audacieux dans la voie de la réaction, » attentat contre le suffrage universel, s’écriait-on au camp des socialistes et même au camp des républicains modérés, — acte de préservation nécessaire, disait-on au camp des conservateurs! M. Thiers était de ceux qui avaient ressenti les élections de Paris comme une injure, comme une menace, et après avoir été un des plus ardens inspirateurs de la loi nouvelle, il en restait un des plus puissans défenseurs.

A vrai dire, M. Thiers avait peu de respect pour le suffrage universel; il le mettait, ainsi qu’il le disait, au nombre de toutes les choses auxquelles il avait dû se résigner depuis quelque temps « sans être converti à aucune. » Il se soumettait à une puissance établie, il ne se croyait pas défendu de lui parler librement et même de lui tenir tête. Pourvu que la constitution ne fût pas touchée par les mesures qu’on proposait, M. Thiers n’avait souci du reste. Il prenait la loi nouvelle pour ce qu’elle était, non comme un remède souverain, mais comme le seul palliatif possible, comme un moyen de rassurer l’opinion effrayée, de rallier les forces conservatrices. Sa pensée, il l’avouait tout haut, c’était d’enlever au socialisme une partie de son armée par une sorte d’épuration du suffrage universel, par l’exclusion des déclassés, des vagabonds sans domicile, des « nomades» qui sont l’éternel contingent des factions au scrutin comme dans la rue. Le danger pouvait être sans doute de trop céder à une panique, d’éliminer d’un seul coup jusqu’à trois ou quatre millions d’électeurs et de mettre une arme redoutable dans les mains de qui saurait s’en servir. M. Thiers ne s’arrêtait pas, et sans craindre de défier les orages par un de ces mots qui exaspèrent les partis extrêmes, il allait droit à ceux qu’il voulait exclure en s’écriant dans un mouvement d’éloquence :


... Ce sont ces hommes qui méritent ce titre, l’un des plus flétris de l’histoire, le titre de multitude. Oui, je comprends que certains hommes y regardent beaucoup avant de se priver de cet instrument; mais des amis de la vraie liberté, je dirai les vrais républicains, redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques. Je comprends que les tyrans s’en accommodent, parce qu’ils la nourrissent, la châtient et la méprisent; mais des républicains chérir la multitude et la défendre, ce sont de faux républicains! Ce sont des républicains qui peuvent connaître toutes les profondeurs du socialisme, mais qui ne connaissent pas l’histoire. — Voyez-la à ses premières pages, elle vous dira que cette misérable multitude a livré à tous les tyrans la liberté de toutes les républiques. C’est cette multitude qui a livré à César la liberté de Rome pour du pain et les spectacles du cirque, et qui, après avoir accepté en échange de la liberté romaine du pain et des spectacles, égorgeait les empereurs ; qui tantôt voulait du misérable Néron et l’égorgeait quelque temps après par des caprices aussi changeans sous le despotisme qu’ils l’avaient été sous la république; qui prenait Galba, puis l’égorgeait parce qu’elle le trouvait trop sévère; qui voulait débaucher Othon, qui prenait l’ignoble Vitellius, et qui, n’ayant plus le courage même des combats, livrait Rome aux barbares... C’est cette vile multitude qui a livré aux Médicis la liberté de Florence, qui a en Hollande, dans la sage Hollande, égorgé les de Witt; c’est cette vile multitude qui a égorgé Bailly ; qui, après avoir égorgé Bailly, a applaudi au supplice, qui n’était qu’un abominable assassinat, des girondins; qui a applaudi ensuite au supplice mérité de Robespierre ; qui applaudirait au vôtre, au nôtre ; qui a accepté le despotisme du grand homme qui la connaissait et savait la soumettre; qui a ensuite applaudi à sa chute et qui, en 1815, a mis une corde à sa statue pour la faire tomber dans la boue... Ce n’est pas le peuple, le vrai peuple que nous voulons exclure, c’est cette multitude qu’on ne peut saisir nulle part, qui n’a ni domicile ni famille...


Il parlait ainsi, opposant à l’emportement des passions une raison souvent passionnée elle-même, mettant une certaine tactique dans sa véhémence comme il l’a avoué depuis ; il ne ménageait rien, et à ceux qui lui répétaient sans cesse qu’il n’était qu’un royaliste conspirant la ruine de la république, il répondait que lui et ses amis plaçaient l’intérêt du pays et de la société au-dessus de la forme de gouvernement, que la république, plus encore que la monarchie, avait besoin d’ordre, qu’en défendant la cause de l’ordre, ils servaient mieux la république que les aveugles qui, en croyant la servir, la perdaient par leurs violences. A ceux qui l’accusaient de procéder par l’astuce, de ne s’être arrêté devant la constitution que parce qu’il n’avait pas osé aller jusqu’à un coup d’état, il répliquait vivement : « Vous dites que nous n’avons pas osé. Essayez de violer les lois, et vous verriez si nous n’oserions pas !... » Il montrait le bout de l’épée du général Changarnier, qui commandait encore alors l’armée de Paris et qui se faisait fort de contenir toutes les agitations. Par exemple, il eût été peut-être un peu embarrassé d’expliquer ce qu’il aurait pu oser.

Cette guerre incessante, multiple, qu’on croyait dirigée contre la république, qui ne l’était que contre les excès révolutionnaires, M. Thiers l’avait commencée sous le général Cavaignac, il la continuait sous la présidence de Louis-Napoléon, il la poursuivait dans une situation à vrai dire singulièrement compliquée par cette apparition d’un pouvoir d’acclamation populaire, qui était sans doute une force, une ressource pour les conservateurs, mais qui était aussi un grave danger.


III.

Ce pouvoir nouveau, comment M. Thiers l’avait-il vu à sa naissance? Quels rapports avait-il avec le prince dont le vote du 10 décembre 1848 avait fait un président? M. Thiers a raconté bien plus tard, en 1871, qu’un jour de 1848, au moment où l’assemblée constituante s’avouait vaincue par les élections déjà nombreuses de Louis-Napoléon, il s’était trouvé auprès du prince, qu’il lui avait été présenté par un homme d’esprit, M. Vieillard. — « Et voici, ajoutait-il, la réponse que j’eus l’occasion de faire à une de ses questions ; Monseigneur, — car j’ai toujours eu l’habitude de donner le nom qu’exige le respect à ceux qui ont régné ou par eux-mêmes ou par d’autres, — monseigneur, pas de malentendu entre nous, vous êtes ici malgré moi. Et montrant l’assemblée, j’ajoutai : Ces hommes imprudens qui vous ont rappelé ne savent ce qu’ils font; vous serez leur maître, mais vous ne serez jamais le mien!.. » La vérité est qu’au premier moment M. Thiers s’était montré peu favorable à ce retour de fortune napoléonienne. Il aimait mieux l’empire dans l’histoire, dans ce passé dont il racontait les grandeurs, que dans la réalité contemporaine. Ce n’est que par degré, presque à la dernière heure, en présence d’un mouvement croissant d’opinion, que M. Thiers, ayant à choisir un candidat à la présidence, avait fini par se rallier au prince qui portait à la cause de l’ordre la popularité d’un nom prestigieux et parlait un langage d’une habile modération. « ... M. Louis Bonaparte, écrivait-il, aura au moins l’avantage de nous affranchir du joug d’une coterie incapable, désorganisatrice, antipathique à la France... Je le crois, comme individu, égal au moins au général Cavaignac... M. Molé juge M. Louis Bonaparte comme je le juge moi-même... Maintenant tout ce que je puis vous dire, c’est que, sans affirmer que cette nomination soit le bien, elle nous paraît à tous, hommes modérés, un moindre mal... » M. Thiers suivait l’irrésistible courant sans illusion, sans trop d’humeur, acceptant ce qu’il n’avait pas pu empêcher et se flattant de contenir au besoin par la puissance parlementaire les prétentions qui pourraient devenir dangereuses.

Une nécessité de situation, l’intérêt commun rapprochait pour le moment les chefs des partis conservateurs et le prince qui arrivait au gouvernement avec l’orgueil d’une acclamation populaire, mais qui, exilé jusque-là, étranger aux affaires, presque dépaysé en France, sentait bien qu’il ne pouvait se passer du concours d’hommes éprouvés, connus du pays. M. Thiers entrait vivement dans ces rapports. Ministre, il ne pouvait pas l’être lui-même, et il était le premier à conseiller à l’élu du 10 décembre de former son ministère avec des hommes moins compromis ou moins engagés par leur passé. Il était le négociateur le plus actif de cette première réorganisation d’un gouvernement conservateur avec M. Odilon Barrot, M. de Falloux, M. Drouyn de Lhuys, M. Léon Faucher comme ministres, avec le maréchal Bugeaud comme commandant de l’armée des Alpes et le général Changarnier comme commandant de l’armée de Paris. Sans entrer au pouvoir, il promettait à ceux qu’il pressait d’y entrer de servir sous leurs ordres ou auprès d’eux dans le parlement, d’être toujours prêt «sur un geste » à monter à la tribune, à s’associer à tous les actes du gouvernement, à partager toutes les responsabilités. En réalité, sous ce nouveau consulat de la seconde république, M. Thiers n’a jamais sérieusement voulu être ministre; il tenait à garder sa liberté par précaution, par dignité, préférant rester un conseiller, un inspirateur ou un protecteur, au risque de paraître quelquefois trop protéger ou éclipser les ministres qu’il défendait de sa parole. Au début surtout, M. Thiers voyait souvent le président, qui le recherchait et le flattait jusque dans ses sentimens de famille. Il n’avait pas tardé à démêler tout ce qu’il y avait dans cette tête de visées ambitieuses et d’utopies à demi socialistes, de velléités et de rêves, d’idées confuses sur la politique intérieure aussi bien que sur la politique extérieure. Il comprenait bien qu’on n’était pas au bout des difficultés avec ce prince doux, taciturne, obstiné, prompt à se replier en lui-même après s’être trahi par un mot, réservé et entreprenant, qui répondait aux objections de M. Odilon Barrot sur un projet assez baroque : « Vous pouvez avoir raison sur ce point ; cependant quand un homme qui porte mon nom est élevé au pouvoir, il faut qu’il fasse de grandes choses et frappe les esprits par l’éclat de son gouvernement !.. »

Toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion, M. Thiers, avec une liberté familière et vive, s’efforçait de combattre ces impatiences réformatrices et de ramener le nouveau président à la seule politique possible dans les affaires intérieures. « Vous ne pouvez, lui répétait-il, tenter de grandes et soudaines améliorations... Vous n’avez qu’une seule chose à faire : rester tranquille et assurer la tranquillité des autres! Maintenez à Paris une force militaire suffisante; montrez que vous avez le pouvoir et la volonté de châtier sévèrement toute tentative d’émeute, et la prospérité renaîtra comme par enchantement. Voici ce qui arrive après chaque révolution : le peuple est fatigué et appauvri, il a besoin de repos moral et d’activité physique. » M. Odilon Barrot disait au président sous une autre forme : « Rendre au pays un peu de sécurité et de confiance dans l’avenir, rétablir, avec le respect de l’autorité, le culte du droit, habituer peu à peu les citoyens à faire leurs propres affaires et à en porter la responsabilité, faire cesser l’antagonisme qui a existé dans tous les temps entre le peuple et son gouvernement, rendre ainsi possibles des institutions libres et durables, voilà ce qui serait, à mes yeux, de la vraie grandeur! » C’était bien de la raison pour un président élu par six millions de suffrages! Louis-Napoléon écoutait M. Barrot comme M. Thiers sans être absolument convaincu. Il ne se désistait pas de ses idées, il les mettait en réserve, il les ajournait, — et en attendant il se prêtait à la politique qu’on lui proposait, qui pouvait encore après tout le servir : il acceptait ce rôle de chef d’un gouvernement de l’ordre intimidant l’émeute au 29 janvier comme au 13 juin 1849, reconstituant sous le nom de Napoléon toutes les forces de l’autorité, rendant aux socialistes et aux républicains guerre pour guerre. Il se prêtait à tout, — sauf, quand le moment serait venu, à désavouer ce qui ne lui conviendrait plus.

L’action de M. Thiers n’était pas moins vive dans les affaires extérieures, où il retrouvait aussi cette idée de Louis-Napoléon qu’il fallait faire quelque chose, qu’une guerre seule pouvait donner du prestige au nouveau gouvernement : — « Une guerre, répliquait M. Thiers, produira la misère, la stagnation du travail, les sociétés secrètes, les passions révolutionnaires, en un mot tout ce que vous devez éviter... Lorsque nous avons tant à faire pour panser les blessures d’une révolution, notre diplomatie doit être sage et conciliante... » C’est surtout à propos des affaires d’Italie et de Rome que la question s’agitait, et la difficulté était d’autant plus grave pour M. Thiers que les passions belliqueuses qu’il combattait, qu’il rudoyait dans l’assemblée, répondaient jusqu’à un certain point à la pensée secrète du président.

Un soir notamment, — c’était à la première nouvelle de la bataille de Novare, — Louis-Napoléon mandait en toute hâte M. Thiers à l’Elysée et il se plaignait avec amertume de ce qu’il appelait le résultat de la politique pacifique. « Je ne puis souffrir cet agrandissement de l’Autriche, ajoutait-il. Il faut envoyer sur-le-champ une armée au-delà des Alpes. » M. Thiers, quant à lui, soutenait auprès du président comme devant le parlement qu’on ne pouvait désormais intervenir sans risquer une guerre générale où l’Autriche serait appuyée par la Russie, peut-être même par l’Angleterre. La conversation était des plus animées, lorsque M. Thiers, paraissant se rendre et prenant une plume, se mettait à rédiger deux décrets demandant à l’assemblée une levée de deux cent cinquante mille hommes et un crédit de 200 millions. Le président faisait aussitôt observer que jamais l’assemblée ne lui accorderait tout cela. M. Thiers le croyait bien aussi, il avait simplement voulu traduire en chiffres ce qu’il fallait rien que pour commencer la guerre. Que faire pourtant? La France ne pouvait livrer le Piémont. On restait d’accord qu’il y avait avant tout à négocier, à s’expliquer sans retard avec le représentant de l’Autriche. M. Thiers rentrant chez lui trouvait justement dans son salon le chargé d’affaires autrichien, M. de Hübner, qui parlait avec orgueil de la victoire de Novare et déclarait que maintenant l’Autriche irait jusqu’au bout, sans craindre la guerre, sans accepter une intervention ou une médiation quelconque. M. Thiers écoutait un instant, fort soucieux de ce qu’il avait recueilli à l’Elysée ; puis prenant M. de Hübner à partie : « Vous venez de prononcer un mot dangereux, lui disait-il. Si c’est la guerre que vous souhaitez, vous tombez bien ! Je viens de passer la soirée avec le président, tâchant d’empêcher qu’il ne la déclare immédiatement. Il a des décrets tout prêts pour demander deux cent cinquante mille hommes et 200 millions. Je n’ai qu’à lui répéter vos derniers mots, les décrets seront présentés demain à l’assemblée. » À cette brusque révélation, M. de Hübner, un peu abasourdi, se récriait, protestant que l’Autriche ne désirait pas la guerre, surtout avec la France. « Alors, répliquait M. Thiers, pourquoi en parler? Pourquoi nous menacer de mesures que vous savez ne pas devoir réaliser? Pourquoi annoncer l’intention d’écraser le Piémont lorsque vous savez qu’il est sous notre protection? »

On en revenait bientôt à une simple question d’indemnité de guerre à traiter diplomatiquement entre Vienne et Turin, et le fait est que, mêlé de près à cette négociation, suppléant à tout titre officiel par ses relations, par son crédit et son autorité personnelle, M. Thiers, plus que tout autre, contribuait à adoucir le poids de la défaite pour le Piémont, à sauvegarder la paix. Il ne réussissait pas également, il est vrai, à empêcher le président d’écrire à un aide de camp, au colonel Edgar Ney, au sujet de l’expédition de Rome une lettre toute napoléonienne qui ressemblait à un motu proprio de l’Elysée opposé à un motu proprio du pape; il n’avait connu la lettre qu’avec tout le monde, il en parlait sans ménagement dans une conversation avec le président et il affectait de la passer sous silence dans un rapport qu’il avait été chargé de faire devant l’assemblée sur l’expédition de Rome.

M. Thiers intervenait dans ces affaires d’Italie comme il intervenait dans une autre affaire qui, à cette époque, mettait un moment la paix en péril ; c’était la question des chefs de l’insurrection hongroise qui avaient cherché asile en Turquie et que l’empereur Nicolas, allié de l’Autriche, réclamait à Constantinople avec une hauteur menaçante. Le sultan avait refusé de livrer ses hôtes, l’Angleterre appuyait la Porte dans sa résistance, et lord Palmerston avait déjà décidé le gouvernement français à soutenir la Turquie par une démonstration navale dans les Dardanelles. Un pas de plus, c’était évidemment la guerre : à la première apparition des vaisseaux anglais et français les Russes auraient répondu par l’invasion de l’empire ottoman, d’autant plus que l’empereur Nicolas était alors dans toute l’infatuation de sa puissance. La paix qu’on croyait sauvée du côté de l’Italie se trouvait menacée vers l’Orient. M. Thiers, informé un des premiers de la gravité de la situation, pressé par M. Molé, se mettait aussitôt à l’œuvre. « Comme toujours quand il y avait quelque besogne risquée, je fus chargé de l’affaire, a-t-il dit plus tard... Ce jour-là je dînai avec le président et Normanby. Leur but était visiblement d’avoir mon approbation. Normanby m’en dit quelque chose avant le dîner. J’étais profondément dégoûté de cette affaire et je lui répondis assez rudement. Il y revint au salon, peu sagement, car il avait dû voir mes dispositions. J’éclatai contre la folie et le crime de faire la guerre pour pareille chose... Si c’était, dis-je, pour chasser les Autrichiens d’Italie ou les Russes de Hongrie, à la bonne heure! mais faire la guerre pour Kossuth ! on dirait que l’Angleterre s’amuse à mettre le continent en feu. Et puis quels sont vos moyens? Votre flotte n’empêchera pas les Russes de passer les Balkans et d’entrer à Constantinople. Pour cela, il aurait fallu envoyer quatre-vingt mille hommes. L’envoi de votre flotte n’est qu’une insulte. Elle ne sera qu’une spectatrice inutile si Nicolas met ses desseins à exécution. — On arrivait et le président nous emmena dans une autre pièce qui ouvrait sur le salon. On ne pouvait nous entendre, mais on nous voyait, et bien des têtes curieuses essayaient de deviner sur quoi je déclamais et je gesticulais avec tant de véhémence... » Il s’agissait de sortir de là, et M. Thiers, d’accord avec le président, se chargeait de voir le ministre de Russie. M. de Kisselef, de concerter avec lui une démarche auprès de l’empereur Nicolas, non plus par voie d’intimidation, mais par une sorte d’appel à sa prudence, à sa générosité. La question des réfugiés hongrois disparaissait peu après en effet par un acte spontané de l’empereur Nicolas, qui, pour toute vengeance, se bornait à rudoyer la diplomatie anglaise.

A travers tout, qu’il s’agît d’affaires de diplomatie ou d’affaires intérieures, M. Thiers se trouvait être ainsi auprès du président et des ministres une sorte d’inspirateur ou d’arbitre ingénieux et fertile dans le conseil, habile à toutes les tactiques, puissant dans le parlement. La situation, à vrai dire, était étrange. M. Thiers ne se ménageait pas pour la politique d’ordre et de paix qu’il croyait devoir défendre ; il se montrait toujours prêt à entrer dans une délibération épineuse ou dans une lutte passionnée de tribune, et au premier appel, dans les circonstances difficiles, il n’hésitait pas à se rendre à l’Elysée, où il portait son franc parler. Au fond, en donnant des conseils ou le secours de sa parole, il ne se donnait pas lui-même. Il évitait tout ce qui aurait pu ressembler à des engagemens trop personnels, et un jour, c’est lui qui l’a raconté, il allait jusqu’à refuser d’accompagner le président et lady Douglas dans une visite à Saint-Denis, « pour n’être pas vu en voiture découverte avec le prince. » Il se réservait ! De son côté, le prince élevé à la présidence recherchait certes et flattait M. Thiers, surtout quand il avait besoin de lui. Il lui demandait ses avis et son concours pour s’en servir à sa manière, dans la mesure de ses intérêts ; il n’avait pas la pensée de l’appeler au pouvoir, témoin ce qu’il disait un jour après une conférence intime où les chefs conservateurs réunis avaient vivement pressé M. Thiers de prendre la direction des affaires. « Croyez-vous, disait Louis-Napoléon, demeuré seul avec M. Odilon Barrot, croyez-vous que, si M. Thiers vous eût pris au mot et eût consenti à devenir ministre, j’aurais consenti, moi, à lui confier un portefeuille? Si vous l’avez cru, vous vous seriez étrangement trompé. »

On était à deux de jeu. La vérité est que M. Thiers et ses amis se trouvaient engagés dans une situation fausse et vis-à-vis de la république qu’ils subissaient ou qu’ils acceptaient sans l’aimer et vis-à-vis d’un président qu’ils se sentaient intéressés à ménager, qu’ils ne soutenaient néanmoins qu’en se défiant et en se réservant. Sous les dehors d’une alliance pour une politique commune, il y avait dès le premier jour un profond et redoutable malentendu, et ici je touche au nœud même du drame de la révolution de 1848, à l’origine, à la nature, à la signification de ce pouvoir napoléonien surgissant entre les partis pour profiter de leurs divisions, de leurs aveuglemens, de leurs folies et de leur impuissance.


IV.

D’où venait-elle et où allait-elle, cette élection du 10 décembre qui renouait d’un seul coup les traditions du consulat et de l’empire en pleine France libérale? « Changer le roi Louis-Philippe contre l’empereur Louis-Napoléon est aussi une idée par trop ridicule, écrivait le fin et railleur X. Doudan à la veille du scrutin; — saccager la France durant huit mois pour arriver à ce beau résultat est un fait qui suffirait pour nous rendre immortels dans l’histoire... » Je ne dis pas le contraire. Le « fait » n’existait pas moins; il était l’œuvre des circonstances, de la révolution de février, des excès républicains qui seuls avaient rendu possible ce qui avant ces « huit mois » dont parlait Doudan eût paru invraisemblable, ce qui n’avait été entrevu que par l’ambition méditative du prince arrivant à Paris le lendemain de la catastrophe de la monarchie.

La révolution de février avait fait l’élection du 10 décembre 1848 de deux manières, — par les anxiétés, par les périls de toute sorte qu’elle suscitait, et par ce qu’elle considérait comme sa grande réforme, comme sa raison d’être politique, l’institution du suffrage universel. Les pouvoirs de dictature sont toujours les fils des crises d’anarchie, et c’est assurément par une crise de ce genre que passait la France pendant ces quelques mois où elle voyait les lois, les institutions bouleversées, le crédit et le travail suspendus, la propriété contestée, une assemblée nationale violée par les émeutiers. Paris inondé de sang par la guerre sociale. Ces spectacles qu’on croyait ne plus revoir avaient à la fois fatigué et excité le pays. De là l’immense réaction qui n’avait pas tardé à se produire, surtout dans les provinces, qui avait saisi toutes les occasions de se manifester, et qui, après juin, ne se contentant plus de la dictature du général Cavaignac, allant toujours plus loin, cherchait une expression plus nette, plus tranchée, plus saisissante. D’un autre côté, il y avait une chose à laquelle on n’avait pas songé en donnant au peuple entier de France le droit de nommer non-seulement ses représentans dans une assemblée, mais son chef suprême. Quel était depuis trente-cinq ans, sous tous les gouvernemens, le nom le plus souvent invoqué, le plus universellement connu du peuple, le plus légendaire?

Eh! c’est bien certain, la réalité la plus vivante dans l’histoire contemporaine de la France, c’était la popularité de Napoléon, qui n’avait pas cessé de grandir depuis que l’homme de brumaire, d’Austerlitz, d’Iéna et de Montmirail avait disparu dans l’océan lointain. Cette popularité, tout le monde avait contribué à la répandre, les uns volontairement, par esprit d’opposition contre les régimes qui s’étaient succédé, les autres sans le vouloir ou sans le savoir. Tout ce qui venait de l’empire était recueilli comme l’œuvre du génie, comme une tradition nationale. La poésie, le théâtre, les arts s’inspiraient de cette gloire inscrite dans l’airain des monumens comme dans les institutions. M. Thiers lui-même, au moment où éclatait la révolution de février, était occupé à raconter ses annales avec les réserves d’un esprit libéral sans doute, mais aussi avec une chaude et affectueuse admiration. Le gouvernement de juillet s’était fait un point d’honneur de ramener les cendres de l’empereur avec un appareil triomphal sous le dôme des Invalides. Pour certaines classes, ce culte des choses impériales ne touchait sans doute que l’intelligence ; dans les campagnes, dans la France rurale, il se traduisait sous la forme d’images familières. On avait fait un Napoléon des chaumières, le Napoléon des Souvenirs du peuple de Béranger ! C’était en réalité ce qu’il y avait de plus clair dans l’éducation politique des masses, et le jour où le suffrage universel leur était donné dans un moment de crise, elles laissaient naturellement échapper tous ces souvenirs dont elles avaient été nourries. Elles jetaient comme un défi aux révolutionnaires qui les effrayaient le seul nom qu’elles connussent, un nom qui représentait vaguement pour elles, l’ordre restauré, la révolution pacifiée, la France illustrée. L’imagination populaire et l’instinct conservateur se rencontraient au scrutin.

La naïve et terrible logique du peuple éclatait dans les incohérences d’une révolution. Les politiques, les chefs parlementaires, M. Thiers, M. Molé, des légitimistes comme des orléanistes avaient pu sans doute, jusqu’à un certain point, contribuer à l’élection par la vigueur avec laquelle ils avaient rallié les forces de réaction, par l’appui qu’ils avaient donné au dernier moment à la candidature napoléonienne. Il faut tout dire cependant : les politiques n’avaient rien décidé, rien dirigé, ils avaient suivi un courant devenu irrésistible, et eussent-ils essayé de lutter, ils n’auraient rien empêché. Les masses seules avaient fait l’élection par un mouvement tout d’instinct d’autant plus significatif que celui-là même qu’elles choisissaient n’avait aucun titre personnel. Il n’était connu que pour les équipées de Strasbourg et de Boulogne, pour une vie hasardeuse de prétendant déclassé, pour une captivité sans gloire et pour quelques rêveries à demi socialistes. Les masses, dans ce prince dont elles ne savaient rien, acclamaient le nom qui seul parlait à leur imagination. Et, qu’on le remarque bien, ce n’était pas visiblement à un simple candidat comme tous les autres candidats, c’était bien à l’héritier de l’empire qu’elles donnaient six millions de suffrages, de sorte que du coup cette manifestation dépassait la portée d’un vote strictement constitutionnel. Légalement, pour les partis, Louis-Napoléon n’était qu’un président de la république; par la logique de toute une situation, par l’instinct des électeurs comme par les ambitions de l’élu, le scrutin tendait à l’empire. Ce qu’il y avait d’évident, c’est qu’il venait de se produire un pouvoir nouveau, subordonné et précaire par la légalité qui l’enveloppait, conspirant pour le règne par le nom, par la naissance et par l’acclamation populaire. Le reste était l’affaire des circonstances et aussi du caractère de celui qu’un vote spontané venait de tirer de l’obscurité de l’exil pour le porter au sommet du gouvernement de la France.

Ce n’est point évidemment en un jour qu’avait pu se dégager tout ce qu’il y avait dans cette situation. Aux premiers momens, le président avait tout intérêt à ne rien précipiter, à s’établir dans le gouvernement, à rester d’accord avec ses alliés des partis conservateurs, sinon absolument contre la république, au moins contre les républicains, contre l’ennemi commun, la révolution. Fataliste d’instinct, dissimulant la fixité de ses idées et la hardiesse de ses ambitions sous une apparence de réserve et de modestie, il attendait, toujours prêt à accepter la lutte, d’intelligence avec ses ministres, contre les factions encore frémissantes, — mais sachant se plier aux conditions difficiles du temps. Il sentait que la première nécessité pour lui était de prendre position, de rallier les forces sociales, surtout l’armée, de gagner la confiance, — et cette politique, qui n’était pas sans habileté, il semblait la résumer avec une franchise mêlée de bonne grâce dans un voyage qu’il avait l’occasion de faire à Ham, où il avait été prisonnier. « Si je suis venu à Ham, disait-il, ce n’est pas par orgueil, c’est par reconnaissance. Aujourd’hui qu’élu de la France, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d’une captivité qui avait pour cause l’attaque contre un gouvernement régulier. Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l’audace d’avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d’un changement. Je ne me plains donc pas d’avoir expié ici ma témérité contre les lois de ma patrie, et c’est avec bonheur que, dans ces lieux mêmes où j’ai souffert, je vous propose un toast en l’honneur des hommes qui sont déterminés malgré leurs convictions à respecter les institutions de leur pays. » C’était un langage qui séduisait, que M. Dufaure, devenu pour un moment ministre de l’intérieur de la nouvelle présidence, se plaisait à citer comme un exemple et comme un engagement.

A mesure cependant qu’on sortait des premières épreuves, ce prince repentant et modeste, montrait par degrés l’impatience du règne. Il laissait percer le naturel césarien, tantôt dans une affectation de costume militaire, tantôt dans quelque lettre où il s’essayait à parler en maître, où il ne cachait pas ses prétentions de gouvernement personnel. Il écrivait au chef du cabinet, à M. Odilon Barrot : « Il faut choisir des hommes dévoués à ma personne, depuis les préfets jusqu’aux commissaires de police... Il faut réveiller partout non le souvenir de l’empire, mais de l’empereur! » Louis-Napoléon avait bien voulu accepter à son entrée au pouvoir un ministère composé de M. Barrot, de M. de Falloux, de M. de Tocqueville; il voulait bien appeler en conseil M. Thiers, M. Molé; il n’entendait pas subir une tutelle. Il souffrait dans son orgueil de paraître éclipsé ou protégé par des hommes d’une importance gênante, et le jour où il se croyait en mesure de secouer cette espèce de patronage, il n’hésitait plus. Son premier acte décisif d’émancipation était le message du 31 octobre 1849, le congé donné au ministère de M. Barrot et l’appel au pouvoir de quelques hommes toujours choisis dans la majorité conservatrice, mais encore assez obscurs pour être obéissans. Il appelait cela « faire sentir la main de l’élu du 10 décembre, » — tout comme Napoléon parlait autrefois de faire « sentir le bras de l’empereur! » C’était le premier pas, ce n’était pas le dernier, et dans ce travail d’usurpation qui commençait pour ne plus s’interrompre, le président, il faut le dire, avait la chance d’être singulièrement favorisé par tous les partis, républicains et monarchistes, adversaires et alliés d’un moment, qui se croyaient bien habiles, lorsqu’ils ne faisaient que servir la cause napoléonienne par leurs passions comme par leurs erreurs de conduite.

Les républicains, même ceux qui passaient pour modérés, ne voyaient point assurément la portée de ce qu’ils avaient fait avec leur constitution. Ils avaient refusé de suivre les conseils de M. Thiers et de ses amis, qui proposaient le système modérateur des deux chambres, — et en plaçant une assemblée unique en face d’un pouvoir exécutif puissamment armé, ils avaient préparé d’inévitables conflits, ils laissaient la révolution ouverte, comme le leur disait M. Barrot. Ils avaient voulu un président responsable devant le pays, directement élu par le peuple, — et en donnant au président l’élection populaire, la responsabilité, ils avaient créé un pouvoir rival de l’assemblée, indépendant, redoutable par l’unité du commandement et de l’action. Ils étaient les dupes de leurs théories et de leurs passions. Les républicains de 1848, après avoir frayé la voie au gouvernement personnel, à un consulat napoléonien par leurs combinaisons constitutionnelles, avaient le malheur de manquer de tout esprit politique. Ralliés un moment par nécessité sous le général Cavaignac, vaincus et irrités de leur défaite au 10 décembre, ils redevenaient ce qu’ils étaient, une minorité incohérente et conspiratrice, un parti de sédition et de déclamation, où les modérés, les politiques s’effaçaient, où les violens, jacobins et socialistes, dominaient. Ces étranges républicains se croyaient bien habiles avec leurs perpétuelles menaces de mise en accusation contre le président et son gouvernement, avec leurs essais d’insurrection comme au 13 juin 1849, avec leurs turbulences et leurs jactances de parlement, avec leurs revanches de scrutin par les élections révolutionnaires et socialistes de Paris; ils se figuraient sauver ainsi la république et ils ne voyaient pas qu’ils la ruinaient, qu’ils ne faisaient que fortifier le président, qu’ils donnaient d’incessans prétextes à toutes les répressions et à toutes les réactions. « J’espère, leur disait un jour, dans un mouvement de raison révoltée, l’homme qu’ils auraient dû le plus écouter, le général Cavaignac, — j’espère pour le bonheur du pays que la république n’est pas destinée à périr; mais si nous étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous bien que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs. » Ces « fureurs » et ces « exagérations, » en effet, ne pouvaient que servir Louis-Napoléon en poussant vers lui les intérêts troublés, l’opinion effrayée par la perspective de nouvelles explosions révolutionnaires à la fin des pouvoirs présidentiels, à la date de 1852.

Les conservateurs, de leur côté, ne faisaient pas moins les affaires du président d’une autre manière et dans un sens opposé. Les monarchistes de toute nuance rapprochés et confondus dans la guerre de défense sociale qu’ils avaient entreprise, qu’ils soutenaient chaque jour, n’avaient point assurément l’intention de refaire l’empire ; ils n’avaient d’autre pensée que de rétablir l’ordre avec le nom de Napoléon pour complice, d’épargner au pays, s’ils le pouvaient, de nouvelles crises par la reconstitution d’un gouvernement de préservation. Il n’est pas moins certain que ces habiles politiques, à la tête desquels marchait M. Thiers, avaient parfois, eux aussi, leurs passions, qu’ils n’étaient pas toujours prévoyans dans leur campagne de réaction et qu’ils s’exposaient à d’étranges mécomptes. Ils croyaient sans doute suffire aux plus impérieuses nécessités en multipliant les lois sur la presse, sur les clubs, sur les réunions, en donnant au gouvernement à titre plus ou moins provisoire le droit de nommer et de changer les maires, de révoquer les instituteurs, de créer de grands commandemens militaires ; ils se montraient toujours prêts à tout accorder ou à tout absoudre dès qu’il s’agissait de la guerre à la démagogie. En réalité, ils armaient de toutes pièces un pouvoir dont ils se défiaient. Leur illusion était de croire que les armes qu’ils créaient ne serviraient que contre leurs adversaires, que Louis-Napoléon ne pourrait rien contre eux ni sans eux, qu’avec la majorité parlementaire dont ils disposaient, ils resteraient maîtres de la situation. Ce n’est pas tout, les conservateurs de l’assemblée étaient d’abord restés unis entre eux et alliés avec le président pour le combat ; ils l’étaient encore dans les momens difficiles, ils gardaient du moins à demi le secret de leurs préférences. C’était leur force! Le premier danger passé, ils commençaient bientôt à se retrouver, eux aussi, tels qu’ils étaient, avec leurs souvenirs, leurs attachemens et même leurs espérances monarchiques. Ils relevaient leur drapeau. Des légitimistes, représentans du peuple ou autres, allaient avec fracas au rendez-vous que le comte de Chambord leur avait donné à Wiesbaden, et là sans se cacher, on débattait les conditions d’une prochaine restauration. Des partisans de la monarchie de juillet se rendaient en Angleterre, à Claremont auprès du roi Louis-Philippe, les uns plaidant la cause de la réconciliation des dynasties, les autres rêvant la candidature de M. le prince de Joinville à la présidence de la république. M. Thiers lui-même allait porter ses derniers hommages au vieux roi à son lit de mort. Il ne conspirait pas assurément, il avait même eu le soin d’annoncer son voyage à l’Elysée pour prévenir toutes les interprétations ; mais il se trouvait mêlé à cette recrudescence de démonstrations monarchiques éclatant comme le dernier mot des réactions du moment.

Ces imprudens partisans de toutes les royautés se hâtaient un peu trop de divulguer leur secret. Ils se flattaient trop de pouvoir tenir tête à tous les dangers, à tous les ennemis, et par une imprudence ou une illusion de plus, ils laissaient trop voir qu’à tout événement ils croyaient avoir pour eux un soldat éminent, le général Changarnier, qu’ils opposaient à l’Elysée en même temps qu’aux socialistes, dont ils semblaient faire une sorte de Monk en expectative. Ils ne s’apercevaient pas qu’en donnant des armes au président par toutes leurs lois, par leur politique, ils lui donnaient aussi des griefs par leurs manifestations, surtout par le rôle qu’ils créaient au général Changarnier.

Placé entre tous les partis, Louis-Napoléon se servait ou se jouait des uns et des autres avec un mélange de ruse et de ténacité calme, sachant profiter des occasions qu’on lui offrait, des fautes et des faiblesses de ses adversaires ou de ses alliés, des ressources et de la force de sa situation. Contre les républicains il avait les défiances qu’ils inspiraient, les instincts conservateurs qu’ils avaient réveillés, la lassitude du pays, le déclin de la république déjà visible dans l’opinion. Contre la majorité royaliste de l’assemblée, il avait le souvenir à peine effacé des défaites de toutes les monarchies, les rivalités dynastiques, l’impossibilité d’une restauration de royauté. Contre tous il avait l’occupation du pouvoir, le droit de disposer de toutes les forces de l’administration et de l’armée, le prestige de l’autorité légale doublé par l’éclat du nom, la supériorité d’une ambition fixe, d’une volonté unique, habile à se démasquer ou à se dérober tour à tour. Il ne se hâtait pas : dès qu’il rencontrait un obstacle ou une difficulté, il s’arrêtait ; au besoin, il se laissait imposer ce qu’on voulait ou il se laissait désavouer par ses ministres, sans se détourner néanmoins de son but. Tantôt il semblait s’étudier à désarmer les soupçons et les hostilités par quelque discours comme celui de Ham ou par un message respirant la conciliation et la légalité ; tantôt il parcourait les provinces, la Bourgogne, l’Alsace, la Normandie avec un appareil princier, demandant directement au pays le pouvoir et les moyens de faire le bien qu’on attendait du gouvernement, disant à Cherbourg : « Pourquoi l’empereur, malgré ses guerres, a-t-il couvert la France de ces travaux impérissables qu’on retrouve à chaque pas et nulle part plus remarquables qu’ici? C’est qu’indépendamment de son génie, il vint à une époque où la nation fatiguée de révolutions lui donna le pouvoir nécessaire pour abattre l’anarchie, réprimer les factions et faire triompher, à l’extérieur par la gloire, à l’intérieur par une impulsion vigoureuse, les intérêts généraux du pays... » L’appel ne pouvait être plus direct. — Ou bien le président saisissait habilement l’occasion des pèlerinages légitimistes et orléanistes à Wiesbaden et à Claremont pour passer, de son côté, autour de Paris des revues militaires où les acclamations impérialistes provoquées dans l’armée éclataient comme un défi aux parlementaires.

Ce travail d’ambition, Louis-Napoléon le poursuivait à travers tout, usant les partis les uns par les autres, tenant les républicains par les conservateurs, les conservateurs par leurs passions comme par leurs divisions, avançant pas à pas jusqu’au jour où un dernier défi soulevant l’assemblée obligeait la majorité elle-même à une résistance décidée, mais déjà tardive. C’était à l’occasion de la destitution du général Changarnier, qui avait refusé de couvrir de son approbation ou même de son silence les manifestations impérialistes des revues de Satory et qui, par ce seul fait, s’avouait le général du parlement. Le conflit avait cela de grave que, pour la première fois, le président se trouvait directement en présence, non plus de la minorité républicaine, mais de la majorité conservatrice qui jusque-là lui avait prêté son appui. Entre les deux pouvoirs la guerre était décisive. Pour le président, il s’agissait non-seulement de se délivrer d’un général ennemi placé à ses côtés, mais de conquérir le droit d’avoir sous la main, à Paris même, des chefs militaires choisis par lui, dévoués à sa fortune. Pour l’assemblée, si elle se soumettait, elle perdait l’épée sur laquelle elle comptait pour sa sûreté, elle restait désarmée contre toutes les entreprises.

Au dernier moment, comme s’il eût senti le danger, Louis-Napoléon avait réuni les principaux chefs conservateurs pour tâcher de leur faire accepter sa résolution. Il n’avait réussi qu’à rendre le conflit plus aigu, et M. Thiers lui avait dit : « Le commandement du général Changarnier a été alternativement un gage de sécurité pour la cité contre la démagogie et pour le parlement contre les tentatives assez mal déguisées de certains hommes. Tous les partis ont leurs exagérés; le vôtre, monsieur le président, comme les autres. Si vous brisez le commandement du général Changarnier, ce n’est pas seulement dans son honneur, c’est aussi dans sa sûreté que l’assemblée se sentira menacée. Que fera-t-elle? Je n’en sais rien. Croyez bien que les assemblées ont aussi leur esprit de conduite, et que la nôtre saura éviter dans la difficile situation que vous lui faites tout ce qui ne serait que ridicule... » La lutte était désormais trop engagée pour ne point éclater en plein parlement, et au jour du débat public, M. Thiers, reprenant cette histoire des relations de l’assemblée et de la présidence depuis deux ans, de tout ce qu’avait fait la majorité pour rester en paix avec l’Elysée, ajoutait ces paroles significatives : « Lorsque deux pouvoirs en présence ont entrepris l’un sur l’autre, si c’est celui qui a entrepris qui est obligé de reculer, il a un désagrément, c’est vrai ; si c’est celui sur lequel on a entrepris qui cède, alors sa faiblesse est tellement évidente à tous les yeux qu’il est perdu. Eh bien! je n’ajoute plus qu’un mot : il y a deux pouvoirs aujourd’hui dans l’état, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Si l’assemblée cède, il n’y en a plus qu’un ; et quand il n’y en aura plus qu’un, la forme du gouvernement sera changée. Le mot, le titre viendront... quand ils viendront, cela m’importe peu ; mais ce que vous dites ne pas vouloir, si l’assemblée cède, vous l’aurez aujourd’hui même. Il n’y a plus qu’un pouvoir, je le répète, le mot viendra quand on voudra... l’empire est fait!.. »

Le mot était dit, il divulguait le secret de la situation. Seulement la révocation d’un chef militaire n’apparaissait que comme un signe de plus : c’était depuis deux ans que l’empire se faisait, et on s’y prenait un peu tard pour l’arrêter au passage après l’avoir préparé par une politique de réaction, de condescendance pour le pouvoir, qu’on croyait nécessaire sans doute, dont on ne pouvait cependant se dissimuler les redoutables conséquences. Quelle efficacité pouvait avoir une protestation tardive? Quelle était la sanction de ce débat parlementaire qui ressemblait à une mise en accusation du chef de l’état? L’assemblée, réveillée par une parole retentissante, se donnait, il est vrai, la satisfaction de voter un ordre du jour contre le ministère qui avait signé la destitution du général Changarnier. Le ministère disparaissait, — la destitution de Changarnier ne subsistait pas moins. Le président avait ce qu’il voulait ; il avait conquis sa liberté et il avait réussi à diviser la majorité, dont une partie avait refusé de s’associer à une manifestation d’hostilité contre lui. C’était tout au plus une trêve, non une solution. Peut-être, à la vérité, y aurait-il eu encore un moyen de détourner ou d’atténuer la violence des événemens en faisant la part de ce qui semblait déjà inévitable; peut-être ce dernier moyen eût-il été une révision régulière de la constitution permettant une réélection du président, une prorogation de pouvoir dont on aurait gardé le droit de fixer le caractère et les limites. Le pays, par les conseils-généraux, par des pétitions nombreuses, se montrait favorable à une réforme constitutionnelle; des hommes prudens et réfléchis de l’assemblée, M. de Broglie, M. de Tocqueville, M. Odilon Barrot, croyaient que cela valait encore mieux que de courir les chances de l’inconnu, de s’exposer à une sorte de coup d’état spontané du pays par la réélection illégale du président. La majorité, par des raisons diverses, était après tout acquise à la révision; mais la constitution avait d’avance créé une impossibilité en exigeant pour le vote le chiffre des trois quarts des voix de l’assemblée. Il suffisait, pour tout empêcher, d’une coalition de scrutin entre ceux qui repoussaient la révision parce qu’ils y voyaient une menace pour la république et ceux qui, surtout depuis l’affaire du général Changarnier, avaient pris pour mot d’ordre de n’accorder au président « ni un jour ni un écu de plus. » De sorte, que de propos délibéré, on s’enlevait le dernier expédient de transaction, on s’enfermait sans espoir, sans issue possible, dans une constitution où restaient tête à tête deux pouvoirs ennemis, disposés à s’entre-détruire.


V.

Voilà donc le résultat de ces trois années, de ces agitations ou se louait en définitive le sort du pays ! On avait commencé par une alliance entre les forces du parlement et la présidence napoléonienne, on touchait à un conflit, — au plus décisif, au plus irréparable des conflits. Nul, certes, ne s’était trouvé mêlé de plus près et plus activement que M. Thiers à toutes les phases de ce drame émouvant des destinées françaises. Il avait été un des plus intrépides au combat pour la défense sociale; il avait eu la passion de l’ordre contre la révolution, et pour cette cause, il s’était engagé plus d’une fois en faveur du président. Il représentait maintenant la révolte de l’instinct parlementaire contre la menace d’une résurrection impériale. Il avait essayé de décider l’assemblée à la résistance ; il avait refusé de se prêter, ne fût-ce que par son vote, à la révision, — et à la vérité, on peut dire qu’à ce moment, par une évolution intime, il inclinait à chercher dans la république elle-même une force contre un nouveau danger.

Assurément, si les républicains avaient eu plus de clairvoyance ou d’esprit politique, ils auraient compris le sens et la portée de quelques paroles que M. Thiers avait accentuées avec intention dans son discours sur la révocation du général Changarnier. M. Thiers n’avait certes désavoué ni ses préférences pour la monarchie parlementaire ni la douleur qu’il avait éprouvée au 24 février; mais en même temps, il avait bien laissé voir avec toute sa dextérité qu’il n’était pas insensible à la puissance des événemens qui avaient fait de la république le régime, la loi présente de la France, — et il avait ajouté ; « A côté de la douleur que je ressentais, j’ai éprouvé cependant un sentiment qui a été, à quelque degré, un sentiment de satisfaction. Je me suis dit : Après tout, la république, c’est le gouvernement de tout le monde, de tous les partis, il y a quelques jours M Berryer était à côté de moi, M. Berryer, dont j’ai connu la vie et le caractère, lui qui, malgré des luttes vives, s’est toujours conduit à mon égard en loyal adversaire. Il était à côté de moi, et sous le gouvernement qui me convenait il se croyait humilié; si celui qu’il désire revenait, peut-être éprouverais-je le même sentiment. Ceux qui rêvent l’empire se croiraient humiliés sous le gouvernement du comte de Chambord ou du comte de Paris ; les républicains aussi, bien entendu, puisque cet état ne serait pas conforme à leurs convictions. Eh bien ! sous la république, qui est le gouvernement de tous les partis, personne n’est humilié. Faisons donc cette expérience, faisons-la loyalement, franchement, sans arrière-pensée. Ce que nous nous devons les uns aux autres, c’est d’y travailler de notre mieux;., c’est que ni les uns ni les autres, par l’intrigue, par la violence ou par des entreprises insensibles, ne conduisent cette république à autre chose qu’une république... » C’était une offre d’alliance, de trêve entre les partis. Malheureusement, les passions dans tous les camps étaient plus fortes que la raison. Les républicains, dans le langage de M. Thiers, ne voyaient qu’une tactique, une perfidie de plus déguisant la grande conspiration monarchique. Ils interrompaient violemment l’orateur en lui criant avec ironie qu’il avait fait la loi du 31 mai, qu’il avait violé la constitution, qu’il n’était qu’un royaliste, que la république n’avait pas besoin de lui ! Au fond, ils avaient plus d’amertume et d’irritation contre la majorité parlementaire que contre le président, qu’ils affectaient de dédaigner. Les conservateurs, à leur tour, en se défiant des usurpations napoléoniennes, se défiaient encore plus de la république et des républicains. Ils ne suivaient pas tous M. Thiers dans ses velléités à demi républicaines; ils restaient avec leurs antipathies, leurs illusions, — toujours prêts à applaudir aux répressions, aux excès d’autorité par lesquels le gouvernement les captait encore et les compromettait. En un mot, les partis, obstinément irréconciliables, s’épuisaient dans leurs dissensions, tandis que l’ennemi commun, faisant un pas de plus, achevait de dévoiler ses desseins, sa politique, de deux façons également significatives.

D’un côté, Louis-Napoléon, qui savait bien ce qu’il faisait en éloignant le général Changarnier, avait profité de sa liberté pour réorganiser l’armée de Paris. À cette armée, composée de régimens choisis avec calcul, il avait donné des chefs nouveaux — et le premier de tous les chefs, un ministre de la guerre prêt à tout, le général de Saint-Arnaud, qui venait de conquérir quelque prestige dans une expédition de la Kabylie. Il n’avait rien négligé pour multiplier ses rapports avec l’armée, pour réveiller dans tous les rangs les susceptibilités militaires. Au mois de novembre 1851, six cents officiers étaient conduits par le commandant de Paris à l’Elysée, et le président ne leur cachait pas qu’il ferait bientôt appel à leur dévoûment. Il leur disait qu’il comptait que ce dévoûment ne lui faillirait pas, — « parce, que vous le savez, ajoutait-il, je ne vous demanderai rien qui ne soit d’accord avec mon droit, avec l’honneur militaire, avec les intérêts de la patrie, parce que j’ai mis à votre tête des hommes qui ont toute ma confiance et qui méritent la vôtre; parce que, si le jour du danger arrivait, je ne ferais pas comme les gouvernemens qui m’ont précédé, je ne vous dirais pas: Marchez, je vous suis! mais je vous dirais ; Je marche, suivez-moi... » C’était un cri de guerre. — D’un autre côté, le président préparait à l’assemblée une surprise, une épreuve qu’il tenait en réserve, la proposition de « rétablissement du suffrage universel » par l’abrogation de la loi du 31 mai. La vérité est que Louis-Napoléon avait laissé faire cette loi, qu’il avait prêté un appui apparent à ceux qui la faisaient, mais qu’il avait toujours gardé l’arrière-pensée de la désavouer lorsqu’il se croirait intéressé à en rejeter l’impopularité sur les parlementaires. « Comment, lui disait une personne de son intimité qui était pour lui une amie de jeunesse, comment, vous l’enfant du suffrage universel, vous approuvez un suffrage restreint — Vous ne comprenez rien à ma tactique, répondait-il ; je perds l’assemblée, — Mais vous vous perdez avec elle ! — Pas le moins du monde. Quand l’assemblée sera penchée sur le précipice, je couperai la corde! » Il croyait sans doute le moment de « couper la corde » venu, — et c’est en quelque sorte la main sur la garde de l’épée qu’il lançait une proposition destinée à précipiter la ruine de l’assemblée en jetant la confusion dans la majorité et en abusant les républicains par un semblant de satisfaction.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que même à cette extrémité, en face d’une pensée qui ne se déguisait plus, qui s’attestait de mille façons, les divisions des partis ne faisaient que s’accuser et s’envenimer à travers tous ces incidens. Elles se manifestaient jusqu’au bout dans cette dernière tentative de résistance décousue qu’on appelait la proposition des questeurs. On croyait répondre aux défis du président et du nouveau ministre de la guerre en revendiquant pour l’assemblée le droit de « veiller à sa sûreté intérieure et extérieure, » de « requérir directement la force armée et toutes les autorités, » de désigner le général chargé de commander les troupes requises pour la défense du palais Bourbon. Cette malheureuse proposition, loin de rallier les partis, les mettait plus que jamais aux prises et ajoutait à la confusion. Les républicains, ombrageux et aveuglés par leurs passions, affectaient de représenter la motion des questeurs comme une représaille de réactionnaires déçus contre l’abandon de la loi du 31 mai. Ils ne voyaient partout que l’intrigue royaliste impatiente de saisir l’occasion, d’avoir son armée et son général pour mettre le président à Vincennes, les républicains en prison, — et le roi aux Tuileries! Ils accusaient les chefs de la majorité de jouer « la comédie de la peur, » pour ériger l’assemblée en « convention blanche. » De l’Elysée ils ne craignaient plus rien, — ils avaient dans tous les cas pour les défendre « la sentinelle invisible, le peuple ! » Vainement M. Thiers s’efforçait de ramener les esprits troublés à la vérité de la situation, il se voyait assailli d’interruptions injurieuses qui couvraient sa voix et il était réduit à s’écrier avec une pathétique émotion : « Dites à la France que, lorsqu’il s’agissait de l’indépendance de l’assemblée, de l’avenir du gouvernement représentatif et de l’existence de la dernière assemblée peut-être qui nous représentera véritablement, vous républicains, vous avez refusé de m’entendre!.. » Vainement aussi les partisans les plus sérieux de la république, le général Cavaignac, le colonel Charras, M. Jules Grévy, M. Dufaure, M. Barthélémy Saint-Hilaire, se ralliaient à la proposition. On ne les écoutait pas plus que M. Thiers, et la proposition des questeurs allait expirer au scrutin par la coalition des républicains extrêmes et de la fraction de la majorité qui hésitait à prendre la responsabilité d’une rupture déclarée avec l’Elysée. Si la proposition des questeurs eût été votée, c’était sans doute en effet la guerre immédiate; par son vote d’impuissance, l’assemblée s’avouait vaincue : elle se livrait, elle restait désarmée. Le dénoûment n’était pas douteux.

Et maintenant qu’on reprenne encore une fois par la pensée cette série de faits, la révolution rouvrant l’ère des aventures, la république sortant meurtrie de la guerre civile de juin, le pays s’épuisant en oscillations, le pouvoir d’un Napoléon renaissant d’une fascination du peuple favorisée par l’anarchie, les partis se poursuivant d’animosités implacables et se ruinant les uns les autres au profit de ce pouvoir impatient de règne; qu’on se rappelle en même temps où tout cela avait conduit, ce qui se passait aux derniers jours de novembre 1851 : évidemment tout était prêt pour la crise décisive. L’idée d’un coup d’état était tellement accréditée qu’on en parlait tout haut dans les réunions, dans les salons, quelquefois en plaisantant, comme de l’événement du lendemain, tout au plus du surlendemain. L’opinion était devenue tellement sceptique que quelques députés qui s’étaient réunis, une nuit, au Palais-Bourbon pour leur sûreté, qui faisaient surveiller l’Elysée, se voyaient livrés au ridicule. Le républicain Michel de Bourges s’amusait un peu pesamment, surtout avec une rare prévoyance, de ces « réunions nocturnes, » de ce qu’on appelait dans le public les « patrouilles grises » des questeurs autour de l’Elysée. On en était là lorsque tout à coup éclatait la catastrophe emportant à la fois et l’assemblée et la constitution, et M. Thiers et le général Cavaignac, et la république et les rêves monarchistes avec les libertés parlementaires. Au 24 février 1848 répondait, à près de quatre ans de distance, le 2 décembre 1851, — qui à son tour devait trouver une tragique et foudroyante réponse en 1870, après ces dix-huit années où tout était à reconquérir, où M. Thiers lui-même avait à reprendre un rôle et pour la revendication des libertés perdues et pour la grandeur française malheureusement compromise.


CH. DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 juin et du 1er décembre 1880.
  2. On retrouvera avec intérêt quelques-unes des opinions ou des impressions que M. Thiers exprimait souvent avec l’abandon de la familiarité dans un livre anglais qui n’est qu’une collection de souvenirs sur les hommes politiques français : Conversations with M. Thiers, M. Guizot, etc., by the late Nassau William Senior. Loudon, 1878.