Michel Lévy frères (p. 135-149).


CHAPITRE IX

Le siége.


Il papa alzato le mani e fattomi un patente crocione sopra la mia figura, mi disse, che mi benediva e che mi perdonava tutti gli omicidii che io avevo mai fatti, e tutti quelli che mai io farei in servizio della Chiesa apostolica.
Benvenuto Cellini.


Il est des moments dans la vie où l’on souhaite avec ardeur les fortes commotions pour se tirer des petites douleurs ; des époques où l’âme, semblable au lion de la fable, et fatiguée des atteintes continuelles de l’insecte, souhaite un plus fort ennemi, et appelle les dangers de toute la puissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette disposition d’esprit, qui naît toujours d’une sensibilité maladive des organes et d’une perpétuelle agitation du cœur. Las de retourner sans cesse en lui-même les combinaisons d’événements qu’il souhaitait et celles qu’il avait à redouter ; las d’appliquer à des probabilités tout ce que sa tête avait de force pour les calculs, d’appeler à son secours tout ce que son éducation lui avait fait apprendre de la vie des hommes illustres pour le rapprocher de sa situation présente ; accablé de ses regrets, de ses songes, des prédictions, des chimères, des craintes et de tout ce monde imaginaire dans lequel il avait vécu pendant son voyage solitaire, il respira en se trouvant jeté dans un monde réel presque aussi bruyant, et le sentiment de deux dangers véritables rendit à son sang la circulation, et la jeunesse à tout son être.

Depuis la scène nocturne de son auberge près de Loudun, il n’avait pu reprendre assez d’empire sur son esprit pour s’occuper d’autre chose que de ses chères et douloureuses pensées ; et une sorte de consomption s’emparait déjà de lui, lorsque heureusement il arriva au camp de Perpignan, et heureusement encore eut occasion d’accepter la proposition de l’abbé de Gondi ; car on a sans doute reconnu Cinq-Mars dans la personne de ce jeune étranger en deuil, si insouciant et si mélancolique, que le duelliste en soutane avait pris pour témoin.

Il avait fait établir sa tente comme volontaire dans la rue du camp assignée aux jeunes seigneurs qui devaient être présentés au Roi et servir comme aides de camp des généraux, ; il s’y rendit promptement, fut bientôt armé, à cheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait encore alors, et partit seul pour le bastion espagnol, lieu du rendez-vous. Il s’y trouva le premier, et reconnut qu’un petit champ de gazon caché par les ouvrages de la place assiégée avait été fort bien choisi par le petit abbé pour ses projets homicides ; car, outre que personne n’eût soupçonné des officiers d’aller se battre sous la ville même qu’ils attaquaient, le corps du bastion les séparait du camp français, et devait les voiler comme un immense paravent. Il était bon de prendre ces précautions, car il n’en coûtait pas moins que la tête alors pour s’être donné la satisfaction de risquer son corps.

En attendant ses amis et ses adversaires, Cinq-Mars eut le temps d’examiner le côté du sud de Perpignan, devant lequel il se trouvait. Il avait entendu dire que ce n’était pas ces ouvrages que l’on attaquerait, et cherchait en vain à se rendre compte de ces projets. Entre cette face méridionale de la ville, les montagnes de l’Albère et le col du Perthus, on aurait pu tracer des lignes d’attaque et des redoutes contre le point accessible ; mais pas un soldat de l’armée n’y était placé ; toutes les forces semblaient dirigées sur le nord de Perpignan, du côté le plus difficile, contre un fort de brique nommé le Castillet, qui surmonte la porte de Notre-Dame. Il vit qu’un terrain en apparence marécageux, mais très-solide, conduisait jusqu’au pied du bastion espagnol ; que ce poste était gardé avec toute la négligence castillane, et ne pouvait avoir cependant de force que par ses défenseurs, car ses créneaux et ses meurtrières étaient ruinés et garnis de quatre pièces de canon d’un énorme calibre, encaissées dans du gazon, et par là rendues immobiles et impossibles à diriger contre une troupe qui se précipiterait rapidement au pied du mur.

Il était aisé de voir que ces énormes pièces avaient ôté aux assiégeants l’idée d’attaquer ce point, et aux assiégés celle d’y multiplier les moyens de défense. Aussi, d’un côté, les postes avancés et les vedettes étaient fort éloignés ; de l’autre, les sentinelles étaient rares et mal soutenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue escopette avec sa fourche suspendue à son côté, et la mèche fumante dans la main droite, se promenait nonchalamment sur le rempart, et s’arrêta à considérer Cinq-Mars, qui faisait à cheval le tour des fossés et du marais.

Señor Caballero, lui dit-il, est-ce que vous voulez prendre le bastion à vous seul et à cheval, comme don Quixote-Quixada de la Mancha ?

Et en même temps il détacha la fourche ferrée qu’il avait au côté, la planta en terre, et y appuyait le bout de son escopette pour ajuster, lorsqu’un grave Espagnol plus âgé, enveloppé dans un sale manteau brun, lui dit dans sa langue :

Ambrosio de demonio, ne sais-tu pas bien qu’il est défendu de perdre la poudre inutilement jusqu’aux sorties ou aux attaques, pour avoir le plaisir de tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche ! C’est ici même que Charles-Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle endormie. Fais ton devoir, ou je l’imiterai.

Ambrosio remit son fusil sur son épaule, son bâton fourchu à son côté, et reprit sa promenade sur le rempart.

Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce geste menaçant, et s’était contenté d’élever les rênes de son cheval et de lui approcher les éperons, sachant que d’un saut de ce léger animal il serait transporté derrière un petit mur d’une cabane qui s’élevait dans le champ où il se trouvait, et serait à l’abri du fusil espagnol avant que l’opération de la fourche et de la mèche fût terminée. Il savait d’ailleurs qu’une convention tacite des deux armées empêchait que les tirailleurs ne fissent feu sur les sentinelles, ce qui eût été regardé comme un assassinat de chaque côté. Il fallait même que le soldat qui s’était disposé ainsi à l’attaque fût dans l’ignorance des consignes pour l’avoir fait. Le jeune d’Effiat ne fit donc aucun mouvement apparent ; et lorsque le factionnaire reprit sa promenade sur le rempart, il reprit la sienne sur le gazon, et aperçut bientôt cinq cavaliers qui se dirigeaient vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent au plus grand galop ne le saluèrent pas ; mais, s’arrêtant presque sur lui, se jetèrent à terre, et il se trouva dans les bras du conseiller de Thou, qui le serrait tendrement, tandis que le petit abbé de Gondi, riant de tout son cœur, s’écriait :

— Voici encore un Oreste qui retrouve son Pylade, et au moment d’immoler un coquin qui n’est pas de la famille du Roi des rois, je vous assure !

— Eh quoi ! c’est vous, cher Cinq-Mars ! s’écriait de Thou ; quoi ! sans que j’aie su votre arrivée au camp ! Oui, c’est bien vous ; je vous reconnais, quoique vous soyez plus pâle. Avez-vous été malade, cher ami ? Je vous ai écrit bien souvent ; car notre amitié d’enfance m’est demeurée bien avant dans le cœur.

— Et moi, répondit Henry d’Effiat, j’ai été bien coupable envers vous : mais je vous conterai tout ce qui m’étourdissait ; je pourrai vous en parler, et j’avais honte de vous l’écrire. Mais que vous êtes bon ! votre amitié ne s’est point lassée.

— Je vous connais trop bien, reprenait de Thou ; je savais qu’il ne pouvait y avoir d’orgueil entre nous, et que mon âme avait un écho dans la vôtre.

Avec ces paroles, ils s’embrassaient les yeux humides de ces larmes douces que l’on verse si rarement dans la vie, et dont il semble cependant que le cœur soit toujours chargé, tant elles font de bien en coulant.

Cet instant fut court ; et, pendant ce peu de mots, Gondi n’avait cessé de les tirer par leur manteau en disant :

— À cheval ! à cheval ! messieurs. Eh ! pardieu, vous aurez le temps de vous embrasser, si vous êtes si tendres ; mais ne vous faites pas arrêter, et songeons à en finir bien vite avec nos bons amis qui arrivent. Nous sommes dans une vilaine position, avec ces trois gaillards-là en face ; les archers pas loin d’ici, et les Espagnols là-haut ; il faut tenir tête à trois feux.

Il parlait encore lorsque M. de Launay, se trouvant à soixante pas de là avec ses seconds, choisis dans ses amis plutôt que dans les partisans du Cardinal, embarqua son cheval au petit galop, selon les termes du manège, et, avec toute la précision des leçons qu’on y reçoit, s’avança de très-bonne grâce vers ses jeunes adversaires et les salua gravement.

— Messieurs, dit-il, je crois que nous ferions bien de nous choisir et de prendre du champ ; car il est question d’attaquer les lignes et il faut que je sois à mon poste.

— Nous sommes prêts, monsieur, dit Cinq-Mars ; et, quant à nous choisir, je serai bien aise de me trouver en face de vous ; car je n’ai point oublié le maréchal de Bassompierre et le bois de Chaumont ; vous savez mon avis sur votre insolente visite chez ma mère.

— Vous êtes jeune, monsieur ; j’ai rempli chez madame votre mère les devoirs d’homme du monde ; chez le maréchal, ceux de capitaine des gardes ; ici, ceux de gentilhomme avec monsieur l’abbé qui m’a appelé ; et ensuite j’aurai cet honneur avec vous.

— Si je vous le permets, dit l’abbé déjà à cheval.

Ils prirent soixante pas de champ, et c’était tout ce qu’offrait d’étendue le pré qui les renfermait ; l’abbé de Gondi fut placé entre de Thou et son ami, qui se trouvait le plus rapproché des remparts, où deux officiers espagnols et une vingtaine de soldats se placèrent, comme au balcon, pour voir ce duel de six personnes, spectacle qui leur était assez habituel. Ils donnaient les mêmes signes de joie qu’à leurs combats de taureaux, et riaient de ce rire sauvage et amer que leur physionomie tient du sang arabe.

À un signe de Gondi, les six chevaux partirent au galop, et se rencontrèrent sans se heurter au milieu de l’arène ; à l’instant six coups de pistolet s’entendirent presque ensemble, et la fumée couvrit les combattants.

Quand elle se dissipa, on ne vit, des six cavaliers et des six chevaux, que trois hommes et trois animaux en bon état. Cinq-Mars était à cheval, donnant la main à son adversaire aussi calme que lui ; à l’autre extrémité, de Thou s’approchait du sien, dont il avait tué le cheval, et l’aidait à se relever ; pour Gondi et de Launay, on ne les voyait plus ni l’un ni l’autre. Cinq-Mars, les cherchant avec inquiétude, aperçut en avant le cheval de l’abbé qui sautait et caracolait, traînant à sa suite le futur cardinal, qui avait le pied pris dans l’étrier et jurait comme s’il n’eût jamais étudié autre chose que le langage des camps : il avait le nez et les mains tout en sang de sa chute et de ses efforts pour s’accrocher au gazon, et voyait avec assez d’humeur son cheval, que son pied chatouillait bien malgré lui, se diriger vers le fossé rempli d’eau qui entourait le bastion, lorsque heureusement Cinq-Mars, passant entre le bord du marécage et le cheval, le saisit par la bride et l’arrêta.

— Eh bien ! mon cher abbé, je vois que vous n’êtes pas bien malade, car vous parlez énergiquement.

— Par la corbleu ! criait Gondi en se débarbouillant de la terre qu’il avait dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet à la figure de ce géant, il a bien fallu me pencher en avant et m’élever sur l’étrier ; aussi ai-je un peu perdu l’équilibre ; mais je crois qu’il est par terre aussi.

— Vous ne vous trompez guère, monsieur, dit de Thou, qui arriva ; voilà son cheval qui nage dans le fossé avec son maître, dont la cervelle est emportée ; il faut songer à nous évader.

— Nous évader ? c’est assez difficile, messieurs, dit l’adversaire de Cinq-Mars survenant, voici le coup de canon, signal de l’attaque ; je ne croyais pas qu’il partît sitôt : si nous retournons, nous rencontrerons les Suisses et les lansquenets qui sont en bataille sur ce point.

— M. de Fontrailles a raison, dit de Thou ; mais, si nous ne retournons pas, voici des Espagnols qui courent aux armes, et nous feront siffler des balles sur la tête.

— Eh bien ! tenons conseil, dit Gondi ; appelez donc M. de Montrésor, qui s’occupe inutilement de chercher le corps de ce pauvre de Launay. Vous ne l’avez pas blessé, monsieur de Thou ?

— Non, monsieur l’abbé, tout le monde n’a pas la main si heureuse que la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui venait boitant un peu à cause de sa chute ; nous n’aurons pas le temps de continuer avec l’épée.

— Quant à continuer, je n’en suis pas, messieurs, dit Fontrailles ; M. de Cinq-Mars en a agi trop noblement avec moi : mon pistolet avait fait long feu, et, ma foi, le sien s’est appuyé sur ma joue, j’en sens encore le froid ; il a eu la bonté de l’ôter et de tirer en l’air ; je ne l’oublierai jamais, et je suis à lui à la vie et à la mort.

— Il ne s’agit pas de cela, messieurs, interrompit Cinq-Mars ; voici une balle qui m’a sifflé à l’oreille ; l’attaque est commencée de toutes parts, et nous sommes enveloppés par les amis et les ennemis.

En effet, la canonnade était générale ; la citadelle, la ville et l’armée étaient couvertes de fumée ; le bastion seul qui leur faisait face n’était pas attaqué ; et ses gardes semblaient moins se préparer à le défendre qu’à examiner le sort des autres fortifications.

— Je crois que l’ennemi a fait une sortie, dit Montrésor, car la fumée a cessé dans la plaine, et je vois des masses de cavaliers qui chargent pendant que le canon de la place les protège.

— Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n’avait cessé d’observer les murailles, nous pourrions prendre un parti : ce serait d’entrer dans ce bastion mal gardé.

— C’est très-bien dit, monsieur, dit Fontrailles ; mais nous ne sommes que cinq contre trente au moins, et nous voilà bien découverts et faciles à compter.

— Ma foi, l’idée n’est pas mauvaise, dit Gondi : il vaut mieux être fusillé là-haut que pendu là-bas, si l’on vient à nous trouver ; car ils doivent déjà s’être aperçus que M. de Launay manque à sa compagnie, et toute la cour sait notre affaire.

— Parbleu ! messieurs, dit Montrésor, voilà du secours qui nous vient.

Une troupe nombreuse à cheval, mais fort en désordre, arrivait sur eux au plus grand galop ; des habits rouges les faisaient voir de loin ; ils semblaient avoir pour but de s’arrêter dans le champ même où se trouvaient nos duellistes embarrassés, car à peine les premiers chevaux y furent-ils, que les cris de halte se répétèrent et se prolongèrent par la voix des chefs mêlés à leurs cavaliers.

— Allons au-devant d’eux, ce sont les gens d’armes de la garde du Roi, dit Fontrailles ; je les reconnais à leurs cocardes noires. Je vois aussi beaucoup de chevau-légers avec eux ; mêlons-nous à leur désordre, car je crois qu’ils sont ramenés.

Ce mot est un terme honnête qui voulait dire et signifie encore en déroute dans le langage militaire. Tous les cinq s’avancèrent vers cette troupe vive et bruyante, et virent que cette conjecture était très-juste. Mais, au lieu de la consternation qu’on pourrait attendre en pareil cas, ils ne trouvèrent qu’une gaieté jeune et bruyante, et n’entendirent que des éclats de rire de ces deux compagnies.

— Ah ! pardieu, Cahuzac, disait l’un, ton cheval courait mieux que le mien ; je crois que tu l’as exercé aux chasses du Roi.

— C’est pour que nous soyons plus tôt ralliés que tu es arrivé le premier ici, répondait l’autre.

— Je crois que le marquis de Coislin est fou de nous faire charger quatre cents contre huit régiments espagnols.

— Ah ! ah ! ah ! Locmaria, votre panache est bien arrangé ! il a l’air d’un saule pleureur. Si nous suivons celui-là, ce sera à l’enterrement.

— Eh ! messieurs, je vous l’ai dit d’avance, répondait d’assez mauvaise humeur ce jeune officier ; j’étais sûr que ce capucin de Joseph, qui se mêle de tout, se trompait en nous disant de charger de la part du Cardinal. Mais auriez-vous été contents si ceux qui ont l’honneur de vous commander avaient refusé la charge ?

— Non ! non ! non ! répondirent tous ces jeunes gens en reprenant rapidement leurs rangs ?

— J’ai dit, reprit le vieux marquis de Coislin, qui, avec ses cheveux blancs, avait encore le feu de la jeunesse dans les yeux, que si l’on vous ordonnait de monter à l’assaut à cheval, vous le feriez.

— Bravo ! bravo ! crièrent tous les gens d’armes en battant des mains.

— Eh bien, monsieur le marquis, dit Cinq-Mars en s’approchant, voici l’occasion d’exécuter ce que vous avez promis ; je ne suis qu’un simple volontaire, mais il y a déjà un instant que ces messieurs et moi examinons ce bastion, et je crois qu’on en pourrait venir à bout.

— Monsieur, au préalable, il faudrait sonder le gué pour…

En ce moment, une balle partie du rempart même dont on parlait vint casser la tête au cheval du vieux capitaine.

— Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, et l’assaut, l’assaut ! crièrent les deux compagnies nobles, le croyant mort.

— Un moment, un moment, messieurs, dit le vieux Coislin en se relevant, je vous y conduirai, s’il vous plaît ; guidez-nous, monsieur le volontaire, car les Espagnols nous invitent à ce bal, et il faut répondre poliment.

À peine le vieillard fut-il sur un autre cheval, que lui amenait un de ses gens, et eut-il tiré son épée, que, sans attendre son commandement, toute cette ardente jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont les chevaux étaient poussés en avant par les escadrons, se jeta dans les marais, où, à son grand étonnement et à celui des Espagnols, qui comptaient trop sur sa profondeur, les chevaux ne s’enfoncèrent que jusqu’aux jarrets, et malgré une décharge à mitraille des deux plus grosses pièces, tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon, au pied des remparts à demi-ruinés. Dans l’ardeur du passage, Cinq-Mars et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent leurs chevaux sur le rempart même ; mais une vive fusillade tua et renversa ces trois animaux, qui roulèrent avec leurs maîtres.

— Pied à terre, messieurs ! cria le vieux Coislin ; le pistolet et l’épée, et en avant ! abandonnez vos chevaux.

Tous obéirent rapidement, et vinrent se jeter en foule à la brèche.

Cependant de Thou, que son sang-froid ne quittait jamais non plus que son amitié, n’avait pas perdu de vue son jeune Henry, et l’avait reçu dans ses bras lorsque son cheval était tombé. Il le remit debout, lui rendit son épée échappée, et lui dit avec le plus grand calme, malgré les balles qui pleuvaient de tout côté :

— Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule au milieu de toute cette bagarre, avec mon habit de conseiller au Parlement ?

— Parbleu, dit Montrésor qui s’avançait, voici l’abbé qui vous justifie bien.

En effet, le petit Gondi, repoussant des coudes les Chevau-légers, criait de toutes ses forces : — Trois duels et un assaut ! J’espère que j’y perdrai ma soutane, enfin !

Et, en disant ces mots, il frappait d’estoc et de taille sur un grand Espagnol.

La défense ne fut pas longue. Les soldats castillans ne tinrent pas longtemps contre les officiers français, et pas un d’eux n’eut le temps ni la hardiesse de recharger son arme.

— Messieurs, nous raconterons cela à nos maîtresses, à Paris ! s’écria Locmaria en jetant son chapeau en l’air.

Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy, Londigny, officiers des compagnies rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, l’épée dans la main droite, le pistolet dans la gauche, se heurtant, se poussant et se faisant autant de mal à eux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement, débordèrent enfin sur la plate-forme du bastion, comme l’eau versée d’un vase dont l’entrée est trop étroite jaillit par torrent au dehors.

Dédaignant de s’occuper des soldats vaincus qui se jetaient à leurs genoux, ils les laissèrent errer dans le fort sans même les désarmer, et se mirent à courir dans leur conquête comme des écoliers en vacances, riant de tout leur cœur comme après une partie de plaisir.

Un officier espagnol, enveloppé dans son manteau brun, les regardait d’un air sombre.

— Quels démons est-ce là, Ambrosio ? disait-il à un soldat. Je ne les ai pas connus autrefois en France. Si Louis XIII a toute une armée ainsi composée, il est bien bon de ne pas conquérir l’Europe.

— Oh ! je ne les crois pas bien nombreux ; il faut que ce soit un corps de pauvres aventuriers qui n’ont rien à perdre, et tout à gagner par le pillage.

— Tu as raison, dit l’officier ; je vais tâcher d’en séduire un pour m’échapper.

Et, s’approchant avec lenteur, il aborda un jeune chevau-léger, d’environ dix-huit ans, qui était à l’écart assis sur le parapet ; il avait le teint blanc et rose d’une jeune fille, sa main délicate tenait un mouchoir brodé dont il essuyait son front et ses cheveux d’un blond d’argent ; il regardait l’heure à une grosse montre ronde couverte de rubis enchâssés et suspendue à sa ceinture par un nœud de rubans.

L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne l’eût vu renverser ses soldats, il ne l’aurait cru capable que de chanter une romance couché sur un lit de repos. Mais prévenu par les idées d’Ambrosio, il songea qu’il se pouvait qu’il eût volé ces objets de luxe au pillage des appartements d’une femme ; et, l’abordant brusquement, lui dit :

Hombre ! je suis officier ; veux-tu me rendre la liberté et me faire revoir mon pays ?

Le jeune Français le regarda avec l’air doux de son âge, et, songeant à sa propre famille, lui dit :

— Monsieur, je vais vous présenter au marquis de Coislin, qui vous accordera sans doute ce que vous demandez ; votre famille est-elle de Castille ou d’Aragon ?

— Ton Coislin demandera une autre permission encore, et me fera attendre une année. Je te donnerai quatre mille ducats si tu me fais évader.

Cette figure douce, ces traits enfantins, se couvrirent de la pourpre de la fureur ; ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et, en disant : De l’argent, à moi ! va-t’en, imbécile ! le Jeune homme donna sur la joue de l’Espagnol un bruyant soufflet. Celui-ci, sans hésiter, tira un long poignard de sa poitrine, et, saisissant le bras du Français, crut le lui plonger facilement dans le cœur ; mais, leste et vigoureux, l’adolescent lui prit lui-même le bras droit, et, l’élevant avec force au-dessus de sa tête, le ramena avec le fer sur celle de l’Espagnol frémissant de rage.

— Eh ! eh ! eh ! doucement, Olivier ! Olivier ! crièrent de toutes parts ses camarades accourant : il y a assez d’Espagnols par terre.

Et ils désarmèrent l’officier ennemi.

— Que ferons-nous de cet enragé ? disait l’un.

— Je n’en voudrais pas pour mon valet de chambre, répondait l’autre.

— Il mérite d’être pendu, disait un troisième ; mais, ma foi, messieurs, nous ne savons pas pendre ; envoyons-le à ce bataillon de Suisses qui passe dans la plaine.

Et cet homme sombre et calme, s’enveloppant de nouveau dans son manteau, se mit en marche de lui-même, suivi d’Ambrosio, pour aller joindre le bataillon, poussé par les épaules et hâté par cinq ou six de ces jeunes fous.

Cependant la première troupe d’assiégeants, étonnée de son succès, l’avait suivi jusqu’au bout. Cinq-Mars, conseillé par le vieux Coislin, avait fait le tour du bastion, et ils virent tous deux avec chagrin qu’il était entièrement séparé de la ville, et que leur avantage ne pouvait se poursuivre. Ils revinrent donc sur la plate-forme, lentement et en causant, rejoindre de Thou et l’abbé de Gondi, qu’ils trouvèrent riant avec les jeunes Chevau-légers.

— Nous avions avec nous la Religion et la Justice, messieurs, nous ne pouvions pas manquer de triompher.

— Comment donc ? mais c’est qu’elles ont frappé aussi fort que nous !

Ils se turent à l’approche de Cinq-Mars, et restèrent un instant à chuchoter et à demander son nom ; puis tous l’entourèrent et lui prirent la main avec transport.

— Messieurs, vous avez raison, dit le vieux capitaine ; c’est, comme disaient nos pères, le mieux faisant de la journée. C’est un volontaire qui doit être présenté aujourd’hui au Roi par le Cardinal.

— Par le Cardinal ! nous le présenterons nous-mêmes ; ah ! qu’il ne soit pas Cardinaliste[1], il est trop brave garçon pour cela, disaient avec vivacité tous ces jeunes gens.

— Monsieur, je vous en dégoûterai bien, moi, dit Olivier d’Entraigues en s’approchant, car j’ai été son page, et je le connais parfaitement. Servez plutôt dans les Compagnies Rouges ; allez, vous aurez de bons camarades.

Le vieux marquis évita l’embarras de la réponse à Cinq-Mars en faisant sonner les trompettes pour rallier ses brillantes Compagnies. Le canon avait cessé de se faire entendre, et un Garde était venu l’avertir que le Roi et le Cardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de la journée ; il fit passer tous les chevaux par la brèche ; ce qui fut assez long, et ranger les deux compagnies à cheval en bataille dans un lieu où il semblait impossible qu’une autre troupe que l’infanterie eût jamais pu pénétrer.


  1. La France et l’armée étaient divisées en Royalistes et Cardinalistes.