LE DERNIER AMANT

Les touristes océaniens qui, le 18 juillet 6983, visitaient les ruines de Paris submergé, étaient descendus des barques dans lesquelles treize pêcheurs parisiens les avaient amenés sur l’île de l’Empereur. L’éminent archéologue qui dirigeait cette promenade scientifique fit quelques pas à peine et s’arrêta ; tous s’arrêtèrent comme lui.

— Avant de gravir la côte, messieurs, retournons-nous un moment : derrière nous s’érigeait le plus beau des djéri-ans-chaï, celui que Rhamsès ii a commencé, que Rhamsès iii a dressé, et que Napo-Lion rapporta des croisades ; il y a quatre mille ans, les Parisiens voyaient encore ici cet obélisque, vieux de quatre mille ans, et nous pouvons le revoir aujourd’hui sur la grande place de Louqsor, toujours intact et revenu près de son frère, devant la Chambre de commerce. Les pierres cheminent, les hommes passent.

Ayant dit ces mots solennels, il se remit en route. La déclivité du sol était douce, et la marée avait largement découvert : pour atteindre les ruines amoncelées au sommet de l’îlot, la compagnie dut marcher longtemps à travers les grèves détrempées, se mouiller dans les flaques où fuyaient les crevettes, et glisser sur les goémons ; tandis qu’on gravissait cette pente et que des pas malencontreux égayaient la petite troupe, le professeur continuait sa leçon :

— Remarquez en passant, à notre droite, à notre gauche, ces deux bandes parallèles de rochers vêtus de fucus : ne vous semble-t-il pas suivre une véritable avenue ? C’en est une, en effet, et, de là-haut vous en constaterez mieux la rectitude et la longueur : depuis l’obélisque jusqu’au tombeau de l’empereur, elle ne mesurait pas moins de trois mille sept cents coudées ; longtemps on a voulu voir en ceci une simple promenade, à l’extrémité de laquelle béait inutilement une porte triomphale, ou arc de triomphe ; l’illogisme de cette opinion est aujourd’hui bien démontré ; nous savons que c’était simplement ici une large voie bordée de tombeaux, réminiscence de la Voie Appienne, qui s’échelonnait depuis la ville jusqu’au mausolée capital, et celui-ci dominait tous les autres, du faîte de sa colline : nous possédons même les noms et le classement des capitaines inhumés en deux rangs sur la route qui menait au monument du chef ; la liste en était gravée sur les faces latérales du tombeau césarien.

Les voyageurs arrivaient au sommet du coteau ; à leur approche, des calculots s’envolèrent en criant, du milieu des rochers ; un monceau de pierres informes s’entassait là.

— Ne cherchez rien à vos pieds, dit le maître : il ne reste plus ici que l’émotion du souvenir. Tout ce qui survivait est aujourd’hui en sûreté, dans ce même musée de Sumatra où vous avez sans doute admiré les sublimes chefs-d’œuvres que sont le Jeune guerrier nu et la Victoire ailée qui l’entraîne en hurlant. Ces magistrales sculptures décoraient l’immense cénotaphe dont la place est ici. Je dis « cénotaphe », improprement, mais à dessein, car toutes les recherches faites pour retrouver le corps de l’empereur sont restées et resteront vaines ; il ne faut pas s’en étonner : trop de pioches ont fouillé là, depuis quarante siècles, et la proie était trop tentante pour les savants de tous les âges ou pour les chercheurs de trésors. Ce qui, d’ailleurs, nous intéresse davantage, c’est l’esprit des œuvres et la valeur de l’art : sans nul doute vous avez comparé ces imposantes figures aux maladroites idoles de la troisième période, dont nous parlions tout à l’heure, et qui sont réunies dans la salle voisine ; vous avez constaté, ou du moins supposé, le gouffre de temps qui se creuse entre la grande époque de l’art impérial et sa décadence gothique ; cette durée fut plus longue encore que peut-être vous ne pensez, et un détail nous en fournit la preuve : les soldats de l’empire combattaient nus ; parfois un casque et une cuirasse protégeaient la tête et le torse des chefs : ce groupe nous l’enseigne. Au contraire, les personnages de l’époque gothique, hommes ou femmes, et sans exception, sont tous vêtus de lourds lainages. Les soldats de l’empire participent donc encore aux modes grecques et romaines, tandis que les gothiques en sont fort éloignés. Une si profonde modification des mœurs implique une durée considérable, puisqu’elle correspond et qu’elle doit correspondre à un abaissement déjà sensible de la température : et, vous le voyez, messieurs, un raisonnement ethnographique corrobore ici les assertions de l’archéologie.

Le savant se tut, puis éclata d’un rire bref :

— Il faut reconnaître, dit-il, que les gothiques n’avaient pas toujours tort, car il est bon de se couvrir : le temps fraîchit.

Il boutonna son manteau et chacun l’imita, en riant comme lui.

Car la brise s’était levée du large, et la température baissait.

— Messieurs, la mer remonte, et la marée commande ; il nous faut regagner Montmartre et notre train, si nous ne voulons pas rentrer à Tahiti trop avant dans la nuit, car la course est longue. Nous n’aurons pas loisir de visiter aujourd’hui l’île du Nord-Est et sa nécropole du Père-de-la-Chaise ; mais nous nous en consolerons, puisque tous les documents qui présentaient quelque valeur furent ramassés, comme ceux-ci, et figurent dans nos musées équatoriaux.

Les touristes redescendirent l’avenue. Il leur fallut se serrer dans les barques, puisque l’une d’elle manquait ; mais la brise permit d’aller à voiles, et la traversée fut moins lente.

En approchant de Montmartre, la compagnie eut la désagréable surprise d’apercevoir le pêcheur et sa femme, tranquillement assis au seuil de leur cabane, et devisant avec le poète océanien qui s’était attardé dans leur île : on avait pensé, et peut-être espéré, retrouver des cadavres, un drame peu banal ; l’appétit d’émotions exceptionnelles était donc un peu déçu. Faute de mieux et pour recueillir au moins quelques détails, on se dirigea vers le trio ; mais le Parisien, en voyant arriver la bande, s’éloigna et monta vers le phare.

— Eh bien ! Vous nous avez quittés ? Le maître nous a fait une conférence superbe, et vous perdîtes beaucoup en ne l’entendant pas.

— Êtes-vous bien sûrs ?

— Venir si loin pour n’explorer qu’une femme !

— J’évoquais pendant que vous écoutiez : j’ai vécu un roman d’amour vieux de quatre mille ans.

Les jeunes filles se montraient les plus empressées à interroger l’amoureux : la pudeur, qui est une vertu sociale et non point naturelle, se trouvait être, en ce temps-là, totalement ignorée, et les renseignements physiologiques pouvaient, sans nulle contrainte, être demandés ou donnés. L’Océanien raconta comment la Parisienne et lui s’en étaient allés vers la grève, et s’étaient dévêtus, et baignés au soleil, et unis sur le sable. La Montmartroise confirmait le récit, en approuvant de la tête.

— Femme, tu as éprouvé une satisfaction ?

— Deux.

Elle fut complimentée. Son amant d’une heure, invité à la dépeindre, le fit avec éloges et précision, indiquant les particularités de son corps et les proportions de tout, aussi librement que s’il eût décrit la longueur de ses cheveux ou les dimensions de sa bouche ; il vanta sa peau très blanche et ses reins creux ; mais surtout il loua ses seins abondants.

— C’est là, dit le savant, le propre des femmes qui naissent en pays calcaires.

Il venait de rejoindre le cercle, qui s’entr’ouvrit pour lui livrer passage : s’étant alors rapproché, il palpa scientifiquement la poitrine et la croupe de l’indigène, il lui toucha le crâne, le visage, et, tout en instruisant ses paumes, il déclarait d’une voix sentencieuse :

— Type brachycéphale, semble-t-il, leucodermique et flavescent, leptorhinien, leptoprosope, une véritable Celte.

Chacun voulut se renseigner comme le maître ; la Montmartroise laissait faire sans bouger ni parler, et tournait au commandement ; mais, parfois, le chatouillement de ces mains la faisait sursauter, avec de petits cris et des rires d’enfant.

On parvint à la plate-forme du phare ; un des admirateurs les plus zélés crut devoir alors exprimer au savant la reconnaissance de tous ; il le fit avec grâce, mais sa péroraison, peut-être rédigée d’avance, n’était pas dépourvue d’emphase, lorsqu’elle proclama, avec gratitude, avec respect, l’émouvante beauté de la Science Archéologique.

Le maître salua et répondit :

— Il est vrai, monsieur, et vous dites bien, car cette science est, entre toutes, celle qui doit nous émouvoir, puisqu’elle nous renseigne sur la genèse humaine, et nous en ouvre les arcanes. Quand toutes les voix se sont tues, elle parle ! Quand le silence du néant a mûri dans les ténèbres le secret des races, de leurs religions, de leurs empires, elle descelle la nuit des tombes, où la lumière rentre avec elle ! À elle, la nuit se confesse ! La poussière des siècles défunts, à son toucher, redevient tiède, vivante, et dans la trace des pas qu’elle y sait voir, son œil découvre le vestige des âmes qu’elle y sait lire !

En proférant ces mots, il étendit le bras droit au-dessus de la ville, et l’ampleur de son geste oratoire, traçant dans l’air un demi-cercle, prenait possession du passé.

On applaudit, et, tout aussitôt, on se dirigea vers les wagons. Le poète accourait : derrière lui, la femme gravissait lentement le coteau, et, déjà, le soleil couchant faisait crépiter les facettes des lames.

Quand les Océaniens furent installés dans leurs voitures, les portes hermétiques se fermèrent sans bruit, et tout redevint morne.

La Parisienne était debout sur la terrasse, et sa robe claquait dans la brise du soir.

Soudain, l’aérotram s’élança ; une ombre mince fila sur les eaux, prompte comme un éclair noir ; l’air siffla. La femme vit diminuer le point brun du convoi, en fuite vers le bas du ciel ; presque aussitôt il disparut, et l’on eût dit qu’il pénétrait dans le soleil.

Elle restait là, pleine de rêve, et elle contemplait l’horizon. Le soleil y disparut à son tour ; les nuages rouges, en se reflétant sur la mer, noyaient dans un bain d’or la place où fut Paris.

Alors, le silence se fit énorme, et, peu à peu, tout se noya dans l’ombre.