Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers/01

CINQUANTE ANNÉES
D’HISTOIRE CONTEMPORAINE

MONSIEUR THIERS

I.
LA JEUNESSE D’UN HOMME D’ÉTAT. — M. THIERS ET LA RESTAURATION.

Les morts vont vite ! les uns tombent dans l’oubli, les autres entrent aussitôt dans l’histoire. Il y a plus de deux années déjà, un de ces hommes faits pour se survivre à eux-mêmes par leurs actions, un homme qui semblait n’avoir point encore rempli tout son destin, quoiqu’il fût comblé de jours, disparaissait tout à coup, au milieu d’une des plus graves crises publiques. Il s’éteignait subitement, à quelques lieues de Paris, dans une hôtellerie de Saint-Germain, et ceux qui ont pu le voir une dernière fois, au moment où il venait d’être saisi par la mort, dans ce camp de deuil improvisé, en ont gardé l’ineffaçable souvenir. Dans une modeste chambre d’auberge, sur un petit lit sans ornemens, entre quatre cierges, il reposait endormi du sommeil sans rêves, avec sa physionomie caractéristique, naguère encore si vivante, maintenant rigide et immobile. C’était tout ce qui restait d’un homme qui, après avoir pendant soixante ans occupé le monde du retentissement de ses œuvres et de sa parole, politique, orateur, historien des scènes nationales, ministre des heures prospères ou des heures de miséricorde, chef d’opposition ou chef de gouvernement, et toujours inépuisable d’esprit, d’expérience, d’activité, de sagesse ingénieuse, de passion, avait eu un instant l’étrange fortune d’apparaître comme le génie familier de la France en détresse. C’était le dénoûment soudain d’une carrière qui, après avoir commencé dans l’obscurité, n’avait cessé de s’agrandir à travers les révolutions et les contestations du siècle, pour se résumer à son terme dans une sorte de dictature morale du patriotisme et de la raison prévoyante. C’était, en un mot, la fin de M. Thiers, le dernier grand témoin d’un autre âge, le dernier grand conseiller public, mourant à Saint-Germain dans l’éclat d’une popularité nationale et d’une renommée universelle.

C’est toujours une destinée rare, c’est le privilège exceptionnel d’un petit nombre d’hommes de se dégager en personnages de l’histoire des agitations et des contradictions de leur temps. M. Thiers est entre ses contemporains un de ces privilégiés qui grandissent dans les mêlées de leur siècle. Certes, à l’époque où, jeune et inconnu, il se plaisait à dérouler dans ses récits impétueux et faciles les scènes tragiques de la révolution française, en attendant de reproduire les spectacles guerriers de l’empire, — à l’époque où il entrait dans la carrière publique par une victoire du droit populaire sur le droit traditionnel, de la monarchie élue et parlementaire sur la légitimité royale, — à cette époque, déjà lointaine et presque légendaire, il ne voyait pas tout l’avenir; il ne se doutait pas que la révolution qu’il avait racontée n’était pas finie, que la monarchie nouvelle qu’il contribuait à fonder n’aurait qu’un règne éphémère, que le régime parlementaire lui-même aurait ses éclipses, que la République et l’empire renaîtraient avec leurs fatalités, et que, lui, demeuré l’un des derniers survivans de sa génération, il serait appelé à recevoir dans ses mains la grande victime épuisée de désastres, la France vaincue, déchirée et mutilée. M. Thiers a vécu assez pour voir se nouer et se dénouer tous ces drames, pour y jouer un rôle toujours nouveau et toujours grandissant même dans la défaite, pour s’élever de degré en degré au-dessus des contestations vulgaires et pour pouvoir dire avec une confiante fierté, à une heure décisive de son vieil âge : « Je n’entends pas paraître au tribunal des partis, devant eux, je fais défaut ; — je ne fais pas défaut devant l’histoire, et je mérite de comparaître devant elle. » Il l’a mérité, sans doute, et ce qui fait vraiment de M. Thiers un de ces hommes qui s’appellent des personnages historiques, ce n’est pas seulement l’éclat des rôles publics, ce n’est ni le pouvoir conquis ou perdu dans les luttes de parlement, ni même cette magistrature presque souveraine qui a couronné sa vieillesse ; ce qui fait surtout de M. Thiers un personnage de l’histoire, c’est qu’à toutes les heures, dans toutes les situations, il s’identifie si intimement avec son temps et avec son pays, qu’il en est inséparable, qu’il reste la frappante expression de tout un ordre d’idées et d’événemens.

Il est plus que tout autre, à travers les hasards d’une longue vie, par tout son être, le fils des temps nouveaux, de la société moderne, de la révolution française. C’est son origine, c’est sa tradition; il est de ces races nouvelles qui se sont mises en marche à l’aube de 1789 pour ne plus s’arrêter, dont il semble résumer d’un trait, familier le mouvement ascendant en s’appelant lui-même dans l’éclat de la fortune, avec une bonhomie qui n’est pas exempte d’orgueil, « le petit bourgeois. » De cette révolution dont il est né, à laquelle il tient par toutes les fibres, il n’aime sûrement ni les abstractions vaines, ni les destructions sanglantes, ni les fureurs et les crimes. Il aime simplement ce que la France a aimé, ce qui a survécu à tout, ce qui a rallié les générations au lendemain des orages : les bienfaits d’émancipation civile sans les représailles outrées contre le passé, l’ennoblissement des classes grandissantes sans les excès de démocratie jalouse, les libertés nécessaires sans la licence des multitudes, la tolérance sans la réaction contre les cultes traditionnels. Il aime la révolution fixée, coordonnée par une administration puissante, par les codes, par le concordat. Il est jusqu’au bout de cet ordre nouveau qu’il ne cesse de défendre contre les retours d’ancien régime aussi bien que contre les utopies des sectes. M. Thiers a une autre passion inspiratrice, dominante, la passion de la grandeur nationale, surtout de la grandeur militaire. Ici il ne distingue plus entre la patrie ancienne et la patrie nouvelle, entre la France de Vauban, de Turenne, de Louis XIV, et la France de Marceau, de Napoléon, de Davout, de Masséna. Il a la religion du pays, le fanatisme de ses gloires et la pitié de ses malheurs. Tout ce qui est du pays le touche au cœur, devient son affaire personnelle, et il dira avec abandon : « Mon pays, je le connais bien, je connais ses défauts, ils me font bien du mal ; je connais aussi ses qualités et j’en jouis profondément. » Politique, orateur, écrivain, il est patriote, fils de la révolution : il est tout cela sans effort, sans affectation, avec le feu d’un esprit qui s’intéresse à tout, qui comprend tout, avec la liberté d’une nature faite pour le mouvement, — impétueux et facile, cordial, entreprenant, habilement mesuré, inépuisable de séductions, de ressources et d’évolutions à travers les événemens.

C’est l’originalité de M. Thiers, et c’est parce que le pays s’est senti vivre en lui, parce qu’en lui le pays a retrouvé ses instincts, ses ardeurs généreuses, ses attachemens, même parfois si l’on veut ses préjugés, ses superstitions et ses faiblesses; c’est pour cela que ce mort enfermé un instant il y a deux ans dans la petite chambre de Saint-Germain reste un personnage historique. Il reste le grand Français qui en définitive, depuis qu’il est entré en scène jusqu’à la dernière heure, se trouve lié à toutes les phases du siècle, — à la restauration par l’éclat de ses débuts, — à la monarchie constitutionnelle de 1830 par son double rôle de ministre et de chef parlementaire, — à la république de 1848 par la résistance aux déchaînemens d’anarchie, — au second empire par la défense des libertés nécessaires, — aux catastrophes de 1870 par le dévoûment d’un patriotisme désolé et réparateur. Qui ne le voit qu’à un moment ou par un seul côté et avec l’œil des partis ne le connaît pas. Sa vie, tout entière à l’action, est comme un cours d’histoire contemporaine et de politique en permanence.


I.

On raconte qu’un soir de ses dernières années, dans une de ces réunions familières où tout le monde passait. Français et étrangers, M. Thiers se trouvait au milieu de quelques-uns de ses plus anciens amis, ses contemporains, tous octogénaires ou bien près de l’être. Ils se livraient ensemble à une de ces conversations d’esprits éminens qui ont beaucoup vu, qui ont acquis l’expérience sans perdre le feu d’autrefois, la vigueur native, et M. Thiers, le plus animé de tous, regardant autour de lui avec une satisfaction souriante, se serait plu à dire : « C’est nous qui sommes encore les jeunes aujourd’hui ! » C’était le sentiment qu’exprimait, il y a quelque quarante-cinq ans déjà, M. de Talleyrand entrant un jour à la chambre des pairs et se rencontrant avec quelques-uns de ses contemporains de l’assemblée constituante arrivés comme lui des premiers à la séance. Ceux-là aussi se croyaient les jeunes parce qu’ils arrivaient les premiers après avoir fait une longue route à travers les révolutions. Le mot est devenu peut-être plus vrai aujourd’hui qu’il ne l’était il y a quarante-cinq ans, à une époque où, sans parler de bien d’autres, il y avait dans les assemblées, dans les lettres, dans la presse, des hommes comme Guizot, le duc de Broglie, Berryer, Odilon Barrot, Lamartine, Cousin, Villemain, Thierry, Armand Carrel, le républicain généreux à l’âme fière, au talent viril. Ce qu’il y a de certain, c’est que le siècle a vieilli depuis 1835, que les esprits ont vieilli comme le siècle, que la sève s’est ralentie ou dispersée — et que M. Thiers et ses amis pouvaient encore se croire les jeunes parce qu’ils sentaient en eux le souffle d’un temps qui en définitive reste le plus beau de l’histoire française après le réveil de 1789.

S’il y a eu, en effet, une époque brillante, ayant pour ainsi dire son cadre, son originalité historique, son unité en dépit d’une révolution accomplie dans l’intervalle, c’est cette période de trente-trois ans qui va de 1815 à 1848. Elle a vu au lendemain des défaites une carrière nouvelle s’ouvrir, les esprits se former et s’animer aux luttes libérales, le génie littéraire renaître, la société moderne, sortie de la révolution et de l’empire, essayer de se fixer dans des institutions modérées. Elle a été pour la France vaincue et frémissante encore de ses désastres, l’ère réparatrice par la monarchie constitutionnelle, par le régime parlementaire. Cette monarchie constitutionnelle inaugurée dans un deuil national, elle n’a pas complètement réussi sans doute, elle a eu ses fatalités, ses crises nées du choc des passions, elle n’a point duré. Qu’est-ce donc qui a duré de nos jours? Cette trêve ou ce cycle de trente-trois ans a du moins suffi pour donner à la France le temps de se relever par la paix, par les idées, par l’éloquence des tribunes, par la vigoureuse poussée de générations pleines de sève et de vie. C’est justement aux premières heures de cette époque que commence à se mettre en marche celui qui allait être un des chefs de ces générations nouvelles. M. Adolphe Thiers avait dix-huit ans en 1815.

Il était né le 18 avril 1797 dans une modeste maison d’une petite rue de Marseille, berceau obscur d’une destinée promise aux agitations et à l’éclat des scènes publiques. Il avait une origine simplement bourgeoise plutôt que plébéienne. Son aïeul paternel, avocat au parlement d’Aix, puis archiviste ou secrétaire de la ville de Marseille, était allé mourir à Menton presque suspect d’émigration. Son aïeul maternel, M. Amic, était un homme de négoce entendu et estimé. Son père, atteint dans sa petite position par les événemens révolutionnaires, semble avoir réuni quelques-uns de ces traits de volubilité, de vivacité qui se sont reproduits chez le fils avec la supériorité de l’intelligence et de la grâce. Sa famille avait un lien de parenté avec les Chénier, et c’est par le frère de l’infortuné et poétique André, c’est par Joseph Chénier que le jeune Thiers avait pu entrer comme boursier de l’état au lycée de Marseille, où, après les lettres classiques, objet de ses premières études, il s’attachait avec feu aux mathématiques qui préparaient à la carrière des armes. Il a parlé de ces années de collège bien longtemps après, un jour que, s’abandonnant à ces réminiscences familières et rappelant les partis à la sagesse par le spectacle des ruines de tous les régimes qui se sont crus éternels, il disait à la dernière assemblée : « J’étais élevé alors dans les lycées impériaux, et à toutes les distributions de prix nous avons fait des vers latins pour le héros qui nous gouvernait; moi aussi j’en ai fait. Ce héros devait être éternel, et on pouvait être tenté de le croire... » M. Thiers aimait à se rappeler le temps où il faisait des vers latins sur l’empereur et où ses maîtres le notaient comme « intelligent et indiscipliné. » C’était un enfant de petite bourgeoisie marseillaise, qui, dès le premier âge, avait vu défiler les régimens de l’armée d’Egypte revenant en France, qui avait été élevé dans les écoles de l’empire et qui arrivait aux épreuves de 1815 avec un esprit déjà instruit, fait pour tout saisir et pour tout comprendre. Origine, instinct de classe, éducation impériale, impressions de la jeunesse en présence de l’invasion étrangère, tout cela s’est certainement retrouvé en se confondant, en se transformant dans cette nature si vive, si prompte, qui s’est déployée de tant de façons, à travers tant d’événemens, et qui, au fond, a si peu changé.

Sa première instruction politique à dix-huit ans, c’était tout ce qui se pressait sous ses yeux : cette chute soudaine d’un puissant gouvernement né de la révolution, élevé par la guerre, frappé par la guerre, — cette résurrection de l’ancienne monarchie avec ses princes inconnus, avec ses promesses et ses fatalités. C’était cette crise de 1815 qui allait conduire la France « de la soumission silencieuse à la liberté éloquente, » mais qui, pour le malheur d’un régime naissant, commençait par se confondre avec une poignante humiliation nationale. Si l’empire avait duré, M. Thiers était destiné sans doute à entrer dans les armées ou dans l’administration avec cette génération des lycées que Napoléon s’était flatté de former pour ses desseins de gouvernement ou pour ses dévorantes entreprises. La restauration changeait tout, ouvrait à la jeunesse d’autres perspectives encore indistinctes, et le fils des petits bourgeois de Marseille, pauvre et sans nom comme il le disait, ayant sa fortune à faire et ne pouvant la demander qu’à lui-même, partait d’un cœur léger pour Aix, où il allait suivre les cours de droit. Avec l’empire il eût été un officier, il aurait fait la guerre, — il a peut-être toujours gardé le regret d’une vocation trompée! Avec la restauration il devenait en peu d’années un avocat, il entrait au barreau; mais, avocat ou officier, il n’était sûrement pas de ceux qui restent en chemin, qui consentent à borner leur horizon. En faisant son noviciat d’avocat, il étendait et multipliait ses études avec ce don du travail sans fatigue, ce goût d’universalité et cet air d’improvisation perpétuelle qui ont été chez lui une sorte d’originalité innée; il allait de l’interprétation des lois à la littérature des derniers siècles, des mathématiques à la philosophie de Descartes. En ouvrant son esprit à toutes les études, il suivait de loin les luttes politiques qui se déroulaient à Paris, qui retentissaient à Aix, dans ces pays du Midi aux passions ardentes, aux partis tranchés. Dans cette vie provinciale mêlée de travail, de rêves d’ambition et même de plaisirs, il se signalait rapidement par la netteté de son intelligence, par la hardiesse de ses opinions libérales, par toutes les saillies d’une nature heureuse, et c’est dès ces premiers momens qu’il s’était lié avec un autre jeune homme né à Aix, étudiant comme lui, bientôt avocat comme lui, M. Mignet. C’est alors que se formait cette amitié fidèle qui n’a jamais souffert depuis ni éclipse ni atteinte, qui a défié les années, les épreuves, les changemens de fortune dans un siècle où la politique et les révolutions ont brisé ou dénoué tant de liens, — « amitié, selon un vieux mot, point seulement d’amis, mais de frères. »

Ils s’étaient rencontrés au seuil de l’école de droit, on peut dire au seuil de la vie, — l’un, jeune homme à la physionomie grave et douce, à l’âme chaleureuse mais contenue, à l’esprit pénétrant et méditatif, porté aux hautes interprétations en histoire comme en politique ; l’autre vif, décidé, tout mouvement et tout feu. Avec des caractères et des goûts d’esprit différens, ils avaient été conduits aussitôt à une sérieuse et forte intimité par l’attrait de la jeunesse, par des analogies d’origine et de destinée. Tous les deux ils étaient nés dans des conditions modestes, ils avaient reçu la même éducation et ils avaient leur chemin à faire. Ils entraient ensemble dans une carrière aux émulations généreuses, ils se sentaient tous les deux les mêmes instincts d’émancipation libérale, la même ambition de s’élever par le talent, de chercher l’avenir au-delà d’une ville de province. Ils mettaient en commun leurs études, leurs idées, leurs espérances, leurs projets, et tandis que M. Mignet débutait, coup sur coup, à l’Académie de Nîmes par un Éloge de Charles VII, à l’Académie des Inscriptions de Paris par un savant essai sur la féodalité et les institutions de saint Louis, M. Thiers lui aussi prenait son essor. Il tentait un peu toutes les voies : il cherchait fortune jusqu’à Toulouse, aux jeux floraux, par un discours sur « les caractères de la littérature romantique, » et il a écrit en ce temps-là sur « l’éloquence judiciaire; » mais son vrai coup de maître était l’Éloge de Vauvenargues, présenté à un concours de l’académie d’Aix, — et à cette première tentative, à ce premier succès est restée attachée une légende de malice.

M. Thiers, connu déjà pour une chaude tête libérale, effarouchait quelque peu les honnêtes académiciens d’Aix, presque tous royalistes, qui voyaient en lui moins le talent que les opinions suspectes, et qui, pour éviter de couronner le discours dont il était présumé l’auteur, ajournaient le concours. Sans se décourager, avec la complicité d’un magistrat, M. d’Arlatan de Lauris, plus sensible, lui, au talent qu’aux opinions, il faisait arriver mystérieusement de Paris un autre discours écrit en toute hâte, et le discours venu de Paris était naturellement jugé digne du premier prix tandis que l’éloge attribué à M. Thiers devait se contenter d’un modeste accessit. Quand on brisa le sceau qui cachait le nom des lauréats, on s’aperçut que les deux ouvrages étaient du même auteur ! Le tour avait réussi, l’académie provençale se trouvait un peu mystifiée, et dans sa première bataille le brillant débutant avait mis son industrieux et piquant génie. Tel qu’il était, même à part le jeu de la mise en scène, cet Éloge de Vauvenargues méritait son succès et dépassait le cadre d’une petite académie de province. Il est resté une de ces œuvres de jeunesse où se dessinent les linéamens d’un caractère et d’un esprit. C’est déjà M. Thiers presque tout entier, pensant avec aisance, observant avec finesse et sans amertume, écrivant d’un style simple, clair et courant, de ce style « modelé sur les choses, » représentant tout avec vérité et sans saillie. Son idéal se déclare du premier coup. Il peint, chemin faisant, les moralistes, — et Montaigne le sceptique, le sage, «qui préfère le doute comme plus facile, peut-être aussi comme plus humain dans un temps où l’on s’égorgeait par conviction, » et La Rochefoucauld, l’analyste profond, mais incomplet des secrets du cœur, et La Bruyère « le génie véhément et élevé » qui a « l’impatience de la vertu » comme Tacite en avait « la douleur. » A la suite de ceux-ci, nouveau venu dans cette famille de moralistes, se dégage Vauvenargues avec ses vues sur l’homme, son âme généreuse, son goût pour les actions fortes et ses élans comprimés. Son panégyriste aimait en lui, j’imagine, moins le penseur « silencieux et souffrant, » refoulé sur lui-même, que le jeune homme sensible à ces « premiers regards de la gloire » plus doux que « les premiers feux de l’amour. » Dans tous les cas, par cet essai un écrivain venait certainement de naître à Aix et ce double succès, — celui de M. Thiers avec l’Éloge de Vauvenargues, celui de M. Mignet avec le discours sur les Institutions de saint Louis, comblait surtout un désir des deux amis : il leur ouvrait la route de Paris et les transportait ensemble sur un théâtre à la fois plus vaste et plus animé où leurs facultés devaient trouver, avec des horizons agrandis, tous les stimulans de la vie publique et intellectuelle. M. Mignet s’acheminait le premier sur Paris au mois de juillet 1821 et au mois de septembre M. Thiers l’avait déjà rejoint.

Unis dans la grande aventure comme dans leur vie d’étudians, ils étaient partis avec leurs couronnes. Ils débarquaient dans la ville des agitations et des révolutions à cette heure décisive du second ministère Richelieu, et pour première demeure ils choisissaient dans un petit hôtel du passage Montesquieu, deux petites chambres contiguës, plus que modestement meublées, où s’abritaient pour quelque temps ces fortunes fraternelles destinées à grandir si vite par le talent. Ils arrivaient inconnus, sans relations, avec peu de ressources, mais avec la jeunesse, l’ardeur du travail, la volonté de réussir, une inépuisable confiance, et quelques lettres de recommandation pour les puissans du jour. Une de ces lettres leur avait été donnée, je crois, par un homme estimé à Aix. le docteur Arnaud, le père de l’aimable auteur de gracieux romans, Mme Ch. Reybaud. Ils se trouvaient ainsi accrédités auprès de leur compatriote Manuel, le tribun le plus populaire du moment, et par Manuel ils étaient introduits dans ce monde libéral qui grandissait par les encouragemens de l’opinion, par la lutte de tous les jours, quelquefois même par des défaites apparentes. Ils entraient dans cette société vivante et active de l’opposition du temps représentée par ses journaux et par ses salons. M. Mignet avait été admis presque aussitôt au Courrier français, auprès de Châtelain, de Benjamin Constant, de Kératry; M. Thiers, de son côté, était accueilli au Constitutionnel par M. Etienne. Les deux amis marchaient du même pas. Ce qu’ils avaient fait dans leur vie d’étude à Aix, ils ne cessaient de le faire dans leurs petites chambres du passage Montesquieu : ils travaillaient en commun, ils échangeaient leurs idées, ils se préparaient ensemble à de nouveaux efforts. Tout semblait leur sourire, et tandis que M. Mignet écrivait sur la politique extérieure de façon à exciter l’attention de M. de Talleyrand, ou professait à l’Athénée avec une séduisante gravité, avec une savante et ingénieuse précision, sur l’histoire de la ré formation, M. Thiers portait dans le journal le plus populaire du temps le feu de son esprit, je ne sais quel accent nouveau et inattendu fait pour relever le ton un peu banal de ces polémiques d’un libéralisme bourgeois, impérialiste et classique.

Une fois introduit dans ce monde de la politique et des lettres, M. Thiers se montrait prêt à tout. Rien ne lui semblait étranger. Tantôt, à propos d’une brochure de M. de Montlosier, la Monarchie française au 1er mars 1822, il prodiguait les aperçus fins et hardis, essayant déjà ses idées sur l’histoire de la révolution, vengeant le monde de 1789 des dédains et des passions d’ancien régime, faisant d’une simple critique d’un livre une sorte de manifeste ardent de la société nouvelle. Tantôt il se tournait vers les arts, et donnait au Constitutionnel un compte-rendu du Salon de 1822. Il écrivait peut-être un peu légèrement, en critique un peu inexpérimenté des traditions de l’art, des grandes écoles de la peinture, mais avec un instinct juste, un goût très vif et une verve naturelle qui se plaisait à saluer tour à tour la mémoire du jeune Drouais, « dévoré de ses feux et ravi avant l’âge, » ou la renommée naissante d’Horace Vernet. Un jour, M. Thiers laissait échapper quelques pages enjouées et libres, moins connues peut-être que toutes les autres, sur la destinée singulière d’une comédienne anglaise, mistress Bellamy. Un autre jour, vers la fin de 1822, aux approches de la guerre d’Espagne, après une excursion rapide à travers la Suisse, la Provence et le Languedoc, il revenait avec un récit aussi attrayant qu’instructif : les Pyrénées et le Midi de la France pendant les mois de novembre et de décembre 1822. Il mêlait à ses impressions de politique en voyage les descriptions à la fois précises et impayées de la vallée du Graisivaudan, des beautés de Marseille, sa ville natale, des sites pyrénéens, de l’éblouissante perspective du prieuré de Saint-Savin. Au même instant, sans mesurer encore la portée de l’œuvre qu’il allait entreprendre, il se préparait déjà à l’histoire de la révolution, dont les premiers volumes datent de l’automne de 1823.

Ainsi, avant que deux années eussent passé, M. Thiers se signalait dans tous les sens, sous toutes les formes par la vivacité du talent. Il commençait à être salué comme un jeune athlète à la brillante armure dans les mêlées nouvelles du temps. Peu auparavant, à propos de Charles de Rémusat, M. Guizot venait de parler de « cette jeune génération, l’espoir de la France, qui naît à la vie politique, que la révolution et Bonaparte n’ont ni brisée ni pervertie, qui aime et veut la liberté sans que les intérêts ou les souvenirs du désordre corrompent ou obscurcissent ses sentimens, à qui enfin les grands événemens dont fut entouré son berceau ont déjà donné, sans lui en demander le prix, cette expérience qu’ils ont fait payer si cher à ses devanciers. » M. Thiers, lui, allait dire bientôt d’un ton plus délibéré, en parlant de lui-même et de ceux avec qui il commençait à nouer amitié : « Nous sommes la jeune garde. » Il était sûrement, du droit du talent, de cette élite des générations en marche. Il se trouvait dès son apparition un des premiers, un des chefs de cette jeunesse libérale qui grandissait déjà dans toutes les régions de la politique et de l’esprit, qui embrassait l’avenir avec confiance, qui a rempli de sa sève, de ses promesses, de ses œuvres dix des plus belles années du siècle.


II.

La restauration a été un temps à la fois heureux et malheureux. Elle a eu cette fortune de donner à la France, au lendemain des désastres de la guerre, une grandeur nouvelle par des institutions généreuses, par l’éclat des tribunes et le réveil des esprits. Elle avait le malheur de s’être confondue en naissant avec des passions d’ancien régime, des ardeurs et des menaces de réaction qui faisaient de la royauté bourbonienne une suspecte ou une ennemie au milieu d’une société renouvelée par la révolution et l’empire. C’est le secret de son histoire, de son caractère, de ses luttes et de sa ruine. Elle arrivait justement, entre 1821 et 1824, à une crise décisive de sa destinée. Elle avait vécu assez pour que tout se dessinât dans ce drame plein d’émouvantes péripéties. La politique de réaction, un instant contenue par un roi sage et par des ministres modérés, semblait désormais victorieuse : elle l’était certainement, elle l’était par elle-même et par le vaste mouvement de réaction européenne qui lui permettait la guerre d’Espagne, mais c’était une victoire meurtrière conduisant par une terrible logique de M. Decazes à M. de Richelieu, de M. de Richelieu à M. de Villèle, pour finir par conduire de M. de Villèle à M. de Polignac. L’opposition semblait vaincue, elle l’était sans doute dans les élections, dans les chambres, dans les journaux victimes des répressions et de la censure; mais à la place ou à côté de la vieille opposition des premières années, souvent violente et conspiratrice, commençait à se former et à se montrer une opposition bien autrement redoutable, ce que M. Royer-Collard appelait « une nation nouvelle, » cette jeunesse que signalait M. Guizot, qui arrivait par degrés à la vie publique, impatiente de liberté et d’activité.

Déjà, en effet, se manifestait ce mouvement de rénovation qui embrassait la politique et les lettres, la philosophie et les arts. C’était le moment où un livre comme les Considérations sur la révolution de Mme de Staël remuait de vives intelligences, où les imaginations et les esprits, animés d’un souffle imprévu, s’essayaient au rajeunissement de la poésie, de l’histoire, des idées, où la pensée française commençait à s’étendre par l’étude des littératures étrangères. Par lui-même, ce mouvement n’avait sans doute rien d’hostile et de menaçant, il se conciliait avec la monarchie constitutionnelle, il n’excluait pas chez quelques-uns la fidélité royaliste; il pouvait cependant devenir dangereux, il l’était déjà après 1821, parce que dans cet avènement d’une génération impatiente de vivre l’inspiration dominante était toute libérale, parce que cette jeunesse qui arrivait se sentait la fille de la société de 1789, la complice des intérêts et des instincts nouveaux, l’alliée de toutes les revendications généreuses contre une réaction grandissante. Dans cette légion des jeunes de 1820 qui, à peine échappés à la discipline d’airain de l’empire, avaient respiré l’air d’un temps plus libre et plus doux, tous n’avaient pas la même origine, les mêmes traditions, les mêmes préoccupations ou les mêmes tendances.

Les uns, sortis de l’Université, de l’École normale où ils avaient été nourris de l’ardente parole de Victor Cousin, leur frère aîné et déjà leur maître, étaient des hommes d’étude instruits et réfléchis: celui-ci, Augustin Thierry, ayant l’instinct des résurrections historiques; celui-là, Jouffroy, délicat et profond psychologue ; Dubois, âme de polémiste supérieur; Damiron, critique juste et fin. Dispersés d’abord dans les lycées de province, ils s’étaient bientôt retrouvés à Paris, suspects, persécutés, bannis de leurs modestes fonctions universitaires, comme Cousin, Guizot étaient exilés de leur tribune de Sorbonne. Ils commençaient à former un groupe d’esprits indépendans et originaux, qui dépassaient par le vol de leurs idées les doctrines du XVIIIe siècle aussi bien que les préjugés révolutionnaires, et alliaient le spiritualisme philosophique à un libéralisme élevé en politique. D’autres, appartenant par leur naissance, par leurs relations de famille, à des classes sociales différentes, étaient des jeunes gens d’une brillante et forte culture, sans haine contre la restauration, mais vivement épris de liberté, de dignité nationale, de justice. Ils représentaient dans le nouveau libéralisme cette école mondaine et lettrée dont M. de Rémusat, qui en était, a reproduit les traits avec l’émotion du souvenir[1]. C’étaient des volontaires de la pensée que le mouvement des choses rapprochait bien vite des jeunes philosophes de l’École normale, et quelques-uns, notamment M. Duchâtel, M. Vitet, s’étaient rencontrés pour la première fois dans cette petite chambre de la rue du Four où Jouffroy professait avec une éloquence attachante, presque religieuse. Je ne parle pas de tous ceux qui, en dehors de la politique et de la philosophie, mettaient leur génie naissant à créer une poésie, une littérature nouvelle, un art nouveau.

Il y avait, en un mot, dans ce mouvement multiple et grandissant de jour en jour, toutes les Variétés de la vie, de l’éducation et des talens. Ce qui rapprochait tous ces esprits, ce qui est resté le caractère de ces années de la jeunesse du siècle, c’est la foi aux idées, l’ardeur généreuse des convictions, la sève morale ; c’est cette vivacité de passion d’une société renaissante, où l’on s’intéressait à tout, à la charte et à la poésie, aux luttes parlementaires et à une œuvre d’histoire, à une nouveauté littéraire comme à un discours de Royer-Collard, aux Méditations de Lamartine comme à une leçon de Cousin. Époque heureuse, après tout, où la violence même des combats de la politique et de l’esprit s’ennoblissait par la sincérité et par les illusions!

C’est dans ce monde si animé, si vivant, que M. Thiers, nouveau venu à Paris, était entré avec éclat. Il avait fait ses premières armes au Constitutionnel; il n’avait pas tardé à étendre ses relations, à nouer amitié avec tout ce qui était jeune comme lui, notamment avec M. de Rémusat, et tous ces talens qui s’élevaient à la fois se trouvaient même un instant réunis dans un recueil dont un homme actif, M. Coste, avait eu l’idée, les Tablettes universelles. Ce recueil existait déjà; on le réorganisait en rassemblant ces forces nouvelles sous l’autorité des noms les plus accrédités de l’opposition. C’était, à côté des journaux livrés aux improvisations d’une polémique ardente, un essai de « Revue » où l’on devait traiter « avec plus de soin et d’étendue les grandes questions de la politique et de la littérature. » M. de Rémusat se multipliait dans les Tablettes. C’est là qu’il publiait, sous ce titre le Choix d’une opinion, des pages d’une délicate fermeté qu’il a recueillies depuis, qui ressemblaient alors à un manifeste des jeunes libéraux mondains à l’adresse des salons. M. Dubois écrivait sur l’Université et sur M. de Lamennais, son orageux compatriote de Bretagne. M. Mignet parlait avec sagacité de la diplomatie, des affaires obscures de la Russie; d’autres écrivaient sur la philosophie, sur les « poésies de M. de Lamartine, » sur les essais historiques de M. Guizot. M. Thiers, pour son compte, s’était chargé de ce qu’on appellerait aujourd’hui une « chronique, » — d’un « bulletin politique 1) qu’il ne signait pas, où il retraçait périodiquement la situation, à ce moment troublé de la guerre d’Espagne : on était en 1823. Dans ces « bulletins » inconnus, curieux à relire, M. Thiers déployait dès lors une singulière sûreté de coup d’œil, l’intuition des affaires, le sens juste et fin des jeux de la politique, des ambitions et des rivalités des hommes. Il maniait la polémique avec un art souple et hardi ; mais cette alliance des forces nouvelles dans une même œuvre n’était que d’un moment. La disparition forcée des Tablettes laissait sans lien l’armée à peine en formation. Les universitaires, suivis de M. de Rémusat, de M. Vitet, de M. Duchâtel, de M. Duvergier de Hauranne, allaient, par la création du Globe, ouvrir en pleine restauration une école de critique supérieure et de philosophie destinée à devenir bientôt une puissance intellectuelle. M. Thiers revenait au Constitutionnel, ou plutôt il était un peu partout, guerroyant au Constitutionnel d’abord, écrivant un instant au Globe sur le Salon de peinture, poursuivant en même temps l’histoire de la Révolution qu’il venait de commencer, s’occupant de politique, de finances, d’art militaire, et partout montrant déjà ces qualités natives qui ont fait de lui le plus puissant, le plus lumineux des vulgarisateurs.

Au fond, en entrant avec ses jeunes contemporains dans le mouvement de la restauration, M. Thiers ne se confondait pas avec eux. Il était leur allié, il marchait sous le même drapeau, il se retrouvait à peu près avec eux dans les luttes décisives, il ne leur ressemblait pas. On peut bien dire que dans cet essor du commencement du siècle il a eu, dès le premier jour, une place particulière et distincte par l’originalité de sa nature et de ses idées, par la direction et même par la forme de son talent. Il a représenté presque seul avec M. Mignet, une nuance intellectuelle et politique du mouvement de la restauration. Il différait assurément des jeunes philosophes dont il était l’ami, qui allaient planter leur drapeau et dresser leur tente au Globe. Ceux-ci étaient des esprits réfléchis qui ne craignaient pas d’interroger les plus secrets problèmes de la destinée humaine et du monde nouveau, qui tentaient de dégager la vérité historique de la confusion du passé, la vérité morale de la confusion des systèmes. Sans désavouer le XVIIIe siècle, ils prétendaient relever la philosophie par un spiritualisme indépendant. En restant passionnément fidèles aux principes de la révolution française et de la société moderne, ils voulaient les féconder par un libéralisme supérieur, de même qu’ils admettaient dans la littérature, dans les arts, ce souffle d’inspiration rénovatrice qui s’est appelé le romantisme. Ils restaient en tout des penseurs généreux, des novateurs spéculatifs et doctrinaires.

M. Thiers, lui, n’a jamais été de cette famille d’esprits. Il a été de bonne heure de ceux qui trouvent que « l’univers bien compris n’est point désespérant » et qui restent volontiers dans la réalité, dans l’interprétation simple des choses. Il avait pour philosophie le sens commun ; en fait d’idées générales, le XVIIIe siècle, le siècle de Montesquieu et de Voltaire était visiblement encore sa tradition préférée. C’était la tradition de la raison lumineuse. Dans les écoles nouvelles, il n’aimait ni les théories qui transfiguraient l’histoire, la philosophie ou la politique, ni ce qu’il appelait le genre « impressif, » l’abus de l’analyse, de la rêverie solitaire. Pour lui, génie tout en dehors, il était né avec l’instinct de l’action, il aimait l’action pour elle-même, sous toutes les formes, dans toutes les conditions, en homme fait pour la comprendre, pour en ressentir les émotions généreuses. Il le disait à son début, dans son Éloge de Vauvenargues, comme s’il se donnait à lui-même un mot d’ordre : « La vie est une action, et, quel qu’en soit le prix, l’exercice de notre énergie suffit pour nous satisfaire parce qu’il est l’accomplissement des lois de notre être. » Il le répétait quelques années plus tard d’un accent plein de feu dans des pages sur les Mémoires du maréchal Gouvion Saint-Cyr, où il se plaisait à représenter l’homme de guerre en campagne, obligé de songer à tout au milieu des circonstances les plus extraordinaires et de périls de tous les instans: « Penser fortement, clairement au fond de son cabinet, est beau, disait-il ; mais penser aussi fortement, aussi clairement au milieu des boulets est l’exercice le plus complet des facultés humaines. «  Et il ajoutait résumant sa pensée : « L’homme est né pour agir. Qu’il soit ou ne soit pas destiné au bonheur, il est certain que jamais la vie ne lui est plus supportable que lorsqu’il agit fortement. Alors il oublie, il est entraîné et cesse de se servir de son esprit pour douter, blasphémer, se corrompre et mal faire. » L’idéal inné de M. Thiers c’est l’action, et avec cet instinct de l’action il en a la langue, une langue à lui, simple, claire, assez souvent négligée, toujours courante et vive. C’est ce qui explique le polémiste, l’écrivain, l’historien, avant d’expliquer le politique, le parlementaire et le ministre. C’est ce qui explique aussi comment et en quoi il différait dès lors de ces autres esprits sérieux, élevés, un peu dogmatisans, pour qui il avait plus d’estime que de goût et dont il parlait quelquefois dans l’intimité assez malicieusement. Il était homme à écrire un jour à Ampère : « Faites-nous de ces savans articles qui sont savans sans être insupportables comme ceux de nos amis du Globe. » Il y avait entre lui et les amis du Globe des incompatibilités d’humeur et de caractère qui n’ont pas laissé d’avoir un rôle dans la politique du temps.

Il différait, d’un autre côté, des libéraux mondains, de ces jeunes whigs français qui devenaient une des forces de l’opposition nouvelle. Ceux-là tenaient à la haute société, à des familles qui avaient occupé, qui occupaient la veille encore des fonctions publiques, et ils étaient avant tout des Parisiens. Ils se ressentaient de cette vie sociale qui, sans enchaîner l’essor de leurs convictions donnait à leur libéralisme un caractère particulier. M. Thiers avait une tout autre origine. Il a dit depuis dans un jour de libre familiarité; « Par ma naissance j’appartiens au peuple, par mon éducation je suis de l’empire, par mes goûts, mes habitudes, mes relations, je suis de l’aristocratie. » Il avait certes raison, il a été de la plus haute aristocratie, celle du génie. Il était fait pour être bientôt, selon le mot de M. de Talleyrand, non un parvenu, « mais un personnage arrivé. » A ses débuts, il avait l’originalité d’un nouveau venu portant dans le monde parisien la verdeur d’un jeune homme sorti d’une classe obscure et les saillies de sa nature méridionale. Il arrivait du fond de sa province avec ses idées et son talent. Par son âge comme par son esprit, il devait se lier avec les jeunes libéraux du monde qu’il rencontrait dans quelques salons, chez M. Laffitte, chez M. Ternaux; il allait plus loin qu’eux, il était naturellement d’une opposition plus avancée, plus révolutionnaire si l’on veut, et dès les premiers pas, dans cet article par lequel il se signalait, où il s’attaquait à M. de Montlosier relevant un drapeau d’ancien régime, il prenait hardiment position au cœur de la société créée par la révolution française. « M. de Montlosier, disait-il dans ce morceau qui avait déjà l’allure d’un discours, M. de Montlosier parle sans cesse des vanités plébéiennes, il rappelle continuellement notre bassesse et nos crimes. Je n’invoquerai pas les lois contre cette insulte aux classes, mais j’opposerai à ces injures chevaleresques le langage de ma raison bourgeoise et écolière. Oui, dirai-je à M. de Montlosier, nous avons des prétentions comme vous : c’est l’orgueil qui chez nous demande l’égalité, et qui chez vous la refuse; mais entre ces deux orgueils lequel est coupable, de celui qui demande le droit commun ou de celui qui le conteste? » Et tous ces défis d’ancien régime résumés par M. de Montlosier, le publiciste, la veille encore inconnu, les relevait avec la verve impétueuse d’un homme parlant au nom des classes nouvelles, visant à travers les théories du vieux patricien un gouvernement déjà troublé par l’esprit de réaction.

Ce qui reste caractéristique, c’est qu’il y a eu certainement un point, le point décisif du combat, où M. Thiers a été dès le premier jour plus vivement, plus directement engagé que les libéraux mondains et les philosophes de la jeune opposition. Sur la révolution et sur l’empire qui lui apparaissait comme la concentration victorieuse et coordonnée de la révolution, il avait ses idées arrêtées, son parti-pris. De naissance, d’instinct, d’éducation, d’imagination, il appartenait à cette époque de rénovation puissante, redoutable et glorieuse. Il s’avouait révolutionnaire et patriote tout net, sans subterfuge et sans quintessence. Sur ce point, il pensait et il sentait comme Manuel et comme Béranger; il allait plus loin que les jeunes libéraux, les modérés et les doctrinaires constitutionnels. En même temps, cependant, s’il semblait se séparer par certaines de ses hardiesses de ses amis de la jeune opposition, il échappait par son âge, par la vivacité de son esprit aux préjugés de la vieille opposition, du vieux libéralisme campé au Constitutionnel, De ce libéralisme représenté par le Constitutionnel, mélange singulier de fanatisme révolutionnaire, de réminiscences napoléoniennes, de démocratie ombrageuse, de philosophie du XVIIIe siècle et de superstitions classiques, M. Thiers ne prenait que ce qui convenait à sa nature. Il n’avait, quant à lui, ni les banalités d’irréligion à la Dulaure, ni les ressentimens jaloux à la Courier, ni envie, ni haine. Jusque dans ses opinions les plus vives, il gardait je ne sais quelle liberté aisée d’intelligence qui le détendait des vulgarités de parti, bien plus encore des passions de secte, et s’il se sentait de la race de Voltaire, il ne se confondait pas avec tous les voltairiens.

En un mot, il restait lui-même, avec ses instincts, avec ses dons naturels, entre les jeunes et les vieux libéraux, lié aux uns et aux autres par une pensée commune d’opposition, indépendant des uns et des autres par la liberté de son allure, par la vigoureuse souplesse d’un talent qui avait l’ambition, le goût et le pouvoir de régner.

III.

Qu’était-ce donc que M. Thiers dans ces brillantes et fécondes années de la restauration où il s’élevait de jour en jour, où il se dégageait rapidement de la mêlée universelle? Plus que tout autre, c’était un jeune fils des classes nouvelles, ne devant rien qu’à lui-même, entrant avec éclat dans un monde où tout était nouveau comme lui, où tout souriait aux hardiesses du talent. A peine arrivé depuis quelques années, presque depuis quelques mois, il avait déjà marqué sa place par le feu et la fertilité d’un esprit fait pour tout comprendre et tout entreprendre, pour pouvoir dire aux autres en leur donnant le signal de la marche : « Nous sommes la jeune garde! » Ce qu’il a été depuis avec plus de retentissement, sur de plus vastes théâtres, dans des conditions qu’il ne pouvait pas même entrevoir, il l’était, dans son premier essor, au début de cette prodigieuse carrière.

Il avait surtout la confiance, le puissant et élastique ressort des natures destinées à arriver à tout et à rebondir à travers les événemens d’un siècle ; il avait la confiance de l’homme qui sent croître ses forces, qui a hâte de prendre possession de la vie, et cette confiance ne se manifestait pas seulement chez lui par la netteté des idées, — de ces idées qu’il avait reçues toutes faites en naissant, disait-il, — par le ton décidé et tranchant de ses polémiques, de ses premiers écrits; il la portait pour ainsi dire dans tout son être, dans ses relations, dans les salons de M. Laffitte, de M. Ternaux, de M. de Flahaut, où avec sa petite taille, son accent méridional et sa verve étincelante, il intéressait autant qu’il étonnait. Il avait de l’assurance, il la justifiait par la supériorité et la variété de ses aptitudes. Il avait l’ardeur et la facilité du travail, une merveilleuse puissance d’assimilation, le besoin inné d’étendre ses conquêtes, je veux dire ses connaissances, l’art de s’instruire par la conversation, par ses rapports avec des hommes qui avaient l’expérience et l’autorité, qui pouvaient lui donner ce que l’étude solitaire ne donne pas toujours. Avec le baron Louis, qu’il avait séduit, qu’il se plaisait à consulter en le contredisant quelquefois et dont il a souvent parlé depuis en l’appelant son maître, il s’initiait aux détails d’un budget, il débrouillait les opérations de finance et de crédit. Avec le général Jomini, il étudiait les affaires militaires en homme déjà persuadé que « l’histoire de la guerre est une des bases de la science politique, » qu’on ne « sait à fond la carte d’un pays qu’en étudiant les combats dont il a été le théâtre, » et qu’on ne connaît bien aussi « les relations de ce pays avec les autres qu’en connaissant bien sa carte. » Avec les témoins ou les serviteurs de la révolution et de l’empire, dont il se faisait le familier, il avait l’impression directe, aussi juste que vive, des événemens et des personnages du grand drame français et européen. A tous il demandait le secret de leur expérience ou de leurs souvenirs, et en les interrogeant, en les écoutant, il les devançait, il discutait, il paraissait déjà tout savoir, guerre et politique, diplomatie, administration et finances.

Physionomie certes curieuse, singulièrement vivante ! Tout se réunissait ou se combinait dans ce jeune homme des classes nouvelles occupé à se frayer un chemin, — l’impétuosité et la mesure, l’imagination d’un artiste et la raison bourgeoise, l’ardeur d’un combattant engagé sous un drapeau d’opposition et l’instinct du gouvernement, la passion des grands intérêts et le goût des détails, l’art de tout animer, le mouvement, la décision avec la cordialité et la bonne humeur. C’était l’originalité de M. Thiers! Tous ces traits d’une nature heureuse, vivacité, souplesse, compréhension rapide, lucidité, tous ces traits, ils étaient déjà sans doute dans les coups d’essai par lesquels M. Thiers se signalait à son entrée dans les journaux ; ils se rassemblaient et s’accentuaient surtout dans une œuvre plus vaste, poursuivie pendant plusieurs années, qui était tout à la fois la révélation d’un talent grandissant, une nouveauté historique et un livre de combat politique, — l’Histoire de la révolution française.

L’homme était certainement fait pour l’œuvre, et on pourrait dire que M. Thiers en portait le germe à son arrivée à Paris. Il en traçait le programme, il en précisait du moins la pensée première et le dessin général dans ces pages ardentes par lesquelles il débutait au Constitutionnel, où, prenant à partie M. de Montlosier, il relevait et résumait les titres de la révolution française pour les opposer aux résurrections d’ancien régime. C’est l’esprit tout plein de cette pensée qu’il s’était mis au travail à la première occasion offerte par un libraire, sans pressentir encore peut-être l’étendue de ce qu’il entreprenait. Il avait commencé avec un prête-nom, ou une sorte de patronage d’un homme tombé depuis dans l’oubli, Félix Bodin, qui du reste ne lui donnait que son nom et avait le bon goût de s’effacer presque aussitôt. Au moment où M. Thiers s’engageait dans son immense entreprise, à ses côtés M. Mignet, lui aussi, abordait à sa manière, avec son esprit sobre et généralisateur, le redoutable problème de l’époque révolutionnaire. Les deux premiers volumes de M. Thiers paraissaient à l’automne de 1823 ; le vigoureux et saisissant précis de M. Mignet paraissait en 1824. Les deux amis travaillaient ensemble dans leur fraternelle intimité, comme des émules animés du même feu, allant au même but, se contrôlant et s’encourageant mutuellement. D’un seul coup la révolution française trouvait ses deux premiers historiens, et c’était là justement une œuvre aussi neuve que hardie, aussi délicate que difficile.

Ce qu’il y avait de hardi et de nouveau, c’était cette idée de ramener aux proportions historiques une époque si récente et si sombre, dont les résultats étaient sans doute écrits partout, dans la société, dans les lois, dans la transformation des mœurs, mais qui par elle-même restait encore enveloppée d’une redoutable obscurité. Jusque-là en effet, il y avait eu un étrange phénomène. L’empire, par la gloire militaire dont il occupait la nation, par le silence intérieur qu’il lui imposait, semblait avoir reculé dans un passé presque lointain les dix dernières années de l’autre siècle. En s’appropriant les bienfaits civils les plus incontestés de la révolution, l’empire avait mis l’interdit sur tout le reste ; il s’était étudié à imposer d’autorité, de force, si l’on veut, la paix entre les opinions, entre les passions, entre les classes, entre les vainqueurs et les vaincus, même entre la religion et la révolution. Il aurait voulu étouffer jusqu’aux souvenirs, et lorsque ces souvenirs avaient l’air de se réveiller, ne fût-ce que dans un discours académique comme celui de Chateaubriand à propos de Joseph Chénier et de son rôle pendant l’époque sombre, Napoléon éclatait avec violence contre ceux qui troublaient sa politique. Il ne voulait souffrir ni la réhabilitation ni le procès de la révolution; il aurait mieux aimé que de longtemps on n’en parlât plus. Son rêve était d’imprimer aux institutions et aux hommes une effigie nouvelle faite pour tout éclipser. Il avait réussi jusqu’à un certain point à détourner les esprits, à faire oublier le passé. Avec la restauration, le procès se ravivait; il n’était pas jugé ni même instruit. De la révolution que savait-on? Elle rappelait aux uns la terreur, le sang, le roi immolé, les persécutions et les spoliations, aux autres des événemens terribles où ils avaient eu un rôle.

La révolution n’était guère connue encore que comme une redoutable légende ou par des mémoires partiels, par des documens peu répandus, par des plaidoyers intéressés, par les témoignages des victimes et des acteurs survivans. Après quelques années, l’ouvrage qui répondait le mieux à l’idée d’une révision indépendante, d’un jugement supérieur, qui contribuait le plus aussi à réveiller une curiosité intelligente chez les jeunes générations, c’était le livre des Considérations de Mme de Staël ; mais ce n’était qu’un essai, un programme de philosophie libérale et constitutionnelle. Pour la première fois, avec M. Thiers et M. Mignet, la révolution française était ressaisie, interrogée et décrite dans son ensemble et dans ses détails, dans sa marche orageuse à travers des péripéties toujours nouvelles et toujours sanglantes, dans ses excès et dans ses ambitions légitimes, dans le mouvement de ses partis comme dans le déploiement de sa puissance, dans ses personnifications sinistres ou héroïques. Tout ce passé sortait du domaine des légendes et des souvenirs pour reparaître à tous les yeux dans sa réalité vivante, multiple et pathétique.

C’était la première histoire de la révolution, et cette histoire, elle était écrite par des hommes qui devaient à leur âge de n’avoir point été mêlés à ce passé qu’ils racontaient, d’être étrangers aux fautes et aux crimes d’une époque de combat. Les deux écrivains, par leur jeunesse et par la position où ils se trouvaient placés, avaient l’avantage de pouvoir profiter des témoignages des derniers survivans u sans partager leurs passions, » comme aussi de pouvoir rester attachés à la cause de la révolution « sans la confondre avec ceux qui l’avaient mal servie. » Leurs ouvrages, loin de se nuire ou de se contrarier, se complétaient par la diversité des talens. Celui de M. Mignet était comme une condensation savante et lumineuse de vingt années de révolution dans un récit d’un vigoureux relief[2] ; il s’inspirait visiblement d’une pensée réfléchie, d’une certaine philosophie de l’histoire, et ce que M. Mignet résumait dans un précis demeuré un modèle, M. Thiers le racontait avec mille détails, avec une curiosité infinie de toutes choses, — avec le même esprit. L’un et l’autre rendaient à la révolution de France le service de la débrouiller, et en la débrouillant de la représenter non plus comme une convulsion accidentelle d’anarchie, mais comme une crise fille de la logique de l’histoire, mère et source d’une société nouvelle.

Parce que M. Mignet et M. Thiers, dans leurs récits, faisaient la part de la nécessité, de la puissance irrésistible des choses, parce qu’au lieu de scinder ou de renier la révolution, ils l’embrassaient tout entière et ils s’efforçaient de l’expliquer, est-ce à dire que ces jeunes esprits fussent comme les complices rétrospectifs de tout ce qu’ils racontaient? Était-ce la réhabilitation indistincte, systématique et inquiétante de toutes les phases de la révolution, de la terreur aussi bien que de la défense du sol menacé, des tyrannies sanguinaires, spoliatrices aussi bien que des actes destinés à survivre ? Était-ce la glorification de la fatalité, du succès, du fait accompli? Il y avait sans doute parfois une certaine indulgence déguisée sous l’impartialité. Assurément ces jeunes annalistes d’un temps qui n’avait pas eu encore d’histoire ne voulaient point incliner tous les sentimens de vérité et de justice devant la déesse d’airain, la fatalité ; ils n’avaient pas la pensée de réhabiliter les crimes, de prendre le succès pour unique et souveraine mesure des actions humaines, d’idéaliser les moyens révolutionnaires. S’ils considéraient la révolution comme nécessaire et légitime dans son principe, ils la regardaient pour le reste comme l’œuvre des hommes, comme le résultat de leurs passions, de leurs aveuglemens, de leurs fureurs, de leurs efforts contraires. « La révolution, disait M. Mignet, a eu beaucoup d’obstacles à vaincre, ce qui a produit des excès passagers à côté de bienfaits durables. Les privilégiés ont voulu l’empêcher, l’Europe a tenté de la soumettre et, forcée à la lutte, elle n’a pu ni mesurer ses efforts, ni modérer sa victoire. La résistance intérieure a conduit à la souveraineté de la multitude et l’agression du dehors à la domination militaire. Cependant le but a été atteint malgré l’anarchie et malgré le despotisme. » Je ne dis pas que d’autres interprétations n’aient été possibles: celle des deux jeunes émules n’excluait ni la pitié pour les vaincus, ni la sévérité pour les violens triomphateurs d’un jour, ni la liberté à l’égard de tous. Elle ouvrait, pour ainsi dire, un cadre à la fois précis et flexible, où M. Thiers particulièrement pouvait se déployer à l’aise, avec ce qu’il a appelé depuis la première qualité de l’historien, l’intelligence, — l’intelligence pour tout comprendre, avec le don de la clarté pour tout remettre dans son vrai jour.

Ce qui a fait de l’Histoire de la révolution française de M. Thiers un livre d’un intérêt durable qui a pu être complété, rectifié ou contesté, mais qui, dans son ensemble, n’a pas été sérieusement dépassé, c’est le mouvement et la vie, c’est l’art de ranimer, de coordonner ce drame confus, puissant et terrible qui commence à la veille de 1789, qui s’achève ou du moins a un dénoûment provisoire au 18 brumaire. Les premiers volumes se ressentaient encore sans doute de certaines hésitations de talent. A mesure que l’auteur pénétrait dans le drame, il semblait en saisir mieux l’étendue. Il s’avançait d’un pas plus assuré, sans regarder derrière lui, s’attachant peu aux pouvoirs qui se succédaient, entraîné lui-même dans le mouvement, allant de crise en crise, de l’éclipse tragique et émouvante de la monarchie aux convulsions de la république naissante, des délires furieux de la convention et de la terreur aux épuisemens, aux velléités de réorganisation régulière du directoire.

Il déroulait le tissu des événemens comme s’il eût écrit le bulletin d’une longue bataille, faisant passer dans ses abondans et faciles récits les hommes, les partis acharnés à s’immoler les uns les autres, la révolution tout entière concentrée dans un gouvernement formidable pour tenir tête à la guerre civile et à l’invasion étrangère. Il portait la lumière, il rétablissait une sorte d’ordre dans le chaos obscur et sanglant où se débattait la société française. Sur deux points il se montrait particulièrement nouveau et supérieur. D’un côté il exposait avec autant de savoir que de netteté toute la partie économique et financière de la révolution, les bouleversemens du crédit, les combinaisons de Cambon, la création du grand livre ; d’un autre côté il se plaisait à décrire avec l’instinct le plus vif et le plus sûr, avec un art attachant, les opérations de guerre, l’organisation et la marche des armées, la campagne de l’Argonne, les batailles de Sambre-et-Meuse ou du Rhin, la première campagne d’Italie, l’expédition d’Egypte. Il racontait la guerre en stratégiste comme il racontait en financier la création du grand livre. C’est encore le charme de ses récits.

Il racontait la révolution en homme qui l’aimait dans ce qui l’ennoblissait et la relevait, qui en subissait la fascination au point de jeter trop facilement un voile sur ce qu’elle avait de plus sombre, qui à aucun moment ne consentait à se séparer d’elle. Il se laissait emporter à ce courant, et c’est avec une entraînante vivacité d’émotion que, touchant déjà presque au terme, au lendemain de la campagne d’Italie, oubliant les crimes et les malheurs pour ne se souvenir que de l’éclair de gloire qui venait de Rivoli, il écrivait cette dernière page d’un de ses derniers volumes : «Jours à jamais célèbres et à jamais regrettables pour nous ! à quelle époque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande? Les orages de la révolution paraissaient calmés ; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempête. On regardait ces restes d’agitation comme la vie d’un état libre. Le commerce et les finances sortaient d’une crise épouvantable… toutes les voix étaient libres. La France, au comble de la puissance, était maîtresse de tout le sol qui s’étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux Alpes. D’admirables armées faisaient flotter les trois couleurs à la face des rois qui avaient voulu l’anéantir. Vingt héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l’âge et le courage, conduisaient les soldats à la victoire. Hoche, Kléber, Desaix, Moreau, Joubert, Masséna, Bonaparte et une foule d’autres encore s’avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers ; mais aucun œil, si perçant qu’il pût être, ne voyait dans cette génération de héros les malheureux ou les coupables. Aucun œil ne voyait celui qui allait expirer à la fleur de l’âge, atteint d’un mal inconnu, celui qui mourrait sous le poignard musulman ou sous le feu ennemi, celui qui opprimerait, celui qui trahirait sa patrie : tous paraissaient grands, purs, heureux, pleins d’avenir ! Ce ne fut là qu’un moment, mais il n’y a que des momens dans la vie des peuples comme dans la vie des individus… »

M. Thiers écrivait l’histoire avec l’originalité de sa nature et de son esprit : originalité assurément différente de celle de M. Guizot ressaisissant les lois de la civilisation française et retraçant en philosophe, en doctrinaire, en écrivain toujours un peu abstrait, les progrès des nations européennes; originalité différente aussi de celle d’Augustin Thierry, le grand artiste des résurrections du passé. M. Thiers, lui, écrivait en politique, un peu en tacticien, en homme d’action : ses récits étaient encore de l’action. Il avait dans les luttes de l’esprit quelque chose de ces jeunes héros dont il aimait à évoquer la mémoire, et l’Histoire de la révolution française était sa campagne d’Italie, brillante, retentissante. Un soir de ce temps-là, dans le salon du prince de Talleyrand, on parlait de ce livre, dont les derniers volumes avaient déjà paru. Des royalistes le critiquaient avec amertume comme la plus audacieuse réhabilitation de l’époque révolutionnaire, ils ne voyaient pas tout ce qu’il y avait sous ce feu de vive et nette intelligence des choses de gouvernement. M. de Talleyrand écoutait tout et finissait par dire : « Je pense que M. Thiers, qui est au fond un esprit très monarchique, écrirait encore mieux l’histoire de l’empire; je crains seulement que vous ne lui en laissiez pas le temps. » Le rusé diplomate qui avait des coquetteries pour la jeunesse, démêlait dans l’écrivain le politique fait pour un plus grand rôle et dans l’œuvre présente l’œuvre future; mais l’heure n’était pas encore venue. Pour le moment l’histoire de M. Thiers restait le livre le plus complet, le plus éclatant sur la révolution. Elle avait l’à-propos, le mérite de répondre à toute une situation morale et politique, le retentissement d’un succès populaire dans les classes nouvelles, dont elle reconstituait la tradition, dont elle flattait les instincts. Elle était, sous la forme historique, comme le manifeste du libéralisme militant opposé à la contre-révolution qui occupait déjà le pouvoir et les chambres, qui essayait de renaître et de s’organiser sous le nom de la restauration.


IV.

On comptait déjà plus de dix années de vie constitutionnelle. On touchait à ce point culminant de 1827-1828, où le ministère Villèle venait de succomber dans les élections, où la lutte des partis s’animait de jour en jour, où l’opposition grandissait par l’affluence des talens, par la vivacité des griefs, par les complicités croissantes de l’opinion.

A parler franchement, après tant d’espérances déçues et tant d’efforts trompés, on peut bien dire désormais qu’il y avait plus de passion que de raison et de prévoyance dans ces luttes, que cette opposition se laissait emporter trop loin à l’égard d’un gouvernement plus agité, plus égaré que sérieusement menaçant. Telle qu’elle était, cette restauration, elle avait été assurément un bienfait. En dix années, tout avait singulièrement changé. La France n’était plus la grande vaincue rançonnée et humiliée de 1815. Diplomatiquement, elle avait repris sa place en Europe avec M. de Richelieu, elle avait reconquis son crédit dans les cours et auprès des peuples. Rien ne se faisait plus sans elle, et cette guerre d’Espagne elle-même, qui avait été un grief pour les libéraux, elle avait du moins servi à réveiller un peu partout le sentiment d’une nation militaire toujours vivante. La France pouvait peser encore dans les conseils du poids de son alliance et de son armée rajeunie, ramenée au feu. Intérieurement la liberté pouvait être laborieuse, contestée, soumise à de pénibles épreuves, à de dangereux mouvemens de réaction, elle gardait toujours sa vivace et irrésistible énergie; elle avait pour elle l’opinion, l’instinct de la France nouvelle, le régime constitutionnel, le mouvement des esprits, toutes les forces morales conspirant pour sa défense. La restauration était heureusement condamnée à ne pouvoir gouverner qu’un pays libre. Les armes dont on se servait contre elle, c’est elle qui les avait données, et M. de Rémusat disait avec sa leste bonne grâce : « Je n’ai jamais eu un grand fonds d’aigreur contre la restauration; je lui savais gré en quelque sorte de m’avoir donné des idées que j’employais contre elle. » Ce brillant essor des intelligences qui a été l’honneur d’un temps, qui aurait pu en être la force, c’est par elle qu’il avait été possible.

La France lui avait dû de se relever de toute façon en dix années. Au fond, entre la royauté et la France nouvelle, entre la restauration et les libéraux, il n’y avait aucune incompatibilité absolue. Le grand traité d’alliance entre eux était toujours la charte; mais il y avait une fatalité, un redoutable malentendu : il y avait la défiance ! La restauration ne croyait pas à la sincérité des libéraux; elle voyait dans le libéralisme la révolution toujours prête à renaître, elle se raidissait contre le péril et en montrant ses alarmes elle irritait l’opposition sans pouvoir la dominer. Les libéraux à leur tour ne croyaient pas à la sincérité de la restauration; ils voyaient en elle une ennemie de la société nouvelle, de la charte elle-même, ils ne cachaient pas leurs soupçons, et ils ne faisaient qu’ajouter au trouble d’un gouvernement prompt aux réactions.

C’est ce fatal malentendu qui compromettait tout. Il y avait sans doute des trêves, des momens où un souffle de conciliation semblait tempérer la lutte, dissiper les ombrages, et la dernière de ces trêves était le ministère Martignac en 1828; mais ce n’était encore qu’une trêve. La défiance restait au fond des cœurs, obstinée et agressive chez les uns, mesurée et attristée chez les autres; elle était pour ainsi dire l’âme de cette opposition libérale, qui devenait une armée aussi nombreuse que puissante. Les plus modérés avaient évidemment cru d’abord à une alliance possible, durable, de la légitimité et du régime constitutionnel; parfois, au moindre signe favorable, ils y croyaient encore, peu à peu ils y croyaient moins. M. Thiers, quant à lui, était de ceux qui n’y croyaient pas du tout. Plus que tout autre il se sentait engagé dans cette guerre de la défiance par ses instincts, par ses amitiés, par ses opinions sur la révolution, par cette Histoire même qu’il avait achevée en 1828, qu’il terminait par ces mots : « La liberté n’est pas encore venue, elle viendra! » Assurément M. Thiers ne conspirait pas, il n’avait dans sa nature rien de l’irréconciliable; il ne mettait ni haine ni fiel dans son opposition. Il ne croyait pas à la restauration, il la combattait avec toutes les ressources d’un talent agrandi par l’étude, avec une dangereuse habileté, en polémiste à qui M. Royer-Collard pouvait dire un jour : « Vous les attaquez bien vivement, vous jouez bien la partie. Cela me fait peine, mais que puis-je? la raison est de votre côté. » M. Thiers cependant, lui aussi, avait pu croire que les luttes décisives allaient être tout au moins ajournées par l’avènement du ministère Martignac, et même à ce moment il avait formé un projet singulier. Il étudiait le système du monde, il se proposait d’écrire une Histoire générale, et pour réaliser son dessein tel qu’il l’avait conçu, il songeait tout simplement à accompagner le capitaine Laplace prêt à partir pour un voyage de-circumnavigation. Il avait trouvé auprès du ministre de la marine, M. Hyde de Neuville, le plus aimable empressement. Il touchait déjà au départ lorsque tout à coup, le 8 août 1829, l’arrivée au pouvoir de M. de Polignac venait changer ses projets et le retenir à Paris en lui offrant l’occasion la mieux faite pour le tenter et pour l’enflammer.

Avec le ministère Martignac, les derniers beaux jours de la restauration s’en allaient. Avec le ministère Polignac éclatait partout en quelque sorte le sentiment d’une crise prochaine et décisive. On n’avait pas besoin de retenir M. Thiers, de le détourner de son voyage, on n’avait pas à lui dire deux fois : « Restez et combattons! » Il avait déjà pris son parti de rester et de combattre. Il était prêt à entrer dans les luttes nouvelles, non plus en débutant, inconnu et impétueux comme en 1822, mais avec l’autorité du talent et du succès, avec le nerf d’un tacticien aussi habile que hardi, avec des idées assurées et un but précis. Il avait devant lui l’ennemi, la contre-révolution ostensiblement assise au pouvoir, saisissable et menaçante. Il avait un moment songé à chercher dans le Constitutionnel un instrument de combat, mais il y avait eu quelque difficulté avec le vieux journal. Tout devait être nouveau dans une situation si nouvelle. C’est l’origine du National, né des circonstances et pour la circonstance, avec le concours de M. Thiers, de M. Mignet et d’un jeune talent moins connu alors, Armand Carrel. Tandis qu’à ses côtés le Globe, avec M. Dubois, avec M. de Rémusat, accentuait l’opposition des jeunes philosophes du libéralisme, M. Thiers, lui, engageait au National une véritable campagne qui commençait aux premiers jours de 1830 pour se dénouer six mois après au bruit d’une révolution, en pleine victoire.

Ce n’est plus ici l’historien allant chercher dans un passé orageux les titres de la société moderne; ce n’est pas non plus seulement un polémiste harcelant un ministère : c’est un politique à la stratégie savante, se servant d’un journal pour une action déterminée, mettant le siège autour d’un pouvoir suspect, traçant d’heure en heure dans le feu du combat tout un programme de conquêtes libérales. J’ai dit que l’Histoire de la révolution était la campagne d’Italie de M. Thiers; on pourrait bien plutôt caractériser ainsi cette lutte de six mois menée avec autant de précision que d’irrésistible vigueur. Il faut bien se rendre compte de ce que pensait et voulait M. Thiers, puisque c’est ce qu’il a toujours pensé et voulu dans sa longue vie, puisque c’est déjà l’homme d’état tout entier à l’œuvre avec ses vues familières, ses procédés et ses mots retentissans.

Assurément il était de ceux qui voyaient la destinée des Stuarts écrite sur le visage des Bourbons aînés, comme d’autres, en ce moment même, voyaient « les ordonnances écrites sur le visage des ministres du 8 août. » Il croyait la restauration fatalement vouée à des tentatives meurtrières de réaction, il croyait aussi que la nation serait un jour ou l’autre réduite à résister, à se défendre : il acceptait toutes les chances de ce duel. Il n’hésitait devant aucune des extrémités du conflit, et en cela il avait ce qu’on peut appeler le sentiment révolutionnaire; mais il n’était révolutionnaire qu’en cela. Au fond il restait, selon le mot de M. de Talleyrand, « un esprit très monarchique, » très préoccupé de sauvegarder à travers tout les conditions d’un gouvernement régulier. Il avait la prétention de ne chercher son point d’appui que dans la légalité, dans les institutions, dans la charte, dans les libertés qu’elle consacrait. L’habileté profonde et redoutable de sa tactique était justement d’enlacer la faction royaliste maîtresse du pouvoir, de l’enfermer dans la loi et de la réduire à l’alternative d’en sortir avec effraction ou d’y périr étouffée. Dès le premier jour, M. Thiers, donnant le ton aux polémiques du National, n’hésitait pas à préciser ainsi la lutte entre ceux qui voulaient la charte, toute la charte, rien que la charte, et ceux qui depuis quinze ans ne cessaient de la menacer par une série d’entreprises venant se résumer et se concentrer dans un dernier défi sous le nom du ministère Polignac. Il avait merveilleusement choisi et défini le terrain où, appuyé à la légalité, il pouvait se déployer à l’aise, porter la guerre au camp ennemi, enflammer l’opinion et la préparer à toutes les résistances en faisant son éducation constitutionnelle.

Principes et usages des régimes libres, droits du parlement et du peuple, droit de se défendre contre la violation des lois même au besoin par le refus du budget, il remuait tout, il éclairait tout avec une hardiesse calculée et mesurée. A ceux qui croyaient l’embarrasser en lui demandant s’il voulait refaire une révolution de 89, il répondait que de tels événemens ne se reproduisaient pas deux fois, que c’était une grave extrémité. « Une révolution, poursuivait-il, est une chose si terrible, quoique si grande, qu’il vaut la peine de se demander si le ciel nous en destine une. Examinant sérieusement la chose, nous nous sommes dit qu’il n’y avait plus de Bastille à prendre, plus de trois ordres à confondre, plus de nuit du 4 août à faire, plus rien qu’une charte à exécuter avec franchise et des ministres à renverser en vertu de cette charte. Ce n’est pas là sans doute une besogne facile; mais enfin elle n’a rien de sanglant, elle est toute légale, et bien aveugles, bien coupables seraient ceux qui lui donneraient les caractères sinistres qu’elle n’a pas aujourd’hui. » Et, un autre jour, après avoir parlé de la révolution d’Angleterre et de la révolution française, de ce qui s’était passé pour Charles Ier et pour Louis XVI, de ce qui ne devait plus se passer, il ajoutait avec un mélange de menace d’un autre genre et de pitié, comme par un pressentiment : « Quand Jacques II, après avoir éloigné ses amis de toutes les opinions et de toutes les époques se trouva isolé au milieu de la nation morne et silencieuse; quand éperdu, effrayé de sa solitude, ce prince, qui était bon soldat, bon officier, prit la fuite, personne ne l’attaqua, ne le poursuivit, ne lui fît une offense. On le laissa fuir en le plaignant. » Avant que six mois fussent écoulés, c’était l’histoire du roi Charles X partant pour Cherbourg !

A ceux qui, pour le malheur du vieux roi, se plaisaient à rêver encore une monarchie semi-absolue, mêlée de réminiscences d’ancien régime et de velléités dictatoriales, M. Thiers opposait une vive peinture de la monarchie constitutionnelle telle qu’elle devait être, avec ses conditions, avec ses traits essentiels. « Un roi héréditaire, disait-il, inviolable dépositaire du gouvernement, obligé d’en confier l’exercice à des ministres responsables qui font pour lui la paix, la guerre, rédigent les lois, administrent la fortune publique, sur lesquels la sévérité nationale punit les fautes commises; un roi placé ainsi dans une région supérieure où il siège au-dessus des coups de l’ambition, au-dessus des traits de la haine publique... Au-dessous de ce roi, une pairie que son hérédité rende indépendante des ministres et que ses lumières rendent dépendante de l’opinion... A côté de cette pairie, une assemblée élective composée de tous les hommes distingués par l’industrie, par les armes, par les sciences, les arts, — envoyée pour représenter le pays, faire prédominer son esprit, non pour nommer les ministres, mais pour les faire nommer par l’usage qu’elle fait de ses votes, — n’administrant point de ses mains, mais par les mains des hommes qui ont sa confiance : un tel ensemble d’institutions compose le gouvernement le plus calme et le plus libre, le plus balancé et le plus vigoureux. C’est celui qu’au XIXe siècle, entre le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et l’Océan, on peut et on doit souhaiter à la France !.. Si c’est la vraie royauté, c’est aussi la vraie république, mais la république sans ses orages. Elle a ses mouvemens, ses passions, ses éclats d’éloquence, ses élévations, ses chutes subites, mais tout cela sous des formes plus régulières et plus belles. Elle a ses césars aussi, mais chez elle les césars sont des Chatham, des Pitt, des Canning. Ils arrivent non à la tête des armées, mais à la tête des majorités; ils sont renversés non par des armées, mais par des majorités. On ne les poignarde pas, on les envoie à la chambre des pairs. Ainsi dans cette république monarchique, le génie s’élève sans usurper, sans périr, sans bouleverser l’état. La vérité se fait jour, le cœur humain s’agite, se satisfait et l’ordre règne... » Une fois lancé dans cette voie des interprétations hardies, il se plaisait à représenter cette monarchie constitutionnelle sous toutes ses faces, dans ce qu’elle avait de favorable à la « grandeur nationale de la France » comme à la « vraie liberté. » Il en définissait de toute façon les conditions pratiques, positives, et il en venait bientôt à hasarder ce mot, destiné à rester comme la formule du régime parlementaire : « Le roi règne et ne gouverne pas! » M. Thiers avait dès lors de ces mots expressifs, décisifs, qu’il a reproduits plus d’une fois au courant de sa carrière : «Le roi règne et ne gouverne pas !.. Si on ne veut pas passer la Manche, on passera l’Atlantique!.. » En d’autres termes, si on ne veut pas se contenter de la monarchie à l’anglaise, on risque d’avoir la république à l’américaine.

Y avait-il malgré tout, dans ces polémiques tour à tour menaçantes ou ingénieuses, une arrière-pensée plus précise et, pour dire le mot, une préméditation conspiratrice en faveur d’un changement dynastique? En réalité, M. Thiers n’avait eu encore à cette époque aucune relation avec le prince vers qui se tournaient déjà bien des regards. Il n’avait jamais vu M. le duc d’Orléans, il n’avait eu avec lui aucune communication indirecte ou directe. Il n’allait au Palais-Royal ni comme un confident ni comme un hôte, et il n’était pas même, je crois, de cette fête du printemps de 1830, donnée pour le roi de Naples, fête vraiment napolitaine où, selon M. de Salvandy, « on dansait sur un volcan. » Il ne faudrait pas cependant être plus naïf que ne l’était M. Thiers. Il est bien certain qu’avec ses sentimens pour les Bourbons aînés, avec ses opinions, avec cette conviction qu’il n’y avait plus nécessité d’une révolution d’institutions en France, mais qu’il pouvait y avoir un « accident » changeant les personnes royales, — il est bien certain, dis-je, qu’avec ces idées, il n’en était pas à s’interroger sur cette éventualité d’une substitution dynastique. Il ne rappelait pas si souvent la révolution anglaise de 1688 sans pousser dans le secret de son esprit l’analogie jusqu’au bout. Apparemment il mettait bien un nom sous ce portrait qu’il traçait un jour du prince qui conviendrait à la France : « Des vertus simples, modestes, solides, qu’une bonne éducation peut toujours assurer chez l’héritier du trône, qu’un pouvoir limité ne saurait gâter; voilà ce qu’il faut à la France! voilà ce qu’elle souhaite ! » Évidemment il faisait entrer ce nom sous-entendu et cette idée, avec bien d’autres, dans ses calculs. Il avouait parfaitement d’ailleurs qu’il n’avait pas le secret de l’avenir, que cet avenir était dans les mains de ceux qui pouvaient tout apaiser comme ils pouvaient déchaîner l’orage. Pour le moment, il s’efforçait de tenir ferme sur son terrain de monarchie libérale. Il passait son temps, ainsi qu’il l’écrivait gaîment à Ampère, à éclaircir « le gâchis pour les électeurs à cent écus. » Toute cette campagne du National, en un mot, il la conduisait avec une prodigieuse dextérité, redoublant de souplesse audacieuse sous les répressions, toujours prêt à la défense ou à l’attaque, entraînant les uns, retenant les autres, jouant entre tous le rôle d’excitateur et de guide.

Rien ne représente mieux peut-être M. Thiers à ce moment d’activé expansion qu’un portrait singulièrement vivant tracé par Lamartine dans le récit d’une rencontre qu’il avait eue un peu par hasard avec l’historien de la révolution. Les deux hommes n’étaient guère faits pour s’entendre. Ils ne se ressemblaient ni par la naissance, ni par l’éducation, ni par l’esprit, ni par les idées, ni par les affinités sociales et politiques; il n’y avait entre eux d’autre lien que l’attrait mutuel de deux talens également supérieurs dans des sphères différentes. Cet attrait existait. Lamartine ne cachait pas qu’il avait du goût pour M. Thiers « comme on a des préférences dans le camp ennemi ! » M. Thiers, quoique peu porté de son naturel à la rêverie, se faisait un plaisir de saluer dans le National l’apparition des Harmonies. Un ami commun, M. Auguste Bernard, revenu depuis peu des colonies, avait voulu réunir, sans aucune intention politique, uniquement par amitié, le poète attaché aux Bourbons et le jeune polémiste du National. C’était un soir du printemps de 1830 que se rencontraient ces trois hommes destinés l’un à l’oubli, les deux autres à des rôles retentissans. Ils étaient réunis chez Véry au Palais-Royal, dans un repas intime animé de la plus cordiale liberté.


Je vis, a dit Lamartine, un petit homme taillé en force par la nature, dispos, d’aplomb sur tous ses membres comme s’il eût été toujours prêt à l’action, la tête bien en équilibre sur le cou, le front pétri d’aptitudes diverses, les yeux doux, la bouche ferme, le sourire fin, la main courte, mais bien tendue et bien ouverte, comme ceux qui, selon l’expression plébéienne, ont le cœur sur la main...

L’esprit était comme le corps, d’aplomb sur toutes ses faces, robuste et dispo. Peut-être, comme un homme du Midi, avait-il un sentiment un peu trop en saillie de ses forces. Il parlait le premier, il parlait le dernier, il écoutait peu les répliques; mais il parlait avec une justesse, une audace, une fécondité d’idées qui lui faisaient pardonner la volubilité de ses lèvres... c’étaient l’esprit et le cœur qui causaient. Nous avions en vain exclu la politique de l’entretien; elle rentrait par la fenêtre ouverte. Il s’abandonna au courant du jour; il jugea sans haine mais avec une sévérité tempérée seulement par ses égards pour moi, la situation de Charles X et celle du duc d’Orléans, dont il me montrait de la main les fenêtres de l’autre côté du jardin. On voyait qu’en secouant le vieux trône, il tenait déjà une monarchie en réserve dans le palais des révolutions. Il semblait l’évoquer du geste dans la certitude anticipée de la gouverner, mais sans prévoir qu’il contribuerait également à la perdre. Il y avait assez de salpêtre dans cette nature pour faire sauter dix gouvernemens. Ce qui me frappa surtout, et oserai-je le dire, ce qui me convainquit de l’immense supériorité de ce jeune homme sur toutes les médiocrités de l’opposition aux Bourbons, c’est le mépris de son propre parti, vertu de vieillesse à laquelle on arrive ordinairement avec les années, mais qu’il professait hautement avant l’âge par la seule justesse et par la seule fierté de son esprit.

Je sortis plus convaincu que jamais de la perte de la restauration, puisque la Providence lui avait suscité un tel ennemi; mais je sortis en même temps charmé d’avoir rencontré un ennemi digne d’être combattu, un esprit brave et résolu dans une légion d’hommes de parti médiocres...


V.

C’est M. Thiers dans cette allure de jeunesse militante, dans le feu de ce mouvement de 1830 où se préparait une révolution pour laquelle tout conspirait, gouvernement et opposition, qui était à demi faite, tout au moins commencée le jour où à l’adresse altière des 221 on avait répondu par une dissolution irritée de la chambre. De toutes parts, sous toutes les formes, les droits du peuple et les droits du roi se trouvaient ouvertement en présence : les uns et les autres avaient leurs champions. S’il y avait, par une dernière faveur de la fortune, une circonstance faite pour détourner ou tempérer les crises prochaines, c’était cette expédition d’Alger qui venait d’être entreprise, qui mêlait une diversion d’honneur national aux agitations intérieures du moment. Elle aurait pu rallier les esprits, elle ne les ralliait pas : elle n’était pour l’opposition, pour son jeune leader du National, qu’une cause de défiance de plus, un grief nouveau, — peut-être pour le roi, pour son premier ministre M. de Polignac, une cause d’illusion de plus.

Le roi Charles X était un prince bien intentionné, sincère dans ses superstitions de race et de foi, aimant l’honneur de la France, haïssant d’instinct tout ce qui venait de la révolution, agité au souvenir de Louis XVI, mêlant tout cela dans une tête légère et allant les yeux fermés au-devant d’un danger qu’il créait ou qu’il augmentait par ses craintes et par ses défis. À cette fête du 31 mai 1830 donnée pour les princes napolitains au Palais-Royal, le vieux roi, qui avait accepté avec bonne grâce l’invitation du duc d’Orléans, s’était rapproché un moment d’une fenêtre et, regardant le ciel constellé, par une soirée merveilleusement pure, il disait : « Voilà un beau temps pour ma flotte d’Alger; dans ce moment mon armée doit toucher la côte d’Afrique! » Quelques jours après Alger, était pris, l’armée avait planté le drapeau français sur la terre d’Afrique. On était en pleine crise d’élections, et l’archevêque de Paris, Mgr de Quelen, en ordonnant un Te Deum pour célébrer cette rapide victoire, ajoutait ces dangereuses paroles : « Ainsi soient traités partout et toujours les ennemis de notre seigneur et roi! Ainsi soient confondus ceux qui osent se soulever contre lui! » C’était par trop laisser voir qu’avec cette victoire des armes françaises on s’enhardissait à la politique de combat à l’intérieur, et ces appels à la force répétés autour du gouvernement avaient d’autant plus de signification qu’ils semblaient répondre aux élections toutes libérales qui s’accomplissaient.

Tout devenait pressant en effet : ou il fallait se préparer à céder devant la chambre nouvelle, convoquée pour le 3 août, ou il fallait agir sans plus de retard. Le coup d’état était déjà dans l’air; il s’annonçait assez pour que M. Thiers, relevant les bruits qui couraient dans Paris, précisant les projets attribués au ministère, ne craignît pas de dire un jour : « Nous entendons par coup d’état ne pas réunir la chambre, casser les élections, fonder un nouveau système électoral par ordonnance. Tout cela fait en s’appuyant ou non sur l’article 14, avec un motif ou un autre, est pour nous un coup d’état. Voilà ce qu’on croyait ce soir... On disait encore la presse menacée la première. Cela ne nous étonnerait point, car dans le mouvement qui vient d’avoir lieu en France, la presse a l’honneur, qu’elle ne désavoue pas, d’être le principal coupable; mais elle résistera, elle se fera condamner s’il le faut, et protestera de tous ses moyens contre la violation des lois...» Et, comme pour mettre un raffinement de plus dans ses défis, il ajoutait : « Nous ne croyons pas encore aux bruits qui circulent... Les ministres ne voudront pas jouer leurs têtes pour faire honneur à la parole de leurs partisans. L’heure fatale viendra sans doute, car il n’y a malheureusement pas d’exemple d’un parti corrigé par l’expérience, mais cette heure n’est pas venue : nous ne la craignons ni ne la souhaitons. » Il parlait ainsi le 21 juillet. Avant que cinq jours fussent écoulés, le coup d’état était accompli, tout au moins tenté par ces ordonnances, où Charles X et M. de Polignac, avec leur désastreux aveuglement, croyaient voir le salut, — que le ministre de la marine, M. d’Haussez, ne signait qu’en évoquant le souvenir de Strafford ! La fatalité l’avait emporté; les ordonnances déchaînaient la lutte qui en « trois soleils, » selon le mot de Chateaubriand, allait changer la destinée de la France, qui pendant trois jours se partageait pour ainsi dire entre trois camps divers : le camp du peuple et de la révolution à Paris, le camp des illusions à Saint-Cloud, le camp d’une royauté nouvelle à Neuilly.

Une fois la lutte ouverte, M. Thiers y était tout entier de l’esprit et du cœur, par le conseil et par l’action ; il était surtout, si l’on veut, au début et au dénoûment. Je ne veux pas suivre cette révolution de trois jours dans toutes ses péripéties; je voudrais simplement préciser l’intervention décisive de M. Thiers sur deux points essentiels, aux deux momens principaux. Ainsi, à peine les ordonnances avaient-elles paru le 26 juillet, le National était aussitôt comme le quartier-général des écrivains de l’opposition. M. Thiers le premier proposait la protestation des journaux, qui se résumait en ces mots : «Le régime légal est interrompu, celui de la force est commencé. L’obéissance cesse d’être un voir. Les citoyens appelés les premiers à obéir sont les écrivains des journaux; ils doivent donner les premiers l’exemple de la résistance à l’autorité qui s’est dépouillée du caractère de la loi... C’est à la France à juger jusqu’où doit s’étendre sa propre résistance... » La promesse qu’il avait faite cinq jours avant, il la tenait, — et cette protestation, il ne voulait pas qu’elle restât un manifeste anonyme publié par les journaux; il entendait lui donner la sanction de la signature. « Il faut un acte, disait-il avec véhémence, il faut des noms au bas, il faut des têtes au bas ! » Une discussion des plus vives, des plus confuses, s’était engagée entre les journalistes réunis au National, Il y en avait qui hésitaient. M. de Rémusat, un des premiers, répondait à l’appel de M. Thiers. « Voulez-vous signer? lui avait dit celui-ci. — Sans aucun doute! » répliquait sur-le-champ M. de Rémusat. Tout le monde finissait par signer. C’était le premier acte de la résistance, de la révolution; c’était le signal décisif qui impliquait assurément, pour ceux qui le donnaient, une assez grave responsabilité.

On était loin de savoir ce qui allait arriver. On ne pouvait pas croire surtout que le gouvernement tentât cette aventure sans être prêt au combat, et même dans l’opposition, aux yeux des chefs les plus sérieux, des militaires, des députés, le succès d’une insurrection semblait fort douteux en face d’une armée fidèle. A mesure que les heures passaient cependant, la situation de Paris s’aggravait par degrés. La défense faiblissait ou flottait, — le mouvement populaire ne cessait de s’enflammer et de s’étendre. Au début on avait parlé tout au plus d’une résistance légale, — le second jour, surtout le troisième jour, on touchait à une révolution. Déjà la république trouvait des défenseurs jeunes et ardens qui entouraient le général Lafayette, et l’empire lui-même avait quelques partisans qui commençaient à lever le drapeau de Napoléon II.

La confusion était complète, le sang coulait : il n’y avait plus un moment à perdre pour donner une direction au mouvement, et ici encore M. Thiers prenait un rôle des plus actifs. Hardiment, chez M. Laffitte, il conseillait de sauver la monarchie par un changement dynastique. Il n’inventait sûrement pas le nom du duc d’Orléans ; mais un des premiers il jetait ce nom dans le peuple par une proclamation où il rappelait que le prince « avait été à Jemmapes, » qu’il avait « combattu sous les trois couleurs, » qu’il appartenait à la révolution. Non-seulement il donnait le mot d’ordre en engageant le nom, il recevait en même temps de M. Laffitte, du général Sébastiani, la mission d’aller à Neuilly décider le duc d’Orléans à accepter le rôle qui s’offrait à lui, et là se passait une scène singulièrement émouvante. Le prince avait quitté Neuilly, il était au Raincy. M. Thiers se trouvait pour la première fois, lui inconnu, en face de la duchesse d’Orléans et de la princesse Adélaïde, à qui il dépeignait la situation sous les plus vives couleurs. Il n’hésitait pas à montrer que, si, par un retour de fortune, Charles X l’emportait encore, le duc d’Orléans était désormais trop compromis pour n’être pas menacé de toutes les colères de la cour, que si on laissait la révolution aller jusqu’à la république, on courait aux excès, aux divisions sanglantes, et que la famille d’Orléans aurait le sort des Bourbons, que de toute façon le prince, en acceptant la couronne, en rentrant à Paris, préservait la France et sa maison. La duchesse d’Orléans, depuis la reine Marie-Amélie, profondément émue, refusait de se rendre à ces raisons toutes politiques. La princesse Adélaïde, plus hardie, ne craignait pas de s’engager au nom de son frère et autorisait le jeune plénipotentiaire à porter à Paris des promesses qu’elle était prête à sanctionner de sa présence. « J’irai, lui disait-elle avec une confiance toute virile; on ne se défiera pas d’une femme, et il est naturel qu’une sœur risque sa vie pour son frère. » Ce n’était pas tout cependant : il restait à en finir avec le gouvernement de Charles X, à désarmer les partis qui voulaient pousser la révolution plus loin, à organiser l’avènement d’une royauté nouvelle avec le concours de la chambre qui se réunissait spontanément. Tout pouvait dépendre de la promptitude ou de l’à-propos d’une résolution, et là aussi M. Thiers montrait sa décision: c’est lui qui, avec M. de Rémusat, suggérait l’idée de ménager la transition en nommant d’abord le duc d’Orléans lieutenant-général du royaume. Le reste était une affaire de combinaison. M. Thiers ne faisait pas les événemens, je le sais bien et ne veux rien grossir. Il n’était qu’un des acteurs du grand drame; il ne jouait que son rôle, — il le jouait hardiment en donnant au début le signal de la résistance, en contribuant au dernier moment à donner un roi à la révolution, à dénouer une formidable crise.

Et maintenant qu’on embrasse d’un regard ce chemin parcouru par le plus alerte des nouveaux venus de la vie publique. Il y avait huit ans tout au plus que le jeune fils de la Provence était arrivé à Paris, obscur et inconnu, sans ressources et sans relations, n’ayant pour toute arme et pour toute puissance que l’esprit. En huit années, il avait réussi à briller au premier rang dans la mêlée des opinions, à devenir un des chefs de la génération nouvelle. Il avait raconté à une société renaissante ses propres origines, ses propres traditions en l’intéressant passionnément à la révolution française, et il y avait conquis la popularité. Il avait été pour cette brillante et malheureuse restauration un ennemi d’autant plus redoutable qu’il avait le talent qui entraîne, la cordialité qui séduit. Le jour où la lutte définitive avait paru s’engager entre une réaction à outrance et le libéralisme menacé, entre l’ancien régime et la société nouvelle, il s’était porté aussitôt au point décisif du combat. Il avait mené la campagne avec éclat, il venait d’avoir son rôle dans une révolution habilement dénouée et fixée. Désormais ce n’était plus seulement l’écrivain, l’historien de la révolution, le polémiste, le stratégiste du National : c’était plus que cela ou, si l’on veut, c’était tout cela résumé dans un politique préparé à passer des luttes de l’esprit à l’action, lié d’avance à cette monarchie nouvelle qu’il venait d’aider à naître, qui lui apparaissait comme un couronnement de la révolution française.


CH. DE MAZADE.

  1. Voir les Critiques et études littéraires, ou Passé et Présent, par Charles de Rémusat, 2 vol. in-18.
  2. Le livre de M. Mignet a pour titre : Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu’en 1848, 2 vol. in-18.