Cinqmars et Derville

Cinqmars et Derville
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 463-474).



CINQMARS ET DERVILLE




CINQMARS et DERVILLE entrent ensemble dans les jardins de l’hôpital ; Cinqmars marche d’un air soucieux ; Derville est à côté de lui.


derville.

D’où vient donc cette retraite précipitée ?

cinqmars.

Laissez-moi.

derville.

Quitter ainsi ses amis au sortir de la table ! au moment où l’on est le plus sensible au plaisir de se voir, et lorsque le chevalier, par des anecdotes charmantes, par des saillies divines, rendait cette journée la plus délicieuse que j’aie passée depuis longtemps !… (Cinqmars le regarde d’un air sombre et mêlé de pitié.) Pour moi, j’ai failli mourir de rire à sa dernière histoire.

cinqmars.

Eh ! mordieu, c’est précisément celle-là qui m’a fait fuir. Les propos, le lieu, le repas, tout m’a déplu… N’avez-vous point honte de rire comme vous avez fait ?

derville.

Moi, honte ! et pourquoi ?

cinqmars., se tournant vers la maison d’où ils sortent.

La maison des pauvres ainsi décorée !… ce jardin… ces allées où nous voici, me déchirent l’âme… Je ne puis plus y tenir. Sortons d’ici.

derville.

Je ne vous comprends pas. D’où vous vient cet accès de misanthropie ? Je ne vous ai jamais vu comme cela. N’étions-nous pas avec tous nos amis, chez l’homme du monde qui vous est le plus attaché, qui vous en a donné le plus de preuves ? Vous étiez si gai avant le repas.

cinqmars.

C’est que je comptais dîner chez mon ami.

derville.

Eh bien ?

cinqmars.

Eh bien, n’avez-vous pas entendu ?

derville.

Quoi ?

cinqmars, sans le regarder.

Un administrateur de l’hôpital !… Je connais la fortune de Versac. Lorsqu’il nous pria de venir dîner ici, je ne fis nulle difficulté de l’accepter, croyant qu’il nous traiterait en ami. Point du tout. J’arrive et je vois une table de quinze couverts. Que diable, cet homme croit donc que sa compagnie ne nous suffit pas ! On sert, et c’est un dîner pour quarante personnes… « Mais, dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, qu’est-ce que cela signifie ? Qui nous traite ainsi ? qui fait les frais de ce repas ?

« — La maison, me répond-il.

« — Quoi ! dis-je, ce festin, car c’en est un ?…

« — Il ne me coûte rien, dit Versac, et je vous en donnerai comme celui-là tant qu’il vous plaira… » (En s’arrêtant.) À l’instant même mon âme s’est serrée ; tous les plats m’ont paru couverts de la substance des pauvres, et tout ce qui nous environnait inondé de leurs larmes… et vous voulez que je rie ? Morbleu ! je ne pourrai de longtemps envisager cet homme.

derville.

Quel tableau ! vous me faites frissonner.

cinqmars.

Lui qui est placé ici pour maintenir la règle !… Non, je ne remettrai de ma vie les pieds ici.

derville.

Je rougis, je l’avoue, de n’avoir pas été frappé comme vous de cet abus.

cinqmars, vivement.

Et Versac, et votre chevalier, et ses contes, et vous-même, vous m’avez rempli l’âme d’amertume. Mais, dites-moi : vous vous étiez donc tous donné le mot pour bafouer ce pauvre d’Arcy ?

derville, riant.

Ah ! la bonne figure ! avec ses trois pas en arrière dès qu’on le regarde : le chevalier a raison ; il a toujours l’air de vous laisser passer.

cinqmars.

Voilà comme sont ces messieurs. Les apparences du ridicule les frappent, et voilà un homme jugé. Quoi ! parce que d’Arcy est timide…

derville.

Ah ! parbleu, Cinqmars, convenez que rien n’est plus ridicule que le rôle qu’il a joué pendant tout le repas…

cinqmars.

Je le crois bien ! vous l’avez terrassé avec vos éternelles plaisanteries. Oserais-je vous demander ce qui vous en est resté ?

derville.

Rien, pas la moindre chose. Et voilà pourquoi j’y mets si peu d’importance.

cinqmars.

Eh bien ! mon ami, vous ne m’en diriez pas autant si vous aviez su en tirer parti. Je le connais, moi, cet homme ; et j’en connais fort peu qui le valent.

derville.

Je le crois le plus honnête homme du monde ; mais pour l’esprit…

cinqmars.

Oui, monsieur, oui, pour l’esprit, c’est un homme rare, profond ; et si, au lieu de votre absurde persiflage, vous l’eussiez laissé parler sur vingt matières importantes que vous croyez tous avoir bien approfondies, il vous aurait prouvé, morbleu, comme deux et deux font quatre, que vous ne vous en doutiez seulement pas.

derville.

Cela n’aurait, ma foi, pas été fort plaisant.

cinqmars.

Il faut donc rire absolument ? Vous voilà bien avancé ! vous avez fait de la peine à un honnête homme, vous avez manqué à la justice envers lui, et vous avez perdu une occasion de rendre hommage au vrai mérite.

derville.

Tour ma part, je suis prêt à lui faire réparation ; mais je ne puis me rappeler encore de sang-froid le contraste de son ennui, de son maintien grave, avec nos folies pendant l’histoire des convulsionnaires.

cinqmars s’arrête et le regarde.

Elle vous a donc fort diverti ?

derville.

Beaucoup. Tout comme vous, je pense.

cinqmars.

Vous la rappelez-vous, cette histoire ?

derville.

À merveille.

cinqmars.

Eh bien, voyons donc ce qu’elle a de si plaisant. (Ils continuent de marcher.)

derville.

Je n’y mettrai pas les grâces du chevalier.

cinqmars.

N’importe, contez toujours.

derville.

Eh bien, le chevalier a été curieux d’assister à une assemblée de convulsionnaires. Il en a vu une à qui on mit un bourrelet, qui contrefaisait l’enfant, marchait sur ses genoux, et qu’on étendit ensuite sur une croix ; en effet, on la crucifia, on lui perça de clous les pieds et les mains ; son visage se couvrit d’une sueur froide, elle tomba en convulsion. Au milieu de ses tourments, elle demandait du bonbon, à faire dodo, et mille autres extravagances que je ne me rappelle pas. Détachée de la croix, elle caressait avec ses mains, encore ensanglantées, le visage et les bras des spectateurs… et l’embarras de Mme de Kinski… et les mines du chevalier en les contrefaisant, vous les rappelez-vous[1] ?

cinqmars.

Oui, mais vous ne riez plus.

derville, étonné et embarrassé.

Plaît-il ?

cinqmars.

Vous ne riez plus ; ce fait ne vous paraît donc plus si plaisant ?…

derville.

C’est que la façon de conter fait tout. Je vous l’avais bien dit ; cela n’a plus le même sel.

cinqmars, en lui prenant la main.

Ce n’est pas cela, mon ami ; l’évaporation générale à laquelle on participe sans s’en apercevoir, à la fin d’un repas bruyant, nous ôte souvent la faculté de réfléchir ; et le rire déplacé ou inconsidéré en est la suite, quand il ne vient pas d’un vice du cœur. Vous me paraissiez tous, vis-à-vis du chevalier, lorsqu’il contrefaisait les convulsionnaires, comme des gens qui iraient aux petites-maisons, par partie de plaisir, repaître leur férocité du tableau de la misère et de la faiblesse humaines. Comment, morbleu ! vous n’êtes affecté que du ridicule de cette indécente pantomime, et vous ne voyez pas que le délire et l’aliénation de ces têtes fanatiques les rendent cruels et homicides envers eux et leurs semblables ?

derville.

J’en conviens ; mais au diable, si je puis les plaindre à un certain point. C’est un genre de bonheur qu’ils ont choisi.

cinqmars.

Soit. Mais la cause de ce choix est absurde !… Ne tient-il pas au dérangement des organes, et par conséquent à la faiblesse de notre nature ?… Une fibre plus ou moins tendue… Tenez, un de vos éclats de rire immodérés pouvait vous rendre aussi à plaindre… ou aussi plaisant qu’eux.

derville.

D’accord.

cinqmars.

Et les conséquences, monsieur, les conséquences ! y avez-vous pensé ? Croyez-vous que le fanatisme poussé à ce degré se borne à faire pitié aux uns et à exciter le mépris ou le rire des autres ? Rien ne se communique plus vite ; rien n’excite plus de fermentation que cette chaleur de tête… Un homme parvenu à se faire un jeu des tourments et même de sa vie, sera-t-il fort occupé du bonheur et de la conservation de ses semblables ? Et si son voisin, son ennemi surtout, a des opinions différentes ; s’il les croit nuisibles, dangereuses, voyez-vous où cela mène ? Riez donc, morbleu ! riez si vous en avez le courage.

derville.

Non, vous m’en ôtez l’envie. Mais toutes ces réflexions ne se présentent guère, comme vous l’avez dit vous-même, au milieu d’un repas bruyant et gai. Il n’est pas étonnant qu’on se livre alors à la plaisanterie et à la saillie du moment.

cinqmars.

Pardonnez-moi. Car il y a des gens qui, tout à travers cette ivresse, n’auraient pas ri ; et il y en a d’autres qui riraient encore malgré toutes ces réflexions.

derville.

Oh, ceux-ci auraient tort. Cela prouverait une légèreté impardonnable.

cinqmars.

Oh, cela prouverait plus que cela. Savez-vous que le rire est la pierre de touche du goût, de la justice et de la bonté ?

derville.

Oui, témoin le rire des enfants, n’est-ce pas ?

cinqmars.

Il est d’inexpérience ; et vous venez de rire comme eux. Asseyons-nous sur ce banc.

derville.

J’avoue que je n’ai jamais trop réfléchi sur le rire ni sur ses causes. Il y en a tant…

cinqmars, souriant.

Je m’en doutais bien. Pour moi, je crois bien qu’il n’y en a qu’une.

derville.

Comment, il n’y en a qu’une ?

cinqmars.

C’est toujours l’idée de défaut qui excite en nous le rire ; défaut ou dans les idées, ou dans l’expression, ou dans la personne qui agit, ou qui parle, ou qui fait l’objet de l’entretien.

derville.

Mais il y a des choses plaisantes par elles-mêmes, et qui n’entraînent point l’idée de défaut. Lorsque le Médecin malgré lui dit qu’il y a fagots et fagots, je vous défie de n’en point rire, et cependant je n’y trouve pas l’idée de défaut.

cinqmars.

Ne voyez-vous pas que c’est l’importance qu’il met à ses fagots qui fait rire ? Mais indépendamment de cela, vous riez de la simplicité de deux paysans qui parlent avec respect à un bûcheron à moitié ivre, qu’ils prennent pour un célèbre médecin. Celui-ci, inquiet de ce qu’ils lui veulent, cache sa peur autant qu’il peut, et croit leur en imposer par son bavardage. C’est le défaut de jugement des uns, et le manque de fermeté de l’autre qui vous ont préparé au ridicule de son importance ; et le malentendu qui règne entre eux achève de rendre la scène plaisante.

derville.

Mais si cela est ainsi, tout défaut physique et moral devrait faire rire ?

cinqmars.

Oui, toutes les fois que l’idée de nuisible ne s’y trouve pas jointe  ; car alors elle arrête le rire de tous ceux qui ont atteint l’âge de raison. Vous n’en verrez point rire à l’aspect d’un homme contrefait… Je gage pourtant qu’un bossu vous fait rire.

derville.

Ma foi, il y a des moments où je n’en répondrais pas.

cinqmars.

Eh bien, mon ami, il faut n’avoir pour cela aucune idée des inconvénients et des maux attachés à cette disgrâce. Ce ne sera pas celui qui a un bossu dans sa famille qui rira de ceux qu’il rencontre.

derville.

Tenez, Cinqmars, je ne crois pas à l’impression de votre nuisible. Je me rappelle vingt exemples où on le réduit à rien. N’avez-vous jamais vu des jouteurs combattre sur la rivière ?

cinqmars.

Pardonnez-moi.

derville.

Eh bien, si après avoir bien combattu, l’un d’eux vient à tomber, les huées, les éclats de rire se font de tous côtés ; et l’on ne songe plus que le pauvre diable bafoué peut se noyer…

cinqmars.

Ils savent nager, tout le monde le sait et y compte. Cela est si vrai, que vous n’avez qu’à mettre à la place du jouteur une femme, un enfant, et vous verrez tous ceux qui riaient consternés et remplis d’effroi. C’est une vérité constante. L’idée de nuisible arrête le rire. Et voilà pourquoi le conte de vos convulsionnaires n’a excité en moi que de l’horreur, malgré toutes les gentillesses et les bouffonneries dont le chevalier le décorait.

derville.

Vous direz tout ce qu’il vous plaira, j’en ai ri de tout mon cœur ; et si le nuisible du conte ne m’a pas frappé, vous ne me persuaderez jamais que je manque pour cela d’humanité.

cinqmars.

Mon ami, j’en ai eu peur pour vous ; mais je suis rassuré par l’impression que vous a faite votre propre récit. C’est faute de réflexion si le nuisible vous a échappé d’abord, cela est clair.

derville.

Si bien qu’à votre avis, les gens accoutumés à réfléchir doivent moins rire que d’autres.

cinqmars.

N’en doutez pas. Un philosophe, un juge, un magistrat rit rarement.

derville.

Ah ! quant à ces derniers, la dignité de leur état l’exige.

cinqmars.

Oui. Mais un homme très-gai ne parvient pas à dompter son caractère par la seule considération que son état l’exige. Il se contraint d’abord par décence, j’en conviens ; mais peu à peu la réflexion opère ce que faisait la bienséance, et l’homme léger et enjoué devient vraiment grave. Son état lui montre sans cesse le spectacle de la misère humaine, et les tourments que les hommes envieux, avares ou méchants font éprouver aux honnêtes gens ; il aperçoit d’un coup d’œil une foule de conséquences graves dans des choses qui paraissent très-indifférentes au commun des hommes. Le philosophe est dans le même cas.

derville.

Et, par la raison contraire, les enfants rient de tout.

cinqmars.

Cela est vrai.

derville.

Mais une chute fait rire tout le monde. Il n’y a pas de cas où le nuisible se présente plus vite ni plus généralement. Vous en concluez donc que tous ceux qui en rient manquent de goût, de justice, ou de bonté ?

cinqmars.

Non. Car lorsque le nuisible ne l’emporte pas sur le défaut, il fait rire ; et c’est le cas d’une chute ordinaire ; mais si elle est forte ou dangereuse, elle ne fera rire personne. Si vous prenez un intérêt très-vif à la personne tombée ; si c’est une femme, si cette femme est grosse, son premier vacillement vous aura fait frissonner ; quelque plaisante ou ridicule que soit sa chute, le nuisible sera la seule idée qui vous occupera, et le défaut n’excitera en vous le rire qu’autant que le nuisible sera entièrement effacé. J’étais dernièrement avec des femmes, dans une loge de la salle des comédiens italiens, sur le boulevard. Cette salle a été construite à la hâte, et manque de solidité. Au milieu du spectacle, la loge au-dessus de la nôtre craqua à deux fois, d’une telle force, qu’elle épouvanta tous ceux des environs que sa chute pouvait mettre en danger. Chacun marqua son effroi d’une manière différente. Une femme de notre loge fit un mouvement comme pour se jeter dans l’orchestre. Il se fit un silence général, mais lorsque tout fut calme, et que l’idée du danger fut totalement détruite, le parterre ne vit plus que la peur outrée de cette femme. Il fut un quart d’heure à rire, à battre des mains, et à se dédommager ainsi du trouble qu’elle lui avait causé.

derville.

Voilà qui est à merveille. Mais j’ai deux questions à vous faire, d’où dépendra ma conversion, je vous en avertis.

cinqmars.

Voyons.

derville.

D’où vient que les hommes timides, même accoutumés à la réflexion, rient-ils toujours en parlant ?

cinqmars.

C’est pour empêcher les autres de rire de ce qu’ils disent. Il n’est pas même nécessaire d’être fort timide pour cela. Toutes les fois qu’on hasarde un propos qu’on n’est pas sûr d’apprécier à sa juste valeur, on rit pour avertir qu’on en aperçoit le défaut… Passons à votre autre question (en souriant), car il me semble que votre conversion s’avance.

derville.

Vous m’avez dit que ceux qui, par état ou par goût, méditaient profondément sur les misères humaines, ne riaient point ; que le rire déplacé ou inconsidéré venait d’inexpérience, lorsqu’il ne partait pas d’un manque de goût, de justice, ou de bonté.

cinqmars.

Cela est vrai.

derville.

Comment se fait-il donc que le méchant ne rit jamais ?

cinqmars.

Est-ce que vous ne voyez pas que le nuisible est toujours l’idée principale et permanente du méchant ? Il blesse, et il le sait ; mais non-seulement il est occupé de nuire, il faut encore qu’il travaille en même temps à prévoir et à parer la vengeance et le ressentiment toujours prêts à fondre sur sa tête. L’importance du mystère et du secret redouble encore en lui la tension d’esprit ; il travaille sourdement lorsque les autres se délassent. Pour être accessible au rire, il faut que l’âme soit dans un état de calme et d’égalité ; et le méchant est perpétuellement en action et en guerre avec lui-même et avec les autres : voilà pourquoi il ne rit point.

derville.

Je ne sais point de réplique à cela. (Rêvant.) Les mélancoliques et les amants ne rient pas non plus.

cinqmars.

Non ; mais ils sourient, ce qui vaut peut-être mieux. Au reste, c’est le privilège des choses douces et tendres de caresser notre âme sans l’ébranler assez pour la sortir de son assiette. (Il tire sa montre.) Mais il est tard ; vous voulez aller à la pièce nouvelle[2] ; que je ne vous retienne pas, Derville. (Ils se lèvent et marchent.)

derville.

Vous me l’aviez fait oublier. N’y venez-vous pas ?

cinqmars.

Non. On dit que c’est une satire sanglante des hommes qui honorent notre siècle. Mon âme est révoltée de semblables horreurs.

derville.

Mais d’autres m’ont dit que non ; qu’elle n’attaque que leurs ridicules, et alors c’est le but de la comédie.

cinqmars.

Oui, le ridicule de l’état ; mais le personnel me paraît odieux.

derville.

Mais si ceux qu’elle attaque ont en effet des ridicules ?

cinqmars.

Il n’importe ; leur mérite est reconnu, cela suffit pour les respecter. Déchire-t-on un tableau de Raphaël ou du Poussin parce qu’on y découvre dans un coin un petit défaut, une légère incorrection qui ne fait que la millième partie du tableau ? Cette incorrection mérite-t-elle d’occuper un instant un homme touché de la beauté du chef-d’œuvre ?… Mais voici votre chemin : une autre fois nous causerons, si vous voulez, des bornes qu’un gouvernement éclairé doit prescrire à la critique. C’est une matière assez déliée qu’on ne ferait pas mal, je crois, d’approfondir. (Il lui prend la main.) Bonjour, mon ami, au revoir.

derville.

Adieu, Cinqmars, je vous quitte à regret ; mais je vous rappellerai bientôt l’engagement que vous venez de prendre.



  1. Voyez t. II, p. 255, la note concernant Du Doyer de Gastel.
  2. Les Philosophes, comédie en trois actes et en vers, par M. Palissot de Montenoy, de plusieurs académies, fut représentée « pour la première fois par les comédiens Français ordinaires du Roi, » le 2 mai 1760. Cette date nous fixe sur celle de ce dialogue. Comme on le voit, Diderot se borne d’abord à mettre ses griefs en formules générales et ne s’emporte pas encore contre Palissot. Il ne deviendra cruel à son égard, il n’emploiera contre lui des procédés de polémique imités de Voltaire que dans le Neveu de Rameau, alors que Palissot décidément incorrigible, non content de l’avoir accusé de plagiat dans les Petites lettres sur les grands philosophes et ailleurs ; non content de l’avoir montre sur la scène enseignant, de complicité avec Helvétius, D’Alembert, Duclos et tutti quanti, comme dit Voltaire, aux laquais à voler dans les poches de leurs maîtres ; continuera, dans la Dunciade, ses premières attaques en y ajoutant l’accusation de conspirer contre la sûreté de l’État. Nous espérons que lorsqu’on trouvera dans le Neveu de Rameau certaines invectives un peu fortes contre Palissot, qui n’était au fond que ridicule par son inconsistance, ou se rappellera ce portrait de Dortidius :

    Je l’ai connu, vous dis-je, excusez ma franchise :
    Apparemment qu’alors il cachait bien son jeu ;
    Mais ce n’était qu’un sot, presque de son aveu.
    Quelqu’un me le fit voir, et malgré sa grimace,
    Et les plats compliments qu’il vous adresse en face,
    Et le sucre apprêté de ses propos mielleux,
    Je ne lui trouvai rien de si miraculeux.
    Malgré son ton capable et son air hypocrite,
    Je ne fus point tenté de croire à son mérite,
    Et je ne vis en lui, pour le peindre en deux mots,
    Qu’un froid enthousiasme imposant pour les sots.
    Les Philosophes, acte II, scène v.