Cinq Semaines en ballon/Chapitre 36

J. Hetzel et Compagnie (p. 212-217).

CHAPITRE XXXVI

Un rassemblement à l’horizon. — Une troupe d’Arabes. — La poursuite. — C’est lui ! — Chute de cheval. — L’Arabe étranglé. — Une balle de Kennedy. — Manœuvre. — Enlèvement au vol. — Joe sauvé.

Depuis que Kennedy avait repris son poste d’observation sur le devant de la nacelle, il ne cessait d’observer l’horizon avec une grande attention.

Au bout de quelque temps, il se retourna vers le docteur et dit :

« Si je ne me trompe, voici là-bas une troupe en mouvement, hommes ou animaux ; il est encore impossible de les distinguer. En tout cas, ils s’agitent violemment, car ils soulèvent un nuage de poussière.

— Ne serait-ce pas encore un vent contraire, dit Samuel, une trombe qui viendrait nous repousser au nord ? »

Il se leva pour examiner l’horizon.

« Je ne crois pas, Samuel, répondit Kennedy ; c’est un troupeau de gazelles ou de bœufs sauvages.

— Peut-être, Dick ; mais ce rassemblement est au moins à neuf ou dix milles de nous, et pour mon compte, même avec la lunette, je n’y puis rien reconnaître.

— En tout cas, je ne le perdrai pas de vue ; il y a là quelque chose d’extraordinaire qui m’intrigue ; on dirait parfois comme une manœuvre de cavalerie. Eh ! je ne me trompe pas ! ce sont bien des cavaliers ! regarde ! »

Le docteur observa avec attention le groupe indiqué.

« Je crois que tu as raison, dit-il, c’est un détachement d’Arabes ou de Tibbous ; ils s’enfuient dans la même direction que nous ; mais nous avons plus de vitesse et nous les gagnons facilement. Dans une demi-heure, nous serons à portée de voir et de juger ce qu’il faudra faire. »

Kennedy avait repris sa lunette et lorgnait attentivement. La masse des cavaliers se faisait plus visible ; quelques-uns d’entre eux s’isolaient.

« C’est évidemment, reprit Kennedy, une manœuvre ou une chasse. On dirait que ces gens-là poursuivent quelque chose. Je voudrais bien savoir ce qui en est.

— Patience, Dick. Dans peu de temps nous les rattraperons et nous les dépasserons même, s’ils continuent de suivre cette route ; nous marchons avec une rapidité de vingt milles à l’heure, et il n’y a pas de chevaux qui puissent soutenir un pareil train. »

Kennedy reprit son observation, et, quelques minutes après, il dit :

« Ce sont des Arabes lancés à toute vitesse. Je les distingue parfaitement. Ils sont une cinquantaine. Je vois leurs burnous qui se gonflent contre le vent. C’est un exercice de cavalerie ; leur chef les précède à cent pas, et ils se précipitent sur ses traces.

— Quels qu’ils soient, Dick, ils ne sont pas à redouter, et, si cela est nécessaire, je m’élèverai.

— Attends ! attends encore, Samuel !

— C’est singulier, ajouta Dick après un nouvel examen, il y a quelque chose dont je ne me rends pas compte ; à leurs efforts et à l’irrégularité de leur ligne, ces Arabes ont plutôt l’air de poursuivre que de suivre.

— En es-tu certain, Dick ?

— Évidemment. Je ne me trompe pas ! C’est une chasse, mais une chasse à l’homme ! Ce n’est point un chef qui les précède, mais un fugitif.

— Un fugitif ! dit Samuel avec émotion.

— Oui !

— Ne le perdons pas de vue et attendons. »

Trois ou quatre milles furent promptement gagnés sur ces cavaliers qui filaient cependant avec une prodigieuse vélocité.

« Samuel ! Samuel ! s’écria Kennedy d’une voix tremblante.

— Qu’as-tu, Dick ?

— Est-ce une hallucination ? est-ce possible ?

— Que veux-tu dire ?

— Attends. »

Et le chasseur essuya rapidement les verres de la lunette et se prit à regarder.

« Eh bien ? fit le docteur.

— C’est lui, Samuel !

— Lui ! » s’écria ce dernier.

« Lui » disait tout ! Il n’y avait pas besoin de le nommer !

« C’est lui à cheval ! à cent pas à peine de ses ennemis ! Il fuit !

— C’est bien Joe ! dit le docteur en pâlissant.

— Il ne peut nous voir dans sa fuite !

— Il nous verra, répondit Fergusson en abaissant la flamme de son chalumeau.

— Mais comment ?

— Dans cinq minutes nous serons à cinquante pieds du sol ; dans quinze, nous serons au-dessus de lui.

— Il faut le prévenir par un coup de fusil !

— Non ! il ne peut revenir sur ses pas, il est coupé.

— Que faire alors ?

— Attendre.

— Attendre ! Et ces Arabes ?

— Nous les atteindrons ! Nous les dépasserons ! Nous ne sommes pas éloignés de deux milles, et pourvu que le cheval de Joe tienne encore.

— Grand Dieu ! fit Kennedy.

— Qu’y a-t-il ? »

Kennedy avait poussé un cri de désespoir en voyant Joe précipité à terre. Son cheval, évidemment rendu, épuisé, venait de s’abattre.

« Il nous a vus, s’écria le docteur ; en se relevant il nous a fait signe !

— Mais les Arabes vont l’atteindre ! qu’attend-il ? Ah ! le courageux garçon ! Hourra ! » fit le chasseur qui ne se contenait plus.

Joe, immédiatement relevé après sa chute, à l’instant où l’un des plus rapides cavaliers se précipitait sur lui, bondissait comme une panthère, l’évitait par un écart, se jetait en croupe, saisissait l’Arabe à la gorge, de ses mains nerveuses, de ses doigts de fer, il l’étranglait, le renversait sur le sable, et continuait sa course effrayante.

Un immense cri des Arabes s’éleva dans l’air ; mais, tout entiers à leur poursuite, ils n’avaient pas vu le Victoria à cinq cents pas derrière eux, et à trente pieds du sol à peine ; eux-mêmes, ils n’étaient pas à vingt longueurs de cheval du fugitif.

L’un d’eux se rapprocha sensiblement de Joe, et il allait le percer de sa lance, quand Kennedy, l’œil fixe, la main ferme, l’arrêta net d’une balle et le précipita à terre.

Joe ne se retourna pas même au bruit. Une partie de la troupe suspendit sa course, et tomba la face dans la poussière à la vue du Victoria ; l’autre continua sa poursuite.

« Mais que fait Joe ? s’écria Kennedy, il ne s’arrête pas !

— Il fait mieux que cela, Dick ; je l’ai compris ! il se maintient dans la direction de l’aérostat. Il compte sur notre intelligence ! Ah ! le brave garçon ! Nous l’enlèverons à la barbe de ces Arabes ! Nous ne sommes plus qu’à deux cents pas.

— Que faut-il faire ? demanda Kennedy.

— Laisse ton fusil de côté.

— Voilà, fit le chasseur en déposant son arme.

— Peux-tu soutenir dans les bras cent cinquante livres de lest ?

— Plus encore.

— Non, cela suffira. »

Et des sacs de sable furent empilés par le docteur entre les bras de Kennedy.

« Tiens-toi à l’arrière de la nacelle, et sois prêt à jeter ce lest d’un seul coup. Mais, sur ta vie, ne le fais pas avant mon ordre !

— Sois tranquille !

— Sans cela, nous manquerions Joe, et il serait perdu !

— Compte sur moi ! »

Le Victoria dominait presque alors la troupe des cavaliers qui s’élançaient bride abattue sur les pas de Joe. Le docteur, à l’avant de la nacelle, tenait l’échelle déployée, prêt à la lancer au moment voulu. Joe avait maintenu sa distance entre ses poursuivants et lui, cinquante pieds environ. Le Victoria les dépassa.

« Attention ! dit Samuel à Kennedy.

— Je suis prêt.

— Joe ! garde à toi !… » cria le docteur de sa voix retentissante en jetant l’échelle, dont les premiers échelons soulevèrent la poussière du sol.

À l’appel du docteur, Joe, sans arrêter son cheval, s’était retourné ; l’échelle arriva près de lui, et au moment où il s’y accrochait :

« Jette, cria le docteur à Kennedy.

— C’est fait. »


L’enlèvement de Joe.


Et le Victoria, délesté d’un poids supérieur à celui de Joe, s’éleva à cent cinquante pieds dans les airs.

Joe se cramponna fortement à l’échelle pendant les vastes oscillations qu’elle eut à décrire ; puis faisant un geste indescriptible aux Arabes, et grimpant avec l’agilité d’un clown, il arriva jusqu’à ses compagnons qui le reçurent dans leurs bras.

Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. Le fugitif venait de leur être enlevé au vol, et le Victoria s’éloignait rapidement.

« Mon maître ! monsieur Dick ! » avait dit Joe.

Et succombant à l’émotion, à la fatigue, il s’était évanoui, pendant que Kennedy, presque en délire, s’écriait :

« Sauvé ! sauvé !

— Parbleu ! » fit le docteur, qui avait repris sa tranquille impassibilité.

Joe était presque nu ; ses bras ensanglantés, son corps couvert de meurtrissures, tout cela disait ses souffrances. Le docteur pansa ses blessures et le coucha sous la tente.

Joe revint bientôt de son évanouissement, et demanda un verre d’eau-de-vie, que le docteur ne crut pas devoir lui refuser, Joe n’étant pas un homme à traiter comme tout le monde. Après avoir bu, il serra la main de ses deux compagnons et se déclara prêt à raconter son histoire.

Mais on ne lui permit pas de parler, et le brave garçon retomba dans un profond sommeil, dont il paraissait avoir grand besoin.

Le Victoria prenait alors une ligne oblique vers l’ouest. Sous les efforts d’un vent excessif, il revit la lisière du désert épineux, au-dessus des palmiers courbés ou arrachés par la tempête ; et après avoir fourni une marche de près de deux cents milles depuis l’enlèvement de Joe, il dépassa vers le soir le dixième degré de longitude.